Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne/Septième partie

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SEPTIÈME PARTIE


récits divers.




I


le fils ingrat.



Il y avait une fois deux personnes riches, mari et femme, qui n’avaient qu’un enfant, un fils, nommé Gwilherm. Comme il arrive souvent en pareil cas, c’était un véritable enfant gâté, à qui on ne refusait jamais rien. Il aimait le plaisir et la dépense, et était impatient de voir ses parents lui céder leurs biens et se réserver seulement une petite pension viagère. Tous les jours, il les importunait à ce sujet, leur représentant qu’ils vivraient plus heureux, quand ils n’auraient plus à s’occuper de rien, si bien qu’ils finirent par lui faire donation de tout ce qu’ils possédaient, moyennant une pension viagère, qu’il devait leur payer à termes convenus. Ils se retirèrent dans une vieille maison, au fond de la cour, pendant que leur fils occupait avec sa femme une belle maison neuve, bien meublée et parée.

Gwilherm menait joyeuse vie, et c’était continuellement chez lui festins, parties de plaisir et voyages. Il s’occupait peu de ses champs, de son bétail et de ses nombreux domestiques. Aussi, ces derniers faisaient-ils à peu près tout ce qu’ils voulaient. Comme bien vous pensez, les chevaux, les bœufs et les vaches étaient mal soignés, les champs négligés, et les moissons de plus en plus mauvaises tous les ans ; enfin, tout allait on ne peut plus mal. Voilà !...

Le père et la mère de Gwilherm, voyant cela, lui en firent souvent des représentations, au commencement, et voulurent s’occuper de mettre quelque ordre dans son ménage ; mais cela ne lui plaisait pas, et il finit par leur dire tout net de ne pas se mêler de ses affaires et de rester chez eux. Ils en éprouvèrent beaucoup de peine, et ils étaient malheureux de voir leur fils marcher si rapidement à sa ruine, sans qu’ils y pussent rien faire.

Gwilherm était presque toujours absent de chez lui, en voyage, en partie de plaisir, et sa femme comme lui. Ses rentes ne lui suffisaient déjà plus, et il vendait de temps en temps un bois, un moulin, une ferme, et son bien diminuait ainsi rapidement. Son père et sa mère ne reçurent bientôt plus leur pension régulièrement. Ils ne s'en plaignaient pourtant pas, et ils vivaient le plus économiquement possible. Mais l'argent vint à leur manquer complètement, et, comme ils exposaient leur situation à leur fils :

— Et qu'avez-vous besoin d'argent ? leur répondit-il ; désormais vous recevrez votre nourriture de ma maison, et une servante vous portera tous les jours ce dont vous aurez besoin ; vous n'aurez, par conséquent, aucune dépense à faire.

Les pauvres gens soupirèrent et se résignèrent, sans oser faire aucune observation. Mais ils avaient le cœur gros, et, à partir de ce jour-là, ils n'allèrent plus que rarement chez leur fils, où ils n'étaient pas vus avec plaisir. Bien !

A quelques jours de là, Gwilherm donna un grand repas, auquel il invita tous ses amis et compagnons de plaisirs, ainsi que les plus riches du pays ; mais il ne songea point à son père et à sa mère. Bien plus, on oublia de leur porter à manger ce jour-là. Ils voyaient de chez eux les invités, en tenue de gala, entendaient les rires et es joyeux propos des convives, et le parfum des mets arrivait même jusqu'à eux ; mais ils avaient beau attendre, personne ne venait leur rien apporter. Voyant cela, le père se rendit enfin à la maison de son fils, et, l’ayant rencontré dans un corridor, il lui expliqua pourquoi il était venu. Gwilherm lui répondit, d’un air affairé et mécontent :

— On n’a pas le temps de s’occuper de vous en ce moment ; retournez dans votre maison ; on vous portera quelque chose quand on aura le temps.

Et il s’en alla là-dessus.

Le pauvre vieillard resta un moment immobile et muet d’étonnement et de douleur, puis il retourna chez lui, triste et le cœur navré, et raconta à sa femme comment il avait été reçu par leur fils. Ils passèrent le reste du jour à pleurer. La nuit vint, sans qu’on eût songé à eux, et ils ne mangèrent point ce jour-là. Bien !

Cependant, une scène terrible se passait dans la salle du festin, et Dieu vengeait le père et la mère de l’ingratitude et de la dureté de cœur de leur fils. Celui-ci était à table avec ses invités ; tous les convives étaient gais, et riaient et causaient bruyamment. Comme il se préparait à découper un canard rôti sur le plat, le canard se changea soudain en un énorme crapaud, qui lui sauta au visage et s’y cramponna fortement. L’animal était horrible à voir, gonflé et humide de venin, la gueule grande ouverte, et les yeux rouges et brillants comme la braise. Tous les convives, saisis d'épouvante et d'horreur, se levèrent précipitamment de table et s'enfuirent. Gwilherm poussait des cris affreux et appelait ses amis à son secours ; mais tous s'éloignaient de lui avec horreur. Quand il essayait de se débarrasser avec ses mains du monstre hideux, il se mettait tout le visage en sang et souffrait horriblement. Alors, resté seul, il rentra en lui-même et se dit :

— Ceci est une punition de Dieu, pour la dureté avec laquelle j'ai traité mon père et ma mère. Dans ma maison, il y a un grand repas, et, à quelques pas d'ici, ils souffrent de la faim. J'ai bien mérité ce qui m'arrive !...

Il alla trouver le curé de sa paroisse, ayant toujours le crapaud collé sur son visage, et se confessa à lui. Le prêtre fit son possible pour exorciser le démon (car ce crapaud était un démon) et le forcer de lâcher prise ; mais ce fut en vain. Quand il récitait des prières et des oraisons, et aspergeait le monstre d'eau bénite, il se gonflait, ouvrait une gueule énorme et faisait souffrir horriblement sa victime, qui poussait des cris effrayants. Voyant cela, le prêtre dit à Gwilherm :

— Il vous faudra aller jusqu'à notre Saint-Père le pape, à Rome, car lui seul peut vous délivrer de ce démon.

Gwilherm prit alors la route de Rome, ayant toujours l’horrible bête collée sur sa figure. Partout où il passait, il excitait l’horreur et la frayeur de ceux qui le voyaient, et l’on s’éloignait de lui, et ce n’est qu’à grand’peine et à force d’argent qu’il pouvait se procurer nourriture et logement.

Arrivé à Rome, après beaucoup de mal, il alla immédiatement se jeter aux pieds du Saint-Père et lui fit sa confession. Le Pape l’écouta attentivement, puis il lui parla de la sorte :

— C’est pour vous punir de votre conduite envers votre père et votre mère que Dieu a permis ceci. Voici la pénitence que je vous propose, et si vous avez assez de courage pour l’accomplir, j’espère qu’il vous pardonnera et qu’il vous délivrera de ce démon qui, dans le cas contraire, ne vous quittera jamais et vous suivra jusque dans l’enfer, où il vous tourmentera encore. Écoutez-moi donc, mon fils : vous retournerez à présent auprès de votre père et de votre mère, pour vous jeter à leurs pieds et implorer leur pardon. Vous voyagerez toujours à pied et sans argent, en demandant l’aumône, et sans jamais rien manger que ce que vous devrez à la charité publique. Avant de pouvoir obtenir le pardon de Dieu, il faut que vous ayez celui de votre père et de votre mère. Allez, à présent, mon fils, et que Dieu vous assiste.

Gwilherm se releva alors, un peu consolé, et, avant de quitter Rome, il distribua tout son argent aux pauvres, puis il se remit en route vers son pays. Tous ceux qui le voyaient sur leur passage, avec son horrible bête sur la figure, s’éloignaient de lui avec frayeur, et, comme il n’avait plus d’argent, personne ne voulait lui donner l’hospitalité, ni à manger, et il couchait à la belle étoile et ne vivait que d’herbes, de racines et de quelques fruits sauvages qu’il trouvait dans les campagnes et dans les bois.

Enfin, après des privations et des souffrances inouïes, il arriva dans son pays, les vêtements en lambeaux, la barbe et les cheveux longs et incultes, maigre et décharné, comme un mort sorti de sa tombe au cimetière. Il alla se jeter aux pieds de son père et de sa mère, et les pria de lui pardonner. Les deux vieillards le reconnurent, malgré tout, et le pressèrent sur leur cœur, sans faire attention au crapaud. Alors l’horrible bête se détacha de sa figure, sauta à terre et disparut dans un trou de muraille.

Gwilherm, ses parents et sa femme vécurent ensuite ensemble, dans une union parfaite, et la richesse revint aussi avec l’ordre et l’amour filial.


(Conté par une fileuse de Pluzunet, Côtes-du-Nord,
nommée Anna Luër, 1872.)

Ce conte a été également recueilli en Allemagne par les frères Grimm, et la brièveté de leur version me permet de la reproduire intégralement.

« Un jour, un homme était assis devant sa porte, avec sa femme. Ils avaient devant eux un poulet rôti dont ils s’apprêtaient à se régaler. L’homme vit venir de loin son vieux père. Aussitôt il se hâta de cacher le plat, pour n’avoir pas à en donner au vieillard. Celui-ci but seulement un coup et s’en retourna.

« À ce moment, le fils alla chercher le plat pour le mettre sur la table. Mais le poulet rôti s’était changé en un gros crapaud qui lui sauta au visage et s’y attacha pour toujours. Quand on essayait de l’enlever, l’horrible bête lançait sur les gens un regard venimeux, comme si elle allait se jeter dessus, si bien que personne n’osait en approcher. Le fils ingrat était condamné à la nourrir, sans quoi elle lui aurait dévoré la tête, et il passa le reste de ses jours à errer misérablement sur la terre. »

C’est évidemment la même légende que la nôtre et inspirée par la même idée morale ; mais elle est moins complète.

Nous lisons encore l’histoire qui suit dans Victor Rossi, autrement dit : Nicius Erythræus, car il avait grécisé son nom, suivant un usage assez commun au moyen âge :

« Un jeune homme de la ville de Tagliacozzo, qui était sur le point de se marier, résolut de chasser son père de la maison et de le reléguer à la campagne. Il craignait que la compagnie du vieillard ne déplût à sa jeune femme. Son père avait plus de cent ans, et était hors d’état de lui résister. Il le fit monter sur un charriot et le mena jusqu’à la porte d’une mauvaise métairie qu’ils avaient dans la campagne : c’était dans cette métairie qu’il voulait l’enfermer.

« — Mon fils, dit le vieillard, je sais ce que tu veux faire ; mais je ne te demande qu’une chose : c’est de me conduire au moins jusqu’à la table de pierre qui est dans le jardin.

« Le fils conduisit son père jusqu’à la table de pierre, et quand ils y furent arrivés :

« — Maintenant, tu peux partir et m’abandonner, dit le vieillard : c’est ici qu’autrefois j’ai amené mon père et que je l’ai abandonné.

« — Ah ! mon père, s’écria le jeune homme, si j’ai des enfants, c’est donc ici qu’ils m’amèneront, à leur tour !

« Et alors, ramenant son père à Tagliacozzo, il lui donna la plus belle chambre dans la maison et la place la plus honorable, à son repas de noces. Aussi, Dieu le bénit, et il vécut vieux et respecté. »

Je mentionnerai encore, dans le même ordre d’idées, un petit conte des frères Grimm intitulé : Le vieux grand-père et le petit-fils.




II


le pain changé en tête de mort.



Il y avait une fois deux hommes, deux riches cultivateurs de la même paroisse, qui paraissaient être bons amis ; et pourtant, en réalité, ils ne souhaitaient guère de bien l’un à l’autre. L’un s’appelait François Caboco, et l’autre Hervé Kerandouf.

François Caboco dit un jour à Hervé Kerandouf :

— N’iras-tu pas, lundi, à la foire de la Roche-Derrien ?

— Si vraiment, répondit Hervé ; j’ai un poulain à acheter, et j’irai à la foire pour voir si je trouverai ce qu’il me faut.

— Eh bien ! moi aussi ; j’ai besoin d’une vache, et si tu veux, nous irons ensemble, reprit Caboco.

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, je passerai par chez toi, de bon matin, lundi.

— C’est entendu ; mais viens un peu avant le jour, afin que nous arrivions de bonne heure à la foire.

— C’est bien ; j’arriverai un peu avant le jour.

Le lundi matin donc, François Caboco heurtait de son bâton à la porte de Hervé Kérandouf, avant que le soleil fût levé, et ils prirent ensemble le chemin de la Roche-Derrien. Comme ils gravissaient la grande côte de Berlinkenn, avant qu’il fît encore bien clair, — car c’était au mois de novembre, où les jours sont si courts, — Caboco tira tout à coup son couteau de sa poche, l’ouvrit et dit à Kérandouf :

— Fais ta dernière prière, car tu es au moment de perdre la vie !

— Est-il possible que tu veuilles me tuer de cette façon, François Caboco ?

Mais aussitôt, sans dire un mot de plus, le méchant le frappa au cœur et le tua raide. Puis il lui prit son argent dans sa bourse et, après avoir traîné son corps dans la douve, au bord du chemin, il continua sa route.

Mais, à partir de ce moment, une grosse mouche vint voltiger et bourdonner autour de sa tête, et il avait beau la chasser, elle revenait toujours obstinément, et il ne pouvait s’en débarrasser. Il se mettait en colère et jurait comme un diable ; mais c’était bien en vain : la mouche le poursuivait toujours, voltigeant et bourdonnant autour de sa tête. Cela lui parut singulier.

Il arriva à la Roche-Derrien et acheta un beau poulain, avec l’argent qu’il avait volé à Kérandouf, puis, sans s’arrêter davantage en ville, il reprit la route de la maison. La mouche le poursuivait toujours, et, durant toute la journée, elle n’avait pas cessé un seul moment de voltiger, en bourdonnant, autour de sa tête. La nuit même elle ne le quitta pas, et il ne dormit goutte. Alors il commença à avoir peur ; il se disait :

— C’est sans doute l’âme de Hervé Kérandouf ! Si elle me poursuit ainsi le reste de mes jours, je serai bien malheureux !

Le lendemain, il vaqua à ses occupations ordinaires, alla travailler aux champs, et la mouche le suivait toujours, et il ne pouvait l’atteindre, malgré tous ses efforts. Le jour suivant, ce fut la même chose, puis tous les jours et toutes les nuits. Il n’en dormait ni ne mangeait plus. Il devint triste et soucieux, et maigrit d’une manière effrayante. Enfin, il se décida à aller trouver un prêtre et à lui avouer tout en confession. La mouche le suivit jusque dans le confessionnal, et le prêtre entendait son bourdonnement, sans la voir. Quand il eut fait l’aveu de son crime, le confesseur lui dit :

— Cette mouche doit être l’âme de Hervé Kerandouf ; demandez-lui ce qu’elle vous veut, et faites comme elle vous dira de faire.

Et Caboco demanda à la mouche :

— Dis-moi, mouche, pourquoi tu me poursuis de la sorte, sans me laisser un instant de repos, ni le jour ni la nuit. Que veux-tu ? Parle, si tu le peux, et je ferai ce que tu me demanderas.

Et la mouche répondit :

— Il me faut ma revanche de l’assassinat de la côte de Berlinkenn ! Le premier morceau de pain que tu mangeras à la Roche-Derrien, où nous devions dîner ensemble le jour de la foire, sera cause de ta mort.

— Holà ! pensa alors Caboco, on ne me verra pas de si tôt manger du pain, ni même autre chose, à la Roche-Derrien !

Il avait dans la ville de la Roche-Derrien un oncle assez riche, qui mourut peu après ceci, sans laisser d’enfants. Il fut invité à assister à l’enterrement, comme les autres membres de la famille. Mais il ne s’y rendit pas, et ses parents disaient :

— Voyez donc François Caboco, qui n’est pas venu à l’enterrement de son oncle ! Mais quand il s’agira de partager ses biens, oh ! alors, il ne restera pas chez lui, sûrement.

Quand fut venu le temps de partager entre les héritiers l’argent et les biens laissés par l’oncle de Caboco, on fit connaître à celui-ci le jour où il fallait se rendre à la Roche-Derrien, chez le notaire. D’abord, il n’osa pas y aller, et il fit dire qu’il était malade. Comme il fallait qu’il fût présent, on prit un autre jour ; il y alla cette fois. Quand chacun eut reçu sa part et que tout fut terminé chez le notaire, tous les héritiers devaient dîner ensemble, dans la meilleure auberge de la ville. Mais Caboco partit aussitôt, pour s’en retourner chez soi, malgré toutes les instances que l’on fit pour le retenir. Il acheta, chez un boulanger, un peu de pain blanc, et le mit dans un sac qu’il avait emporté de la maison, afin de le manger sur la route, tout en marchant, une fois qu’il aurait quitté la ville. La mouche voltigeait et bourdonnait toujours autour de sa tête, et à mesure qu’il avançait, il sentait son sac, qu’il portait sur l’épaule gauche, devenir plus lourd, et bientôt il lui sembla qu’il y avait dedans, non plus un pain, mais une grosse pierre.

— Que veut dire ceci ? se disait-il en lui-même.

Et il n’osait pas ouvrir son sac, pour en retirer le pain. Quand il arriva à la côte de Berlinkenn, du sang commença à tomber goutte à goutte du sac sur ses talons, et la mouche voltigeait autour de lui et bourdonnait plus que jamais. Les gens qui passaient, en voyant le sang dégoutter de la sorte, disaient :

— Jésus ! qu’est-ce que cet homme-là a donc dans son sac ?

Quelqu’un lui dit :

— Hé ! l’homme, qu’est-ce que vous avez donc dans votre sac, pour qu’il saigne de la sorte ?

Caboco ne répondit rien et continua son chemin ; mais il se sentit pris d’une grande frayeur.

Un peu plus loin, on lui demanda encore :

— Qu’avez-vous donc dans votre sac, pour qu’il saigne de la sorte ? Vous êtes tout couvert de sang.

Il ne répondit rien encore ; mais il perdit la tête et se mit à courir à toutes jambes. On l’arrêta ; on lui enleva son sac, on l’ouvrit, et on fut bien étonné d’y trouver une tête de mort !

Le pain s’était changé en une tête de mort !

— C’est la tête de Hervé Kérandouf ! s’écria quelqu’un ; oui, c’est elle, je la reconnais bien ! C’est cet homme qui l’a assassiné ! Il faut le livrer à la justice !

On fit prévenir les archers de la Roche-Derrien, et Caboco fut conduit en prison.

Il fut jugé et condamné à être pendu et brûlé, et ses cendres furent jetées au vent.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)




III


la miche du pain.



Écoutez tous, Bretons, écoutez une aventure arrivée, il y a peu de temps, à un jeune homme qui venait de se marier.

Pendant qu’il faisait les invitations à ses noces, il passa par un grand chemin au bord duquel un homme avait été exposé et pendu, en punition de ses crimes. À cette vue, il versa des larmes et dit :

— Que signifie ceci, camarade ? Nous étions amis ; nous nous aimions jadis, et je voudrais que tu fusses le premier près de moi, à mes noces.

Puis, sans songer à mal, il continua sa route.

Quand le jour des noces fut venu et que tous les invités étaient déjà assis à table, on vit arriver aussi le pendu, ce qui étonna fort tous les assistants. Il se plaça au haut de la table. Plusieurs tombèrent en défaillance à cette vue. Le pendu parla de la sorte à la société :

— Ne vous effrayez pas ; je ne serais pas venu dans votre maison, si vous ne m’en aviez invité.

Les flammes qui jaillissaient de son corps brûlaient les vêtements, les cheveux des hommes, les coiffes des femmes, et personne ne songeait à manger ou à boire.

Les invités s’en retournèrent chez eux.

Le nouveau marié, épouvanté de ce qui venait de se passer, résolut de quitter sa femme dès le lendemain matin. Il craignait d’être arrêté et puni par la justice, pour n’avoir pas dit qu’il était l’ami du pendu.

Au point du jour, il partit, à la grâce de Dieu. Il marcha longtemps, avant d’entrer en condition. Enfin, il se trouva très-bien chez un monsieur et une dame. Il devint leur intendant et leur homme d’affaires.

Pendant vingt-cinq ans, il vécut loin de sa femme, sans avoir couché avec elle qu’une seule nuit. Heureusement qu’elle se trouva enceinte. Pendant vingt-cinq ans, il se montra excellent serviteur, sans jamais faire de prix avec ses maîtres.

Tout le monde était content de lui. Tous les ans, son maître le priait de fixer avec lui ses gages, et il répondait humblement et en le remerciant :

— Certes, je ne demande rien que vos bonnes grâces.

Une nuit, étant couché et dormant dans son lit, il rêva de son père, de sa mère et de sa femme.

— Hélas ! ils sont sans doute morts, pensa-t-il ; il faut que je retourne à la maison, pour voir ce qu’il en est.

Le lendemain matin, en se levant, il demanda son congé à son maître et à sa maîtresse, si telle était leur bonté. Et ceux-ci, attristés et désolés, lui dirent :

— Ami, avant de nous quitter, cuisez-nous encore une fournée de pain ; faites une miche comme vous en avez l’habitude, et envoyez-la-nous à façonner ; celle-là, nous la conserverons dans notre armoire, jusqu’à ce qu’elle commence à moisir.

Tous les ans, son maître lui tenait compte de ses gages, et, comme il était honnête homme, et pour ne pas mériter d’être blâmé de Dieu, il mit dans cette miche, en pièces d’or jaune, ce qui revenait à son serviteur pour ses vingt-cinq ans de service chez lui.

Quand le moment fut venu de se séparer, le maître demanda à son serviteur ce qu’il lui devait, celui-ci lui répondit humblement et en le remerciant :

— Certes, je ne demande rien que vos bonnes grâces seulement.

Alors, le maître, voyant qu’il ne voulait rien accepter, lui donna la miche de pain, enveloppée dans une serviette, et glissa une pièce de six francs dans sa poche ; puis, en lui faisant ses adieux, il dit :

— Je te donnerai trois conseils, et je te prie de n’y pas manquer, mon ami, car ils te seront utiles. Je te donne d’abord ma trompe de chasse. S’il t’arrive d’entendre quelque bruit suspect, donne trois ou quatre coups de trompe, et aussitôt le danger s’éloignera. À la première place où tu t’arrêteras pour te reposer, regarde bien si l’herbe a poussé ; mets le signe de la croix à ton cou (fais le signe de la croix), et arme-toi au nom de Dieu[1].

Au premier endroit où il se reposa, après avoir mangé un peu, il se remit en route, sans songer à regarder autour de soi. Il oublia sa miche de pain en ce lieu, et fit environ une, demi-lieue. Alors il s’aperçut de son oubli, revint sur ses pas et retrouva heureusement sa miche de pain.

Un autre jour, comme il traversait un bois, il entendit un cri devant lui. Il donna trois ou quatre coups de sa trompe de chasse, et le bruit cessa. Mais bientôt il rencontra deux hommes couverts de sang et dans un état déplorable. Il leur demanda quel malheur leur était arrivé, et ils lui répondirent :

— Hélas ! seigneur, nous avons été volés et maltraités par des voleurs, et certes nous devons des remercîments à celui qui a fait entendre des sons de trompe, car il a ainsi fait fuir ces méchants, qui avaient commencé de nous ôter la vie, après nous avoir enlevé notre argent.

Touché de compassion pour le malheur de ces hommes, il leur fit l’aumône, en se disant :

— Deux choses me sont déjà arrivées de ce que m’avait annoncé mon maître ; quoi qu’il doive m’arriver en troisième lieu, que Dieu me préserve !

Quand il arriva dans sa paroisse, il descendit dans une auberge et demanda à manger à la cuisine, pour interroger les gens et apprendre les nouvelles du pays.

Il apprit que son père et sa mère étaient morts, que sa femme se portait bien et qu’elle avait un fils bien instruit et même à la veille d’être fait prêtre. Elle conduisait elle-même sa maison et avait serviteur et servante.

Quand il eut dîné, il se rendit chez sa femme. Hélas ! elle ne le reconnaissait pas, et comme, il se faisait déjà tard, il demanda à loger dans la maison.

Sa femme lui dit :

— Nous ne sommes pas riches, cependant, restez, et vous serez logé. J’aurais voulu pouvoir vous mieux recevoir.

Et elle lui prit son paquet pour le mettre dans son armoire. Il alla s’asseoir sur la pierre du foyer, pour se chauffer. Peu après, un jeune prêtre entra, et il en fut surpris et devint triste. L’esprit malin vint le tenter et lui fit concevoir de mauvais soupçons contre sa femme, et croire que c’était là un mauvais prêtre qui la fréquentait.

Il sortit aussitôt, se rendit à une forge qui se trouvait dans le voisinage et dit au maréchal :

— De grâce, mon ami le maréchal, fabrique-moi un coutelas, et demain, quand j’aurai fait de l’argent, je te paierai.

Notre homme revint alors chez sa femme et soupa avec elle et le prêtre, à la même table, sans que la mère dit : « Mon fils, » ni le prêtre : « Ma mère. » Et le malheureux conçut alors le projet de tuer le prêtre, cette nuit-là même. "

Aussitôt le repas terminé, le prêtre et l’hôte se rendirent à la chambre où ils devaient passer la nuit. Il y avait deux lits dans cette chambre, et ils couchèrent chacun dans un d’eux. Le prêtre s’endormit bientôt ; mais l’autre, non. Quand il vît que le prêtre dormait bien, il sortit de son lit et s’approcha de l’autre lit, tenant à la main son coutelas. Il tira les couvertures de dessus la poitrine du prêtre, afin de le tuer plus facilement. Pourtant, il fit le signe de la croix avant de frapper[2].

Aussitôt le prêtre cria à tue-tête :

— Au secours ! mon père m’assassine !... Ma pauvre mère, venez à mon secours !...

Sa mère, son serviteur et sa servante accoururent aussitôt, avec de la lumière et en poussant des cris.

— Hélas ! mon fils, dit alors la mère, je vois par votre songe que mon mari est mort !

Son fils essayait de la consoler :

— Ma mère, ne vous désolez pas ainsi, et mettons notre confiance en Dieu. Si mon père est mort, nous prierons Jésus de recevoir son âme dans son paradis.

Le père, en entendant ces paroles, sortit de son lit et se jeta à genoux pour demander pardon à son fils et à sa femme, en disant :

— Je suis un misérable indigne de pardon, et qui mérite d’être puni. Me voici à votre discrétion ; faites votre devoir ; j’ai mérité la mort, et je suis content de la souffrir à l’instant même. Que de contentement et de joie, alors, dans cette chambre ! Les deux époux et leur fils se tenaient embrassés avec un amour admirable !

Le lendemain matin, comme ils étaient à table, pour déjeûner, au milieu de leur plaisir et de leur joie, l’homme demanda à sa femme le paquet qu’il lui avait remis en arrivant, afin d’avoir sa miche de pain et d’en manger ensemble. Quand il y porta le couteau, il en tomba cent louis d’or, qu’il ne savait pas y être.

Le dimanche suivant, leur fils célébra sa première messe, en grande cérémonie.

Dieu nous accorde la grâce de participer à tous les sacrifices qu’il offrira au Seigneur, et de nous trouver ensemble au paradis, pour chanter éternellement les louanges de Jésus !


Cette légende est extraite et traduite littéralement de la collection des manuscrits bretons de M. de Penguern, déposée à la Bibliothèque nationale, à Paris. Elle est écrite en vers bretons de huit syllabes, assez irréguliers et défectueux, sans doute par la faute du conteur. C’est le seul exemple que je connaisse d’un conte breton écrit en vers, dans la langue du pays, si l’on excepte toutefois la vie de saint Corentin, par le père Maunoir, qui est un véritable conte merveilleux, et quelques autres légendes de saints.

J’en ai aussi recueilli, dans l’île de Bréhat, une version en prose, qui diffère sensiblement de celle-ci, avec laquelle elle n’a de commun que le commencement. Le nouveau marié invite, comme ici, un ancien camarade pendu à assister à son mariage et à son banquet de noces. Le pendu n’y manque pas, et quand la noce va à l’église, il donne le bras à la fiancée, lui passe l’anneau nuptial au doigt, s’asseoit à côté d’elle à table, et, le soir, se place entre elle et son mari, dans le lit nuptial. Puis, la noce terminée, il s’en va, après avoir invité son ami à venir dîner aussi avec lui, dans sa maison. Le rendez-vous est au pied des poteaux patibulaires. Le nouveau marié s’y rend, saisi de terreur, et des diables viennent le chercher, avec grand vacarme. Mais il est sauvé par l’intervention d’un enfant nouveau-né, qu’il avait tenu sur les fonts baptismaux, quelque temps auparavant. (Voir L’ombre du pendu, page 126 de ce volume.)




IV


il est bon d’être charitable envers les pauvres.



Il y avait une fois une femme riche qui n’était guère charitable envers le pauvre. Elle donnait bien un peu, mais non selon ses moyens. Un jour qu’elle avait un grand repas, un vieux mendiant couvert de haillons se présenta au seuil de sa porte et demanda un morceau de pain. Mais on lui dit de s’en aller, qu’on n’avait rien à lui donner.

— Au nom de Dieu, rien qu’une bouchée de pain seulement, car je suis près de mourir de faim ! dit le pauvre, d’une voix à fendre le cœur de pitié.

— Allez-vous-en vite, vous dis-je, répondit la femme en colère, ou je lâcherai mes chiens sur vous !

Et, comme le mendiant restait toujours au seuil de la porte, la femme détacha les chiens et les excita contre lui. Mais les chiens se couchèrent à ses pieds nus et se mirent à les lécher. Le vieillard s’en alla alors.

Mais, le soir, quand les domestiques rentrèrent des champs, ils trouvèrent le corps d’un mendiant mort, dans l’avenue du manoir. Personne ne le connaissait. En arrivant dans la maison, ils dirent à la maîtresse :

— En revenant des champs, nous avons trouvé, dans l’avenue du manoir, le corps d’un vieux mendiant mort ; il sera, sans doute, mort de faim. Il ne doit pas être du pays, car aucun de nous ne le connaît.

La maîtresse envoya une de ses servantes pour voir si c’était le mendiant sur lequel on avait détaché les chiens, et qu’elle avait renvoyé, sans lui rien donner. C’était bien le même : la servante le reconnut parfaitement.

— Eh bien ! dit alors la maîtresse, puisqu’il est mort chez moi, je paierai les frais de son enterrement.

Elle commençait à avoir quelque remords d’avoir si mal reçu le mendiant. Le corps mort fut transporté dans la maison, et les domestiques passèrent la nuit près de lui, à réciter des prières, selon l’habitude. Le lendemain, on le mit dans un cercueil ; on le porta à l’église du bourg, et une messe fut dite à son intention, avant de l’enterrer. La femme assista à la messe et l’accompagna jusqu’au cimetière, avec tous les gens de sa maison. Mais, en rentrant chez elle, après là cérémonie, elle fut bien étonnée de retrouver sur la table de sa cuisine le linceul et le cercueil, et l’argent qu’elle avait donnés pour faire enterrer le mendiant. Alors elle vit clairement que Dieu désapprouvait sa conduite, et elle eut peur, et elle promit d’aller à Rome, et d’y aller à pied, pour se confesser au Pape et faire pénitence de sa faute. Son mari voulut l’accompagner, quoi qu’elle fît pour l’en dissuader, puisqu’elle seule était coupable. Ils partirent ensemble. Mais quand ils furent à quelque distance de la maison, la femme dit tout à coup à son mari :

— Tiens ! j’ai oublié d’emporter l’argent nécessaire pour notre voyage ! Je n’ai pas un sou sur moi. Retournez, je vous prie, prendre de l’argent à la maison, et je vous attendrai ici.

Le mari retourna sur ses pas ; mais sa femme ne l’attendit pas, comme elle avait promis de le faire, et elle continua seule sa route.

Après beaucoup de temps et de peine, elle finit par arriver à Rome ; elle se jeta aux pieds du Saint-Père et les arrosa de ses larmes. Elle se confessa à lui et ne lui cacha rien. Elle fut conduite alors dans la chambre de pénitence, et on lui donna un morceau de pain et un pot rempli d’eau. On l’oublia là pendant un an environ, sans que personne lui portât à manger ou à boire. Au bout d’un an, on conduisit un autre pénitent à la même chambre, où l’on croyait qu’il n’y avait personne.

Le gardien qui le conduisait fut bien étonné d’y trouver une femme en vie et bien portante, comme si elle venait d’y entrer. Alors il se rappela qu’il l’y avait conduite lui-même, il y avait un an. Comment avait-elle pu vivre si longtemps avec un peu de pain et d’eau ? C’était certainement un grand miracle de la part de Dieu. Il courut en avertir le Saint-Père, qui fit aussitôt remettre la pauvre femme en liberté, et elle retourna alors dans son pays[3]. Quand elle arriva à la maison, personne ne la reconnaissait. Il y avait dix ans qu’elle était partie, et on n’avait pas eu de ses nouvelles depuis. Son mari, la croyant morte, s’était remarié. Sa fille aînée, qui l’aperçut arrêtée au seuil de la porte, comme une pauvre mendiante, lui dit d’une voix douce et compatissante :

— Entrez, ma pauvre femme ; ne restez pas dehors, par ce mauvais temps (c’était l’hiver).

Elle entra. Sa fille aînée, qui ne la reconnaissait toujours pas, mit de l’eau sur le feu, et quand elle fut tiède, elle pria la pauvre mendiante de lui permettre de lui laver les pieds. Alors elle reconnut sa mère à une marque qu’elle avait à la jambe gauche. Un de ses fils, qui était à l’école quand elle partit de la maison, était à présent prêtre. Il était là aussi :

— Jésus, mon Dieu ! dit la sœur à son frère, je crois que voici la mère qui nous a mis au monde !

Et ils se jetèrent dans les bras les uns des autres, en pleurant de joie et de bonheur. Le jeune prêtre mit sa mère dans son lit, et, s’agenouillant auprès d’elle, il resta là à la contempler et à pleurer de joie. La marâtre entra en ce moment, et, voyant le jeune prêtre à genoux devant une femme dans son lit, elle courut en avertir son mari et lui dit :

— Ah ! quel prêtre que votre fils ! Venez vite le voir à genoux devant une femme qu’il a dans son lit !

Le mari monta à la chambre, et voyant son fils agenouillé devant une femme qui était dans son lit, il lui dit :

— Qu’est-ce donc que tu fais là, mon fils ?

— Ah ! mon père, s’écria le jeune prêtre, c’est ma mère qui est de retour !

Voilà notre homme bien embarrassé de se trouver avoir deux femmes à présent. Mais la première allait mourir. Elle ne demandait plus à Dieu que le bonheur de pouvoir se confesser à son fils et de trépasser ensuite. Son fils la confessa, lui donna l’absolution, et elle mourut aussitôt, et alla tout droit au paradis de Dieu.


(Marguerite Philippe.)



V


la femme qui ne voulait pas avoir d’enfants.



Il y avait une fois une femme riche et nouvellement mariée, et qui ne voulait pas avoir d’enfants. Elle alla trouver un docteur et le pria de lui donner un remède pour cela.

Le docteur lui donna le remède qu’elle désirait, et elle en usa.

Mais, presque aussitôt, elle pensa qu’elle avait commis un grand péché, et elle en eut du repentir, et alla trouver son confesseur et lui avoua tout.

— Vous vous êtes rendue coupable d’un grand péché, lui dit le prêtre, et si vous ne faites dure pénitence, vous serez damnée éternellement.

Ces paroles effrayèrent la pauvre femme.

— Indiquez-moi, dit-elle, une pénitence, et, quelque dure qu’elle puisse être, je l’accomplirai.

— Voici ce qu’il vous faudra faire ; à minuit, vous vous rendrez, seule, sur le bord de la rivière voisine. Arrivée là, vous vous déshabillerez, puis vous entrerez, toute nue, dans l’eau jusqu’au cou, tenant des deux mains une branche de chêne. Quoi qu’il arrive, ne vous désaisissez pas de cette branche de chêne ; autrement, vous êtes perdue à tout jamais. Il vous faudra rester ainsi dans l’eau jusqu’à ce que vous voyiez l’aube commencer de poindre, et renouveler l’épreuve pendant trois nuits consécutives. Vous sentez-vous assez de courage pour cela ?

— Oui, avec l’aide de Dieu.

La jeune femme se rend à la rivière, la première nuit. Dès qu’elle entend sonner minuit au clocher du village, elle se déshabille et entre dans l’eau jusqu’au cou, tenant des deux mains une branche de chêne garnie de ses feuilles. Aussitôt elle sent elle ne sait quoi, comme des poissons ou des lutins qui jouent et qui frétillent autour de son corps et essaient de lui enlever sa branche de chêne ; mais elle tient bon, et dès qu’elle vit le jour commencer de poindre à l’horizon, elle sortit de l’eau. Sa branche de chêne était effeuillée et un peu entamée. Elle se hâta de s’habiller et retourna chez elle. Sur son chemin, elle rencontra un moine qu’elle ne connaissait pas et qui la salua pourtant.

La nuit suivante, elle alla encore à la rivière. Au coup de minuit, elle entra, toute nue, dans l’eau, comme la nuit précédente, et tenant encore à deux mains sa branche de chêne. Cette fois, elle eut plus de peine à défendre la branche, et quand elle sortit de l’eau, au point du jour, elle était considérablement diminuée. En revenant chez elle, elle rencontra un prêtre qu’elle ne connaissait pas, et qui la salua, comme le moine de la veille.

Enfin, la troisième nuit, elle alla encore à la rivière, et, cette fois, elle eut beaucoup plus de peine que les deux nuits précédentes. Peu s’en fallut qu’elle ne se laissât arracher sa branche de chêne, et quand elle sortit de l’eau, au point du jour, il ne lui en restait plus qu’un tronçon, et elle était tout épuisée par la lutte qu’elle avait soutenue. Sur son chemin, en retournant chez elle, elle rencontra une religieuse, qu’elle ne connaissait pas, et qui la salua, comme le moine et le prêtre des deux nuits précédentes.

Le lendemain matin, elle se rendit auprès de son confesseur, qui lui dit :

— Eh bien ! ma pauvre femme, avez-vous réussi ?

— Oui, grâce à Dieu ! Mais ce n’est pas sans peine.

— Dites-moi, qu’avez-vous vu sur votre route, chaque nuit, en revenant de la rivière ?

— La première nuit, j’ai rencontré un moine, la seconde nuit un prêtre, et la troisième nuit une religieuse, et ils m’ont saluée tous les trois, bien que je ne les connaisse pas.

— Eh bien ! ce sont là les trois enfants que vous auriez mis au monde, si vous aviez fait votre devoir en bonne chrétienne, et que vous n’eussiez pas bu la potion que vous a donnée le docteur. Ils vous ont pardonné, puisqu’ils vous ont saluée, parce que, par la pénitence que vous avez faite, vous vous êtes rachetée des feux de l’enfer et êtes rentrée en grâce auprès de Dieu.

La pauvre femme avait tant souffert, qu’elle mourut quelques jours après, et alla droit au paradis.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)




VI


marie petit-cœur.



Il y avait une fois, dans une paroisse de la Basse-Bretagne, une vieille église tombant en ruines, et l’on fit une quête pour la réparer. Chacun donnait quelque chose, peu ou beaucoup, suivant ses moyens. Une pauvre femme, restée veuve avec une petite fille de neuf ans, qu’on appelait Marie Petit-Cœur, parce qu’elle était jolie et compatissante, n’avait rien à donner aux quêteurs, quand ils se présentèrent à sa chaumière, et elle en était très-contrariée et toute honteuse.

— Comment, mère, lui demanda Marie Petit-Cœur, vous n’avez rien à donner pour la réparation de notre vieille église ?

— Hélas ! non, ma pauvre enfant.

— Rien ?…

— Rien !

— Vous avez bien un petit sou quelque part ? dirent les quêteurs.

— Je n’ai même pas un liard.

— Vous avez bien des œufs, au moins ?

— Un seul, que la poule a pondu aujourd’hui.

— Donnez-le-moi, mère, dit Marie Petit-Cœur, et je le ferai couver par la poule.

— C’est trop peu d’un seul œuf, ma pauvre enfant.

— Donnez-le-moi, quand même, mère, et laissez faire.

La vieille donna l’œuf à sa fille, et celle-ci alla le porter au nid de la poule, pour être couvé. Voilà que, par un miracle de Dieu, il sortit six petits poussins de cet œuf ! Quand ils furent un peu grands, la fille dit à sa mère :

— Écoutez, mère : il faut vendre les six petits poussins, et, avec l’argent que nous en aurons, nous pourrons aussi donner quelque chose pour faire réparer notre vieille église, comme tout le monde.

— Je le veux bien, ma fille, répondit la mère.

Marie Petit-Cœur alla donc au marché, à Lannion, avec ses six petits poussins dans un panier.

Quand elle fut sur la place du marché, voilà qu’une belle dame vint droit à elle et lui dit :

— Combien vos petits poussins, mon enfant ?

— Votre volonté, madame, car l’argent que j’en recevrai sera pour contribuer à réparer notre vieille église, qui tombe en ruines.

Et la dame lui donna un louis d’or et un morceau de pain blanc pour sa mère. Marie n’avait jamais vu de louis d’or, et elle pensa que c’était une pièce de quatre réaux (un franc), et elle était très-contente.

Comme elle s’en revenait à la maison, elle s’arrêta pour admirer de beaux bouquets de fleurs artificielles, qu’elle vit dans une boutique, et elle se disait en elle-même :

— Le beau bouquet ! et comme il ferait bien sur l’autel de la Sainte-Vierge, dans notre vieille église !

Comme elle restait longtemps à contempler le bouquet, la marchande la remarqua, et elle vint sur le seuil de sa porte et lui demanda :

— Est-ce que vous voudriez avoir un bouquet de là, mon enfant ?

— Oui bien, madame, pour le mettre sur l’autel de la Sainte-Vierge, dans notre vieille église ; mais je n’ai pas assez d’argent.

— Montrez-moi ce que vous avez.

— Voyez, madame.

Et Marie montra son louis d’or.

— Vous avez assez, reprit la dame ; donnez-moi votre pièce, et choisissez là les deux bouquets que vous préférerez.

Marie Petit-Cœur donna son louis d’or, sans regret, puis elle choisit deux bouquets et s’en retourna à la maison. En arrivant au bourg de sa paroisse, elle alla tout droit à l’église. Il n’y avait personne en ce moment, si ce n’est la servante du recteur, qui balayait l’église. Marie posa ses deux bouquets sur l’autel de la Vierge, puis elle se rendit auprès de sa mère.

— Eh bien ! ma fille, lui demanda la vieille, qu’avez-vous eu de vos poussins ?

— Voici, mère, répondit Marie en lui présentant le morceau de pain blanc.

— Quoi ! rien que cela, ma fille ?

— Non vraiment, mère.

— Vous les avez donnés à trop bon marché, ma pauvre enfant : on vous a volée.

— Non, non, mère, on ne m’a pas volée; vous le verrez bientôt.

Cependant le recteur vint à l’église, et il fut étonné de voir les deux bouquets sur l’autel de la Vierge.

— Qui a posé ces deux bouquets sur l’autel de la Sainte-Vierge ? demanda-t-il à sa servante, qui balayait toujours l’église.

— Je ne sais pas, monsieur le recteur, répondit la servante.

— Qui est-ce qui est venu dans l’église, depuis que vous y êtes ?

— Il n’est venu que la petite Marie Petit-Cœur.

— Marie Petit-Cœur ! Ce ne peut pas être cette pauvre fille qui a fait don à l’autel de la Sainte-Vierge de deux bouquets pareils.

— Je vous assure, monsieur le recteur, qu’il n’est pas entré d’autre personne qu’elle dans l’église.

Le recteur sortit et se rendit chez la mère de Marie Petit-Cœur. L’enfant lui conta tout, comment elle avait fait couver un œuf par la poule, afin d’avoir quelque chose à donner pour les réparations de l’église ; comment de ce seul œuf il était sorti six poussins, et comment enfin, étant allée vendre les poussins au marché de Lannion, une belle dame lui en avait donné un morceau de pain blanc pour sa mère et une pièce de monnaie jaune, avec laquelle elle avait acheté les deux bouquets.

Le recteur reconnut facilement que tout cela s’était fait par la grâce de la sainte Vierge Marie.

Marie Petit-Cœur vécut le reste de ses jours comme une vraie sainte, et quand elle mourut, on vit la sainte Vierge qui descendit du ciel pour venir poser une belle couronne de fleurs sur sa tête.


(Une servante de Trégrom, Côtes-du-Nord.)




VII


la bonne petite servante.



Il y avait une fois une petite fille pauvre, âgée d’environ dix ans, dont le père et la mère étaient morts, et qui n’avait pas d’autres parents ni soutiens, si bien qu’elle était réduite à mendier son pain, de porte en porte. Une dame riche eut pitié d’elle et la prit dans sa maison, comme petite servante. Son nom était Mettic[4]. Comme c’était une enfant affectueuse, obéissante et laborieuse, son maître et sa maîtresse l’aimaient beaucoup. Quand elle eut atteint l’âge de seize ou dix-sept ans, c’était une belle jeune fille, jolie et sage, et elle accompagnait partout sa maîtresse. Mais il y avait aussi dans la maison une jeune couturière qui était jalouse d’elle et qui cherchait continuellement les moyens de lui nuire. Cette fille dit un jour en confidence à sa maîtresse que son mari la trompait avec Mettic. La maîtresse répondit d’abord qu’elle ne le croyait pas.

— Eh bien ! répondit la couturière, je vous ferai voir quelque chose, un de ces jours, et alors peut-être vous croirez.

Un jour que le maître se promenait seul dans le jardin, la cuisinière, sur le conseil de la couturière, dit à Mettic :

— Je suis en retard avec mon ouvrage, et vous me feriez plaisir, gentille Mettic, si vous vouliez bien aller me chercher des choux et des oignons dans le jardin, pour mettre dans la soupe ?

Mettic était loin de songer à aucun mal, et elle courut au jardin. Son maître l’aida à couper des choux et à choisir des oignons. Comme ils étaient tous les deux l’un près de l’autre, derrière les buissons de groseilliers, la méchante couturière dit à sa maîtresse :

— Tenez, madame, mettez-vous à la fenêtre, et VOUS verrez Mettic et votre mari qui s’embrassent dans le jardin.

La dame courut au jardin, furieuse, et elle souffleta Mettic, et lui ordonna de quitter sa maison et de partir sur le champ. Elle lui donna six réaux (trente sous), et rien de plus.

La pauvre enfant partit en pleurant, et le cœur gros de douleur. Elle était bien embarrassée de savoir où aller. Elle entra dans l’église du village, et y pleura et pria longtemps. Puis elle entra dans un confessionnal, se confessa et offrit ses trente sous au prêtre, pour dire une messe pour l’âme du purgatoire à qui il ne manquerait plus qu’une seule messe pour être délivrée. Le prêtre prit son argent et dit la messe commandée, le lendemain matin. Mettic y assista pieusement, et tout le temps que le prêtre fut à l’autel, elle vit à genoux sur les marches un jeune homme, ou plutôt l’ombre d’un jeune homme qu’elle ne connaissait point, qu’elle n’avait jamais vu auparavant, et qui la regardait avec tendresse. Quand la messe fut terminée, le jeune homme lui sourit, comme pour la remercier, puis il disparut, elle ne sut comment.

Le prêtre plaça la jeune fille dans la maison d’une veuve riche, qui avait perdu, il y avait vingt-cinq ans, un fils unique qu’elle avait. Le lendemain, quand elle était à faire la chambre de cette dame, elle y remarqua un portrait de jeune homme, et resta quelque temps à le contempler, toute rêveuse, puis elle dit à sa maîtresse :

— Je connais ce jeune seigneur !

— C’est mon fils, répondit la dame, et il y a vingt-cinq ans qu’il est mort ; par conséquent, vous ne l’avez jamais vu, puisque vous n’avez pas encore vingt ans.

— Excusez-moi, madame, je l’ai vu.

Le portrait, par un miracle de Dieu, prit alors la parole et dit :

— Oui, ma mère, cette jeune fille a raison : elle m’a déjà vu. C’est elle qui m’a tiré du feu du purgatoire, par une simple messe de trente sous qu’elle a fait dire pour moi. Vous avez fait dire bien des messes pour moi, ma pauvre mère, depuis que je suis mort ; mais aucune d’elles, quoique payées bien cher, ne valait la simple messe de trente sous commandée et payée par cette jeune fille ! C’est elle qui m’a délivré des peines du purgatoire, où j’étais retenu depuis l’heure de ma mort, et je désire qu’elle hérite de tous mes biens sur la terre, et la bénédiction de Dieu soit avec elle !

Il fut fait ainsi, et Mettic resta alors avec la mère du jeune seigneur, qui l’adopta comme sa fille, et elle se trouva, de la sorte, être la plus riche héritière du pays. Elle fit un bon mariage, et tous les pauvres eurent leur part de ses biens.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet, Côtes-du-Nord.)




VIII


la destinée.



Il y avait une fois un frère et une sœur qui demeuraient à plus de cinq cents lieues l’un de l’autre. Ils avaient été tous les deux, chacun dans le pays qu’il habitait, se faire dire la bonne aventure, et on leur avait prédit qu’ils auraient chacun un enfant, la sœur un garçon, et le frère une fille. On leur prédit de plus que leurs deux enfants seraient mariés l’un à l’autre, malgré la distance qui les séparait. Et ils se dirent tous les deux que cela ne serait pas, car ils ne s’aimaient point.

Le frère se maria, et la sœur aussi, sans se faire part l’un à l’autre de leur mariage, et ils eurent chacun un enfant, comme le leur avait annoncé le devin, c’est-à-dire que le frère eut une fille, et la sœur un fils.

Quand la fille fut parvenue à l’âge de douze ans, son père l’enferma dans une tour, avec une servante, et personne autre que lui-même n’y allait jamais la visiter. Il avait toujours dans ses poches les clés de la tour.

Le jeune garçon fut envoyé à l’école, quand il eut dix ans. Son père vint à mourir pendant qu’il était encore à l’école, et on lui écrivit de venir à la maison.

Son père était inhumé quand il arriva. Il alla prier sur sa tombe, dans le cimetière, et y resta si longtemps, qu’il finit par s’endormir sur la dalle funéraire. Il vit, pendant son sommeil, comme deux belles vierges qui descendirent du ciel auprès de lui. Et il les entendit qui se disaient l’une à l’autre :

— Voici un jeune homme bien beau et bien sage : où lui trouverons-nous une femme digne de lui ?

— Moi, répondit l’autre, je connais une jeune fille bien belle et bien sage aussi, qui est renfermée dans une tour, à plus de cinq cents lieues d’ici, et que Dieu a mise sur la terre pour être la compagne de ce beau jeune homme. Portons-le auprès d’elle.

Et les deux vierges (génies) prirent le jeune homme, s’élevèrent avec lui en l’air et allèrent le déposer auprès de la jeune fille, dans son lit. Puis, les contemplant couchés l’un auprès de l’autre, ils se disaient :

— Le beau couple ! laissons-les ensemble jusqu’à demain matin.

Et elles s’en allèrent.

Le lendemain matin, quand le jeune homme se réveilla, il se retrouva sur la tombe de son père, dans le cimetière. Il retourna à la maison, en songeant à ce qui lui était arrivé, persuadé que c’était un rêve, et il conta tout à sa mère.

— C’est un songe, mon fils, lui répondit sa mère.

Cependant, elle pensa à ce qui lui avait été prédit, quand elle s’était fait dire la bonne aventure.

La nuit suivante, pendant que la jeune fille était couchée dans son lit, dans la tour, à plus de cinq cents lieues du jeune homme, les deux vierges (génies) descendirent aussi dans sa chambre et l’enlevèrent et la transportèrent, à travers l’air, dans le lit de son cousin, puis s’en allèrent, en les laissant tous les deux couchés à côté l’un de l’autre.

Le lendemain matin, le jeune homme s’éveilla le premier, et il fut bien étonné de trouver une jeune fille couchée à ses côtés, dans son lit. Il la reconnut facilement pour être la même qu’il avait vue, la nuit précédente. Comme il ne descendait pas de sa chambre, à son heure ordinaire, sa mère y monta, craignant qu’il fût malade. Quand elle vit son fils couché avec une jeune fille dans son lit, elle s’emporta et frappa la fille, et la renferma dans une prison noire, avec un peu de pain d’orge et un pot d’eau.

Cependant, les parents de la jeune fille étaient inconsolables de voir qu’elle avait disparu. Ils firent faire des recherches, de tous côtés ; mais ce fut en vain : personne ne l’avait vue.

Le père se souvint de la prédiction de la diseuse de bonne aventure, et il partit pour se rendre auprès de sa sœur. Il y retrouva sa fille. Le frère et la sœur pensèrent alors que, malgré tous leurs efforts, ce qui était marqué par Dieu s’accomplirait toujours, et ils firent la paix, et les deux jeunes gens furent mariés ensemble, puisqu’il est vrai que Dieu les avait mis sur la terre pour être unis, en dépit de tous les obstacles.

Il faut que la destinée de l’homme s’accomplisse comme Dieu l’a décidé, et tous les efforts pour y

résister sont inutiles[5].
IX


françois kergargal et françoise kergoz, ou la destinée.



François Kergargal faisait la cour, depuis longtemps, à Françoise Kergoz. Par une belle matinée du mois de mai, il se rendait, pour les fiançailles, chez le père de sa douce jolie, lorsqu’il rencontra sur sa route un vieillard qu’il ne connaissait pas, et qui lui adressa pourtant la parole et lui dit :

— Bonjour, François Kergargal ; le soleil béni du bon Dieu brille au firmament, et il fait beau vivre aujourd’hui.

— Oui, vraiment, grand père, répondit François.

Et ils marchèrent quelque temps ensemble, causant du temps et des espérances des laboureurs pour une bonne récolte, quand le vieillard dit :

— Arrêtons-nous là, à l’ombre, pour allumer une pipe et causer un peu ; j’ai quelque chose à vous dire.

Ils s’arrêtèrent sous un hêtre, au bord de la route ; et François battit le briquet, et ils allumèrent leurs pipes.

— Vous allez vous marier avec Françoise Kergoz, dit alors le vieillard.

— Comment savez-vous cela ? demanda François, étonné.

— Tout le monde ne le sait-il pas dans le pays ? Eh bien ! mon garçon, laissez-moi vous donner un conseil, et suivez-le, et vous vous en trouverez bien : n’épousez pas Françoise Kergoz, mais sa sœur Jeanne.

— Je ne puis pas faire cela ; je fais la cour à Françoise depuis longtemps, et je l’aime. Tout le monde le sait dans le pays, comme vous l’avez dit, et on trouverait bien étrange de me voir épouser sa sœur. Et puis, c’est Françoise et non Jeanne que j’aime ; c’est une honnête fille, et il n’y a rien à dire sur son compte, je pense ?

— Non, jusqu’à présent ; mais il n’en sera pas toujours ainsi, car cette jeune fille est née sous une mauvaise planète, et elle a une terrible destinée : elle sera sept ans absente de son pays, et aura sept enfants bâtards, avant d’y revenir.

— Comment pouvez-vous parler de la sorte d’une jeune fille d’une conduite si exemplaire ? Dieu seul connaît ce qui doit arriver. Et puis, quand elle sera ma femme, elle n’aura pas d’enfants bâtards.

— Quoi qu’elle fasse, il faut que sa destinée s’accomplisse : elle sera absente de son pays pendant sept ans, et aura sept enfants bâtards, quand bien même vous l’épouseriez. Croyez-m’en donc, et épousez Jeanne, au lieu de Françoise.

Ils se séparèrent là-dessus, et le vieillard alla d’un côté et François Kergargal d’un autre.

Voilà François tout troublé de ce qu’il venait d’entendre, et bien embarrassé de savoir ce qu’il devait faire. Le vieillard avait un air vénérable, et il paraissait s’intéresser réellement à lui. Mais il aimait Françoise, et ils étaient du reste d’accord, et tout était arrêté entre eux ! D’un autre côté, il avait si souvent entendu parler de la nécessité de l’accomplissement de la destinée de chacun, quoi qu’il pût faire pour l’éviter, et ce vieillard avait de l’expérience et paraissait si savant !... Enfin, après avoir longtemps hésité et pesé le pour et le contre, il se décida à suivre le conseil du vieil inconnu[6].

Quand il arriva chez le père Kergoz, il paraissait inquiet et triste, contre son ordinaire. Il fuma une pipe, deux pipes, puis, Jeanne étant sortie avec un pichet, pour puiser de l’eau à la fontaine, il la suivit et lui dit, non sans bien des détours et circonvolutions, que c’était d’elle, et non de sa sœur, qu’il était amoureux, et qu’il la désirait pour femme.

Jeanne fut bien étonnée d’entendre cela, comme on peut le croire, mais ne dit pas non pourtant, et elle pria François d’en parler à son père et à sa sœur.

Tout s’arrangea pour le mieux ; les fiançailles se firent, puis la noce, et voilà François Kergargal devenu le mari de Jeanne Kergoz, après avoir constamment fait la cour à sa sœur, dans tous les pardons et toutes les aires neuves du pays.

Françoise, malgré sa mauvaise étoile, était bonne fille et aimait sa sœur ; aussi ne lui en voulut-elle pas trop. Mais elle était désireuse de savoir pourquoi François, aux promesses et à l’amour de qui elle avait toujours cru, l’avait ainsi soudainement abandonnée, pour prendre Jeanne, et elle pria celle-ci de faire en sorte de le savoir de lui. Jeanne le lui promit.

Et en effet, une nuit, au lit, elle interrogea son mari à ce sujet ; mais il refusa obstinément de répondre. Sur les instances de sa sœur, elle revint à la charge une seconde, puis une troisième fois ; mais François lui dit de ne pas insister davantage, parce que c’était là un secret et qu’il ne pouvait en rien dire ; il ajouta même qu’elle le forcerait de quitter la maison» si elle ne cessait de l’obséder à ce sujet.

Françoise ne renonça pas pour cela, et, à quelques jours de là, elle dit encore à Jeanne :

— Il faut que je sache le secret de ton mari, et voici ce que j’ai imaginé, pour y arriver : laisse-moi aller coucher avec lui, une de ces nuits, pendant une heure seulement, et je saurai le faire parler.

— Y songes-tu, ma sœur ? Je ne puis faire cela, répondit Jeanne.

— Rassure-toi, et sois bien convaincue, ma sœur chérie, que tout se passera en tout honneur et toute honnêteté.

— Mais cela n’est pas possible ; il te reconnaîtra tout de suite.

— Non ; voici comment nous nous y prendrons : quand vous serez couchés tous les deux ensemble, tu te diras indisposée et sortiras. Un moment après, je me glisserai dans le lit, et comme il n’y aura pas de lumière dans la chambre, ton mari croira que ce sera toi, et je ferai mon possible pour connaître son secret, puis, lorsque je le tiendrai, je prétexterai aussi une indisposition, afin de sortir, et alors tu retourneras auprès de lui, et de la sorte il ne saura rien de ce qui se sera passé entre nous.

Jeanne y consentit, pour contenter sa sœur, quoique cela lui parût bien singulier. Quelques moments après s’être couchée, elle prétexta donc une indisposition et sortit. Françoise prit sa place dans le lit, presque aussitôt, et se mit à sangloter.

— Qu’as-tu donc à pleurer de la sorte ? lui demanda François.

— C’est toi qui me rends malade, répondit-elle en sanglotant plus fort, pour dissimuler sa voix, et il te serait pourtant si facile de faire cesser mon mal !

— Comment cela ? Dis-le vite alors.

— En répondant à la question que je t’ai adressée si souvent.

— Eh bien ! je vais te dire tout, puisqu’il le faut, mais à la condition expresse que tu n’en diras jamais rien à ta sœur.

— Je ne lui en dirai rien, tu peux en être sûr.

— Jure-le-moi donc.

— Je te le jure.

— Eh bien ! si je n’ai pas voulu épouser ta sœur, c’est que j’en ai été dissuadé par un vieillard vénérable et très-savant, et qui savait lire dans les astres la destinée de chacun. Cette pauvre Françoise est née sous une mauvaise planète[7], et elle a une destinée bien malheureuse !

— Quelle est donc sa destinée ?

— Elle doit quitter son pays pendant sept ans, et avoir sept enfants bâtards avant d’y revenir !

— Grand Dieu ! que dis-tu là ? s’écria la pauvre fille. Et ne peut-elle donc éviter cela de quelque manière ?

— Non ; quoi qu’elle puisse faire, il faut que sa destinée s’accomplisse.

Françoise en avait entendu assez ; elle prétexta le besoin de sortir, et Jeanne vint reprendre sa place auprès de son mari, sans que celui-ci se doutât de rien.

La pauvre fille, effrayée d’une révélation si terrible, se retira dans un couvent, pour essayer de conjurer le sort, et tout le monde pensa que c’était de dépit, parce que François Kergargal lui avait préféré sa sœur. Là, elle pleura et jeûna, et pria Dieu de lui épargner la terrible épreuve dont elle était menacée. Mais ce fut en vain, car rien ne peut empêcher l’accomplissement de la destinée arrêtée pour chacun de nous, au moment où il vient au monde[8].

Un soir qu’elle était à la fenêtre de sa chambre, dans son couvent, elle vit passer un jeune et beau capitaine d’armée. Le capitaine la remarqua, s’arrêta à la regarder et lui fit signe de venir le rejoindre. Gagnée par l’esprit du mal, ou plutôt obéissant à sa destinée, elle descendit à l’aide de ses draps de lit, qu’elle noua, et suivit le beau capitaine. Celui-ci l’emmena à sa suite, pendant sept ans, de ville en ville, de pays en pays, et au bout de ce temps, sans qu’ils fussent mariés, elle avait eu sept enfants de lui. Enfin, il fut tué dans un combat, quelque part, et alors la pauvre femme se trouva sans appui, sans ressource et réduite à mendier de porte en porte, avec ses sept enfants.

À force de voyager de ville en ville, elle se trouva un jour, sans le savoir, devant le couvent où elle s’était retirée, et qu’elle avait quitté pour suivre son capitaine. En revoyant cette maison, elle pleura et se dit en elle-même :

— Voilà donc la sainte maison où j’aurais pu vivre heureuse avec les saintes filles qui l’habitent, et que j’ai quittée, pour mon malheur !

Et elle sanglotait et versait des larmes abondantes. Une religieuse, qui l’aperçut de sa fenêtre, crut la reconnaître. Elle alla en avertir la supérieure, qui eut pitié d’elle en la voyant dans un si triste état, avec les sept enfants couverts de haillons, qu’elle traînait à sa suite ou portait sur ses bras, car les deux plus jeunes ne marchaient pas encore. Elle alla à elle, l’embrassa en l’appelant sa sœur, et la fit entrer dans le couvent avec ses enfants. On lui donna l’habit de l’ordre, et les autres religieuses continuèrent de la traiter et de l’aimer comme si elle n’avait jamais quitté le couvent. Les enfants furent adoptés par la communauté, instruits et élevés dans l’amour et la crainte de Dieu, et l’on dit même que trois d’entre eux devinrent prêtres. Françoise mourut dans un âge très-avancé, comme meurent les saintes.

Sa destinée s’était accomplie de point en point.


(Conté par la femme Colcanah, de Plouaret.)




X


le jeu de cartes servant de livre de messe.



Un soldat bas-breton, nommé Pipi Talduff, allait à la messe, tous les dimanches, dans la ville où son régiment était en garnison, loin de son pays. Mais comme il ne savait ni lire ni écrire, il emportait à l’église un jeu de cartes, qui lui tenait lieu de livre de messe.

Un dimanche, à la grand’messe, son capitaine l’ayant remarqué tenant ses cartes à la main et les mêlant, comme pour jouer, lui fit dire de les mettre dans sa poche et de ne plus les faire voir. Mais Pipi n’en tint aucun compte et continua de mêler ses cartes, comme devant. Aussi, la messe terminée, le capitaine dit-il au soldat désobéissant :

— Vous ferez huit jours de salle de police, pour avoir joué aux cartes à l’église, pendant la messe.

— Me permettez-vous, mon capitaine, lui demanda Pipi, de vous faire connaître mes raisons ?

— Parlez, lui répondit le capitaine.

— Je ne sais ni lire ni écrire, mon capitaine, et ces cartes, qui m’ont été données par un vieux soldat, lequel m’a aussi appris à m’en servir, me tiennent lieu de livre de messe.

— Un jeu de cartes servir de livre de messe Expliquez-moi comment cela peut être, je vous prie.

— Voici, mon capitaine.

Et prenant un as dans le jeu : — L’as, que voici, me rappelle qu’il y a un Dieu, un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre.

Puis, prenant un deux et un trois : — Quand je regarde un deux ou un trois, je songe au Père et au Fils, ou au Père, au Fils et au Saint-Esprit, c’est-à-dire à la sainte Trinité.

Le quatre me représente les quatre évangélistes, Marc, Luc, Mathieu et Jean.

Le cinq me rappelle les cinq vierges sages, qui devaient mettre de l’huile dans leurs lampes et les tenir allumées jusqu’à la venue du Messie. Dix e, avaient reçu l’ordre ; mais cinq d’entre elles laissèrent s’éteindre leurs lampes et furent appelées les cinq vierges folles.

Le six me représente les six jours de la création.

Le sept, c’est le septième jour, le dimanche, où le Créateur se reposa.

Le huit, c’est les huit béatitudes ; — heureux surtout les pauvres d’esprit !

Le neuf, les neuf lépreux purifiés par notre Sauveur. Ils étaient dix, mais un seul le remercia.

Le dix, les dix commandements de Dieu.

Maintenant, si je considère les figures, les rois me représentent les rois mages, venus du fond de l’Orient pour rendre hommage au Seigneur.

Puis prenant la reine de cœur : voici la reine de Saba, qui vint du fond de l’Asie pour admirer la sagesse du grand roi Salomon.

Celui-ci le (valet de trèfle), c’est le valet infâme qui souffleta Notre-Seigneur.

Maintenant, quand je considère toutes les figures ensemble, je trouve qu’il y en a douze, et je songe aux douze mois de l’année.

Tous les points du jeu réunis me représentent les 365 jours de l’année.

Quand je compte le nombre des cartes, j’en trouve cinquante-deux, autant qu’il y a de semaines dans l’année.

Ainsi, comme vous le voyez, mon capitaine, mes cartes me servent à la fois de livre de messe et d’almanach.

Quand le soldat eut terminé son explication, le capitaine, qui l’avait écouté attentivement et avec intérêt, lui dit : — C’est bien ; vous êtes un honnête garçon, et je lève votre punition.

Et il lui donna encore une pièce de six francs et le prit pour son brosseur.

(Conté par le mendiant aveugle Garandel, du Vieux-Marché,
Côtes-du-Nord, en 1847.)



XI


la bonne femme et la méchante femme.


i



Il y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, qui avaient douze enfants, tous en bas âge. Ils avaient toutes les peines du monde à vivre, si bien que l’homme dit un jour à la femme :

— Il m’est impossible de fournir du pain à tant d’enfants ! Demain, j’emmènerai les deux aînés avec moi au bois, et je tâcherai de les y égarer. Dieu aura pitié d’eux et les conduira, et fera tout pour le mieux.

La mère soupira et ne dit rien.

Les deux aines étaient un garçon nommé Jean et une fille nommée Jeanne. Jean dormait, pendant que son père et sa mère parlaient ainsi, auprès du feu, et il n’entendit rien ; mais Jeanne ne dormait pas, et elle entendit tout.

Le lendemain matin, le père dit :

— Il y a longtemps que je n’ai été voir ma sœur Marguerite, qui demeure au-delà du bois ; je veux y aller aujourd’hui, et Jean et Jeanne viendront avec moi. Mettez donc vos habits du dimanche, mes enfants, et disposez-vous à me suivre.

La mère était à carder de l’étoupe, pour filer, et elle ne pouvait retenir ses larmes. Jeanne remplit ses poches d’étoupe, sans qu’elle s’en aperçût, et ils partirent tous les trois. Quand ils furent dans le bois, qui était très-grand, Jeanne, qui marchait derrière son père et son frère, accrochait des flocons d’étoupe aux buissons, partout où ils passaient.

La nuit vint qu’ils étaient encore dans le bois, et le père dit alors :

— Hélas ! mes pauvres enfants, nous nous sommes égarés, et il faudra passer la nuit ici. Ils s’étendirent tous les trois sur la mousse, au pied d’un grand arbre. Jean, qui était fatigué, s’endormit aussitôt. Jeanne fit semblant de dormir aussi ; mais elle ne dormit pourtant pas. Quand le père crut ses deux enfants bien endormis, il se leva tout doucement et partit. Jeanne l’entendit bien se lever et s’en aller ; mais elle feignit de dormir toujours.

Au matin, quand Jean s’éveilla et qu’il vit que son père n’était plus auprès de lui, il se mit à pleurer.

— Tais-toi, mon frère, lui dit Jeanne, et ne crains rien, car je saurai te ramener à la maison ; tu verras.

Et en effet, grâce aux flocons d’étoupe qu’elle avait accrochés aux buissons, elle retrouva facilement son chemin, et ils arrivèrent à la maison, vers le soir, portant chacun un fagot de bois sec, qu’ils avaient ramassé dans la forêt. Le père et la mère furent étonnés de les revoir, et la mère ne put s’empêcher de s’écrier :

— Dieu soit loué, les voilà revenus !

Et elle les embrassa tendrement.

Le père dit aussi, mais non de bon cœur :

— Je suis heureux que vous ayez pu trouver la route pour revenir, mes enfants ; je me suis éveillé au milieu de la nuit, et ne vous voyant plus à mes côtés, j’ai craint que les loups vous eussent enlevés, et je me suis mis à votre recherche : où donc étiez-vous ?

— Tais-toi, mauvais père ! lui dit sa femme ; tu n’en seras pas plus riche pour cela.

Environ quinze jours plus tard, une nuit que les deux époux se chauffaient auprès du feu, les enfants étant couchés, l’homme dit encore :

— Nous ne pouvons pas vivre comme cela ! Il n’y a pas à dire, il faut prendre quelque mesure ! Demain matin, je retournerai au bois avec les deux aînés.

Jeanne donnait, cette fois, et Jean aussi, et ils n’entendirent rien, ni l’un ni l’autre.

Le lendemain matin, leur père leur dit :

— J’ai un petit voyage à faire, mes enfants, et il faut que vous veniez avec moi tous les deux.

Jeanne, qui se doutait bien de quoi il s’agissait encore, se dit : — Nous sommes perdus, cette fois, car il n’y a plus d’étoupe !

Cependant, au lieu de manger le pain de son déjeûner, elle le mit dans sa poche, et, quand ils furent dans le bois, elle l’émiettait par où elle passait, pensant qu’elle retrouverait ainsi son chemin, comme la première fois. Mais bientôt elle n’eut plus de pain, la pauvre enfant ! La nuit vint, et ils se couchèrent encore sur la mousse, au pied d’un arbre, pour attendre le jour. Jeanne se promit bien de ne pas dormir ; mais, hélas ! elle était si fatiguée, qu’elle finit par succomber au sommeil. Quand le père vit qu’ils dormaient tous les deux, il partit tout doucement, comme la première fois, et lorsque les enfants s’éveillèrent, au matin, ils se trouvèrent encore abandonnés. Ils essayèrent de retrouver leur chemin ; hélas ! ce fut en vain, car les oiseaux avaient mangé les miettes de pain semées par Jeanne sur son passage, et il n’en restait plus aucune trace. Ils errèrent toute la journée dans le bois, ayant grand’faim et plus de peur encore ; et quand la nuit revint, ils y étaient toujours. Jean pleurait et se désespérait ; Jeanne avait plus de courage, et s’efforçait de le rassurer. Elle l’aida à monter sur un arbre, pour voir s’il n’apercevrait aucune lumière. Quand il fut au haut de l’arbre, elle lui demanda :

— Ne vois-tu rien, mon frère ?

— Si ! je vois une petite lumière, au loin. — De quel côté ?

— Là-bas, à gauche, au loin.

— Eh bien ! descends alors, et nous allons, marcher vers la lumière.

Jean descendit de l’arbre, et ils marchèrent du côté de la lumière. Ils entendaient les loups hurler de tous côtés, dans le bois, et ils tremblaient de tous leurs membres, les pauvres enfants ! Enfin, à force de marcher à travers les ronces et les buissons de houx, qui leur piquaient et déchiraient les jambes et la figure, et les faisaient tomber souvent, ils arrivèrent devant un vieux château entouré de hautes murailles. Ils frappèrent à la porte : Dao ! dao !... Une vieille femme pliée en deux, sur un bâton et aux dents longues, et noires, vint leur ouvrir.

— Bonsoir, grand’mère, lui dirent-ils.

— Bonsoir, mes enfants, répondit la vieille. Que cherchez-vous, si tard ?

— Nous nous sommes égarés dans le bois, et si vous aviez la bonté de nous loger, pour cette nuit seulement, Vous nous rendriez un grand service.

— Oui, sûrement, mes pauvres enfants ; entrez vite.

Et ils entrèrent. Quand la vieille les vit à la lumière :

— Ils sont tout gentils, les mignons ! Moi aussi j’ai deux enfants, un fils et une fille, et ils vous ressemblent beaucoup : vous les verrez, du reste. Mais vous avez froid, mes petits amours ; venez vous chauffer, en attendant votre souper.

Jeanne, en entrant dans la cuisine, vit sous la table un précipice, au fond duquel il y avait un moulin à rasoirs. La vieille était à préparer le souper. Elle trempa deux écuelles de soupe, les posa sur la table et dit ensuite :

— Mettez-vous à table, mes mignons, et mangez de la bonne soupe chaude ; cela vous fera du bien.

Jeanne, qui se méfiait d’elle, à cause du moulin à rasoirs, répondit :

— Nous avons encore froid, grand’mère, et si vous le permettez, nous mangerons notre soupe auprès du feu.

— Comme vous voudrez, mes mignons.

Et elle leur donna leur soupe à manger auprès du feu.

Le fils et la fille de la vieille vinrent alors, et ils se mirent à table et mangèrent de la soupe, dans un grand baquet ; puis chacun d’eux mangea encore un mouton tout entier. Quand ils eurent fini de manger, la vieille dit :

— À présent, mes mignons, il faut aller se coucher ; mais comme je n’ai pas un lit à donner à chacun de vous, vous coucherez avec mes enfants, deux à deux.

Et elle les conduisit à la chambre de ses enfants, et leur donna à chacun un bonnet rouge, pour se mettre sur la tête. Ses enfants avaient des bonnets blancs. Jean coucha avec le fils de la vieille, et Jeanne avec sa fille. Mais Jeanne se garda bien de dormir, et quand elle entendit ronfler les enfants de la vieille, elle échangea son bonnet rouge contre le bonnet blanc de sa compagne de lit, et dit à son frère d’en faire autant.

Peu après, le maître du château, qui était un ronfle[9], arriva à la maison. En entrant, il huma l’air et dit :

— Qu’y a-t-il de nouveau, femme ? Je sens odeur de chrétien, et il faut que j’en mange !

— Ne parlez pas si haut, et ayez un peu de patience.

— Qu’est-ce que c’est, femme ? Dites-moi, vite.

— Eh bien ! j’ai logé deux petits chrétiens, les plus gentils du monde.

— Deux petits chrétiens ! Où sont-ils ? Je veux les manger tout de suite.

— Mais prenez donc patience un peu, vous dis-je ; ils sont couchés avec les enfants, et demain matin, nous les mangerons à déjeûner.

— Oui, nous les mangerons à notre déjeûner ; mais je veux leur couper la tête tout de suite, et les mettre à cuire dans la marmite, afin d’en être plus sûr.

Et il prit un grand coutelas, monta à la chambre de ses enfants et trancha, sans hésiter, les deux têtes qui portaient des bonnets rouges ; puis il descendit avec les corps et les têtes tout sanglants, et les jeta dans une grande marmite, qui était sur le feu, en disant avec un rire féroce :

— Ah ! ah ! ah ! le bon déjeûner que nous ferons demain matin !

Ensuite il soupa, mangea un bœuf entier avec sa femme, but une demi-barrique de vin et alla alors se coucher, en songeant à son déjeûner du lendemain.

Dès qu’il fit jour, Jeanne se leva et fit la leçon à son frère. Elle lui dit :

— L’ogresse nous a dit que nous ressemblions à ses enfants ; eh bien ! mettons leurs habits, et faisons comme si nous étions en effet leurs enfants ; ils sont si sots, qu’ils ne s’apercevront de rien.

Jean revêtit donc les habits du petit ogre, Jeanne ceux de la petite ogresse, et ils descendirent et dirent :

— Bonjour, père ! bonjour, mère ! et les embrassèrent.

Les deux monstres, qui ne songeaient qu’au bon déjeûner qu’ils se promettaient de faire, ne s’aperçurent de rien.

Jean et Jeanne se rendirent alors dans la cour du château et se mirent à regarder dans le puits, qui était très-profond. Et les voilà de crier tout à coup :

— Oh ! oh ! que c’est donc beau ! Venez voir ça, père et mère ! Venez vite, vite !...

Et les deux vieux accoururent et se penchèrent sur la margelle du puits. Alors Jean et Jeanne leur prirent les pieds par derrière et les précipitèrent dedans. Puis ils comblèrent le puits, en y jetant des pierres, des bûches et tout ce qui leur tombait sous la main. Les voilà, à présent,

seuls maîtres dans le château[10].
ii


Jeanne avait à présent dix-neuf ans, et Jean vingt ans. Ils finirent par s’ennuyer d’être toujours seuls dans ce beau château, bien qu’ils n’y manquassent de rien, et Jean voulut se marier. Il se maria donc à la plus riche héritière du pays, et il y eut une noce magnifique.

Le frère et la sœur se partagèrent le château, avec ses dépendances, en deux parts égales, et chacun d’eux se retira chez soi et tint maison à part. Ils avaient aussi chacun un petit chien, qu’ils aimaient beaucoup, et chacun d’eux garda son petit chien.

Pour être ainsi séparés, le frère et la sœur ne s’en aimaient pas moins, et ils se voyaient tous les jours. Jean allait souvent à la chasse, et son premier soin, en rentrant, était d’aller voir Jeanne et de partager avec elle le produit de sa chasse. Mais sa femme ne tarda pas à devenir jalouse de sa belle-sœur, et elle chercha à se débarrasser d’elle, par tous les moyens possibles. Elle s’entendit avec un de ses domestiques pour tuer le plus beau cheval des écuries de son mari, celui qu’il aimait par dessus tous les autres, et lui faire dire que c’était sa sœur qui l’avait fait tuer, par malice contre lui.

Un soir que Jean rentrait de la chasse, selon son habitude, on lui apprit la mort de son cheval, il en fut très-affecté.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il.

— Comment ? lui répondit sa femme ; c’est votre sœur qui l’a fait tuer par un de ses hommes, par méchanceté, parce qu’elle savait que vous l’aimiez par dessus tous vos autres chevaux.

— Cela n’est pas possible ! répondit-il.

— Ce n’est pas possible ? Ah ! vous ne savez pas tout le mal qu’elle vous veut, celle-là !

Jean se rendit auprès de sa sœur et lui dit :

— Est-il possible, ma sœur, que tu aies fait tuer mon meilleur cheval ?

— Comment peux-tu croire cela, mon frère ?

— Bah ! ce n’est pas la mort d’un cheval qui mettra jamais la désunion entre ma sœur et moi ; qu’il n’en soit donc plus question.

Et il laissa dire sa femme et ne l’écouta pas sur ce sujet.

À quelques jours de là, comme il rentrait encore de la chasse, sa femme lui dit :

— Votre petit chien, que vous aimiez tant, est mort !

— Mon pauvre petit chien ! s’écria Jean, très-peiné. Comment donc cela est-il arrivé ?

— Comment ? Vous n’avez pas besoin de le demander : c’est celle qui a fait tuer votre cheval favori qui a aussi fait tuer votre petit chien. Ah ! vous avez là une sœur qui vous aime bien, comme vous le dites !

— Oui, certainement ma sœur m’aime, et je ne puis croire que ce que vous dites soit vrai.

Et il se rendit encore auprès de sa sœur et lui dit :

— Tu sais, ma sœur, que mon pauvre petit chien, que j’aimais tant, est mort.

— Et l’on t’a dit que c’est moi qui l’ai aussi fait mettre à mort, comme ton cheval, n’est-ce pas ? Ah ! mon pauvre frère, sois certain que je ne suis pour rien ni dans la mort de ton cheval, ni dans celle de ton chien. Mais comment peux-tu avoir seulement des soupçons contre moi ?

— Bah ! n’en parlons plus ; ce ne sera pas la mort d’un chien ou d’un cheval qui nous empêchera de nous aimer toujours, ma bonne petite sœur.

Et il s’en alla.

Une troisième fois, comme il rentrait de la chasse, sa femme lui cria, du plus loin qu’elle l’aperçut :

— Ah ! malheureux père ! et moi, malheureuse mère ! Accours vite, viens voir !...

Jean se hâta de monter à la chambre de sa femme.

— Tenez ! lui cria-t-elle, voyez l’œuvre de votre sœur chérie !...

Et elle lui montrait, dans son berceau, son enfant mort et tout sanglant, avec un poignard dans le cœur. Et c’était son œuvre à elle-même, le monstre ! Elle avait tué son enfant, par haine contre sa belle-sœur !

Jean, fou de colère et de douleur, prit son sabre et courut chez sa sœur. Il se précipita sur elle, sans dire un mot, et d’un coup il lui abattit un bras. Jeanne lui tendit alors son autre bras en disant :

— Oh ! mon frère !... tu peux en faire autant de celui-là aussi.

Et, d’un second coup de sabre, il lui abattit aussi l’autre bras.

— À présent, mon frère, reprit Jeanne, sans se plaindre, porte-moi dans le bois, et laisse-moi là mourir tranquillement.

Il la prit à bras le corps et la porta dans le bois, où il la déposa dans un vieux chêne creux ; puis il retourna à la maison.

Mais une épine entra, en ce moment, dans son pied et lui fit pousser un cri de douleur. Sa sœur dit alors :

— Puisse cette épine ne sortir de ton pied que lorsque j’aurai des bras et des mains pour l’en retirer moi-même !

En arrivant à la maison, Jean fut forcé de se mettre au lit, tant il souffrait, et d’appeler des médecins. Mais aucun médecin ne put extraire l’épine, et son pied et toute sa jambe enflaient et se gâtaient tous les jours de plus en plus. Cependant la pauvre Jeanne était toujours dans son arbre creux, au bois, et personne ne l’y allait voir et ne lui portait secours. Seul, son petit chien lui était resté fidèle. Il léchait ses blessures avec sa langue et allait tous les jours mendier quelques morceaux de pain et de viande dans un château voisin, et rapportait à sa maîtresse tout ce qu’on lui donnait ; il l’empêchait ainsi de mourir de faim.

Le fils du seigneur du château où le petit chien allait chercher de la nourriture, étonné de voir qu’il emportait tout ce qu’on lui donnait, et qu’il ne mangeait rien sur place, voulut le suivre un jour. Mais, arrivé dans le bois, il le perdit de vue, et il lui fallut s’en retourner sans savoir où il allait.

Il y avait deux ans que Jeanne était ainsi abandonnée dans son arbre creux, ne vivant que de ce que lui apportait son petit chien, lorsque le jeune seigneur, chassant un jour dans ce bois, se trouva auprès du chêne. Il resta immobile d’étonnement en y voyant une femme sans bras et n’ayant d’autres vêtements que ses cheveux, qui lui tombaient jusqu’aux pieds. Le petit chien, qu’il reconnut facilement, lui mettait dans la bouche des morceaux de pain, qu’elle mangeait avec avidité, car elle paraissait avoir grand’faim. Il s’approcha et dit :

— Est-ce un animal ou une chrétienne que je vois ?

— Je suis une chrétienne, répondit Jeanne, la plus malheureuse des femmes, mutilée, comme vous le voyez, et abandonnée de tout le monde, excepté de ce pauvre petit animal qui, seul, avec Dieu, m’a empêchée de mourir de faim, depuis deux ans que je suis ici, dans l’état pitoyable que vous voyez.

Le jeune seigneur sentit son cœur touché d’une grande compassion pour tant d’infortune, et il la prit sur son dos et la porta chez son père. Là, on la lava, on lui coupa les cheveux, et on l’habilla. C’était encore une fort jolie femme ; mais, hélas ! elle n’avait pas de bras ! Le jeune seigneur devint pourtant amoureux d’elle, en voyant son esprit et sa douceur, car elle ne se plaignait jamais, et il voulut l’épouser. Son père et sa mère n’y mirent pas obstacle, et les noces furent célébrées, peu après, avec beaucoup de solennité.

Cependant le jeune époux fut appelé, sans tarder, à la cour du roi, à Paris, car son rang l’obligeait à être auprès du roi. Il partit à regret, laissant sa femme chez son père, car il ne voulait pas paraître à la cour avec une femme sans bras.

Au bout de neuf mois de mariage, Jeanne mit au monde deux jumeaux, un garçon et une fille, deux enfants superbes. On dépêcha un messager, avec une lettre, pour annoncer l’heureuse nouvelle au père. C’était au plus fort de l’hiver. Le messager devait passer à la porte du château où demeurait le frère de Jeanne. La femme de Jean le vit de sa fenêtre, et elle lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Je vais à Paris, porter une lettre à mon maître, pour lui annoncer que sa femme est heureusement accouchée de deux beaux enfants.

— Ah ! oui, vraiment ! Mais entrez un peu, pour vous chauffer et boite un verre de vin ; le temps est si froid ! cela vous donnera du courage pour marcher, car vous n’êtes pas près de Paris, ici.

Le messager entra, et la méchante femme lui donna un soporifique, qui le plongea dans un profond sommeil ; puis elle prit sa lettre, sur laquelle on faisait connaître au père l’heureux accouchement de sa femme, et on le priait de venir à la maison, si cela lui était possible, pour faire baptiser ses deux enfants. Elle faillit crever de rage, quand elle apprit que sa victime vivait encore, et qu’elle était bien mariée et mère. Elle substitua à la première lettre une autre, où elle informait le jeune seigneur que sa femme était accouchée d’un chien et d’un chat, et demandait ce qu’il fallait faire de la mère et de ses étranges enfants.

Quand le messager s’éveilla, il partit, emportant cette lettre et ne se doutant de rien.

Le pauvre père, la douleur dans l’âme, répondit qu’il fallait bien traiter la mère et ses enfants, et se résigner à la volonté de Dieu.

Le messager s’en retourna avec cette lettre. Quand il passa devant le château de Jean, sa femme, qui guettait son retour, descendit de sa chambre dès qu’elle l’aperçut, et le pria encore d’entrer, pour manger un morceau, boire un verre de vin et lui donner des nouvelles de son maître.

Le messager entra. On l’endormit, comme la première fois, avec un soporifique, et on lui prit sa lettre, et on lui en substitua une autre adressée au père et à la mère du jeune seigneur, qui leur recommandait de brûler immédiatement la mère et ses deux créatures. Il ajoutait qu’il arriverait sans tarder à la maison, pour voir si ses ordres auraient été exécutés.

Quand la vieille dame lut cette lettre, elle faillit en perdre l’esprit, de colère et d’indignation :

— Ah ! l’homme sans cœur ! s’écria-t-elle ; s’il était là !...

Et elle montrait le poing.

Jeanne finit par avoir connaissance du contenu de la lettre, et son cœur en fut navré. Elle dit à sa belle-mère :

— Faites-moi faire un bissac ; on y placera mes deux enfants, un dans chaque bout, puis on me le mettra sur l’épaule, et vous me laisserez aller ainsi, à la grâce de Dieu.

La belle-mère ne voulut d’abord pas ; mais Jeanne insista tant, qu’on finit par faire comme elle souhaitait, puis, les larmes aux yeux, elle fit ses adieux à sa belle-mère, à son beau-père, à tous les gens de la maison, qui l’aimaient, et elle partit. Mais, hélas ! n’ayant pas de bras, elle ne pouvait donner à téter à ses enfants, et ils pleuraient, les pauvres petits, et le cœur de la mère se brisait de douleur.

Elle arriva à une fontaine, au bord de la route, et comme elle avait grand soif, elle voulut y boire. Mais quand elle se penchait sur la fontaine, le bout de devant du bissac trempait dans l’eau, et elle ne pouvait boire, sans risquer de noyer son enfant. Alors une belle dame, toute resplendissante de lumière, apparut à côté d’elle et lui dit :

— Vous voilà bien embarrassée, ma pauvre femme !

— Oui, vraiment, madame. Je meurs de soif, et je n’ose boire, de peur de noyer mon enfant de devant.

— Je vous aiderai, ma pauvre femme.

Et, avec une baguette blanche qu’elle avait à la main, la belle dame toucha l’épaule droite de Jeanne, et aussitôt il lui poussa un bras et une main de ce côté.

— Oh ! soyez bénie à jamais 1 s’écria l’infortunée, car à présent je pourrai du moins donner à téter à mes pauvres enfants !

La dame la toucha de sa baguette à l’épaule gauche, et il lui poussa encore un bras avec sa main de ce côté.

Et Jeanne remercia de nouveau, en pleurant de joie et de reconnaissance.

— Vous ne savez pas qui je suis, ma fille ? lui dit alors la belle dame.

— Non, vraiment, à moins que vous ne soyez la sainte Vierge !

— Je ne suis pas la sainte Vierge, mais bien la vieille sorcière que vous avez jetée dans le puits de son château, et que vous croyiez sans doute morte pour jamais ; — ne vous en souvenez-vous pas ? — Comme vous avez été toujours sage et bonne, et que vous avez beaucoup souffert, je suis venue à votre secours[11]. Prenez ma baguette blanche ; frappez-en vous-même trois coups sur la terre, là où vous êtes, et vous verrez ce qui arrivera.

Jeanne prit la baguette blanche, en frappa trois coups sur la terre, et aussitôt il s’éleva, par enchantement, à l’endroit même, une jolie petite chaumière, avec tout ce qu’il fallait pour un modeste ménage. La belle dame disparut alors.

Jeanne entra, tout heureuse, dans la chaumière, et son premier soin, à présent qu’elle avait des bras, fut d’essayer de donner à téter à ses enfants. Mais, hélas ! elle n’avait plus de lait. En ce moment, une biche aux mamelles gonflées de lait entra dans la maison et se mit à jouer avec les deux enfants, et ceux-ci se mirent à la téter, aussi naturellement que si c’eût été leur mère. Et la biche vint, dans la suite, deux fois par jour présenter sa mamelle aux enfants, puis elle allait courir et paître par le bois.

Mais laissons, pour un moment, Jeanne et ses enfants, à présent qu’il ne leur manque rien, et allons voir ce qui se passe chez sa belle-mère.

Quand le jeune seigneur arriva à la maison, il demanda aussitôt des nouvelles de sa femme et des deux créatures que Dieu lui avait données.

— Comment, méchant, homme sans entrailles, lui répondit sa mère, oses-tu me parler encore de ta femme, après avoir donné l’ordre de la brûler avec ses deux enfants, la plus sage des femmes, et les deux plus jolis enfants que j’aie jamais vus ?

— Que dites-vous là, ma mère ? Pouvez-vous donc croire que j’aie pu jamais donner un ordre si barbare et si inhumain, moi qui aime tant ma femme ? Je n’ai rien écrit de semblable, je le jure, et il doit y avoir en tout ceci quelque infâme trahison. Où est ma femme ? dites-moi vite !

— Elle est partie, à la grâce de Dieu, avec ses deux enfants, dans la crainte de te voir arriver, pour assister à son supplice, comme tu l’en menaçais. Lis cette lettre...

Jean lut la lettre, et il s’écria aussitôt :

— Mais ce n’est pas là mon écriture, ma mère !... Ô trahison diabolique ! Ne pourrai-je donc pas me venger ? Qui a pu écrire cette lettre ?... Mais ma femme est donc accouchée de deux enfants, et non de...

— Oui, deux enfants, un garçon et une fille, les deux plus beaux petits anges que j’aie jamais vus.

— Ah ! je fais serment de ne jamais m’arrêter ni dormir sous aucun toit, jusqu’à ce que j’aie retrouvé ma femme et mes enfants !...

Et il se mit aussitôt en route. — Il va, il va, nuit et jour, toujours plus loin... plus loin encore, demandant partout des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Hélas ! personne ne les avait vus, ni entendu parler d’eux.

Il y avait déjà quatre ans qu’il voyageait par terre et par mer, dans tous les pays, et il commençait à désespérer, lorsqu’il entra, un soir, vers le coucher du soleil, dans le bois où se trouvait Jeanne avec ses enfants. Il aperçut sa chaumière :

— Je n’en puis plus ! se dit-il. Il faut que je demande encore dans cette chaumière. Dieu n’aura-t-il pas enfin pitié de moi ?

Jeanne était sur le seuil de sa porte, avec ses deux enfants, qui jouaient avec la biche. Il s’approcha d’elle et lui demanda :

— N’avez-vous pas vu passer par ici une pauvre femme sans bras, portant deux petits enfants, dans un bissac ?

Elle le reconnut sans peine ; mais, maîtrisant son émotion, elle répondit :

— Non, vraiment, mon brave homme.

— Hélas ! mon Dieu, je ne les retrouverai donc pas ! Ayez la bonté de me donner un peu d’eau, je vous prie, pour que je me remette encore en route.

— Vous paraissez bien fatigué, mon pauvre homme ; entrez, et asseyez-vous un peu pour vous reposer, puis vous irez encore.

— Oui, je suis bien fatigué, en effet ; il y a si longtemps que je marche, sans me reposer sous aucun toit !

Et il s’assit sur le coin de la pierre du foyer et s’endormit aussitôt. Les enfants s’étaient approchés de lui, et ils le regardaient avec curiosité et en silence. Son chapeau tomba de dessus sa tête, et le petit garçon s’écria :

— Le chapeau de mon père est tombé dans le feu !

Et la petite fille le prit promptement, en disant :

— Je ne laisserai pas brûler le chapeau de mon père !

Et elle le lui remit sur la tête. Le voyageur s’éveilla en entendant prononcer ce doux nom de père, et il s’écria :

— Ah ! chers petits enfants, que je voudrais donc que vous eussiez dit vrai, et que je fusse auprès de ma femme et de mes enfants ! Permettez-moi de passer la nuit ici, sur la pierre du foyer, car je ne sais quoi me retient dans cette chaumière ; je sens mon sang qui s’échauffe et qui parle...

— Oui, avec plaisir, mon pauvre homme, répondit la mère ; vous paraissez si fatigué et si malheureux !

Et il passa la nuit dans la chaumière, la première nuit qu’il eût passée sous un toit depuis quatre ans !

Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, il dit :

— Il faut que je me remette en route. Et pourtant je quitte à regret cette chaumière et ces petits enfants si gentils, et qui m’ont appelé leur père, les pauvres innocents !

— N’allez pas plus loin, lui cria alors Jeanne, car ces enfants sont bien les vôtres, et moi je suis votre femme !

Et elle lui sauta au cou pour l’embrasser, et ils pleurèrent longtemps de joie et de bonheur de s’être retrouvés. Ils retournèrent alors, tous les quatre, à la maison, et il y eut un grand repas pour célébrer leur retour.

Cependant, la femme de Jean apprit que Jeanne vivait encore, et qu’elle était heureuse avec son mari et ses enfants. Elle faillit en crever de colère et de rage, et elle s’écria :

— Laissez faire ; ils auront encore affaire à moi !

Elle envoya une lettre à sa belle-sœur, pour la prier de venir dîner au château avec son mari, et faire visite à son frère, qui était toujours malade et retenu au lit par son pied, qui était, à présent, horrible à voir.

— Oui, dit Jeanne, quand elle eut lu la lettre, il faut que j’aille, à présent, voir mon frère, pour lui retirer l’épine du pied et le guérir, comme je le lui avais promis, quand j’aurais retrouvé mes deux bras qu’il m’avait coupés.

Elle se rendit donc avec son mari à l’invitation de sa belle-sœur. Les enfants restèrent à la maison.

— Te voilà donc, ma pauvre sœur, toi que j’ai traitée d’une façon si barbare et si inhumaine ! s’écria Jean en revoyant Jeanne.

— Oui, mon pauvre frère ; je viens pour te guérir et mettre un terme à tes souffrances, car toi aussi tu as beaucoup souffert.

Et elle s’approcha de son lit, l’embrassa tendrement, puis elle retira sans difficulté l’épine de son pied, et aussitôt il se trouva guéri.

Cependant la méchante belle-sœur dépêcha deux domestiques chez Jeanne, avec ordre de tuer ses deux enfants, en l’absence du père et de la mère, et de lui apporter leurs cœurs. Les deux hommes, ayant été bien payés, partirent. Quand ils arrivèrent au château, les deux enfants jouaient dans la cour ; mais, dès qu’ils aperçurent ces envoyés à mauvaise mine, ils coururent se cacher dans la maison. Les deux assassins, embarrassés de savoir comment s’y prendre pour exécuter leur besogne, se disaient entre eux :

— Que ferons-nous ? demanda l’un.

— Les tuer, répondit l’autre, puisque nous avons reçu l’argent.

— Je n’aurai jamais le cœur de tuer ces pauvres petits enfants ; ils sont si gentils ! reprit le premier.

— Comment, tu recules déjà ? Tu as reçu l’argent, et il faut faire l’ouvrage ; je ne vois que ça, moi ! dit le second.

— Mais il nous serait plus facile de tuer les deux chiens que voilà, et de porter leurs cœurs à notre maîtresse ; elle n’en saura rien, car le cœur d’un enfant et celui d’un chien, ce doit être à peu près la même chose.

— Cela est en effet plus facile et moins dangereux, répondit l’autre ; tuons donc les deux chiens.

Ils tuèrent les deux chiens, dont l’un était celui qui avait accompagné Jeanne dans le bois et l’y avait nourrie, et portèrent leurs cœurs, en toute hâte, à la méchante femme. Celle-ci les fit immédiatement cuire et arranger à une sauce au beurre et aux oignons, pour les servir à manger à sa belle-sœur et à son beau-frère.

Quand on fut à table, elle dit :

— Voici, chère belle-sœur, un mets comme vous n’en avez jamais mangé ; je l’ai préparé moi-même et tout exprès pour vous et votre mari ; mangez-en donc, et vous me direz ensuite ce que vous en penserez.

Jeanne mangea, sans méfiance.

— Eh bien ! comment le trouvez-vous, ma belle-sœur ? demanda la méchante.

— C’est excellent, en vérité, répondit Jeanne.

— Eh bien ! mangez-en encore, et vous aussi, cher beau-frère ; il faut que vous le mangiez tout à vous deux, puisque vous le trouvez si bon.

Et ils mangèrent de bon appétit. Puis, quand il ne resta plus rien dans le plat, la diablesse dit, en souriant d’un air féroce :

— Eh bien ! il faut que je vous dise, à présent, de quoi était fait ce mets que vous avez trouvé si délicieux : vous venez de manger les cœurs de vos deux enfants !!...

En entendant ces mots, Jeanne tomba à terre, comme morte, et son mari saisit un couteau pour le plonger dans le cœur du monstre. Mais à l’instant même on entendit un coup de tonnerre épouvantable, et la foudre tomba sur la méchante femme et la réduisit en cendres, sans faire de mal à aucun autre de ceux qui se trouvaient là. Les enfants, qui avaient entendu l’effrayant coup de tonnerre, accoururent au château, craignant qu’il fût arrivé malheur à leur père et à leur mère, et vous pouvez juger quelle fut alors la joie de ceux-ci de les revoir en vie, et sains et saufs.

Et maintenant que la méchante femme, le démon qui les persécutait, avait été précipitée au fond de l’enfer, ils vécurent tranquilles et heureux, le reste de leurs jours[12].

(Conté par Marguerite Philippe, novembre 1869.)
XII


le petit agneau blanc.


Il y avait une fois, il y aura un jour,
C’est le commencement de tous les contes.



Il y avait une fois un roi qui était veuf. Il avait deux jeunes filles dont l’une était jolie, et l’autre ne l’était pas. La jolie, qui se nommait Marguerite, conseillait à son père de se remarier, et l’autre, qui avait nom Louise, l’en dissuadait, si bien que le vieux roi ne savait ce qu’il devait faire. Il se remaria pourtant.

La nouvelle reine, qui n’était ni belle ni bonne, aimait Louise, qui était, comme elle, laide, colère et méchante, et elle n’aimait pas Marguerite, qui était jolie, douce et bonne. Louise accompagnait partout la reine, qui lui achetait souvent de belles robes et de riches parures, et la pauvre Marguerite, mal vêtue, presque en guenilles, était envoyée, tous les matins, de bonne heure, garder les moutons, sur la grande lande, avec un morceau de pain noir, du pain de chien, et parfois une crêpe moisie pour toute pitance. Le vieux roi faisait en tout la volonté de la reine et n’osait lui résister en rien[13].

La pauvre Marguerite ne se plaignait jamais, et, tout le long du jour, on l’entendait qui chantait, sur la lande, ses prières et quelques cantiques pieux qu’elle savait. Elle avait dans son troupeau un petit agneau blanc qu’elle affectionnait particulièrement, et elle lui parlait comme s’il la comprenait, et, au printemps, elle l’ornait de fleurs, et l’agneau la suivait partout.

Un jour qu’elle chantait et jouait comme d’habitude avec son seul ami, un seigneur qui chassait dans les environs entendit sa voix fraîche et claire, et s’arrêta pour l’écouter, puis il se dirigea vers elle et lui dit :

— Bonjour, jeune bergère ; vous avez le cœur gai, à ce qu’il paraît.

— Le temps est beau, monseigneur, et j’ai du plaisir, aujourd’hui, à garder mes moutons sur la lande.

Le seigneur causa avec elle quelque temps, et il fut si enchanté de sa conversation et la trouva aussi si jolie, qu’il lui demanda si elle voulait se marier avec lui.

— Excusez-moi, répondit-elle, monseigneur ; je ne suis qu’une pauvre fille, une bergère gardant ses moutons sur la lande, et je ne possède rien ; voyez comme je suis mise !

— Oh ! cela ne fait rien, car il ne manque pas d’argent chez moi pour vous acheter de beaux habits et tout ce qui pourra vous faire plaisir.

— Grand merci, monseigneur, mais je ne veux pas me marier. Ce qui me plaît et me convient, c’est d’être bergère avec mes moutons, sur la lande.

Là-dessus, le seigneur s’en alla.

Un instant après, Marguerite vit s’avancer vers elle une dame si richement vêtue et si belle, qu’elle éclairait comme le soleil du bon Dieu, et le petit agneau blanc alla lécher ses pieds.

La belle dame parla de la sorte à la bergère :

— Bonjour, Marguerite, ma chère enfant, sage et aimée de Dieu.

— Bonjour, madame, répondit Marguerite, étonnée.

— Votre marâtre, mon enfant, pour vous causer de la peine, fera mettre à mort votre petit agneau blanc ; mais laissez-la faire : moi, je vous en dédommagerai.

— Jésus ! répondit Marguerite, désolée, faire mourir mon cher petit agneau blanc, qui n’a jamais fait de mal à personne !

Et le petit agneau se frottait contre la belle dame en bêlant : bééé ! bééé !

— Quand la chère bête sera morte, reprit la dame, demandez qu’on vous donne sa tête et ses quatre pieds. Je reviendrai vous voir et vous dirai l’usage que vous devrez en faire.

Alors la belle dame se retira, et Marguerite se mit à presser son petit agneau blanc sur son cœur et à le baiser, en versant des larmes.

Le vieux roi survint en ce moment et lui dit :

— Hélas ! mon enfant, il vous faudra vous séparer de cet ami si cher, car demain il sera mis à mort.

— Jésus, mon père, que me dites-vous là ? C’est mon seul compagnon et mon seul ami sur la terre, et vous voulez me l’enlever !

— Je ne puis plus résister aux obsessions de la reine, qui me demande sans cesse de le faire mettre à mort ; tantôt elle me disait encore : « Comme cet agneau doit être tendre et serait bon à la broche ! Nous avons, après-demain, un grand diner, et nous le mangerons rôti. »

— Mon père, vous êtes le maître, et vous en disposerez comme il vous plaira ; mais, si vous le faites mettre à mort, je vous demande en grâce de me donner sa tête et ses quatre pieds.

— Je demanderai à la reine, mon enfant, si elle consent à vous accorder votre demande.

Le vieux roi retourna au palais, et un domestique qui l’accompagnait passa une corde au cou de l’agneau et l’emmena.

— Eh bien ! demanda la reine au roi, que vous a répondu votre fille ?

— Elle n’a pas dit grand’chose, répondit le roi ; elle demande seulement qu’on lui donne la tête et les quatre pieds de son agneau, qu’elle regrette beaucoup.

— Qu’on les lui donne, si cela peut lui faire plaisir.

L’agneau fut tué sur le champ, et le lendemain matin, quand Marguerite se rendit à la lande avec ses moutons, selon son habitude, elle emporta dans son tablier sa tête et ses quatre pieds.

La belle dame revint la voir ce jour-là, et lui dit :

— Eh bien ! mon enfant, avez-vous pu obtenir la tête et les quatre pieds de votre agneau ?

— Oui, madame, les voilà.

Et elle les lui montra.

Alors la dame les prit et planta la tête au milieu de la lande et un pied à chaque coin. Et aussitôt, une fontaine d’eau claire et limpide jaillit à l’endroit où était la tête, et à la place où étaient les pieds poussèrent deux pommiers et deux poiriers couverts de fruits superbes.

La dame avait disparu, sans rien dire.

Marguerite, émerveillée de ce qu’elle voyait, voulut d’abord goûter de l’eau de la fontaine ; et elle y puisa avec une belle tasse d’argent, qui était attachée à la margelle avec une chaîne d’argent, et but.

— Dieu, comme cette eau est délicieuse ! s’écria-t-elle aussitôt.

Et elle en puisa une seconde tasse, but encore et trouva cette fois à l’eau un goût de vin, de vin délicieux. Elle alla alors visiter les pommiers et les poiriers. Les branches étaient trop hautes un peu pour qu’elle pût en cueillir les fruits ; mais elles s’abaissèrent d’elles-mêmes à sa portée, et elle cueillit pommes et poires, en mangea et les trouva délicieuses.

Désormais, quand elle en éprouvait le besoin, elle mangeait à discrétion du fruit de ses arbres, puisait de l’eau ou du vin à sa fontaine, et elle était heureuse, trouvait le temps court et chantait constamment.

Son père vint la visiter un jour, et fut bien étonné de voir la fontaine et les quatre arbres couverts de beaux fruits.

— Que signifie tout ceci, ma fille ? demanda-t-il.

— C’est la tête et les pieds de mon petit agneau blanc, que j’ai plantés en terre, mon père. Venez voir mes belles poires, mes belles pommes et ma belle fontaine.

Et elle conduisit son père jusqu’aux arbres. Le vieux roi voulut cueillir des pommes et des poires ; mais les branches s’élevaient d’elles-mêmes quand il essayait de les atteindre, et il fallut que Marguerite lui cueillît une pomme et une poire de chaque arbre.

Ils allèrent alors à la fontaine, et Marguerite y puisa avec la tasse d’argent, et la présentant au vieillard, elle lui dit :

— Buvez, mon père.

Le roi but et trouva l’eau délicieuse.

Marguerite remplit une seconde fois la tasse, et la lui présentant encore :

— Buvez, à présent, un peu de vin, mon père.

— Du vin, ma fille ! où donc ?

— Du vin de ma fontaine, mon père ; buvez, et voyez.

Le roi but la tasse tout d’un trait, puis une seconde et une troisième, si bien qu’il se trouva ivre et s’en retourna au palais en titubant et en chantant.

Quand la reine le vit revenir dans cet état :

— Où avez-vous été vous soûler de la sorte ? lui demanda-t-elle d’un ton aigre.

— J’ai été voir ma fille Marguerite, sur la grande lande.

— Oui, et vous lui avez porté du vin, et vous vous êtes enivrés ensemble.

— Non, vraiment, je ne lui ai pas porté de vin, et ce que j’ai bu a été puisé à une fontaine, une fontaine de vin qui est dans la grande lande ; il faut que vous voyez cela et que vous en buviez vous-même.

— Que dites-vous là ? Vous vous moquez de moi ; mais je vais à l’instant voir votre fille sur la lande, où je la trouverai sans doute dans un bel état.

Et la reine courut aussitôt à la grande lande. Mais quand elle vit la fontaine et les quatre arbres couverts de beaux fruits, elle resta un moment immobile et la bouche ouverte d’étonnement. Elle crut que Marguerite était sorcière, si bien qu’elle eut peur et lui parla avec douceur :

— Jésus ! mon enfant, les belles choses ! et comme vous devez vous trouver bien ici !

— Oui, vraiment, ma mère ; venez goûter mes fruits.

Et elle la conduisit aussi jusqu’aux arbres, et comme les branches s’élevaient encore d’elles-mêmes quand la reine voulait les atteindre, Marguerite lui cueillit des pommes et des poires, qu’elle trouva délicieuses. Puis elles allèrent à la fontaine, et la reine s’y enivra aussi, et s’en retourna au palais en dansant et en chantant, tout comme le roi.

Le seigneur chasseur, qui songeait toujours à la jolie bergère qu’il avait rencontrée sur la grande lande avec ses moutons, revint aussi lui rendre visite, et fut tout émerveillé à la vue du changement qui s’était opéré dans ces lieux. Il mangea aussi une pomme et une poire, but de l’eau et du vin de la fontaine, et s’enivra. Il fit alors la cour, à Marguerite, et lui fit tant de belles promesses et de serments d’amour, qu’elle finit par lui promettre de le prendre pour mari.

Les noces furent célébrées dans le château du nouveau mari, qui était un riche seigneur, et il y eut de grands festins et de belles fêtes.

Le roi et la reine y assistèrent avec Louise, qui n’était pas encore mariée, et qui enrageait de voir le bonheur de Marguerite. On servit sur la table des pommes, des poires, de l’eau et du vin de la grande lande, où Marguerite gardait ses moutons, et tout le monde en faisait l’éloge. Quelqu’un des convives dit alors à la nouvelle mariée :

— Vous serez mieux dans ce beau château, madame, que sur la grande lande avec vos moutons.

— Je me trouvais très-bien avec mes moutons, sur la grande lande, répondit-elle, et je regretterai ma belle fontaine avec mes pommiers et mes poiriers aux fruits si délicieux ; je voudrais les voir ici, dans le jardin du château.

En se levant de table, la société alla se promener dans le jardin, et grand fut l’étonnement de chacun d’y voir la fontaine de la grande lande, avec les deux pommiers et les deux poiriers, un à chaque coin du jardin, et toujours chargés de fruits ; et près de la fontaine se tenait une belle dame vêtue tout en blanc et brillante comme le soleil du bon Dieu. Et la belle dame monta au ciel devant toute la société, en souriant à Marguerite et en lui disant :

— Au revoir, au ciel, dans le palais de la sainte Trinité.

Tout le monde vit clairement, alors, que cette belle dame était la sainte Vierge elle-même[14].


(Conté par Anna Levrien, serrvante, de la commune
de Prat, 1872.)



XIII


les deux frères et la sœur.



Il y avait une fois un roi de France qui avait un fils, lequel n’aimait rien autant que la chasse.

Un jour qu’il était à la chasse, le jeune prince vit une paysanne qu’il trouva si belle, qu’il en devint amoureux sur le champ et voulait l’épouser. Son père fit tout ce qu’il put pour l’en détourner ; mais ce fut en vain.

Il se maria donc à la belle paysanne, qui se nommait Marguerite, et l’emmena avec lui à Paris, au palais de son père. Une sœur qu’elle avait, et qui se nommait Jeanne, y vint aussi avec elle ; mais Jeanne était jalouse de Marguerite, en la voyant mariée au fils du roi de France, pendant qu’elle restait fille (et il faut dire aussi qu’elle n’était pas belle du tout), et elle ne cherchait que l’occasion de lui faire du mal et de la perdre.

Six mois après le mariage, la guerre fut déclarée au roi de France par un autre roi, et le prince fut obligé de partir à la tête des armées, son père étant trop vieux pour les commander. Il regretta vivement de quitter si tôt sa jeune femme, qu’il aimait plus que jamais et qu’il laissait enceinte.

Jeanne gagna la sage-femme de sa sœur, à force d’argent, et obtint d’elle que, aussitôt la princesse accouchée, elle substituerait un petit chien à l’enfant nouveau-né.

Quand son temps fut venu, la princesse donna le jour à un fils, un enfant superbe ; mais la sage-femme traîtresse le jeta aussitôt par la fenêtre et présenta à la mère un petit chien, qu’elle avait eu soin de se procurer à l’avance[15].

— Dieu ! que me montrez-vous là ? s’écria Marguerite à cette vue.

— Hélas ! madame, c’est la volonté de Dieu, et le mieux est d’accepter sans murmurer ce qu’il nous envoie, répondit la diablesse.

— Et que dira mon mari, grand Dieu ? Il faudra ne lui rien dire de ceci avant son retour de la guerre.

Et voilà la pauvre mère bien désolée. Quant à Jeanne et à la sage-femme, elles ne perdirent pas de temps pour écrire au prince, à l’armée, et lui dire que sa femme était accouchée d’un petit chien. Le prince se contenta de dire :

— Puisque c’est la volonté de Dieu !

Puis il écrivit à sa femme, pour la rassurer et la consoler.

L’enfant, que la sage-femme avait jeté par la fenêtre, aussitôt après sa naissance, était tombé sur un buisson de roses et n’avait éprouvé d’autre mal que quelques légères écorchures. Un ermite, en passant près du palais, au point du jour, entendit des gémissements. Il s’approcha et fut étonné de trouver un petit enfant qui venait de naître.

— Pauvre créature du bon Dieu ! s’écria-t-il. Si je n’étais venu à passer, tu allais mourir là, sans baptême.

Et il l’emporta dans un pli de sa robe, le fit baptiser et le mit en nourrice dans le voisinage.

Quand la guerre fut terminée, le prince revint à la maison. Il embrassa sa femme bien tendrement, et ne lui parla jamais du malheur qui lui était arrivé.

Mais la guerre se ralluma peu de temps après, et il lui fallut partir encore. Il laissait, comme la première fois, sa femme enceinte. Quand son temps fut arrivé, elle donna le jour à un second fils, aussi beau que le premier. La sage-femme lui substitua encore un petit chien, et ce second enfant fut jeté par la fenêtre, comme le premier, et les deux couleuvres, Jeanne et la sage-femme, écrivirent encore au prince que sa femme avait, pour la seconde fois, donné le jour à un petit chien.

La douleur du prince fut grande à cette nouvelle ; mais, comme la première fois, il se contenta de dire :

— Puisque c’est la volonté de Dieu !

Et il écrivit encore à sa femme, pour la rassurer et la consoler. Mais sa lettre fut interceptée par Jeanne et la sage-femme.

Le second enfant avait été recueilli par le même ermite, qui passait tous les matins sous les fenêtres du château.

— Ah ! s’écria-t-il, indigné, voilà donc les mœurs des habitants des palais !

Et il emporta la petite créature dans un pli de son manteau, la fit baptiser et la mit en nourrice, comme l’autre.

Lorsque la guerre fut terminée, le prince revint à Paris, et il revit sa femme avec la même joie que la première fois ; mais, quelques mois après, il lui fallut la quitter pour la troisième fois, car la guerre s’était rallumée, et il la laissait encore enceinte.

Elle donna le jour à un troisième enfant, une fille, cette fois. La sage-femme la jeta par la fenêtre, comme les autres, et montra à la mère une petite chatte, en lui assurant que c’était là le fruit qu’elle avait porté. Pour le coup, la pauvre femme se crut maudite de Dieu, et sa douleur était extrême.

Le même ermite recueillit encore l’enfant et la fit baptiser, lui servit de parrain et lui donna pour marraine la sainte Vierge. Elle fut nommée Marie.

Cependant la sage-femme et Jeanne, ces deux couleuvres de l’enfer, écrivirent au prince, qui était toujours à l’armée, et lui marquèrent que sa femme menait mauvaise vie, et qu’après avoir eut deux petits chiens, elle venait encore de donner le jour à une chatte, tout cela par la vertu de l’esprit malin, qui avait tout empire sur elle.

— C’en est trop, à la fin ! s’écria le prince, furieux.

Et il écrivit pour donner l’ordre de renfermer sa femme dans une basse-fosse, avec du pain et de l’eau pour toute nourriture, jusqu’à son retour.

Quand la guerre fut terminée, le prince revint à la maison, et sa belle-sœur et la sage-femme lui dirent tant de mal de la princesse, qu’il refusa de l’aller voir dans sa prison. Il ordonna même de l’y laisser mourir de faim, et se maria à Jeanne.

Personne ne parlait plus à la cour de la pauvre princesse, et tout le monde la croyait morte. Mais le vieux roi, qui avait le cœur bon et qui soupçonnait quelque noire trahison, chargea, une femme de faire parvenir à la prisonnière quelque nourriture par un trou qu’il fit pratiquer dans le mur de la prison.

Cependant, l’ermite élevait et instruisait de son mieux les trois enfants. Comme il ne vivait que d’aumônes, il allait tous les jours mendier pour eux de porte en porte ; mais le monde jasa bientôt sur son compte. On se demandait si ces enfants n’étaient pas ses propres enfants à lui, et, autres choses semblables, et la charité s’attiédissait sensiblement, et le pauvre ermite s’en revenait tous les jours avec sa besace moins lourde. Enfin, il se vit un jour obligé de se séparer de ses enfants. Il les aimait comme s’il eût été leur vrai père ; aussi, son cœur en fut-il navré de douleur. En leur faisant ses adieux, il dit à Marie :

— Tenez, mon enfant, voici une baguette blanche que je vous donne et qui vous sera utile plus d’une fois. Gardez-la précieusement, et ne vous en dessaisissez jamais. Quand vous direz : « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, je désire telle ou telle chose ! » aussitôt votre souhait s’accomplira, quel qu’il puisse être, à la condition pourtant que vous ne demandiez rien de mal.

Marie prit la baguette blanche des mains de l’ermite, et les trois enfants partirent, les larmes aux yeux. Ils prirent la première route qui s’offrit à eux et marchèrent à la grâce de Dieu.

La nuit les surprit dans un grand bois. Les voilà bien embarrassés, car ils ne voyaient aucune habitation, aucune hutte de sabotier ou de charbonnier. Ils avaient grand’peur des loups. Un des deux garçons monta sur un arbre, et il aperçut une lumière au loin.

— Il faut nous diriger sur cette lumière, dit-il.

— Et si c’est une caverne de brigands ? dit Marie.

— Allons toujours, à la grâce de Dieu, car si nous restons ici, nous serons mangés par les loups.

Ils marchèrent donc vers la lumière, et arrivèrent à une hutte faite de branchages et d’herbes sèches. Ils regardèrent par une fente de la porte et virent une petite vieille femme qui mêlait de la bouillie dans un bassin sur le feu. Ils n’osaient pas entrer. Enfin, après avoir hésité quelque temps, ils poussèrent la porte, qui céda facilement.

— Bonsoir, grand’mère, dit l’aîné du seuil de la hutte.

— Bonsoir, mes enfants, répondit la vieille.

— Auriez-vous la bonté de nous donner l’hospitalité pour la nuit ?

— Je n’ai rien à vous donner à manger, mes pauvres enfants, qu’un peu de bouillie d’avoine que je prépare pour mon souper, et il y en a si peu ! Je n’ai aussi qu’un seul lit.

— Si vous vouliez nous loger quand même, nous passerions la nuit sur la pierre du foyer.

— Entrez alors, mes pauvres enfants, car j’ai pitié de vous.

Les enfants entrèrent et racontèrent leur histoire à la vieille. Celle-ci les écouta avec intérêt, puis elle leur dit :

— Vous êtes bien jeunes, mes pauvres enfants, pour être ainsi seuls par les chemins ; mais, si vous voulez rester ici avec moi, je partagerai avec vous le peu que je possède.

Les enfants acceptèrent.

Le lendemain matin, l’aîné, qui s’appelait Fanch (l’autre avait nom Allain), dit à Marie :

— Écoute, sœur, tu n’as encore fait aucun usage de la baguette blanche de notre père l’ermite ; si tu demandais deux fusils, un pour Allain et l’autre pour moi, nous irions chasser tous les jours dans le bois, pendant que toi tu resterais à la maison avec la vieille, pour l’aider à nous préparer à manger le gibier que nous prendrions.

— Tu as ma foi raison, frère, répondit Marie, et je vais suivre ton conseil.

Et prenant à la main sa baguette, elle dit :

— Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, je désire avoir deux bons fusils de chasse pour mes deux frères.

Et aussitôt deux beaux fusils de chasse se trouvèrent par enchantement aux mains des deux frères. Ils allèrent à la chasse, et s’en revinrent le soir, chargés de gibier.

Le lendemain, ils partirent encore de bonne heure ; mais, la vieille leur dit auparavant :

— Ne vous aventurez pas trop loin dans le bois, mes enfants, et si vous voyez un château, gardez-vous bien d’y entrer.

Il y avait quinze jours que les deux frères chassaient dans le bois et revenaient, chaque soir, chargés de gibier ; ils approvisionnaient la cabane de la vieille, qui en était fort contente.

Enfin, un jour, ils ne rentrèrent pas à leur heure ordinaire. Il y avait longtemps que le soleil était couché, et ils n’arrivaient pas, et leur sœur et la vieille aussi en étaient inquiètes.

— Hélas ! dit la vieille, je sais bien ce qui leur est arrivé : ils seront entrés dans le château, malgré mes recommandations.

Marie ne fit que pleurer toute la nuit. Le lendemain matin, voyant que ses frères n’étaient pas encore rentrés, elle dit :

— Je veux aller les chercher au château.

— Hélas ! ma pauvre enfant, lui répondit la vieille, cela n’est pas aussi facile que vous le croyez ; mais, comme vous avez été bonne et charitable pour moi, je ne vous abandonnerai pas dans la peine et le chagrin. Écoutez bien ce que je vais vous dire, et si vous m’obéissez de tout point, vous pourrez sauver vos frères, et même d’autres avec eux. Beaucoup sont déjà allés dans ce château, des princes, des ducs et des comtes, des gens de toute condition, et, depuis trois mille ans que je suis ici, je n’en ai vu personne revenir.

— Jésus mon Dieu ! s’écria Marie.

— Ne tremblez pas ainsi, mon enfant, reprit la vieille, car avec mon aide vous pourrez en revenir, vous, si vous suivez mes conseils de point en point. Dans ce château habite une princesse belle comme le jour. Tous les jours, elle va se baigner dans une fontaine qui est dans le jardin du château, sous un laurier. Elle reste une heure entière, dans l’eau, et, pendant ce temps, la porte est grande ouverte, et chacun peut y entrer. Mais quand la princesse sort de la fontaine, la porte se referme aussitôt d’elle-même, et personne ne peut plus sortir, et tous ceux qui sont entrés sont retenus là, enchantés sous différentes formes. Il faut qu’à midi juste vous soyez à la porte du château. Aussitôt que la porte s’ouvrira, vous entrerez dans la cour. D’abord vous ne verrez personne. Aller vite dans le jardin, et ne vous arrêtez pas à admirer les belles choses que vous verrez partout par là. Courez à la fontaine, qui est sous un buisson de laurier. Vous y verrez la princesse se baignant, son corps sous l’eau et ses beaux cheveux d’or flottant au-dessus. Saisissez promptement une poignée de ses cheveux ; enroulez-la autour de votre main, et secouez fortement la princesse. Elle jettera les hauts cris et pleurera, et vous priera de la lâcher ; mais ne l’écoutez pas. Alors elle aura recours à la menace ; ne vous effrayez pas, et ne lâchez prise que lorsqu’elle aura promis de vous rendre vos frères ; sains et saufs. N’ayez pas peur non plus des chiens que vous verrez attachés dans la cour, quand vous entrerez. Voilà ce qu’il vous faudra faire exactement avant d’avoir vos deux frères et de sauver avec eux une infinité d’autres qui, comme eux, sont retenus sous des charmes dans ce maudit château. Si vous ne suivez pas de point en point mes instructions, vos frères sont perdus à tout jamais, et vous-même le serez avec eux.

Marie écouta attentivement les recommandations de la vieille, puis elle se mit en route.

Elle arriva au château ; elle y entra à l’heure de midi, et pénétra jusqu’au jardin, sans se laisser effrayer par une foule de chiens de toute dimension et de toute couleur, qui se mirent à aboyer après elle, quand elle traversa la cour. Elle alla droit à la fontaine et vit la princesse qui s’y baignait, ses beaux cheveux d’or flottant sur l’eau.

Elle saisit une poignée de ses cheveux, l’enroula autour de sa main droite et secoua fortement la princesse. Celle-ci cria, supplia, puis menaça, mais le tout en vain, car la jeune fille ne lâchait pas prise et disait :

— Rendez-moi mes frères ! rendez-moi mes frères !

Elle finit par promettre de les rendre, et Marie lâcha prise alors. La princesse sortit de la fontaine, s’habilla et dit à Marie :

— Mille bénédictions soient sur vous, car vous m’avez délivrée, moi et une foule d’autres qui, depuis tant d’années, étions retenus ici enchantés par un magicien. Tout à l’heure, quand vous arriverez dans la cour où vous avez vu tant de chiens enchaînés quand vous êtes entrée, au lieu de chiens, vous verrez autant de princes, de ducs, de seigneurs et de gens de toute condition, qui étaient venus ici pour me délivrer, et que le magicien a changés en chiens. Ils s’empresseront autour de vous, pour vous remercier de les avoir délivrés, puis ils partiront dans toutes les directions, pour se rendre à leur pays, car à partir de ce moment, le magicien aura perdu tout pouvoir sur eux. Quand ils seront tous partis, nous monterons tous les quatre, vos deux, frères et nous deux, dans le char du magicien, qui vole dans l’air, comme un oiseau, et nous partirons aussi.

Marie fit tout comme lui avait recommandé la princesse, et quand les autres furent tous partis, ils montèrent tous les quatre sur le char du magicien et s’envolèrent aussi.

Chemin faisant, la princesse révéla à ses trois compagnons le secret de leur naissance et la trahison dont ils étaient victimes.

En passant au-dessus d’une grande plaine, elle dit à Marie :

— Voici la plaine où votre père passe la revue de son armée ; demandez que, par la vertu de votre baguette blanche, il s’y élève instantanément un château plus beau que celui du roi, et moi, par mon pouvoir, je ferai que la toiture en soit toute constellée d’étoiles brillantes.

Marie, qui avait toujours sa baguette blanche avec elle, dit :

— Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, qu’il s’élève sur le champ, dans cette plaine, un château plus beau que celui du roi mon père.

Et aussitôt un château magnifique s’éleva par enchantement sur la plaine, et alors la princesse, qui était aussi magicienne, en sema la toiture d’étoiles aussi belles et aussi brillantes que celles qui brillent au firmament, par une belle nuit d’été.

— Que signifie ceci ? s’écria le roi à cette vue, et qui donc a été assez hardi pour élever un pareil château en face du mien, sans ma permission ?

Et il appela son premier général et lui dit :

— Allez vite saisir le maître de ce château, et amenez-le devant moi.

Il était bien en colère, le roi.

Le général partit, accompagné de cinq cents soldats. Quand ils furent à cinquante pas du château, ils mirent leurs fusils en joue, pour tirer dessus. La princesse en voyant cela, dit à Marie :

— Dites à présent : « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, qu’ils restent tous immobiles, dans cette position, à l’exception de deux d’entre eux, qui pourront en aller avertir le roi. »

Marie prononça les paroles, et aussitôt les soldats, avec leurs capitaines et le général lui-même, restèrent immobiles, comme des statues de pierre, chacun dans la posture où il se trouvait au moment où les paroles furent prononcées. Deux seulement conservèrent la liberté de leurs mouvements et coururent avertir le roi de ce qui se passait.

— Que signifie ceci ? dit le roi en colère ; vous moquez-vous de moi ? Il faut que j’aille voir moi-même.

Mais, au moment où il sortait de son palais, la princesse dit à Marie :

— Dites à présent ; « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, que la mer entoure de tous côtés le palais du roi et l’y retienne prisonnier. »

Marie prononça les paroles, et quand le roi voulut sortir, il recula de frayeur en voyant la mer au seuil de son palais. Il voulut fuir par une porte de derrière ; mais, là encore, il trouva la mer, qui l’arrêta court. Sa frayeur était extrême.

La princesse dit encore à Marie :

— Dites à présent : « Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, que la mer se retire, afin que le roi puisse venir jusqu’à nous. »

Et Marie prononça les paroles, et la mer se retira aussitôt. Alors le roi se dirigea vers le château merveilleux.

En passant près de ses soldats, qui étaient toujours immobiles comme des statues, le fusil à l’épaule, il leur cria :

— Tirez donc, imbéciles !

Mais les soldats restaient toujours immobiles, et pas un coup ne partait.

La princesse, Marie et ses deux frères s’avancèrent au devant du roi, en riant de le voir tant en colère.

— Vous avez là de bien mauvais soldats, sire, lui dit la princesse. Mais comme ils sont immobiles sous les armes ! Commandez-leur donc de tirer ; Il y a assez longtemps qu’ils visent, il me semble !

Et le roi, furieux, commanda : Feu !... feu !...

Mais rien ne bougea.

— Comment ! vos soldats ne vous obéissent donc pas, sire ? reprit la princesse ; je parie qu’ils préfèrent être commandés par cette jeune fille, à qui ils obéiront certainement.

Et elle fit signe à Marie, qui dit :

« Par la vertu de ma baguette blanche et la protection de ma marraine, que ces soldats puissent tirer et recouvrent la liberté de leurs mouvements.

Et aussitôt tous les fusils partirent à la fois, et les soldats recouvrèrent la liberté de leurs mouvements.

Le roi n’en revenait pas de son étonnement ; mais toute sa colère était tombée à la vue de la princesse et de Marie. Il se sentait attiré vers cette dernière surtout ; son cœur battait plus fort, et il lui semblait que son sang parlait. Il en devint amoureux fou et voulait l’épouser sur le champ.

— Quand vous connaîtrez la vérité, sire, lui dit la princesse, vous changerez de langage. Demain, nous irons tous les quatre vous rendre visite dans votre palais, et je vous dirai des choses qui vous étonneront.

Le roi ne pouvait se décider à s’en aller ; il se sentait attiré vers Marie et ses frères par quelque puissance secrète et qu’il ne s’expliquait pas. Il partit pourtant, mais à regret.

Le lendemain, les habitants du nouveau château vinrent lui rendre visite dans son palais, comme ils le lui avaient promis ; et comme il parlait toujours de se marier à Marie, la princesse lui dit :

— Ah ! sire, si vous saviez !... Vous marier à votre fille !...

— Comment ! ma fille ?...

— Oui, votre fille. Regardez-la bien, ainsi que ces deux jeunes princes, ses frères. Eh bien ! tous les trois sont vos enfants. Voici les deux chiens que votre femme mit au monde d’abord, — et elle lui montra les deux jeunes princes, — et voici la chatte dont elle accoucha ensuite, — et elle lui montrait Marie.

— Serait-ce possible ?

— Oui, je vous le dis, voilà vos enfants !

Et le vieux roi les embrassa, en pleurant de joie et de bonheur.

— Oh ! ma pauvre femme ! s’écria-t-il alors.

— Votre femme, que vous croyez morte depuis longtemps, vit encore, reprit la princesse. Allons tous ensemble la voir dans la prison où vous l’avez fait enfermer.

Et ils se rendirent ensemble à la prison, et y trouvèrent la reine vivante et en bonne santé. Alors ils tombèrent dans les bras les uns des autres et pleurèrent de joie de se trouver réunis.

— À chacun suivant ses œuvres ! s’écria alors le roi.

Et il donna l’ordre d’écarteler entre quatre chevaux la sage-femme et Jeanne, la sœur de la reine et qui était aussi devenue sa femme.

L’ordre fut exécuté sur le champ.

La reine Jeanne mourut presque aussitôt sortie de sa prison, et le roi épousa alors la princesse du château enchanté, et il y eut un grand festin.

Quand tout le monde était assis à table, on vit entrer dans la salle une petite vieille femme, toute courbée sur son bâton. Marie reconnut aussitôt la vieille femme du bois, qui l’avait recueillie avec ses frères et conseillée, et elle se leva et alla la recevoir. Mais, dès qu’elle lui eut touché la main, la vieille devint une jeune femme très-belle, et elle parla ainsi à Marie :

— Je suis la sainte Vierge, votre marraine : c’est moi qui vous ai conseillée et protégée dans le danger. Ne m’oubliez pas ; vivez sagement ; soyez charitable envers les pauvres, et nous nous reverrons encore ailleurs.

Puis elle disparut.


(Conté par Catherine Doz, femme Colcanab, mendiante.
Plouaret, 1869.)


Ce conte a été altéré par l’introduction de l’élément chrétien, car il devait être, à l’origine, complètement païen, et la sainte Vierge était tout simplement une fée, reconnaissable, du reste, à sa baguette magique.

Je ne l’ai compris dans la catégorie des Légendes chrétiennes ainsi que le précédent et les deux suivants, que comme exemple de la manière dont les fables païennes ont été souvent christianisées par le peuple.




XIV


l’oiseau bleu



Il y avait une fois un roi qui était veuf. Il n’avait qu’un enfant, une fille, qui était la plus belle princesse qu’il fût possible de voir sous l’œil du soleil.

Dans un royaume voisin, il y avait une reine, veuve aussi, et qui n’avait également qu’un enfant, une fille, mais laide et disgracieuse au possible. On l’appelait la princesse de Saint-Turuban.

Le favori du roi dit un jour à son maître qu’il devrait se remarier.

— Non, répondit-il ; c’est bien assez d’une fois.

— Je connais pourtant une personne qui vous conviendrait parfaitement, reprit le favori.

— Vraiment ? Qui donc ? demanda le roi, intrigué.

— La princesse de Saint-Turuban.

— Je n’en ai jamais entendu parler. Où demeure-t-elle, cette princesse-là ?

— Dans un royaume qui touche au vôtre, du côté du levant.

— Non, je ne veux pas me remarier.

Pourtant, le roi rêva plus d’une fois de la princesse de Saint-Turuban, et, à quelques jours de là, il dit à son favori :

— J’ai pensé à ce que vous m’avez dit l’autre jour, et je ne serais pas fâché de voir la princesse de Saint-Turuban.

— Je vous conduirai, quand vous voudrez, jusqu’à elle, sire.

— Eh bien ! nous partirons demain matin.

Le lendemain matin, de bonne heure, ils se mirent donc en route, montés sur deux superbes chevaux, et, après plusieurs jours de marche, ils arrivèrent devant le palais de la princesse de Saint-Turuban. Quelle merveille que ce palais ! Le roi n’avait jamais rien vu qui pût lui être comparé. La princesse les accueillit on ne peut mieux, et ils passèrent plusieurs jours avec elle. La princesse était fort belle, et le roi en devint amoureux fou dès qu’il la vit. Il lui fit sa déclaration et ne fut pas repoussé. Bref, on prit jour pour célébrer le mariage, à un mois de là.

Les deux filles des nouveaux époux, celle du roi, qui était si belle et qui s’appelait Marie, et celle de la princesse de Saint-Turuban, qui n’était pas belle et qui se nommait Jeanne, étaient aussi de la noce, comme de juste. Après le repas, il y eut des danses, et tous les jeunes et beaux cavaliers s’empressaient autour de Marie, et voulaient danser avec elle. Jeanne, au contraire, bien que couverte d’or et de diamants, était délaissée, et personne ne se souciait d’elle, ce qui faisait qu’elle était fort dépitée et de mauvaise humeur. Voyant cela, un jeune page alla l’inviter à danser avec lui, par pure politesse.

— Moi danser avec vous, un page, un domestique !... lui dit-elle d’un ton de dédain et de mépris.

Après cela, personne ne s’adressa plus à elle, et elle resta seule, dans un coin, pleurant de colère et méditant de se venger.

Les noces terminées, le roi revint dans son royaume avec la princesse de Saint-Turuban, et il fut convenu que les deux princesses seraient traitées en tout absolument de la même manière. Le roi trouva bon qu’on leur confiât à tour de rôle l’administration de la dépense de la table, et qu’elles apprissent même à faire la cuisine, cela pouvant leur être utile plus tard. Ce fut Marie qui commença, pendant un mois. Comme elle était douce et polie, et bien élevée, elle était obéie et aimée de tout le monde. Elle recevait avec plaisir et reconnaissance les avis et les conseils de la cuisinière, qui lui apprit le secret de ses meilleures sauces et le reste, et jamais le roi et la reine n’avaient été plus contents de la manière dont leur table était servie et la dépense du palais administrée.

Quand le mois fut écoulé, ce fut le tour de Jeanne de descendre à la cuisine. Tout changea alors. Elle repoussait et insultait la cuisinière, ainsi que tout autre qui voulait lui donner quelque bon conseil, et n’en faisait jamais qu’à sa tête. Aussi, tout allait-il on ne peut plus mal.

Jamais les repas n’étaient prêts à l’heure ; les rôts étaient le plus souvent brûlés, les sauces ou trop épicées, ou trop douces, et les dépenses avaient doublé. Le roi était mécontent.

Voyant cela, la reine songea aux moyens de se débarrasser de Marie et de la perdre. Elle dit un. jour au roi :

— Puisque votre fille est si bonne ménagère et si habile à administrer une maison, il faut l’envoyer quelque temps administrer mon palais et mes gens, puis ma fille ira aussi, à son tour.

Le roi, qui ne songeait pas à mal, approuva fort cette idée, et Marie fut envoyée administrer le palais de sa marâtre. Mais celle-ci avait écrit d’avance à une amie sorcière qu’elle y avait laisséee et lui avait recommandé de faire usage de son art pour rendre la jeune fille aussi laide et maussade qu’elle était jolie et gracieuse. Marie était si jolie, si douce et si affable, qu’elle gagna et séduisit sans peine tout le monde, et la sorcière elle-même ne put résister au charme. En effet, quand elle pénétra, la nuit, dans sa chambre, tenant d’une main une lumière et de l’autre un liquide qu’elle avait préparé pour mettre à exécution l’ordre de la reine, elle fut si frappée de la beauté, de la douceur et de la bonté répandues sur tous les traits de la jeune fille, qui dormait d’un sommeil si paisible, qu’au lieu de lui faire du mal, comme c’était d’abord son intention, c’est le contraire qu’elle fit. Après l’avoir admirée quelque temps, en silence, elle dit :

— Elle est bien belle ! Eh bien ! je veux qu’elle soit beaucoup plus belle encore, et qu’à chaque parole qu’elle prononcera, un diamant lui tombe de la bouche.

Puis elle s’en alla.

Quand Marie se leva, le lendemain matin, chacun qui la voyait restait en admiration devant elle, tant elle était belle. De plus, elle parfumait l’air partout où elle passait, et à chaque parole qu’elle prononçait, un diamant lui tombait de la bouche. Elle enrichit ainsi tous ceux qui l’approchaient, et tous l’adoraient.

Quand elle eut été quelque temps ainsi dans ce palais, sa marâtre la fit revenir chez son père. Mais quel ne fut pas son désappointement, lorsqu’au lieu du monstre de laideur qu’elle s’attendait à recevoir des mains de son amie la sorcière, elle vit une merveille de beauté, qui éclairait comme le soleil, et dont la vue seule réjouissait les cœurs attristés et rendait la santé aux malades !

Furieuse, elle écrivit de nouveau à la sorcière, pour lui reprocher de n’avoir pas obéi à son ordre. Elle lui recommanda en même temps d’employer toute sa science pour rendre beaucoup plus belle que Marie sa fille Jeanne, qu’elle chargeait de lui porter sa lettre.

Jeanne partit, en effet, pour administrer, à son tour, le palais de sa mère. Elle remit la lettre à la sorcière et lui dit, d’un ton insolent, qu’elle se gardât bien de manquer de faire ce qui y était marqué. Puis elle rassembla dans la grande salle tout le personnel du palais, leur parla avec hauteur et mépris, et les menaça du bâton à la moindre faute, ou s’ils trouvaient à redire à ce qu’elle ferait ou dirait.

On avait bien envie de rire en l’entendant parler de la sorte, et à voir les airs qu’elle prenait ; mais on n’osait pas.

— Nous sommes loin d’avoir gagné au change ! se disait-on ; nous serons bien malheureux, si elle nous reste longtemps.

Elle ne trouva rien de bien dans tout le palais ; elle ne fit que gronder, grogner et injurier tout le monde. Elle voulait tout bouleverser.

La nuit venue, la sorcière pénétra doucement dans sa chambre, et, en voyant sa tête sur un oreiller blanc et garni de dentelles, toute bouffie, rouge et la bouche grande ouverte, elle crut voir un énorme crapaud, et ne put s’empêcher de rire.

— Elle est bien laide ! se dit-elle. Eh bien ! qu’elle soit beaucoup plus laide encore ; que son haleine soit puante à tuer les mouches à dix pas, et qu’à chaque parole qu’elle prononcera, un crapaud lui tombe de la bouche !...

Puis elle s’en alla.

Le lendemain matin, quand la Jeanne descendit, ceux qui la voyaient se cachaient la face d’horreur et s’enfuyaient. Elle se mit alors à injurier et à maudire, et, à chaque mot, un crapaud lui tombait de la bouche, si bien qu’il y en eut bientôt partout dans le palais.

Personne ne pouvait supporter son haleine. Il lui fallut retourner auprès de sa mère. Quand celle-ci, qui s’attendait à revoir sa fille belle comme le jour, vit le monstre qui lui revenait, elle entra dans une telle fureur, qu’elle faillit en mourir. Elle enferma Jeanne dans une chambre, et ne la fit voir à personne.

À quelque temps de là, le roi partit pour un voyage assez lointain. La reine crut l’occasion favorable pour en finir avec Marie, qui lui était devenue plus odieuse encore depuis la dernière mésaventure de sa fille. À peine le roi fut-il sorti du palais, qu’elle chargea deux valets d’emmener avec eux Marie dans un bois voisin, de l’y mettre à mort et de lui apporter son cœur, pour qu’elle fût sûre que son ordre avait été mis à exécution. Elle paya ces deux hommes pour lui garder le secret.

Les deux valets arrachèrent la pauvre fille de son lit, au milieu de la nuit, et la traînèrent dans le bois. Mais ils furent si touchés de sa beauté, de sa douceur et de ses plaintes, qu’ils n’eurent pas le cœur de la mettre à mort. Ils la laissèrent aller en liberté, et tuèrent un lièvre, dont ils présentèrent le cœur à la reine, comme étant celui de la fille de son mari.

Cependant, la pauvre Marie, abandonnée dans le bois, y passa la nuit, pleine de crainte et d’inquiétude, car elle entendait les loups hurler de tous côtés. Au point du jour, elle se mit en route, pour s’éloigner de sa marâtre. Après avoir marché plusieurs jours, au hasard, elle arriva à un couvent de religieuses, et y demanda l’hospitalité pour la nuit. Les religieuses, lui voyant si bonne mine, eurent pitié d’elle et l’accueillirent avec bonté, et comme elle savait faire la cuisine, elles la gardèrent comme cuisinière.

Ce couvent-là appartenait à un riche seigneur, qui venait le visiter de temps en temps. Dans une de ses visites, il remarqua Marie, et il fut si frappé de sa beauté et de son bon air, qu’il demanda qui elle était, et d’où elle venait. On lui répondit que c’était une pauvre fille abandonnée, et qu’on l’avait prise par charité dans le couvent.

De retour chez lui, le seigneur ne faisait que rêver de la jeune fille, et il retourna au couvent, quelques jours après, afin d’avoir de plus amples renseignements à son sujet. Les religieuses ne purent lui en dire autre chose, sinon qu’elle était arrivée, un soir, à la porte du couvent, exténuée de fatigue et de faim, et que, la voyant si jeune et si jolie, on l’avait prise, par pitié, afin qu’elle ne fût pas seule et sans protection par le monde, exposée à toutes sortes de dangers. Du reste, on était très-content d’elle ; elle était laborieuse, pieuse, et pleine de douceur et de soumission.

Le seigneur, de plus en plus intrigué, demanda qu’on la fît venir en sa présence. On la lui amena, toute timide et rougissante, et il lui demanda :

— Qui êtes-vous, mon enfant, et de quel pays ?

— Je suis la fille d’un roi, répondit-elle en baissant les yeux.

— La fille d’un roi !... Mais de quel roi donc ? Et pourquoi, alors, avez-vous quitté la maison de votre père ?

Elle tint ses yeux fixés à terre et ne répondit pas.

Le seigneur fut si charmé de sa beauté et de son maintien, qu’il devint amoureux fou d’elle et voulut l’épouser sur le champ. Bref, on fixa le jour du mariage, et des invitations furent envoyées de tous les côtés. On invita tout d’abord le roi et la reine, car ce seigneur était un des plus riches et des plus puissants du royaume. Ils vinrent au jour convenu, comme tout le monde, et en grand équipage.

Lorsque le père de Marie fut de retour du voyage dont il a été parlé plus haut, la reine lui avait fait croire que sa fille s’était échappée, une nuit, de sa chambre, sans doute pour suivre quelque galant, et que personne ne savait ce qu’elle était devenue. Comme il aimait sa fille, et qu’il était loin de soupçonner tant de méchanceté chez la reine, il la pleura beaucoup, et il pensait souvent à elle. Quand on lui présenta la fiancée, à la noce, il la reconnut tout de suite et s’écria :

— Ma fille Marie !

Et il se jeta dans ses bras, l’embrassa tendrement et pleura de joie. La reine, dissimulant son dépit et sa colère, l’embrassa aussi et feignit d’être heureuse de la retrouver ; mais, au fond, elle était bien contrariée. Les noces furent alors célébrées avec pompe et solennité, et les festins, les jeux et les réjouissances de toute sorte durèrent quinze jours, et tout le monde était heureux, si ce n’est pourtant la reine et sa fille.

Au bout de neuf mois ou environ, Marie donna le jour à un fils, un enfant superbe. Le roi devait en être le parrain, et il se rendit au château de son gendre, et la reine l’y accompagna aussi. Mais celle-ci, avant de partir, avait été consulter une autre sorcière, et l’avait bien payée pour lui indiquer un moyen de se défaire sûrement de la fille de son mari. La sorcière consulta ses livres, puis elle lui présenta un bonnet et une grande épingle noire, en lui disant :

— Voici un bonnet trempé dans une eau de ma composition et une épingle qui feront votre affaire. Vous lui mettrez vous-même le bonnet sur la tête, puis, sous prétexte de le bien attacher, vous lui enfoncerez profondément cette épingle dans la tempe gauche, et aussitôt vous la verrez se changer en petit oiseau et s’envoler par la fenêtre, pour aller au bois.

La méchante se rendit alors, avec le roi et sa fille Jeanne, chez la jeune mère, toute heureuse de tenir sa vengeance. Elle emportait aussi une belle robe de satin bleu, pour en faire cadeau à Marie. On attendit, pour baptiser l’enfant, que la mère pût venir elle-même à l’église et assister au baptême. Enfin, le jour venu, la reine voulut habiller elle-même Marie. Elle lui fit revêtir d’abord la belle robe de satin bleu, puis elle lui posa sur la tête le bonnet donné par la sorcière, et, sous prétexte de le bien attacher, lui enfonça l’épingle noire dans la tempe gauche. Aussitôt voilà la pauvre Marie changée en un petit oiseau bleu, qui voltige par la chambre, effleure de ses ailes les joues de l’enfant, qui dormait dans son berceau, puis s’envole par la fenêtre, en faisant grik ! grik ! grik ! et gagne le bois voisin.

Alors la méchante met sa fille Jeanne dans le lit de Marie, ferme les rideaux sur elle et lui dit de faire la malade, de gémir, de se plaindre et de ne rien répondre aux questions qu’on lui adressera.

Le père et le grand-père viennent, au bout de quelque temps, demander si la mère et l’enfant ne sont pas encore prêts pour aller à l’église.

— Hélas ! leur répondit la reine, la pauvre mère a été frappée subitement de grandes douleurs, sans doute pour s’être levée trop tôt, et le baptême ne pourra se faire aujourd’hui.

Ils s’approchent du lit et veulent entr’ouvrir les rideaux ; mais elle s’y oppose en disant :

— N’ouvrez pas les rideaux, je vous en supplie ; elle ne peut supporter la lumière du jour.

Et elle les éloigna du lit.

— Comme cela sent mauvais ici ! dit le roi.

— Ne voyez-vous donc pas que c’est sa maladie ?... Allez-vous-en, et laissez-moi seule avec elle, dit la méchante.

Et elle les renvoya.

L’époux de Marie couchait dans une chambre voisine, séparée de celle de sa femme par une cloison seulement. Quand il vint prendre des nouvelles de la malade, avant de se coucher, la marâtre lui dit qu’elle allait un peu mieux, mais qu’il ne pouvait encore lui parler. Puis elle lui versa un verre de vin, et l’invita à trinquer avec elle, et le congédia aussitôt qu’il eut bu. Ce vin était un soporifique puissant, qui le fit dormir ccmme un rocher toute la nuit.

Mais son valet de chambre, qui couchait dans un cabinet à côté de lui, ne dormait pas d’un sommeil aussi profond. Vers minuit, il fut réveillé par des plaintes et des gémissements. Il crût d’abord qu’ils provenaient de la malade ; mais, en prêtant bien l’oreille, il entendit ces paroles :

— Ah ! mon pauvre enfant, que ta mère est malheureuse, et que tu es à plaindre toi-même ! Ma marâtre m’a enfoncé dans la tête une épingle noire, qui lui a été donnée par une sorcière, et, par la vertu de cette épingle maudite, je suis devenue un petit oiseau bleu. Et je resterai sous cette forme jusqu’à ce que l’épingle m’ait été retirée de la tête. Mais qui s’avisera jamais de cela ? Si du moins mon mari pouvait m’entendre ! Mais on lui a fait boire un soporifique, et il dort, à présent, comme un rocher. Bien plus, après m’avoir ainsi métamorphosée, la méchante a couché sa fille à ma place, dans mon lit, puis elle a dit que j’étais bien malade, et son intention est de me substituer sa fille, en faisant croire à mon mari que c’est la maladie qui m’a ainsi changée... Ah ! que je suis malheureuse ! Je viendrai encore te visiter les deux nuits qui suivront celle-ci, mon pauvre enfant, après quoi, si personne ne me délivre en me retirant l’épingle de la tête, je resterai pour toujours oiseau bleu, dans le bois !.. »

Et des cris et des gémissements à fendre l’âme, après quoi l’oiseau s’envola par la fenêtre.

C’était la pauvre Marie, qui venait ainsi visiter son enfant dans sa chambre. La marâtre et sa fille dormaient, et n’entendirent rien, pas plus que le malheureux père ; mais le valet avait tout entendu, et il était bien étonné, et se demandait ce que signifiait tout cela. Il n’osa en rien dire à son maître pour cette fois, de peur d’être traité de rêveur. Mais, la nuit suivante, la même scène se renouvela, et les plaintes et les gémissements de l’infortunée mère furent plus déchirants que la première nuit. Alors il se décida à tout raconter à son maître.

— Puisqu’elle doit encore revenir la nuit prochaine, tout n’est pas perdu, dit celui-ci, et j’entendrai moi-même ce qui se passera, car je me garderai bien de boire, cette fois, le vin que me présentera la diablesse.

La nuit venue, avant de se coucher, il alla, comme à l’ordinaire, demander des nouvelles de sa femme.

— Elle va mieux, lui répondit la marâtre ; mais vous ne pouvez encore la voir. J’espère, pourtant que pour demain tout danger sera passé, et que vous pourrez lui parler. Prenez un verre de cet excellent vin, et puis allez vous coucher tranquillement, et ne vous inquiétez de rien ; tout va bien, vous dis-je.

Et elle lui versa encore du soporifique. Mais il trouva moyen de le répandre par terre, sans qu’elle s’en aperçût, puis il lui souhaita le bonsoir et se retira dans sa chambre. Il ne se coucha pas ; il se tint sur pied, plein d’impatience et bien éveillé, cette fois. À minuit, l’oiseau bleu entra, comme les deux nuits précédentes, dans la chambre où se trouvait l’enfant dans son berceau, avec la marâtre et sa fille, qui dormaient profondément toutes les deux dans le même lit. Il recommença ses plaintes et ses lamentations de plus belle. Dès les premiers mots, l’époux de Marie reconnut la voix de sa femme, et, forçant la porte, il prit l’oiseau, lui retira l’épingle de la tête, et aussitôt sa femme se retrouva auprès de lui, sous sa forme naturelle, et aussi belle et aussi bien portante que jamais.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et pleurèrent de joie et de bonheur. Puis la mère couvrit aussi son enfant de larmes et de tendres baisers.

Cependant la marâtre et sa fille ronflaient toujours l’une à côté de l’autre ; mais un terrible réveil les attendait.

On envoya d’abord chercher la sorcière dans le bois qu’elle habitait, puis, quand elle eut été amenée, on fit chauffer un four à blanc, et la marâtre, sa fille et leur amie la sorcière y furent jetées, toutes vives, malgré leurs cris, leurs supplications et leurs menaces.

Marie et son époux vécurent ensuite heureux ensemble, et exempts de soucis et d’inquiétude, et le vieux roi étant venu à mourir peu après, son gendre lui succéda sur le trône[16].


(Conté par J.-M. Ollivier, charpentier, Touquédec, 1873.)



XV


le soldat qui délivra une princesse de l’enfer.



Il y avait une fois un vieux seigneur qui n’avait qu’un fils, nommé Goulven. Il avait aussi une jolie servante, nommée Lévénès, une honnête fille, et Goulven était amoureux d’elle. Lorsque Goulven eut vingt ans, son père lui dit un jour :

— Il est temps que tu songes à te marier, mon garçon ; je deviens vieux, et je voudrais, avant de mourir, te voir épouser une bonne et honnête fille.

— J’y songe tous les jours, mon père, et mon choix est déjà fait, répondit-il.

— Vraiment, mon fils ? Dis-moi donc son nom.

— Vous la voyez tous les jours, mon père.

— Je la vois tous les jours ?... Je ne sais vraiment ce que tu veux dire ; parle plus clairement : dis-moi son nom.

— C’est Lévénès.

— Lévénès ! la servante de ta mère ?

— Oui, mon père ; n’est-ce pas une honnête fille ?

— Mais, malheureux ! c’est une servante, et tu es de famille noble et ancienne ; je n’y consentirai jamais !

— Alors, mon père, je ne me marierai point.

La mère de Goulven aimait beaucoup sa servante, à qui elle reconnaissait toutes sortes de bonnes qualités, et elle insista tant auprès du vieux seigneur, qu’il finit par consentir à la laisser épouser à son fils ; mais il y mit néanmoins pour condition qu’ils quitteraient son château aussitôt après leur mariage, et n’y remettraient pas les pieds pendant qu’il serait en vie.

Le mariage se fit, et le vieux seigneur, pour ne pas y assister, partit en voyage.

Quand il revint, tout était terminé, et les deux jeunes mariés étaient allés habiter la ville de Tréguier.

Au bout d’un an environ, Goulven retourna un jour à la maison, malgré la défense expresse de son père, espérant rentrer en grâce auprès de lui. Dès que l’irascible vieillard l’aperçut, il ne put se contenir :

— Malheureux ! s’écria-t-il, je t’avais bien recommandé de ne plus jamais reparaître devant mes yeux ! Malheur à toi !...

Et, saisissant son fusil, il en fit feu sur son fils ; mais l’arme éclata entre ses mains et le tua lui-même.

Comme Goulven était fils unique, le voilà à présent très-riche. Il fit enterrer son père avec toute la pompe et la solennité que demandait son rang, puis il alla chercher sa femme à Tréguier, pour la ramener au château. Mais, hélas ! il était loin de prévoir ce qui l’attendait à Tréguier : Lévénès était partie avec un beau capitaine, emportant tout ce qu’il y avait d’argent dans la maison. Ils étaient allés à Rennes, où le capitaine avait son régiment. Goulven en éprouva une très grande douleur, car il aimait sa femme. Après l’avoir vainement cherchée dans tous les pays, de désespoir il résolut de se faire soldat, et il alla à Rennes pour s’enrôler. Sans le savoir, il entra comme simple soldat (il ne voulait d’aucun grade) dans le régiment du capitaine qui avait enlevé sa femme. Il s’y lia avec un vieux grognard qu’on appelait Ancien-la-Chique, et qui était un honnête homme et un soldat exemplaire. Comme Goulven avait de l’instruction et du savoir-vivre, le capitaine le prit pour secrétaire ; il demanda que son ami Ancien-la-Chique devînt aussi domestique du capitaine, ce qui lui fut accordé.

Dès que Lévénès vit son mari, elle le reconnut, et elle dit, tout effrayée, au capitaine :

— Nous sommes perdus ! Savez-vous qui est votre secrétaire ?

— Non, vraiment, Qui donc peut-il être, pour vous effrayer de la sorte ?

— C’est mon mari !…

— Votre mari !... Ce n’est pas possible !...

— C’est lui, vous dis-je, et il faut nous débarrasser de lui sur le champ. Voici comment il faudra s’y prendre. Vous inviterez vos amis à dîner demain, et vous inviterez aussi votre secrétaire. Ma femme de chambre lui glissera adroitement un couvert d’argent dans sa poche, pendant le repas, et il sera arrêté comme voleur et condamné à être fusillé.

Le capitaine approuva ce plan. Il fit les invitations sur le champ, et le secrétaire écrivit les lettres. Quand il les eut terminées, le capitaine, pour lui témoigner sa satisfaction, l’invita aussi verbalement. Il s’excusa d’abord, disant qu’il ne lui convenait pas, à lui simple soldat, de manger avec ses chefs. Mais, cédant enfin aux instances du capitaine, il accepta, à la condition que son ami Ancien-la-Chique serait aussi du repas, ce qui lui fut accordé.

Quand Goulven reconnut sa femme, assise à table à côté de son capitaine, le sang lui monta à la tête, et il faillit éclater ; mais il se contint, remettant sa vengeance à un moment plus opportun.

Vers la fin du repas, la femme de chambre entra, tout effarée, dans la salle à manger, en criant :

— Madame, madame ! il manque un couvert d’argent, le vôtre, le plus beau !

— Personne ne sortira que le couvert n’ait été retrouvé ! dit alors le capitaine ; et comme je ne vois ici que deux personnes capables de commettre une pareille indélicatesse, je puis dire, à coup sûr, où l’on retrouvera le couvert.

Et montrant du doigt Goulven et Ancien-la-Chique :

— C’est sur un de ces deux hommes. Qu’on les fouille à l’instant !

La femme de chambre plongea la main dans la poche de Goulven, et en retira le couvert qu’elle y avait introduit elle-même.

— Qu’on mène cet homme au cachot, pour être fusillé demain ! cria alors le capitaine.

Et le pauvre Goulven fut conduit au cachot, malgré ses protestations.

Ancien-la-Chique, dans la nuit, se rendit auprès du geôlier et le pria d’avoir pitié de son ami, qui était innocent de ce qu’on lui reprochait. Il le supplia en pleurant, et lui offrit une grosse somme d’argent, s’il voulait le mettre en liberté ; mais le geôlier fut insensible à ses prières, à ses larmes et à ses offres d’argent. Alors le vieux soldat résolut de passer la nuit au pied de la tour.

Comme il était là à pleurer et à se désoler, il vit venir à lui une petite vieille, appuyée sur un bâton, qui lui demanda :

— Qu’avez-vous à pleurer de la sorte, mon pauvre homme ?

Ancien-la-Chique lui conta tout, et elle lui dit :

— Eh bien ! si ce n’est que cela, consolez-vous, et faites comme je vous dirai, et vôtre ami vous sera encore rendu. Demain matin, il sera fusillé, comme on vous l’a dit, puis on l’enterrera. Quand la nuit sera venue, vous vous rendrez dans le porche de l’église, et vous trouverez là, dans un coin, une herbe que j’y aurai déposée. Vous prendrez cette herbe et irez alors déterrer le corps de votre ami. Quand vous l’aurez retiré de la terre, vous lui mettrez cette herbe sous le nez, et, au bout de quelques instants, il étenuera et reviendra à la vie. Vous vous enfuirez alors en Angleterre, sans perdre de temps.

Ancien-la-Chique remercia la vieille, qui se retira au même moment.

Le lendemain matin, Goulven fut retiré du cachot, pour être fusillé. Ancien-la-Chique le suivit en pleurant. Il reçut trois balles dans le cœur et fut enterré sur le lieu même. Vers minuit, son vieux camarade se leva, sans faire de bruit, prit une bêche et alla le déterrer, muni de l’herbe qu’il trouva dans le porche de l’église, comme le lui avait dit la vieille femme. Quand il eut retiré le corps de la terre, le voyant roide et glacé, il douta de la possibilité d’y ramener la vie. Il lui passa cependant l’herbe sous le nez, et il remua ; la seconde fois, il éternua, et la troisième il ouvrit les yeux et dit :

— Comme j’ai bien dormi !

— As-tu souffert ? lui demanda son vieux camarade.

— Souffert? Non, vraiment ; j’ai fait le plus beau rêve du monde, et je me trouvais on ne peut plus heureux où j’étais.

Il ne se rappelait rien de ce qui s’était passé : Ancien-la-Chique lui raconta tout, et alors, sans perdre un moment, ils se dirigèrent vers la mer, s’embarquèrent et passèrent en Angleterre. Arrivés là, Goulven s’engagea dans l’armée du roi des Anglais, et Ancien-la-Chique retourna en France, à son régiment.

Goulven était un soldat exemplaire, et son capitaine anglais l’aimait beaucoup. Cela excita la jalousie des autres soldats, et ils cherchèrent les moyens de le perdre. Il y avait dans la ville de Londres, non loin du palais du roi, une vieille église où l’on mettait un factionnaire toutes les nuits ; et tous les matins, quand on venait pour le relever, on le trouvait mort. On s’entendit pour demander au capitaine que Goulven y fût aussi envoyé à son tour, comme les autres. Le capitaine fut obligé de céder, bien qu’à regret, et Goulven fut désigné pour aller monter la garde dans la vieille église. Il se munit d’un flacon d’eau-de-vie et partit, quand l’heure fut venue. Il se mit à se promener d’un bout à l’autre bout de l’église, l’oreille au guet, les yeux bien ouverts et l’arme au bras. Il faisait clair de lune. Tout d’un coup, il vit apparaître à côté de lui, sans qu’il sût d’où elle était venue, une petite vieille, appuyée sur un bâton (c’était la même qui avait procuré l’herbe merveilleuse à Ancien-la-Chique).

— Eh bien ! mon pauvre garçon, dit-elle, te voilà bien embarrassé et bien inquiet !

— Oui, en vérité, grand’mère, bien que je ne sois pas un poltron, répondit Goulven.

— Rassure-toi, mon fils ; je viens à ton secours.

— Prenez une goutte de cette liqueur, grand’mère, pour vous réchauffer le sang.

Et Goulven versa plein le verre d’eau-de-vie ; mais, comme il n’y avait qu’un verre, la vieille lui dit :

— Je veux trinquer avec toi, mon fils, et tu n’as qu’un verre.

— Je n’en ai qu’un, en effet, répondit Goulven ; mais buvez d’abord, et puis je boirai après vous.

Mais la vieille alla à l’autel, y prit le calice et dit à Goulven :

— Verse-m’en là-dedans.

Goulven remplit le calice d’eau-de-vie ; ils trinquèrent, et la vieille avala tout d’un trait. Se sentant alors ragaillardie, elle parla de la sorte :

— Écoute-moi, mon fils ; aie confiance en moi ; fais bien exactement ce que je vais te dire, et il ne t’arrivera pas de mal. Un peu avant le premier coup de minuit, tu te retireras dans ce confessionnal que voilà, et tu t’y tiendras bien caché, et sans faire le moindre bruit. Ne t’effraie pas de ce que tu verras ou entendras, et garde le plus profond silence, ou tu es perdu. La fille ainée du roi d’Angleterre a été emportée toute vivante par le diable, à cause d’un grand crime qu’elle a commis, et, toutes les nuits, elle revient ici et met en pièces le factionnaire qu’elle y trouve. Pour la sauver de l’enfer, il faut faire en sorte de lui échapper pendant trois nuits consécutives, et lui enlever avec la main, la troisième nuit, une de ses pantoufles de fer rouge. À celui qui réussira dans cette entreprise, le roi donnera sa couronne, avec la main de sa fille. Je viendrai chaque nuit te voir ici et te dire ce que tu auras à faire. Prends donc courage ; ne t’effraie de rien, et tu réussiras. Chaque épreuve ne durera, du reste, que le temps que mettront à sonner les douze coups de minuit.

La vieille disparut alors. Onze heures et demie sonnèrent un instant après. Goulven finit de vider le flacon d’eau-de-vie, pour se donner du courage, puis il se retira dans le confessionnal et attendit.

Au premier coup de minuit, il entendit sous terre un bruit effrayant, puis une dalle de pierre se souleva, et il sortit de dessous un grand jet de flamme, et au milieu du feu une jeune fille aux yeux enflammés, avec des serpents enlacés autour de son corps, et poussant des cris et des rugissements effrayants. Elle fit le tour de l’église, cherchant et furetant partout, en criant :

— Où donc est-il ? où est-il ? malédiction !...

Le douzième coup de minuit sonna, et elle disparut dans le gouffre, au milieu des flammes, en hurlant, et la dalle de pierre retomba bruyamment sur elle ; puis tout rentra dans le silence.

Goulven était près de mourir de frayeur dans son confessionnal. Il en sortit quand il vit qu’il n’y avait plus de danger, et se mit tranquillement à fumer sa pipe, pour attendre le jour. À cinq heures, le sacristain vint sonner l’Angelus, et il fut bien étonné de le trouver en vie, car, depuis longtemps, on ne retrouvait, chaque matin, qu’un cadavre horriblement mutilé.

Quand le roi apprit que le factionnaire de la dernière nuit était revenu sans mal, il le fit appeler, pour l’interroger. Goulven lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu, promit de tenter l’aventure une seconde fois, puis une troisième s’il en revenait la seconde, ainsi qu’il l’espérait bien, et le roi fut si content de lui, qu’il l’invita à dîner à sa table.

La nuit suivante, Goulven se rendit encore à l’église, avec un flacon d’eau-de-vie, comme la veille. Il attendait la vieille et commençait à s’impatienter, la croyant en retard, lorsque tout d’un coup elle parut encore à côté de lui. Ils trinquèrent encore ensemble, puis la vieille lui parla de la sorte :

— Tu as eu bien peur la nuit dernière, n’est-ce pas ? Eh bien ! cette nuit, tu en auras encore davantage. Voici ce qu’il te faudra faire. Au premier coup de minuit, la princesse viendra, mais plus furieuse et plus terrible qu’hier. Elle mettra en mille morceaux le confessionnal où tu t’étais caché ; mais, cette fois, tu te retireras dans l’escalier de la tour, et t’arrêteras sur la sixième marche. Quand elle aura fait le tour de l’église et mis le confessionnal en morceaux, en poussant des cris affreux, elle entrera dans l’escalier de la tour et commencera de monter les marches. Ne t’effraie pas pour l’entendre près de toi, car, au moment où elle posera le pied sur la cinquième marche, le douzième coup de minuit sonnera, et il lui faudra retomber dans l’abîme.

La vieille disparut alors, et Goulven alla se placer debout sur la sixième marche de l’escalier de la tour. Au premier coup de minuit, la dalle se souleva encore, et la princesse s’élança du gouffre, au milieu des flammes. Elle fit le tour de l’église, en criant et en hurlant, comme une bête féroce, puis, se jetant sur le confessionnal, elle le réduisit en poussière. Elle se précipita alors dans l’escalier de la tour, qu’elle remplit de feu. Goulven faillit s’évanouir et tomber de frayeur. Heureusement que le douzième coup de minuit sonna au moment où la princesse portait le pied sur la cinquième marche, et il lui fallut retourner aussitôt à l’abîme et s’y engloutir, en maudissant et en blasphémant Dieu.

Quand tout fut rentré dans le silence, Goulven redescendit de l’escalier, plus mort que vif ; il but un verre d’eau-de-vie, pour se réchauffer le sang, glacé par la frayeur, puis il se mit à fumer sa pipe, pour attendre le jour.

Il dîna encore avec le roi qui le combla d’éloges et de félicitations, et l’exhorta à monter là garde dans l’église pour la troisième fois.

— C’est bien mon intention, répondit Goulven, car je veux vous rendre votre fille, que vous avez perdue ; et si je ne le fais pas, nul autre ne le fera.

Goulven se rendit donc, pour la troisième fois, à l’église, quand l’heure fut venue. La vieille femme vint encore, comme les deux nuits précédentes, et lui parla de la sorte :

— Voici la dernière nuit, la dernière épreuve, et si tu en sors encore victorieux, comme je l’espère, tu épouseras la princesse que tu auras retirée de l’enfer, et tu seras roi d’Angleterre. Voici ce qu’il te faudra faire, cette fois : un peu avant le premier coup de minuit, tu te coucheras à plat ventre, au côté gauche de la dalle qui recouvre le gouffre, puis, quand la dalle se soulèvera et que la princesse paraîtra au milieu des flammes, tu saisiras lestement, de la main droite, la pantoufle de son pied gauche, et la jetteras dans l’abîme. Si tu y réussis, les feux s’éteindront à l’instant, et la princesse sera sauvée ; si, au contraire, tu ne réussis pas, la princesse t’entraînera avec elle dans l’abîme, et vous serez damnés tous les deux à jamais ! Te sens-tu le courage de tenter l’épreuve ?

— Je veux aller jusqu’au bout, répondit Goulven.

Ils trinquèrent encore, puis la vieille lui fit ses adieux et partit, en lui disant qu’il ne la reverrait plus.

Quand l’heure de minuit approcha, Goulven se coucha à plat ventre, au côté gauche de la dalle, et attendit. Au premier coup de minuit, il entendit un bruit épouvantable sous terre, puis la dalle se souleva et la princesse parut au milieu des flammes, comme à l’ordinaire. Goulven saisit lestement sa pantoufle de fer rouge, qui lui brûla la main, et la précipita dans l’abîme. Aussitôt les feux s’éteignirent, le gouffre se referma et la princesse cessa de souffrir et s’élança au cou de son sauveur, en s’écriant :

— Ah ! que Dieu te bénisse, car tu m’as sauvée du feu et des tourments de l’enfer ! Je suis la fille du roi d’Angleterre. Viens avec moi trouver mon père, pour qu’il me donne à toi pour épouse et te mette sur la tête sa propre couronne, la couronne d’Angleterre !

Et ils se rendirent ensemble auprès du vieux roi, qui fut si heureux de revoir sa fille, qu’il croyait perdue pour jamais, qu’il en pleura de joie. Il mit la main de la princesse dans celle de son sauveur, posa sa couronne royale sur la tête de celui-ci, et donna l’ordre de sonner toutes les cloches de la ville, en signe de réjouissance, et de faire immédiatement les préparatifs de la noce. Il y eut des festins, des fêtes et des réjouissances publiques, dans tout le royaume, pendant un mois entier.

Au bout de quelque temps, Goulven, que nous nommerons à présent le roi d’Angleterre, désira venir en France, avec sa femme pour faire visite au roi. Ils partirent avec une nombreuse suite. Le roi de France les reçut avec pompe et solennité, et ordonna une revue générale. Le roi d’Angleterre, en passant dans les rangs, reconnut son vieux camarade Ancien-la-Chique. Il s’arrêta devant lui et dit à son capitaine (qui était le même, celui qui lui avait enlevé sa première femme) :

— Comment, capitaine, pourquoi ce vieux serviteur-là n’est-il pas décoré ? Je suis sûr qu’il l’a mérité plus d’une fois.

Et détachant sa propre croix, il la donna au vieux grognard en lui disant :

— Prenez, mon brave ; je veux vous décorer de ma propre main...

Voilà tout le monde étonné, et Ancien-la-Chique lui-même, car il ne reconnaissait pas son ancien camarade.

Avant de quitter la France, le roi d’Angleterre voulut offrir un repas à tous les officiers de l’armée, depuis le grade de capitaine. Ceux qui étaient mariés étaient priés d’amener aussi leurs femmes. Ancien-la-Chique fut également invité, comme nouveau décoré. Le festin fut magnifique.

Au dessert, le roi de France dit :

— Qui nous contera quelque plaisante histoire, avant de nous lever de table ?

— Moi, dit le roi d’Angleterre. Je veux vous conter un rêve que j’ai fait, la nuit dernière, un singulier rêve, comme vous allez voir. J’ai donc rêvé que j’étais natif de la petite ville de Tréguier, en Basse-Bretagne, et que je m’étais marié à une servante, contre le gré de mon père. Cette femme, dont je croyais avoir fait le bonheur partit un jour pour Rennes, avec un capitaine. Comme je l’aimais, je partis à sa recherche et, arrivé à Rennes, je m’engageai comme simple soldat dans le régiment de ce beau capitaine. Ma charmante femme me reconnut et chercha le moyen de se débarrasser de moi. Elle donna un jour un dîner à quelques officiers et amis de son mari, et m’y fit inviter aussi. Pendant le dîner, une servante, qui avait reçu des ordres en conséquence, introduisit adroitement et sans que je m’en aperçusse un couvert d’argent dans la poche de mon habit, puis elle s’en alla et revint tôt après dans la salle en criant : « Madame, il y a des voleurs chez vous ! On vient de dérober votre couvert d’argent !… » Le beau capitaine se leva alors et dit : « Il faut que le couvert se retrouve avant que personne sorte ; d’ailleurs, je ne vois ici qu’un homme qui soit capable d’une pareille indélicatesse... » Et on me fouilla, et on trouva le couvert dans ma poche. Je fus immédiatement jeté dans un cachot puis condamné à mort et fusillé...

Tout le monde écoutait avec la plus grande attention ; mais le capitaine et sa femme pâlissaient à vue d’œil et ne paraissaient pas être à leur aise. Le roi d’Angleterre, qui les regardait de temps en temps, s’en aperçut et dit :

— Tout ceci, comme je vous l’ai dit en commençant, n’est qu’un rêve, et personne ne doit s’en inquiéter, ni y attacher plus d’importance qu’on n’en donne ordinairement aux rêves. Je continue donc. Je fus condamné à être fusillé et exécuté. Mais, un vieux soldat, un brave camarade que j’avais, et que je voudrais bien retrouver quelque jour, me déterra pendant la nuit et me rappela à la vie, avec je ne sais quelle drogue...

— C’est vrai ! Il me semble connaître cette histoire-là ! ne put s’empêcher de s’écrier Ancien- la-Chique.

Le capitaine et sa femme se levèrent pour sortir, prétextant une indisposition.

— Je désire que personne ne sorte avant que j’aie terminé mon histoire ; j’ai du reste bientôt fini, dit le roi d’Angleterre.

Et il continua ainsi :

— Je passai alors en Angleterre, et je m’y engageai dans l’armée. J’eus le bonheur de rendre service à la princesse fille du roi des Anglais, que voici, — et il montrait sa femme, — et son père, pour m’en récompenser, m’accorda la main et me posa lui-même sa couronne sur la tête. Puisque Dieu, de si bas, m’a élevé si haut, mon devoir est de punir, à présent, les méchants comme ils le méritent, et de récompenser les bons.

Le capitaine et sa femme tombèrent à genoux en criant :

— Grâce ! grâce ! Au nom de Dieu, laissez-nous la vie !...

— Ah ! mon beau capitaine, ah ! ma charmante et fidèle épouse, vous ne vous attendiez pas à me revoir, n’est-ce pas ? après m’avoir fait fusiller et enterrer ! Mais Dieu, qui veut que chacun soit payé selon ses œuvres, m’a conduit ici pour vous juger et vous récompenser comme vous le méritez.

Et les montrant du doigt aux valets, qui écoutaient en silence et saisis d’étonnement, comme tout le monde :

— Faites chauffer un four à blanc, et qu’on y jette ces deux criminels !...

Ce qui fut fait.

Se jetant alors au cou d’Ancien-la-Chique :

— Et toi, mon vieux camarade, mon fidèle ami, tu viendras avec moi en Angleterre, et tu seras général en chef de mes armées.

Alors ils prirent congé du roi de France et de sa cour et retournèrent en Angleterre, et depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.


(Conté par Hervé Colcanab, maçon à Plouaret,
janvier 1869.)



  1. Ce passage est évidemment incomplet et altéré : d’abord on n’y trouve que deux conseils, au lieu de trois qui sont annoncés ; encore sont-ils fort vagues, le second du moins.
  2. C’est probablement ici le troisième conseil de son maître en le quittant : commencer toujours par le signe de la croix, quoi qu’il voulût faire.
  3. Voir dans mes Guerziou Breiz-Izel, tome I, page 85, un épisode semblable, sous le titre de : Les trois femmes coupables.
  4. Diminutif de Guillemettic, petite Guillemette.
  5. Ce conte doit être d’origine orientale. Le procédé qui y est employé pour faire voyager les personnes par les airs, à leur insu, semble imité du conte des Mille et une NuitsLa Lampe d’Aladdin — où l’on voit un génie qui transporte de la même manière la princesse Badroulboudour du lit de son époux dans celui d’Aladdin. — Un épisode semblable se trouve aussi dans le Prince Camaralzaman, du même recueil.
  6. Dieu intervient souvent, dans les récits populaires, sous les traits d’un vieillard vénérable, pour donner des conseils, et bien que le conte ne le dise pas d’une manière précise, c’est sans doute lui qui s’offrit à François Kergargal sous cette forme.
  7. Dans nos poésies et récits populaires, le mot planelenn, planète, est fréquemment employé dans le sens de sort, destinée.
  8. Nos paysans bretons sont généralement assez fatalistes dans leurs croyances et plusieurs récits de ce recueil en font foi. Ils croient à l’influence des astres, des étoiles, de la lune, et à une destinée inévitable avec laquelle chacun de nous viendrait sur la terre.
  9. Le mot breton ronfl signifie ogre.
  10. Jusqu’ici, c’est le conte du Petit-Poucet de Perrault, avec quelques variantes, — Une autre fable commence à partir de cet endroit. — Nos conteurs populaires ont l’habitude d’ajouter ainsi deux ou trois fables à la suite l’une de l’autre, pour allonger leurs récits et en augmenter l’intérêt. — La fable du Petit-Poucet est très-répandue dans nos campagnes ; mais je ne l’ai jamais trouvée seule.
  11. Je crois qu’il serait plus naturel de faire intervenir en cette occasion la sainte Vierge qu’une sorcière, qui n’a nullement à se louer de la conduite de Jeanne à son égard, et ma conteuse a peut-être altéré ce passage. Quoi qu’il en soit, je donne scrupuleusement son récit, sans y rien changer.
  12. Le recueil de M. Paul Sébillot (Contes populaires de la Haute-Bretagne) contient une version intéressante du même conte, sous le titre de La Fille aux bras coupés, page 105.
    Dans la Clé des champs ou les enfants parisiens en province, de Mlle  Marguerite de Belz, on trouve aussi un conte provenant de la Cornouailles, et dans lequel il est question d’une jeune fille que son frère a abandonnée dans la forêt, après lui avoir coupé les deux bras. Il en est puni, car une épine qui lui est entrée dans le pied devient un grand arbre. La sœur, après diverses aventures, revient chez son frère et lui enlève l’épine devenue monstrueuse.
    Dans une légende qu’on lit dans les Veillées allemandes des frères Grimm, volume II, page 120 de la traduction de M. Héritier de l’Ain, 1838, et qui semble empruntée à Vincent de Beauvais, on attribue à Hildegarde, une des femmes de Charlemagne, une aventure qui, sur certains points, ressemble à celles de la Bonne femme de nos contes bretons. Il y est dit, en effet, que Talaud, frère de Charlemagne, pendant une des fréquentes absences du grand empereur, essaya de séduire Hildegarde. Mais celle-ci résista, renferma Talaud dans une tour et, au retour de Charlemagne, Talaud l’accusa d’avoir mené une vie déréglée et scandaleuse. Charlemagne ordonna à ses serviteurs de la conduire dans une forêt et de l’y abandonner, après lui avoir arraché les deux yeux. Un noble chevalier rencontre la reine avec ses deux bourreaux, la délivre de leurs mains et leur donne son chien, à qui ils arrachent les yeux pour les porter au roi, en signe de l’accomplissement de son ordre.
    Hildegarde se réfugia à Rome, où elle étudia la médecine et y acquit une grande célébrité.
    Cependant, Dieu punit Talaud par la cécité et la lèpre, et personne ne pouvait le guérir. Charlemagne alla avec lui à Rome consulter Hildegarde, sans qu’ils la reconnussent. Talaud confessa son crime au pape, et Hildegarde le guérit alors, et Charlemagne la reprit pour épouse.
    Un mystère breton en trois actes et en vers, intitulé la Vie de sainte Hélène, offre aussi des ressemblances avec notre conte, qui semble l’avoir inspiré. Ce mystère a été imprimé en 1862, chez Legoffic, à Lannion ; mais, longtemps avant cette époque, on le trouvait à l’état de manuscrit et de tradition orale, dans les fermes et les manoirs de l’arrondissement de Lannion.
    Dans la première livraison de la Revue de l’histoire des religions, 1880, page 141 et suivantes, M. Julien Vinson donne l’analyse d’un mystère basque roulant sur le même sujet, avec les mêmes ressorts, portant aussi le titre de Sainte Hélène, et qui a également de nombreux rapports avec notre conte.
    Les aventures si connues de Geneviève de Brabant ne sont pas aussi sans quelques ressemblances avec lui, ainsi que celles du Sire de Couci et de la Dame de Fayel, Gabrielle de Vergy.
  13. Dans les contes similaires, c’est ordinairement une marâtre qui favorise sa fille, laide et méchante, au détriment de la fille de son second mari, jolie, bonne et douce de caractère. Il y a sans doute altération du thème primitif de la part de la conteuse.
  14. Il me semble que la sainte Vierge de ce conte devait être originairement une fée.
  15. Cette substitution de petits chiens ou petits chats à des enfants nouveau-nés, faite par des marâtres ou des traîtres, en l’absence du mari qui est à la guerre, est très-fréquente dans les traditions populaires.
  16. On voit clairement que ce conte est d’origine païenne, et probablement orientale, et que des éléments chrétiens y ont été mêlés par les conteurs modernes.
    L’épisode final, celui de la métamorphose de la princesse en oiseau, se retrouve dans un autre conte breton de ma collection, avec cette différence que la métamorphose se fait sous forme de cane et qu’elle est due à des nains ou danseurs de nuit (danserrienn noz), mais toujours au moyen d’une épingle enfoncée dans la tête.
    Les marâtres qui veulent substituer leurs filles, laides et méchantes, à une princesse plus heureusement douée par la nature sont communes mes dans les traditions populaires, qui d’ordinaire ne sont pas tendres pour elles.
    Ce conte peut aussi être rapproché de l’Oiseau Bleu de Mme  d’Aulnoy.