Légendes corréziennes/Le Tisserand, le Tailleur et le Berger

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 57-134).


LE TISSERAND,
LE TAILLEUR ET LE BERGER


Baptiste était fils de Bénot le tisserand : il m’avait point appris l’état de son père ; mais il était platineur, c’est-à-dire qu’il confectionnait cette pièce du fusil qu’on appelle platine. C’est une des industries de notre pays de montagnes, où la terre ne peut occuper tout le monde. Et Baptiste y était habile, car c’était un garçon plein d’intelligence et bon travailleur. Il aimait depuis longtemps la fille aux Chérin, Mélie, une des plus braves et des plus jolies qu’il y eût alors dans le pays. Ces deux jeunes gens s’étaient fiancés, comme on fait souvent chez nous, par le seul fait du cœur, et de l’amitié qui les portait l’un vers l’autre. Sans savoir comment cela avait commencé (ils ne se le rappelaient point eux-mêmes) on les voyait toujours ensemble. Aux veillées d’hiver, Baptiste n’avait pas de tranquillité qu’il n’eût trouvé moyen de se placer auprès de Mélie. Il ne dansait point avec d’autres aux assemblées, et là, comme ailleurs, tant que Baptiste n’était pas encore arrivé, les yeux de la fillette jetaient à l’entour, de dessous leurs paupières baissées, de longs regards, qu’elle croyait bien abrités, mais qui faisaient sourire nos commères, se disant entre elles : — Voilà un nouveau ménage et qui ne sera pas le moins joli !

Par malheur, car il y a toujours du malheur au monde (et comme s’il n’y avait pas assez de celui qui vient d’accident, il y a les malheurs que les hommes se font), par malheur donc, en même temps qu’arrivaient les beaux vingt ans de Baptiste, arriva pour lui la conscription. Ils attendaient qu’elle fut passée pour se marier. Les amoureux, à raison de la fête qu’ils ont dans le cœur, ne croient guère à la male chance ; pourtant ce fut le mauvais lot que tira Baptiste. Quand il déplia le n° 3, le cœur lui manqua, et, s’appuyant contre la cloison, il resta tout étourdi, ne sachant plus où il en était, n’ayant qu’une idée, c’est qu’il était séparé de Mélie. Elle était là tout proche, au dehors, le cœur en peine, l’attendant ; mais il semblait au pauvre garçon, tout ébloui de chagrin, qu’il ne pourrait plus jamais la rejoindre et il voyait, longs comme une route qui irait d’un bout à l’autre du monde, sept ans de distance entre elle et lui.

Ce furent, comme toujours, des cris, des larmes, la désolation de toute la famille, sans compter les autres qui étaient frappées de même façon.

— J’ai passé par là, moi aussi, dit la Chambelaude, en écrasant une larme, qui était venue mouiller ses yeux, et je sais que lorsqu’on a élevé de son sang, de son cœur et de ses veilles, si malaisément, avec tant d’amour et de souci, un enfant jusqu à ses vingt ans, ce n’était pas, non ! pour jeter cette fleur de vie, ce cher fruit de tant de peines, sous les pieds des chevaux et dans la gueule des canons !

Il m’a toujours semblé, les jours de tirage, en voyant les pauvres conscrits transis et tout blêmes, et les parents crier autour d’eux, que nous sommes comme ces troupeaux qu’on mène à la boucherie et qui, inquiets et bêlants, s’y rendent tout de même, avec leur moutonnerie, sans chercher à s’échapper. Nous obéissons à cette habitude-là sans savoir pourquoi, sans le demander même, avec ce respect bête qu’on a pour les choses mystérieuses et qui viennent de loin. Ce que nous donnons ainsi, cependant, est le plus pur de notre sang et Le plus cher de notre âme ; mais les gens ne laissent point d’y consentir, et bien qu’ils aient à présent, à ce qu’on prétend, le gouvernement d’eux-mêmes, ils seront peut-être longtemps encore à s’aviser de savoir pourquoi ils se font tuer.

Je sais bien qu’on dit : c’est pour la défense du pays ; mais ce n’est pas vrai. Le plus souvent, c’est nous qui allons chez les autres, et ce n’est qu’à force d’être taquinés, que les autres viennent chez nous à leur tour. C’est donc pour le mal et non pour le bien, que nous nous laissons prendre nos pauvres enfants par des hommes que nous ne connaissons guère, sinon point du tout, et qui en ordonnent à leur idée, ne nous les rendant, — quand ils nous les rendent, hélas ! — que déshabitués de nos coutumes, débauchés et fainéants. Ah ! si c’était pour la défense du pays, à la bonne heure ! les mères elles-mêmes diraient les premières : En avant ! et vive la France ! On l’a bien vu dans la République, lorsque est parti de chez nous, pour courir à la frontière, un bataillon de vrais hommes, le bataillon corrézien, qui fit des merveilles à ce qu’on rapporte ; et ces conscrits-là n’avaient point la larme à l’œil, mais la flamme ; parce qu’ils combattaient, le sachant bien, pour la justice et le droit.

— Voila des idées révolutionnaires, dis-je en souriant à la Chambelaude.

Elle me répondit tranquillement :

— C’est bien possible.

Et tirant de sa quenouille un long fil, qu’elle tordit sur son fuseau, elle poursuivit son histoire.

Baptiste fit comme ils font tous, les pauvres enfants, ne pouvant faire autre chose. Il se roidit contre le sort et voulut être plus fort que lui.

— Sept ans, c’est bien long, mais dans sept ans je serai le même et Je reviendrai. Tu m’attendras ? dit-il à Mélie.

Elle promit, la pauvre âme, se croyant sûre de ce qu’elle disait.

Ils devaient s’écrire, et en effet, quinze jours après le départ de Baptiste, les Bénot reçurent une lettre où il y en avait une incluse pour Mélie, que la Bénotte lui envoya tout de suite par son petit. De même Mélie, quand elle répondit, porta sa lettre chez les Bénot. C’est ainsi que ça se pratique chez nous, où l’on regarde fort à toute dépense qui se pourrait éviter, ne fût-elle que d’un centime. Il y avait longtemps que les Bénot avaient accepté Mélie pour leur bru, quoiqu’ils ne s’en fussent guère souciés d’abord, attendu qu’ils étaient, eux, des gens d’état et tenant boutique, tandis que Chérin, le père de Mélie, n’était qu’un journalier, vivant à sa peine, et ne possédant rien qu’une petite maison, entourée d’un chétif jardin.

De fait, à partager ça entre les six enfants qu’ils étaient, pour chacun, ça ne faisait guère qu’une bouchée.

Cependant, comme la fille était riche de beauté, de santé et de bonne conduite, et que le garçon ne voulait entendre parler d’aucune autre, les Bénot avaient donné leur consentement, non sans rechigner un peu, Baptiste étant leur aîné, un brave enfant, et le bras droit de son père, avait grande influence à la maison.

Mais quand il ne fut plus là, peu à peu, tout doucement, la première idée reprit le dessus, et Mélie sentit bien qu’elle n’était plus accueillie comme auparavant.

Une année se passa ; Baptiste écrivit à peu près chaque mois, et toujours à Mélie en même temps qu’à sa mère. De son côté, Mélie répondait fidèlement. Mais, de plus en plus, la Bénotte se montrait de mauvaise humeur en remettant les lettres à la jeune fille. Quelquefois même, elle les lui faisait attendre, ce qui était grand’pitié ; car, pendant ce temps, la fillette pâtissait comme une âme en peine, et finissait, n’y tenant plus, par se rendre chez le tisserand, pour avoir des nouvelles de son fiancé.

Pour vous dire le dessous du jeu, la mère, qui aimait fort son garçon et d’autant plus tendrement depuis son départ, en était comme jalouse ; elle trouvait ses lettres bien courtes, n’en avait jamais assez et eût souhaité lire celles de Mélie. Mais celle-ci, dès qu’elle avait reçu son papier, qui lui semblait un trésor, s’ensauvait le lire dans un coin, et là, toute seule, affolée de joie et de tendresse, lisait, relisait, riait, pleurait, baisait la lettre à son aise, et y retournait chaque mot à sa façon ; car la pauvre fille adorait son fiancé. Depuis surtout qu’il était parti, elle en avait le cœur tout fondu d’amour ; elle craignait tout pour lui : la guerre, la dureté du métier, les fièvres, que sais-je ? Elle eût voulu le combler de bonheur, le dorloter de mille soins ; mais, ne lui pouvant donner que son cœur, le lui envoyait au moins dans ses lettres le plus qu’elle pouvait. Il n’est besoin de dire que le garçon répondait en même langage, et tout cela faisait grosse la lettre des amoureux, petite celle des parents, ce dont la mère était de plus en plus en colère.

Un jour que le facteur venait d’apporter la lettre de Baptiste, la Bénotte vit entrer chez elle un de ses voisins, du nom de Ruffin Marquet, mais que l’on appelait plus communément à cause de son état : le tailleur. C’était un homme long et maigre, qui avait les jambes grêles et le dos voûté. On le voyait toujours coiffé d’un bonnet de coton bleu, tout roide et la houppe en l’air, au-dessous duquel ses petits veux verts, fureteurs, malins, lançaient des regards crochus. Il n’était point bavard, malgré son état, mais sournois plutôt, et en pensait plus long qu’il n’en voulait dire. Bien qu’il eût passé trente ans, il n’était point encore marié, ce qui est extraordinaire dans notre pays ; les agaceries et les œillades ne lui manquaient pourtant pas ; car, outre qu’il était économe, voire même assez ladre, il avait du bien. Mais il n’avait tenu compte jusque-là d’aucune avance de mère ou de fille, et l’on commençait à croire qu’il mourrait dans la peau d’un vieux garçon, quand l’événement prouva que cette vilaine âme était ainsi faite qu’elle n’avait pu jeter son dévolu que sur le bien d’autrui.

— Vous venez de recevoir une lettre de votre enfant, dit-il à la Bénotte, qui relisait pour la seconde fois sa feuille de papier, — vraiment trop petite, — pendant qu’un gros paquet à l’adresse de Mélie était là sur la table, tout à côté.

— Oui, répondit-elle.

Et là-dessus, le tailleur se prit à lui faire mille et mille questions sur Baptiste, comme si celui-ci eût pu rapporter à ses parents, du matin au soir, tout ce qu’il faisait, en sorte que la mère eut à répondre si souvent qu’elle ne savait pas, qu’elle en fut de plus en plus mortifiée, et ce n’était que pour mieux attiser sa Jalousie que le tailleur agissait ainsi ; car il l’avait devinée. Tant à la fin, que la Bénotte se mit à pleurer, se plaignant de son fils, qui la délaissait pour une étrangère.

Le tailleur haussa les épaules.

— Comment pouvez-vous, dit-il, rendre si mauvais service à votre fils que de lui ménager avec tant de peine une fille qui n’a rien ? Il avait fait un choix d’étourdi, pur enfantillage, et quand le sort vient le délier, vous vous obstinez à lui conserver une femme, qu’à vingt-sept ans il se garderait bien de choisir, si, grâce à vos soins, il ne se trouvait pris dans son engagement, comme la caillé au trébuchet ! Et qui vous assure, d’ailleurs, que cette petite l’attendra ? Elle est coquette, ça se voit ; car elle sait s’attifer mille fois mieux que les autres filles, et se donner une grâce que les autres n’ont point. Il y en a plus d’un parmi notre jeunesse qui la regarde de près, et je n’ai point vu qu’elle s’en fâche ; car elle est trop avisée pour ignorer qu’on ne peut compter sur un soldat, soit qu’il ne revienne plus, soit qu’il revienne autre ; et n’y penserait-elle pas d’elle-même, le père Chérin l’y ferait penser ; car, l’autre jour, il murmurait de la voir soucieuse, et lui disait : — Tu mets toute ta jeunesse à la loterie ; c’est trop risquer. Quand tu auras vingt-six ans et qu’il reviendra, tu ne seras déjà plus si fraîche. Et s’il revient alors avec d’autres idées en tête, que feras-tu ? — Je vous le dis donc, Bénotte, tous les gens sages seront d’avis que vous n’agissez pas prudemment. Si c’était encore quelque beau parti, qui fût une richesse pour votre garçon, on dirait : s’ils courent des risques, au moins ça en vaut la peine ; mais pour en arriver tout simplement à le marier avec celle-ci plutôt qu’avec celle-là, c’est trop de souci à prendre ; les filles pauvres ne manquent point.

Il lui souffla aussi mille inquiétudes sur les Chérin. Ils marieraient bien leur fille, s’ils trouvaient, sans plus attendre ; mais si plus tard c’était Baptiste qui se dédit, ils n’auraient pour s’en venger assez de cris et d’injures. Car ils comptaient bien que Mélie serait le soutien de ses petites sœurs et petits frères, au nombre de quatre, lesquels, si le père venait à manquer, n’auraient, ainsi que la mère, d’autre recours.

Après, il s’en alla, lui laissant la tête à l’envers. Elle se dit bien : il a son idée. Pourquoi n’est-il venu compter tout cela ? Car d’un petit morceau de drap perdu, depuis sa dernière journée, et qu’il prétendait être venu chercher, elle avait bien vu qu’il se souciait fort peu. Cependant, les mauvaises idées qu’il avait jetées en elle, sa jalousie, plus forte que sa droiture, les garda. Si bien qu’à force de les ruminer en elle-même, elle en vint à être persuadée que le meilleur service qu’elle pût rendre à son garçon était de rompre son engagement avec Mélie. Comment ? C’est ce qui l’embarrassait. Mais le tailleur était là pour un coup de main.

— Pardieu, lui dit-il, un jour qu’ils en reparlèrent, vous êtes bien simple, la mère, soit dit sans vous offenser. N’est-ce pas vous qui recevez les lettres de votre enfant ? et n’est-ce pas à vous que Mélie remet les siennes ? la chose ne souffre donc pas de difficulté. Jetez les lettres au feu. Ça leur fera croire à de l’oubli et les fâchera l’un contre l’autre. On n’aime pas à être délaissée ; la petite voudra se revenger en se mariant, et vous en serez ainsi débarrassée.

La Bénotte n’eût pas été, à bien dire, une méchante femme, sans son naturel jaloux et son amour de l’argent, qui la poussaient à mal faire. Son premier mouvement fut de répondre au tailleur qu’il lui conseillait là une mauvaise action, et qu’elle ne la ferait pas ; mais toutefois ce mauvais conseil s’accordait si bien avec son penchant, qu’il se logea dans sa tête et n’en sortit point. Et comme un des plus grands rongeurs de l’honnêteté est l’accoutumance, qui va tout limant — à force de regarder cette mauvaise pensée, elle ne la trouva plus si laide et en eut moins peur. Si bien que le mois suivant, quand elle reçut de Baptiste une autre lettre, qui ne contenait pour les parents qu’un griffonnage tout petit et cinq ou six feuilles pour Mélie, un mouvement de colère acheva tout, et le pauvre paquet fut jeté au feu.

Elle en eut froid au cœur, après avoir fait cela ; mais il n’était plus temps ; et comme une mauvaise action est bien plus difficile à réparer qu’à faire, c’est pourquoi l’on s’y enfonce toujours de plus en plus, même en ayant du tourment et du regret. Vraiment, le cœur le plus dur se fût gonflé de pitié, quand Mélie, avertie par le facteur, vint chercher sa lettre et pâlit en apprenant qu’elle n’en avait point. Surprise, et n’y pouvant croire, elle restait là stupéfaite, attendant malgré tout, et enfin elle dit :

— Serait-il malade ?

— Il ne l’est point, répondit la mère durement ; seulement, il n’aura pas eu le temps de t’écrire, et nous dit de te faire ses compliments.

Là-dessus, Mélie s’en alla, toute roide et toute pâle, voyant à peine son chemin.

— Vous ai-je dit qu’elle habitait un village qui est au-dessus du Trainchat, de l’autre côté de la rivière ? Car ils n’avaient pas même une maison dans le faubourg.

Quand elle eut passé le moulin et se vit seule, alors son cœur éclata, et s’enfonçant dans le fouillis de sureaux, d’aunes et d’églantiers, qui garnit les roches au-dessus de la rivière, elle s’affaissa par terre et se mit à sangloter.

— C’est là qu’elle avait coutume de se détourner pour lire ses chères lettres, n’osant les ouvrir dans la ville ni dans le faubourg, et tant que les gens pouvaient la voir. C’était un endroit plaisant, tout sauvage, où la serpe ne passait point, car ce n’était à personne qu’aux oiseaux, et à toutes les petites bêtes qui se promènent dans l’herbe, ou la mousse, des bois. Le merle y sifflait sur les plus hautes branches, et le grillon y chantait au bord de son trou. Sur le penchant des rochers, l’été, abondaient la mûre et la framboise, et à cause de cela, bien que les bûcherons n’eussent point à faire dans ce lieu, les trouées n’y manquaient pas, et ce n’étaient çà et là que jolis sentiers recouverts, de la hauteur des fillettes qui passaient par là le dimanche, et des jeunes garçons, qui venaient y poser leurs piéges à lapins.

Quand donc Mélie, chargée de son trésor (j’entends de sa lettre), le cœur tout battant, arrivait à ce fourré, et qu’elle se voyait seule dans le chemin, bien vite, elle s’enfonçait là, jusqu’au bout le plus reculé, où elle rompait le cachet de sa lettre. C’était du vrai bonheur qu’elle buvait alors à longs traits, puis s’y reprenant, goutte à goutte, et elle seule aurait pu dire tout ce qu’elle avait semé là de pensers charmants, d’élans de cœur, de rêvasseries gentilles, sur les petites herbes et les petites bêtes, qui l’en aimaient comme une sœur. Il y avait là une vieille pierre, légèrement creuse et brodée de lichens gris, qui était la place de Mélie, et sur laquelle elle s’asseyait sans déranger rien ; le grillon, à côté, n’en chantait que mieux ; les bêtes à Dieu et les coccinelles venaient se poser sur ses genoux ; les rouges-gorges sautillaient autour d’elle ; les scarabées passaient à ses pieds ; chacun enfin continuait ses propres affaires, comprenant sans doute, puisque ce petit monde fait aussi l’amour et vit en famille, que ceux qui aiment ne font de mal à personne. Ce jour-là donc où Mélie n’avait point de lettre, elle ne laissa pas que d’entrer dans le fourré : car, si elle n’avait à cacher son bonheur, elle avait grand besoin d’abriter sa peine.

Ce n’est pas qu’il lui vint, à cette première fois, le moindre soupçon d’un changement de Baptiste. Elle n’y pensa pas. Ceux qui aiment bien croient de même fortement. Elle ne pleurait pour le moment que la lettre, qui était son bonheur d’un mois tout entier. Puis, revenant toujours à se demander com- ment et pourquoi Baptiste ne lui avait pas écrit, elle imaginait mille choses ; mais n’en trouvait aucune suffisante pour expliquer un aussi grand manquement. Aussi finit-elle par se dire qu’elle aurait sûrement une lettre le lendemain, et sur cette idée, essuyant ses larmes, elle rentra chez ses parents.

Mais la lettre n’arriva pas, quoique de jour en jour plus attendue et plus désirée : la pauvre fille en était consumée d’attente et d’ennui. On la voyait toute pâlissante et songeuse, pareille à l’arbre coupé, dont les feuilles sèchent et se replient. Elle voulut écrire à Baptiste ; mais la lettre des Bénot : était partie, du moins la mère le lui dit, en la recevant d’un air si bourru, que Mélie n’osa pas même demander l’adresse. Elle ne s’en était pas mise en peine, n’imaginant point en avoir besoin. Au bout de quelques jours, quand, bien décidée à écrire toute seule, elle retourna la demander, la Bénotte s’écria que c’était une chose ridicule de jeter l’argent comme ça par les fenêtres ; que quatre sous valaient bien d’être épargnés, et que la mauvaise ménagère qui n’avait souci des liards, faisait arriver bien vite la fin des écus. Elle ajouta quelques mots de raillerie sur ce qu’il y avait des filles plus impatientes que les galants, et finit par tourner le dos à Mélie.

Mélie s’en revenait, bien honteuse et bien tourmentée, quand, passant devant la boutique du tailleur, elle le vit qui sortait, un paquet sous le bras, et qui se mit à marcher devant elle, sans même l’avoir regardée. Ainsi s’en allèrent-ils, à la suite l’un de l’autre, jusqu’aux dernières maisons de la ville ; et là, dans le chemin creux, en avant du pont, le tailleur s’étant arrêté pour retrousser le bas de son pantalon, car les pluies d’automne commençaient, et il faisait de la boue, Mélie passa devant lui, et de son air triste lui dit bonjour, comme on ne peut manquer de faire quand on se rencontre. Ce fut alors seulement qu’il fit mine de l’apercevoir, et que, l’ayant rattrapée, il lui demanda si elle n’était pont malade, car elle était blanche comme une reine des prés. La fillette rougit et ne sut que dire, sinon balbutier qu’elle se portait bien.

— Eh ! ma pauvre ! dit alors le vieux coquin, feignant une grande compassion, il ne sert à rien de nier ; on voit assez où le bât vous blesse. En vérité, c’est un grand malheur pour une fille honnête et sage que de s’attacher à un gars qui court le monde ; car il se passe tant de choses au dehors d’ici, que ni vous ni moi ne pouvons savoir ! La Jeunesse est légère, et facilement détournée du bon chemin. C’est un terrible état que le militaire ! les meilleurs s’y gâtent. Et comment feraient-ils, quand les camarades n’ont d’autre visée que de les entraîner dans toutes sortes de mauvaises pratiques ? Il n’y a pas à dire, on fait comme les autres, sans quoi l’on est tourmenté et vilipendé. Pour lors, une fois dans les mauvaises habitudes, on y prend goût, on n’a plus le courage d’en sortir et l’on y reste. Hélas ! j’en ai tant vu comme cela !

Il se mit alors à lui raconter toutes sortes d’histoires d’un tel et d’un tel, qui, après leur temps de service, n’avaient pas pu se remettre à vivre comme auparavant, et avaient fini par quitter le pays, en y laissant mauvais souvenir ; d’aucuns, partis courageux et sages, qui étaient revenus bambocheurs et paresseux ; d’un tel enfin, dont la bonne amie était demeurée vieille fille, pour l’avoir trop fidèlement attendu.

— Et de fait, monsieur, toutes ces histoires-là sont vraies, et vrai de même que le métier n’est point bon à faire d’honnêtes travailleurs.

Quand le tailleur vit la pauvre fille si gorgée de dépit et de chagrin qu’elle en étouffait, il finit par lui conseiller amicalement d’écrire à son amoureux le plus souvent qu’elle pourrait, afin de l’encourager dans son souvenir.

Quoique cet homme ne plût point à Mélie, non plus que le souci qu’il prenait de ses affaires, elle ne put résister au désir de savoir de lui, s’il se pouvait, l’adresse de Baptiste, et comme elle avait retenu seulement le nom de la ville, Arras, elle demanda comment le nom s’écrivait.

Probablement que le tailleur s’attendait à la chose, et que c’était là même qu’il en voulait venir, puisqu’il se hâta de la renseigner tout de travers. Mélie aurait mieux fait d’aller trouver le maître d’école ; mais les fillettes sont honteuses, surtout en ces affaires-là ; le tailleur passait pour un homme instruit, et Mélie n’eut point de soupçon. Elle tira donc de sa poche le morceau de papier blanc, qu’elle avait eu soin de prendre, avec un crayon, et le tailleur écrivit dessus le nom de la ville avec des lettres qu’il ne fallait point, en sorte que ce nom devint comme une personne déguisée, que ses meilleurs amis ne peuvent reconnaître. De plus, il mit au bas de l’adresse le nom d’un autre département, qui est juste à cent lieues d’Arras, — et voilà ce que peut coûter l’ignorance aux simples, et comme ils se trouvent à la merci des plus avisés.

C’était une vilaine action d’abuser ce pauvre cœur. Mais le tailleur savait bien ce qu’il faisait et pourquoi. À l’ordinaire, quand nous faisons mal, c’est plutôt faute de courage, ou d’avisement ; il y a pourtant des âmes, pareilles à celles des démons, qui sèment pour leur récolte la perte d’autrui. Est-il donc étonnant qu’à ces âmes-là mal arrive, et que leurs confrères de l’autre monde leur jouent quelque tour ?

Pour nous autres, nous croyons que les bons génies sont avec les bons humains, et que les mauvais génies se tiennent avec les méchants. On n’entend point parler de fièvres dans un endroit sain ; on ne trouve point de santé dans les marécages, et qui se ressemble s’assemble, comme on dit.

Mais, le danger des mauvaises fréquentations, Mélie le connut au sortir de cet entretien, comme avait fait la Bénotte. La même croyance n’était plus dans son cœur ; un mauvais souffle y avait passé. L’idée que son Baptiste pouvait changer lui était venue. Comment l’aurait-elle chassée, n’ayant aucune explication du silence de son amoureux, tandis que cette idée-là, quoique bien cruelle, expliquait tout.

Pourtant, elle se fâcha d’avoir de pareilles pensées ; l’amour et la confiance ne pouvaient s’en aller si vite, et tenaient bon. Elle connaissait bien Baptiste. Baptiste était un homme brave, ce qui ne veut pas dire dans notre langage un homme guerrier, mas honnête, et comme qui dirait brave aux choses de la vie, ce qui est plus beau que de l’être à celles de la mort. Il savait ce qu’il voulait ; si jeune qu’il fût, on l’écoutait dans le pays et dans sa famille. Ce n’était point un de ces hommes dont l’esprit change aisément. Plus elle y pensait, plus elle reprenait confiance, honteuse d’avoir un moment douté. Mais toutefois, le poison était entré dans son sang ; il revenait de temps en temps lui mordre le cœur ; elle n’était plus croyante comme avant d’avoir pensé le mal.

Mélie écrivit donc, sous l’adresse indiquée par Je tailleur, une lettre, qui porta je ne” sais où les plaintes et l’espoir de son pauvre cœur ; puis elle se reprit à attendre.

Elle n’attendit pas longtemps ; la lettre de Baptiste arriva cette fois plutôt qu’à l’ordinaire. Mélie en fut informée par une voisine, et envoya de suite sa petite sœur chez les Bénot. Mais l’enfant ne rapporta que cette seule parole : Baptiste te fait ses compliments ; il se porte bien.

Il n’y avait rien à quoi Mélie crût plus fortement qu’à l’amour et à l’honnêteté de son fiancé. Aussi, quand, oyant ce rapport, elle se vit comme abandonnée, fut-elle un moment sans plus croire à rien ; elle vit les murs autour d’elle tourner, et il lui sembla que le monde avait changé de nature, et qu’elle était le jouet de quelque magie. Quand elle se fut un peu remise, elle changea de fichu et de tablier, pria sa mère de prendre patience, et s’en fut elle-même chez les Bénot. Comme d habitude, le père était à son métier, dans la chambre basse ; mais elle trouva la mère devant la cheminée, appuyée sur le landier, et qui ne faisait rien, que regarder la clarté du feu, d’un air sombre.

En apercevant Mélie, une fureur passa dans ses yeux :

— Que viens-tu demander encore ? s’écria-t-elle. Ai-je pas déjà dit ce qu’il y avait pour toi ?

— Il faut que je sache pourquoi Baptiste ne m’écrit plus, répondit la jeune fille, si désolée qu’elle n’avait plus honte. Je veux le savoir.

— Tu veux ! Ah ! tu veux ? Eh bien en voilà une éhontée ! Penses-tu que mon garçon n’a que ça à faire de t’écrire des choses d’amour ? N’a-t-il pas raison de songer à sa famille plutôt qu’à toi, qui, après tout, ne lui est de rien ?

— Je ne sais pas ce que vous avez contre moi, reprit Mélie, fondant en larmes. Dites-moi des injures, si cela vous plaît, mais donnez-moi des nouvelles de Baptiste ! Je vous en supplie ! Il y a quelque chose, pour qu’il ne m’écrive plus, quelque chose de bien étrange ! Ne vois-je pas que vous avez les yeux rouges, et que vous étiez là sans bouger, comme dans une tristesse ? Qu’est-il arrivé ? Dites ! ah dites-le-moi !

Mais alors la Bénotte devint tremblante et s’écria qu’elle n’avait rien et que Mélie l’injuriait.

De fait, elle fit tant de bruit et pleura tant, qu’on n’aurait pu croire qu’elle n’eût à se plaindre, si l’on ne savait que ceux-là surtout se sentent malades qui ont fait le mal. Et là-dessus, le mari vint, et comme c’est un homme colère, il fut injurieux pour Mélie, sans savoir pourquoi, et lui donna ordre de s’en aller. Il faut dire qu’à force de respirer le mauvais sentiment de sa femme contre Mélie, il en était, lui aussi, venu à lui vouloir du mal, sans autre raison. La pauvre, donc s’en alla, ne comprenant qu’une chose à cette aventure : c’est que ces gens ne voulaient plus d’elle ; et de toutes les paroles du père n’ayant gardé que celle-ci : — Mon garçon se plaint de toi.

Qu’avait-elle fait, bon Dieu, que l’aimer de toute son âme, et cent fois plus qu’il n’était besoin pour son repos ? Baptiste se plaignait d’elle aux autres ! Et sans lui donner un mot d’explication, il l’abandonnait ! C’était à ne plus rien comprendre aux choses de ce monde. La tête lui tournait ; il lui vint toutes sortes d’idées, comme d’aller trouver Baptiste, fût-il au bout de la France, pour lui demander ce qu’il avait à ne plus l’aimer ; elle y pensa plus d’une fois, et, dans l’émotion de son cœur, le faillit faire. Sa fierté de fille la retint pourtant. Ne sachant où donner de la tête, elle alla trouver M. le curé.

— Il se plaignait d’elle, en effet, le pauvre Baptiste, qui souffrait pareil chagrin, puisque les lettres de Mélie lui manquaient également. Bien que cette fois, comme toujours, il en eût écrit long à sa fiancée, la lettre à ses parents n’était encore pleine que de cet ennui ; et c’est cela qui avait tant remué le cœur de la mère et sa conscience. Malgré sa jalousie, elle ne pouvait s’empêcher de souffrir du mal de son fils, surtout en étant la cause ; mais le moyen d’avouer ce qu’elle avait fait ? Et puis, elle avait lu, avant que de la brûler, la lettre de Baptiste à Mélie, et il y avait dedans tout à la fois une si grande douleur et une si forte amitié, que la mauvaise âme en avait été encore plus malheureuse et plus enragée.

— S’il se marie avec cette fille-là, se dit-elle, nous autres ne lui serons plus de rien.

De sorte que, tout en éprouvant la honte et le regret de sa vilenie, elle détestait Mélie de plus en plus, faisant comme tous les méchants qui, ne voulant, ou ne pouvant, se détester eux-mêmes, s’en prennent toujours de leurs propres fautes à ceux dont la vue leur est un reproche et un remords. C’est pour tout cela que Mélie l’avait trouvée devant son foyer, à l’heure où les ménagères n’ont le temps d’être songeuses.

Pour en revenir à notre Mélie, elle s’en alla chez le curé, auquel, avec bien des larmes et des sanglots, elle conta l’affaire, comme en confession, ayant l’idée que peut-être il comprendrait quelque chose où elle ne voyait rien, et lui donnerait sans doute un bon conseil. Malheureusement, les curés n’y voient guère plus clair en pareilles affaires que les chouettes en plein jour. Le nôtre y comprit seulement ceci : que Mélie aimait trop Baptiste, et que Dieu, sans doute, l’en avait voulu punir. Passe pour la Bénotte d’être si mauvaise ; mais quant au bon Dieu, notre curé sûrement lui faisait tort. Et donc, il lui conseilla de se résigner, autrement dit de garder son mal, sans chercher à s’en défaire, assurant que le bon Dieu serait content de voir sa souffrance et l’en récompenserait après la mort.

Ce n’est pas pour dire que le curé y mit de la malice. Non. C’était son idée. Même, il promit à Mélie de s’informer aux Bénot de ce qu’on avait contre elle ; et, en effet, il y alla quelque temps après. Mais il se contenta de ce que lui dirent le père et la mère : qu’il n’était pas prudent de ménager un mariage de si loin ; quant à l’affaire des lettres, qui était pour nos amants l’importante, il n’y toucha point. En sorte qu’il recommanda plus fort que jamais à Mélie de se résigner, d’attendre, et de remettre toutes choses aux mains de Dieu.

Tel n’était pas l’avis de la fillette : elle mourait d’envie, au contraire, de s’aider elle-même ; mais que pouvait-elle ? Une bonne amie, quelque peu avisée, qui eût fait causer le père Bénot, car il n’y mettait point, quant à lui, de méchanceté, eût deviné le fond de l’affaire ; mas cela n’arriva point.

Dans leur village, les Chérin ne voyaient que fort peu de monde, et Mélie se renferma chez elle avec son chagrin. Il n’y à pas tant de gens, d’ailleurs, qui prennent intérêt aux affaires des autres, si ce n’est pour en jaser.

On dit seulement : C’eût été merveille si, le fils parti, les Bénot avaient continué de choyer Mélie. On s’occupa de blâmer, non de consoler ou d’aider. De temps en temps, quand Mélie traversait la ville, on remarquait sa tristesse et sa pâleur.

— Eh la pauvre ! disaient les femmes, elle prend cela trop à cœur.

— Bah ! ça passera bien, répondaient les hommes ; il ne s’agit que de trouver le consolateur.

Et plus d’un garçon voulut éprouver s’ils disaient vrai. Mais la triste Mélie les écartait d’elle si doucement, et avec de grands yeux si surpris de leur idée, qu’ils n’osaient plus lui parler.

Pourquoi Baptiste n’écrivit-il point directement à sa fiancée, au lieu de faire passer les lettres par les mains de ses parents ? C’est qu’il ne lui vint pas l’idée de se défier de sa mère, pour laquelle il était aimant et respectueux. La Bénotte eut soin, d’ailleurs, de lui donner des soupçons contre Mélie, dont il fallait bien expliquer le silence de quelque façon.

Mélie écrivit une seconde fois, mais à la même fausse adresse ; et, ne recevant point de réponse, elle se dit que c’était fini ; que, si impossible et abominable que cela fût, Baptiste l’avait abandonnée. Sa fierté désormais lui reprochant d’en avoir trop fait, elle n’essaya plus de rien. Une langueur la prit, et enfin la fièvre, qu’elle eut tous les jours, mais sans en rien dire ; parce qu’elle songeait secrètement, avec joie, qu’elle en pourrait peut-être mourir.

Cependant, le tailleur ne perdait point de vue son idée. Il faisait politesse au père Chérin, lui payait bouteille, et fit tant qu’il le décida, moyennant crédit, à se faire faire un habit complet, ni plus ni moins qu’un propriétaire. Pour être juste, il faut dire que ce n’était pas sans besoin. La veste et la culotte du-père Chérin n’avaient pas, comme on dit, le premier morceau, et n’étaient plus formées que de petits carrés de toutes les couleurs, plaqués les uns sur les autres ; dont les plus vieux bâillaient à la peine, tandis que les neufs, solides et brillants de teint, s’étalaient glorieux à côté. Mais enfin, la Chérin, bonne ménagère, trouvait toujours quelque morceau à remettre par-dessus celui qui s’en allait, et les vêtements ainsi petassés n’en sont, comme on dit chez nous, que plus chauds. Un père de famille n’a d’ailleurs pas besoin de tant farauder, et avec sa blouse de coton, qui recouvrait tout le dimanche, le père Chérin avait encore assez bon air. Toutefois, sur les instances du tailleur, il consentit à se faire faire un habillement à crédit, et il l’eut juste le jour où Mélie tomba malade ; car, à force de travailler avec la fièvre, sans se soigner, ne mangeant et ne dormant guère, il fallait bien qu’elle arrivât au bout de ses forces. Un jour donc, ses jambes refusèrent de la soutenir et elle se coucha, croyant ne jamais se relever : et vraiment elle fut bien mal pendant plus d’un mois. Je la vois encore, les dents serrées, ne prenant aucune nourriture, l’œil mort, et n’ayant plus la tête à ce qui se passait autour d’elle. Ce fut peut-être ce qui la sauva. L’esprit parti pour on ne sait où, le pauvre corps, lui, ne demandant qu’à vivre, se ranima, et jeunesse aidant, la mort lâcha prise. Mais lorsque la connaissance lui fut revenue, Mélie regretta de se voir encore de ce monde. Elle fut tout le restant de l’hiver à se remettre, et si pâle, si triste, qu’à la voir seulement on avait le cœur navré.

Pourtant, quand les vents doux et chauds soufflèrent des montagnes, que les ruisselets grossis se mirent à courir, et que les petites fleurs se montrèrent d’abord à l’abri des haies, puis dans les bois et les prés ; quand les arbres, du haut en bas, furent tout parés de verdure, et que la fleur des pommiers s’épanouit, les roses revinrent aux joues de Mélie, en même temps qu’aux églantiers. Si le chagrin est une force, la jeunesse en est une aussi, et comme celle-ci vient de Dieu, il n’est pas étonnant qu’elle soit plus vigoureuse que l’autre et prenne le dessus.

La misère, pendant ce temps, était chez les parents de Mélie. Eux qui avaient déjà tant de peine à passer l’hiver, la maladie de leur fille les avait réduits au dernier lard ; outre la perte du gan qu’elle faisait avec son aiguille, il avait fallu recourir au médecin et au pharmacien, puis, faire un peu de bouillon, acheter du pain blanc et cent petites choses, qui sont grosses pour les pauvres gens. Ça n’empêcha point que le père Chérin ne restât sans ouvrage pendant deux mois. De manière que, sans le tailleur, qui se fit leur bon ami et leur prêta de l’argent, le pain aurait manqué dans la huche, en dépit de toutes les rangées de dents, bien belles et bien blanches, qui ne manquaient au logis. On ne pouvait s’empêcher d’avoir grande obligation au tailleur ; il allait chez eux maintenant, tous les dimanches, et le monde voyait bien ce que cela voulait dire. Mélie était la seule à n’y pas penser.

Un dimanche, qu’elle état assise sur le coffre, toute songeuse, comme d’habitude, le tailleur vint s’asseoir près d’elle, essaya de la faire causer, et tout d’un coup l’embrassa. Mélie se recula vivement, et le regardant en colère le menaça d’un soufflet. Mais il ne fit qu’en rire et la mère Chérin gronda Mélie. Le soir, quand ils furent seuls, en famille, | devant le foyer, les parents commencèrent l’éloge du tailleur, et comme quoi c’était un homme sage, économe, rangé, possédant tel morceau de terre ici, tel autre là, tant d’aunes d’étoffe, tant de mobilier, plus quelques créances, et ajoutant que c’était un bonheur pour Mélie qu’il la voulût bien, qu’elle serait riche et heureuse, et pourrait dans le besoin leur venir en aide.

Ces discours-là causèrent à la pauvre fille autant de surprise que de chagrin ; car elle avait perdu toute idée de se marier, et dès l’abord elle ne sut que pleurer et protester, jurant la chose impossible. Mais tant et tant ils y revinrent chaque jour, et à tout moment, tantôt la priant, tantôt se fâchant, qu’elle ne savait plus que leur répondre.

Au tailleur, quand il lui parla, Mélie dit tout franchement qu’elle ne voulait point se marier, et prendrait plus volontiers la rivière pour lit de noces. Il fit le fâché, sans y renoncer pourtant ; car ces gens-là, égoïstes, qui vivent tout seuls en eux-mêmes, le vouloir des autres n’est rien pour eux.

Il s’y prit alors d’autre sorte, demanda son dû au père Chérin et menaça de l’huissier. Ayant son billet, il pouvait faire vendre la maison. En ce temps-là, Baptiste venait de partir pour la Crimée. Mélie, assurément, ne comptait plus sur lui ; mais ce grand éloignement les séparait encore plus, et l’on disait, ce qui n’arriva que trop, que de ceux qui partaient il n’en reviendrait guère. Tourmentée par ses parents, voyant leur misère et pouvant sauver leur bien, lasse à la fin de lutter contre tout le monde, et n’ayant presque plus souci d’elle-même, la pauvre fille céda, et se laissa marier.

Les Chérin virent bientôt à quel gendre ils avaient affaire. Ils avaient compté sur la remise du billet, mais point. Il laissa même à leur charge tous les frais de noce, qui, d’après la coutume, se font par moitié ; puis, les intérêts n’en coururent que de plus belle et si bien qu’en faisant le jardin de son gendre tous les ans, sans même y trouver un morceau de pain, le pauvre père Chérin n’en put attraper le bout. Pour Mélie, elle était surveillée de si près qu’elle ne pouvait rien donner aux siens, et que pas un liard ne passait entre ses mains qu’elle n’en dût rendre bon compte. En outre, sachant bien que sa femme ne l’aimait pas, le tailleur était grandement jaloux. Sans cesse, il lui faisait reproche de sa tristesse et s’en fâchait parfois jusqu’à la brutaliser, puis après, comme il était toujours affolé d’elle, c’était plus d’amitiés qu’elle n’aurait voulu. Elle essaya pourtant, en femme qui sait son devoir, de vivre bien avec lui et même de l’aimer un peu ; mais c’était une trop vilaine âme pour qu’elle y pût trouver joint avec la sienne ; et quand elle le voyait, toujours ladre et chicaneux, faire aux autres mille avanies, et la gêner elle-même en tout, elle ne pouvait s’empêcher de le haïr.

Elle eut en quatre années deux enfants conçus à regret, deux garçons, qui n’étaient ni beaux ni gentils, mais qu’elle aima pourtant, après les avoir pendus à son sein et endormis sur ses genoux.

Un jour, qui était le septième anniversaire depuis le départ de Baptiste, Mélie étant au lavoir, car avec le soin de ses deux petits, elle était forcée de suffire à tout l’ouvrage, elle vit arriver la Bénotte, chargée d’un petit paquet et de sa cassette[1]. Ces deux femmes, naturellement, n’aimaient point à se rencontrer et s’écartaient toujours l’une de l’autre. Cette fois, la Bénotte ne s’éloigna point ; au contraire, elle posa sa cassette près de Mélie, et souhaita le bonjour, ce que lui rendit Mélie, sans un mot de plus.

La Bénotte alors, ayant déplié son linge et l’ayant plongé dans l’eau, se mit à le savonner, en poussant de grands soupirs. Ça ne regardait point Mélie, qui ne fit pas semblant de s’en apercevoir ; mais la Bénotte en vint à verser de grosses larmes et à gémir si fort, que Mélie ne put s’empêcher de lui demander si elle était malade.

— Hélas ! dit la Bénotte, Je le voudrais être et mourir, tant de chagrin j’ai !

Sur cela, Mélie ne répondit rien ; mais devint toute pâle, et ses mains, qui tordaient une petite robe, la laissèrent aller, car elle avait reçu, comme un coup, l’idée que Baptiste n’était plus.

— Hélas ! poursuivit la Bénotte, que dirai-je à mon garçon qui va revenir ? Il me maudira et ne voudra plus m’appeler sa mère. Bien sûr, j’ai eu tort ; mais la plus grande faute en est à celui qui m’a conseillée. Ah ! pourquoi l’ai-je cru ? Nous serions à présent tous dans la joie. Nous préparerions vos noces, et mon garçon serait heureux, et resterait avec nous. Tandis qu’il est toujours affolé de chagrin, ne se pouvant consoler de toi, et qu’il veut à cause de ça quitter le pays.

Mélie regardait cette femme, qui lui disait de telles choses, en pleurant et se lamentant, avec tant de sincérité, qu’il fallait la tenir pour folle ou la croire. Un moment, la jeune femme se dit bien qu’il valait mieux pour elle ne plus penser à ces choses ; mais elles lui tenaient trop au cœur, elle questionna donc la mère de Baptiste. Celle-ci, ne demandant qu’à parler, raconta sa vilaine action, la rejetant le plus possible sur le tailleur, et finit en disant qu’elle avait cru que Baptiste se consolerait, et qu’il aurait pu se marier avec une femme riche ; mas non, il était resté le même, bien que croyant être trahi par Mélie ; sa dernière lettre, qu’ils venaient de recevoir, et qui annonçait son retour, disait en même temps qu’il ne passerait qu’un mois à Treignac, voulant seulement les revoir et les embrasser ; puis, qu’il s’en irait ailleurs travailler de son métier, ne pouvant se résigner à voir sous ses yeux Mélie devenue la femme d’un autre.

Assurément, la Bénotte eût mieux fait de tenir sa langue que de venir troubler l’âme de cette pauvre femme, après lui avoir gâté sa vie. Mais il y en a comme cela chez nous, qui parlent sans rime ni raison, et disent du mal d’elles-mêmes, plutôt que se taire. Et puis, craignant la colère de son fils, elle voulait prier Mélie de ne lui rien dire, sachant bien que le moindre mot entre eux expliquerait tout. Ce n’est pas chez nous comme à la ville, où les gens qui ont des reproches à se faire ne se voient point. Ici, on se rencontre un peu partout, forcément, et la Bénotte devait bien penser que, vif et liant comme était son fils, il ne manquerait l’occasion de décharger son cœur vis-à-vis de Mélie. Le plus clair de tout enfin, c’est que cette femme-là, quoique rusée pour ses intérêts, était bête comme un pot et bavarde comme une pie. Les créatures de cette sorte font toujours de ces choses dont on dit après : Ça n’est pas possible ! — Vraiment non, si ce n’est que la chose est telle, et qu’elle s’est arrangée dans leur pauvre tête de cette façon-là.

Je vous laisse à imaginer ce que ressentit Mélie en apprenant que Baptiste l’aimait toujours et qu’il était malheureux pour l’amour d’elle ; elle, mariée à ce vilain homme qu’elle n’aimait pas, que maintenant elle avait bien le droit de haïr, et qui cependant était le père de ses deux petits enfants ! Et Baptiste allait revenir ! et ils allaient se revoir ! Elle n’eut pas le courage de répondre à la Bénotte ; sans savoir ce qu’elle faisait, elle se releva, prit son linge à moitié lavé sur son bras et s’en alla ; mais au lieu de monter la côte vers Treignac, elle prit de l’autre côté, comme si elle eût voulu retourner chez ses parents, et quand elle fut auprès du fourré qui garnit les bords de la rivière, elle y entra, comme autrefois, jusqu’au plus profond, et là, se laissa tomber sur la même pierre, les mains jointes, le cœur si plein de transports qu’elle ne savait plus où elle en était, et le sang li battant si fort aux oreilles qu’elle n’entendait rien, pas même la Vézère, toute rejaillissante sur les roches à cet endroit.

Elle n’était pas venue là depuis qu’elle était mariée. En regardant autour d’elle, en reconnaissant tel arbre, tel genêt, telle ondulation de terrain, elle y retrouvait comme accrochées les pensées qu’elle avait eues autrefois ; et toutes les tendres et jolies choses que Baptiste lui avait écrites et qu’elle était venue lire dans ce lieu ; elle les avait cent fois répétées devant ces rameaux, ces insectes et ces mousses, qui les avaient retenues. Et comme c’était à la même époque de l’année, il y avait encore les mêmes petites fleurs, des clochettes bleues, des pois roses, qui du même air semblaient gentiment la regarder, hochant la tête sous des souffles d’air. Vraiment égarée, la pauvre ! elle se mit à leur dire en versant des larmes : — Oh ! que J’étais heureuse alors, même dans mon chagrin ! Car j’étais libre de ma personne et tout pouvait être réparé ; mais à présent, ma honteuse misère est sans remède, et il n’y a de salut pour moi que la mort !

En même temps, elle ne pouvait s’empêcher de penser à la rivière, qui, d’en bas, semblait l’appeler. Et même elle se leva, prise d’une folle curiosité, pour voir au moins Veau blanche sur les roches : elle n’avait ni le pied solide, ni la tête à elle, et Dieu sait ce qui serait advenu, si la pensée de ses petits, qu devaient être réveillés à cette heure et avoir besoin d’elle, ne lui était venue. Elle dit même avoir senti comme une main, qui la trait derrière, par sa robe, et avoir entendu contre son oreille une voix lui souffler ces mots : — attends seulement !

Le lieu était si parlant, et sa peine était si grande, que Mélie ne douta point que quelqu’un ne voulût l’aider ; et, vraiment toutes ces pauvres créatures du bon Dieu semblaient prendre part à sa tristesse. Le vent la caressait doucement ; de beaux rayons venaient danser autour d’elle ; des branches s’inclinaient de son côté ; un roitelet, à l’œil vif et tendre, vint tout à ses pieds, tandis qu’une pie, grimpée sur un petit chêne, glosa longtemps, en haussant la queue, sur tout ce qu’on avait fait, et que le grillon, de toute la force de son gosier, chantait pour endormir le souci de la désolée. Il n’y réussit point ; mais elle sortit de là pourtant un peu plus forte, et comptant vaguement sur un peu d’aide, dont elle avait tant besoin.

C’est une croyance bien ancienne, qu’il y a dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu même, enfin partout, des lutins qui s’intéressent aux affaires des hommes : les uns doux et gentils, aimant à rendre service ; les autres malins et jouant de mauvais tours. En fait, rien qu’à voir la physionomie de toutes choses, il serait fou de s’imaginer qu’il n’y a de pensée qu’en nous. Le chat, l’oiseau, la mouche, tout ce qui va quelque part, a son idée. Les arbres d’un lieu ne sont point les arbres d’un autre ; ceux de mon jardin me sont comme apparentés, et me disent quelque chose de familier quand je les regarde. Partout enfin, il y a de l’âme, peu ou prou, selon l’idée du bon Dieu ; et que chaque chose ait la sienne, petite ou grande, c’est ce qui, pour les gens de sens, ne fat point de doute. Il y a donc aussi, dans les airs et dans les eaux, dans les rayons du jour et dans les ombres du soir, comme dans les ténèbres de la nuit, des habitants de ces choses-là, qui sont d’une matière plus fine que la nôtre ; c’est la raison pour laquelle nos yeux ne les volent pas ; mais nous les sentons par l’âme, quand nous avons le temps de rêver.

Pour moi, lorsque je m’assieds le soir après souper sous mon vieux poirier, je ne suis pas longtemps à entendre, si je suis seule, toutes sortes de faufilements et de grattements. Ce sont les petites gens de l’ombre qui s’amusent, et ils savent bien que je n’ai point envie de les déranger. Quant aux esprits qui brillent dans la lumière, ou qui passent dans la tempête, ceux-là sont forts et puissants, et ce fut l’un d’eux sans doute, ou plusieurs, qui prirent à cœur le sort de Mélie.

— Ne souriez donc pas ainsi. Vous ne savez que ce qui se passe dans les livres.

M’est avis que les secrets du bon Dieu et de la nature n’y sont pas tous. Et puis, faut-il venir me demander mes histoires si vous êtes résolu de les mépriser ?

Je me hâtai de protester contre cette dernière supposition, et Je réussis à calmer les susceptibilités de la Chambelaude, qui reprit ainsi :

Quand Mélie rentra chez elle, depuis longtemps les petits étaient réveillés, et le tailleur, en grande colère, demanda d’où elle venait.

— Je viens de causer avec la Bénotte, répondit-elle, et elle m’a conté comment vous m’aviez volée à mon vrai mari.

Qui fut là-dessus penaud ? ce fut le vilain homme ; et il la vit si méprisante, si décidée à tout, dans l’horreur qu’elle avait de lui, qu’il finit par lui demander en grâce de ne dire mot à Baptiste, et de ne point l’empêcher de quitter le pays, moyennant quoi lui ferait tout pour la rendre heureuse. Mais il n’en put obtenir d’autres paroles, sinon qu’elle soignerait les petits en bonne mère, et qu’elle connaissait son devoir. Il l’aurait bien battue ; mais elle ne s’en souciait, et voyant cela il ne le fit pas.

Quelques jours après, Baptiste était de retour. Il y avait seulement la longueur d’une rue entre la maison des Bénot et celle du tailleur ; je vous laisse à imaginer ce que ressentaient nos pauvres gens, quand ils venaient à passer l’un devant l’autre. La première fois ils voulurent bien se saluer, comme on doit toujours faire entre connaissances, mais la voix leur manqua dans le gosier, et les jambes leur tremblaient si fort qu’ils eurent seulement grand’peine à pouvoir s’éloigner chacun de son côté.

Ce n’était point ainsi qu’ils avaient imaginé se revoir, quand ils s’étaient quittés, avec tant de confiance et de chagrin, lui, la serrant sur son cœur, et si bien la croyant sienne. Ces sept années ne lui paraissaient alors qu’un long moment à passer, entre l’étreinte de l’adieu et celle du retour. Et maintenant… Baptiste par moments n’y pouvait croire. Au lieu de prendre son parti de ce qui était advenu, plus il se remettait à vivre comme autrefois, dans le même air et les mêmes coutumes, plus son cœur se reprenait à la vie passée, — plus il aimait Mélie et plus il lui en voulut. Il sentit bien, dès les premiers jours, que c’était trop d’un mois à rester là, pour sa pauvre tête ; mais il voulait, avant de s’en aller, parler à Mélie, et lui reprocher tout le mal qu’elle lui avait fait. En sorte, qu’après l’ébranlement des premières rencontres, il se raffermit de tout son courage, et chercha le moyen de la rencontrer.

Il eut remarqué bientôt qu’elle allait, vers dix heures, chaque jour, attacher sa chèvre parmi les ruines du château. Rien de plus facile que de se cacher dans les fouillis de vieux ifs, de ronces et de noisetiers qui remplissent les anciennes cours, et c’est ce que fit Baptiste. Il arriva là, d’en haut, par des sentiers qu’il connaissait de jeunesse, et sans que personne l’eût vu. Si le cœur lui battait, vous le pouvez bien penser. Il attendit tout tremblant, et pourtant ne pouvant croire que Mélie viendrait jamais.

Elle vint cependant, et, qu’on explique cela comme on voudra, bien qu’elle ignorât la présence de Baptiste, le premier regard qu’elle jeta vint précisément se poser sur la touffe où il était ; et elle se sentait le cœur tout étrange, sans savoir pourquoi. Puis, elle noua la corde de la chèvre autour d’une branche d’if, et quand ce fut fait, au lieu de s’en retourner tout de suite, elle pencha la tête sur sa poitrine et resta là debout, en plein soleil, comme une personne dont l’idée est ailleurs qu’avec son corps. Baptiste, qui ne l’avait pas vue depuis si longtemps, du moins à son aise, Car il n’avait osé, dans leurs rencontres, la regarder que du coin de l’œil, ne pouvait se lasser de la contempler. Il la retrouvait la même, sauf un regard profond et triste, et une grâce languissante, qu’il ne lui connaissait pas. Elle avait aussi la tulle un peu plus ample ; les plis du fichu croisé sur son sein s’étaient élargis et gonflés, comme les pétales d’un bouton qui s’épanouit. Baptiste remarqua cela, et songeant que c’étaient les caresses d’un autre qui lui avaient ainsi changé sa Mélie, il grinçait des dents et fermait les poings avec fureur. Pourtant, il ne pouvait se lasser de la regarder. La chèvre, voyant sa maîtresse ainsi toute songeuse, ce que les bêtes ne comprennent point, vint, la poussant de la tête, chercher quelque croûte dans les poches de son tablier. Mélie alors, comme réveillée, distraitement la caressa, et s’éloigna quelque peu, mais lentement ; et de temps en temps elle soupirait du plus profond de son cœur, pensant à celui qu’elle ne savait pas si près d’elle. En passant, elle arracha quelques feuilles des noisetiers derrière lesquels se trouvait Baptiste, et les éparpilla au vent en petits morceaux. Et tantôt elle baissait la tête en soupirant, tantôt, la relevait, fixant son regard en haut, comme si elle en appelait à Dieu des choses de ce monde. Il lui retrouvait là ses petites manières d’autrefois, dont il était affolé, outre quelque chose de plus qu’il ne pouvait dire, mais qui la rendait encore plus aimable. L’amour et le chagrin lui dévoraient l’âme ; il en eût crié de rage ; la voyant enfin s’éloigner de plus en plus, il sortit de sa cachette brusquement.

Au bruit qu’il fit, Mélie retourna la tête, et en le voyant faillit crier ; mais elle porta seulement la main à son cœur et se tut en pâlissant.

Il s’avançait vers elle ; comme c’était dans un endroit découvert, elle eut peur qu’on le vit, et marcha vers un fourré, en lui faisant signe de la suivre. Il la suivit, en effet, tout en l’accablant de reproches, furieux, tremblant et comme fou. Mais elle semblait ne pas l’entendre, et seulement quand ils furent derrière les noisetiers, elle se retourna :

— Je voulais, moi aussi, te parler, Baptiste, lui dit-elle, et je te remercie de m’avoir cherchée, quand même tu me crois traîtresse envers toi. Je n’ai jamais cessé de t’aimer, et, de cœur, je mourrai tienne. On nous a volé à tous deux notre croyance. Je n’ai jamais reçu que deux lettres de toi, les deux premières ; les autres, par le conseil du tailleur, qui voulait m’avoir pour femme, ont été brûlées ; on m’a fait croire que tu m’oubliais. Je t’ai écrit, ensuite de cela, deux fois, et n’ai point eu de réponse, et tes parents m’ont chassée de leur maison. De tant de peine j’ai failli mourir ; quand la santé du corps m’est revenue malgré moi, je n’étais point encore tout à fait vivante, car je n’avais souci de rien sur la terre, me croyant délaissée par toi ; et c’est alors que pour obéir à mes parents et sauver leur bien, je suis devenue la femme du tailleur. Tu as droit de me mépriser, quoique ce ne soit pas par ma volonté que je t’ai trahi ; j’ai voulu te le dire, pour au moins soulager ton cœur de ce côté-là. Et maintenant, Baptiste, il nous faut nous dire adieu pour tout le temps que nous serons en ce monde. Réponds-moi seulement un mot d’amitié, qui soit un adoucissement à ma grande misère, et que Je puisse garder en mon souvenir.

Baptiste était si renversé de tout ce que lui apprenait Mélie, que sa figure seule disait ce qui se passait en lui, et qu’il fut un temps avant de pouvoir répondre. Enfin, il prit les mains de Mélie, comme pour l’empêcher de partir, et se mit à lui débiter tant et tant de choses, qu’il semblait qu’il voulût se décharger de tout ce qu’il avait gardé sur le cœur depuis si longtemps. — Elle l’aimait donc toujours ! Ils s’étaient toujours aimés ! Tout ce qui s’était passé n’était que traîtrise et tromperie ; le vrai de la vraie vérité, c’est qu’ils étaient les mêmes qu’auparavant, qu’ils avaient même cœur et même volonté : ainsi donc, maintenant qu’il avait retrouvé son bien volé, il avait sûrement le droit de le reprendre, et Mélie allait le suivre à Paris, bien plus loin s’il le fallait.

C’est ainsi qu’il finit, et en la priant à mains jointes, comme on prie le bon Dieu ; mais elle répondit en baissant la tête :

— Ne sais-tu pas que j’ai deux enfants ?

C’était une bien bonne raison ; mais qui n’était faite pour le consoler, et il s’emporta là-dessus de telle colère, qu’il fit peur à la pauvre femme. Même, il la traita mal de paroles, et jura qu’il tuerait le tailleur avec son sabre, et se ferait ensuite de grand cœur guillotiner. Puis enfin, à bout de folie, il se mit à pleurer, et se roula par terre aux pieds de Mélie, et la pria d’avoir compassion de lui, qui n’aimait qu’elle seule au monde, et avait tant souffert à cause d’elle que c’était pitié !

Certes, ce ne fut point à cause du tailleur que Mélie ne céda pas, quand son amour parlait aussi haut que celui de Baptiste ; mais elle avait trop de cœur et de bon sens pour abandonner ses deux petits. Elle fit donc, d’un grand courage, l’effort de résister au chagrin de son ami, et toutes les bonnes paroles qu’elle put imaginer pour le rendre plus calme, elle les lui dit. Malheureusement, il n’y en avait qu’une seule qu’il voulût entendre, si bien que, lasse à mourir de lutter ainsi contre lui et contre elle-même, elle lui fit enfin ce reproche :

— Tu ne penses qu’à ta peine, et me la fais cruellement expier. Cependant, ma part à moi est grandement plus lourde. Tu ne sais ce que c’est que de vivre aux côtés d’un homme qu’on ne peut amer. Hélas ! si je l’avais su ! Ma faute a été durement payée. À présent, Je ne veux plus m’empêcher de le haïr, et j’aurais horreur qu’il me touchât seulement la main ; mais, quand je croyais encore lui devoir quelque amitié, que de tristesses j’ai endurées ! Oui, quand on a dans le cœur l’amour d’un homme, il n’en faut point épouser un autre, et mon père et ma mère, qui eussent dû me diriger pour le bien et m’avertir, m’ont, au contraire, fait commettre un grand péché. Maintenant que je le déteste, et ne puis seulement l’envisager, il me faudra cependant passer ma vie à l’aider et le servir ; et quand je regarde mes deux enfants, si je viens à trouver en eux quelque trait de sa ressemblance, il m’en faut détourner la vue, de peur de ne plus les aimer comme miens. Adieu donc ! va, et laisse-moi ! le bon Dieu m’a maudite ; je suis condamnée. Fais-moi seulement la grâce de te consoler, afin que je n’aie point ton malheur à me reprocher en plus du mien. Quitte le pays le plus tôt possible, comme tu l’avais décidé sagement, et quand tu seras loin, tâche d’aimer une autre femme et de pouvoir être heureux. Seulement, n’en épouse aucune que tu ne l’aimes bien.

Alors, voyant que les ombres étaient devenues petites, et que le soleil venait les trouver entre les feuillées, elle pensa qu’il allait être midi, que les enfants l’attendaient, et, répétant son adieu, elle voulut partir. Lui, qui ne pouvait se décider à la perdre, il la saisit dans ses bras, comme pour la retenir de force. Mélie le regarda, sans même le repousser, et dans ce regard, il la vit si désespérée, qu’il la laissa aller, sans lui rien dire de plus. Peu de jours après, il quitta Treignac, laissant les gens de chez lui bien tristes, et sa mère si chagrinée, qu’elle ne faisait que gémir. Mais elle avait son dû, m’est avis, et bien gagné.

Quelques jours après, c’était la foire à Lonzac, la plus belle foire du canton, où tous les gens de chez nous se rendent pour acheter, qui du drap, qui de la toile, ou bien encore, vache, âne ou cochon (sauf votre respect). Beaucoup même n’y vont que pour acheter du fil, ou des galons, et souvent il leur arrive de les acheter aux marchands de Treignac, lesquels portent là-bas leurs boutiques. Et vous diriez vraiment que ce n’est pas la peine de se déranger ; mais il faut que vous sachiez que ce qu’on achète au loin est toujours plus beau, et puis ce sont là toutes nos fêtes, à nous autres, gens de campagne, C’est une, deux, trois lieues à faire, dans la poussière ou la boue, le matin, et derechef le soir ; c’est une journée de travail perdue, le plus souvent sans aucun profit, et sans compter la dépense, qui se monte toujours à quelques sous ; mais, que voulez-vous ? on a mis sur soi ce qu’on avait de plus beau ; on s’est pavané ; on s’est regardé passer les uns les autres ; on a revu de vieilles connaissances ; on a contemplé les belles choses dorées et peinturlurées des marchands, et s’il s’est trouvé là quelque charlatan, ou bien quelque comédie, avec une grosse caisse qui bat d’un côté, pendant que le violon fait aller les danses… Ma foi ! ça vous achève de griser les gens, et l’on revient de là tout joyeux et tout rafraichi. Car enfin, c’est là un jour qui ne ressemble pas aux autres, et, tels que le bon Dieu nous a voulu faire, il nous faut entre temps quelque changement.

Quoique le tailleur fût un grippe-sous, acharné à sa journée, et se piquant les yeux à nuit close, plutôt que de perdre un point, il ne manquait jamais cette foire, ni bien d’autres, y trouvant toujours, soit quelque nigaud à duper, soit quelque vieux restant de boutique, dont il s’accommodait à bon marché, pour le revendre cher et comme neuf à ses pratiques. Le tisserand Bénot n’y manquait non plus, et il devait ce jour-là reporter une pièce de toile, pour laquelle faire la maîtresse de l’auberge de Lonzac lui avait donné, quatre mois auparavant, cinquante livres du plus beau fil.

Il est bon de vous dire que chez nous les tisserands et tailleurs ont fort piètre renommée, non qu’on méprise tel ou tel pour son état, quand c’est honnêtement qu’il l’exerce ; mais les langues s’en donnent à cœur-joie sur les rognures de drap et les pelotons de fil, sans toutefois que cela tire trop à conséquence. Toujours est-il vrai que les tisserands ne sèment guère de chanvre, et qu’un habit coupé chez le tailleur demande plus d’étoffe qu’il n’en faut à la maison. Vous me direz : chaque état a ses coutumes, aussi bien que chaque pays. Je n’en disconviens pas ; j’accorde également que bien des gens, parce que c’est la coutume, ne croient pas mal faire ; cependant, ce qu’on fait en cachette ne porte jamais profit ; témoin ce qui arriva.

Bénot le tisserand et Rufin Marquet, le tailleur, se rencontrèrent donc à Lonzac le jour de la foire : l’un, venant rapporter sa toile à la maîtresse de l’auberge, l’autre, venant prendre mesure d’un pantalon au mari. Pour tout dire, la maîtresse de l’auberge ne reconnut pas son fil et prétendit que la toile aurait dû être plus fine. On se fâcha le matin ; on finit par se raccommoder le soir, et, en fin de compte, l’aubergiste paya bouteille à Bénot et au tailleur, ainsi qu’à un troisième de Treignac, Jeannot, le berger, dont il avait acheté de la laine. D’où venait cette laine ? L’histoire n’en dit rien ; besoin n’est d’en chercher si long et de regarder de trop près aux choses de ce monde. Il suffira de vous avertir que, pareillement aux tailleurs et aux tisserands, les bergers ne sont point en odeur de sainteté, pour ce qui est du respect du bien d’autrui.

Nos trois gens donc, assez assortis comme vous le voyez, firent fête au vin de l’auberge, d’autant plus qu’il ne coûtait rien, et même, par une plaisanterie, qui n’est point rare chez nous, l’aubergiste les ayant quittés, pour aller servir quelques arrivants, ils accrochèrent au passage des bouteilles demandées ailleurs, et s’en allèrent en tricotant[2], sans prendre congé, bien contents d’eux et de leur malice, et laissant le garçon de l’auberge débrouiller ses comptes comme il pourrait.

Ils n’avaient alors plus rien à faire à la foire, qui d’ailleurs finissait ; chacun d’eux avait, dans sa poche, ou dans son bissac, ce qu’il rapportait à la maison, moins une pièce de drap que le tailleur avait achetée, mais qu’il avait mise dans la charrette d’un de nos marchands.

La nuit tombait ; ils avaient deux bonnes lieues à faire, par des chemins de montagne taillés en casse-cou. Ils partirent donc ainsi, tous les trois ensemble, devisant gaiement. Ce n’est pas que le tailleur n’eût au fond bien souci du grand mépris que lui marquait sa femme ; mais il n’en voulait rien laisser paraître, et le vin, dit-on, chasse l’ennui. Pour Bénot, son fils n’était parti que depuis trois jours ; mais la tendresse, comme on sait, n’étouffe point les hommes ; il chantait donc à tue-tête, tout en zigzaguant un peu.

Cependant, quand ils furent à moitié chemin, la nuit s’était faite si noire, qu’ils commencèrent à ne plus se sentir de si bonne humeur. Ils ne rencontraient plus personne ; le temps était à l’orage, et de temps en temps brillait un éclair, après lequel on n’y voyait goutte ; ils marchaient comme à tâtons. L’ennui commença de s’emparer d’eux ; leur caquet tomba, et bientôt ils n’ouvrirent la bouche que pour jurer de temps en temps, quand ils trébuchaient.

Ils étaient arrivés, tant bien que mal, au pied de la colline, quand, à la lueur d’un éclair, ils aperçurent bien distinctement, sur le chemin, un fer à repasser, pareil à ceux dont se servent les tailleurs. Pour notre liardeur, Rufin Marquet, toute chose trouvée était de bonne prise, et il oubliait volontiers de s’enquérir du propriétaire ; il ramassa donc le fer prestement ; c’était un des plus grands qu’on pût voir, et d’une pesanteur telle que le tailleur en fut étonné ; mais il pensa que la chose tenait surtout, peut-être, à ce que lui-même était fort las.

Un peu plus loin, le tisserand se heurta contre quelque chose d’abord, il crut que c’était un morceau de bois, et il enjambait l’obstacle, quand la lueur d’un nouvel éclair vint lui montrer que c’était une pièce de toile : une pièce assez petite, mais fine et belle comme si elle eût été faite avec le fil même de l’aubergiste de Lonzac. Son premier mouvement fut de la charger sur son épaule, tandis que, jaloux des trouvailles de ses compagnons, le berger prétendait l’avoir aperçue le premier. Toutefois, la querelle ne dura guère, car, un instant après, le Jeannot entendait à sa gauche un bêlement, et se dirigeant de ce côté, il vit un agneau, de couleur bure, qui, le museau tendu vers lui, semblait l’appeler.

— Voilà une bonne aubaine ! s’écria-t-il tout joyeux. Il paraît que plus d’un est revenu de Lonzac, ce soir, la tête lourde et le pied tremblant, pour qu’ils aient ainsi semé leur bien le long de la route. Or à, vous autres, il n’est besoin de parler de nos trouvailles ; ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat.

— Ma foi, dit le tailleur, pour un méchant fer que j’ai ramassé, vaut-il la peine de se brider la langue ? Vous êtes autrement partagés que moi.

Ce disant, il sortit le fer de sa poche, qui était près de crever sous le poids, et le tenant à la main, il le vit si gros et si long, qu’il crut avoir la berlue, et se dit à lui-même : J’ai trop bu d’un coup. — Cependant, il pensait en un autre coin de sa tête : Il y a là trente livres de beau fer !

Les compagnons du tailleur, voyant qu’il était jaloux, et ne manquerait pas de les ennuyer pour leurs trouvailles, firent composition. Le tisserand lui promit deux aunes de toile et le berger un des gigots de la bête, qu’ils porteraient en son logis à nuitée, le lendemain soir. Moyennant quoi, le tailleur promit le secret, et tous trois continuèrent de cheminer, comme, dit-on, larrons en foire.

Il faisait un peu moins noir. On pouvait distinguer les ornières du chemin, les joncs qui se balançaient au vent, et les roches qui, çà et là, perçaient la colline. Ils montaient maintenant au lieu de descendre, et malgré les gros nuages qui couraient au ciel, on voyait à l’horizon, vers Treignac, des clartés blanches. Mais, — était-ce vraiment qu’ils avaient trop bu, ou bien à cause de la montée, — nos gens pouvaient à peine mettre un pied devant l’autre, et se sentaient comme écrasés contre terre du poids qu’ils portaient. Au commencement, pourtant, il semblait léger. Et puis, qu’était-ce donc qu’un fer à repasser pour la force d’un homme ? Le tisserand avait porté bien des pièces de toile trois fois plus grosses que celle-ci, et le berger, en plaçant l’agneau sur ses épaules, s’était dit : — S’il a plus de six mois, c’est qu’il n’est point fort.-Eh bien ! ils ne savaient comment la chose se faisait, mais la sueur leur coulait par tout le corps, et quasiment le souffle leur manquait, en sorte qu’ils s’arrêtèrent avant d’être en haut, près de grands châtaigniers, qui garnissent le versant de la colline.

Cependant, de larges gouttes se mirent à tomber ; le vent s’éleva, sifflant dans les branches des châtaigniers, comme une personne en colère, et parfois d’un ton si aigu et si éclatant, qu’on eût dit des rires et des moqueries. Enfin, tout à coup, ils sentirent le souffle d’une chose qui passe, et virent une chouette qui, volant sans bruit, avait presque effleuré leur visage.

— Il y a ici des génies, dit le berger, qui se mit à trembler de peur, allons-nous-en vite.

Le tailleur se moqua. C’était son idée de faire ainsi l’habile et le savant, et plus d’un fait de même, par gloriole et par feintise, dès qu il a mis le nez dans les livres, ou entendu parler un bourgeois. Mais ils ne savent pas pourquoi, et n’en sont pas, au dedans, plus solides.

— Allons-nous-en, reprit le berger, et peut-être ferions-nous mieux de laisser là nos trouvailles ; car le poids dont elles pèsent ne me dit rien de bon, et ce pourrait bien être tour de lutins.

Mais Bénot ne voulut entendre à jeter sa pièce de toile, et le tailleur se moqua de nouveau du berger, l’appelant poltron, fabricant de sornettes et fable d’esprit. On sait pourtant que les gens de ce métier, qui passent les jours et les nuits dans la solitude avec leurs bêtes, ont l’oreille plus fine et les yeux plus perçants que les autres, et que même ils savent entendre le langage des choses, à preuve qu’ils sont sorciers presque tous.

Nos gens donc reprirent leur marche ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Suant, soufflant, pouvant à peine détacher leurs pieds de contre terre, car le poids de ce qu’ils portaient devenait de plus en plus lourd, au bout de quelques minutes, ils s’arrêtèrent derechef ; et tandis qu’ils s’essuyaient le front, en regardant autour d’eux, avec des regards troublés, ils se demandèrent ensemble : — Où sommes-nous ?

Cette fois, ils n’avaient pas la voix du tout rassurée, même le tailleur ; car c’est une route bien connue que la route de Lonzac, pour ceux de chez nous ; et s’y égarer, même à nuitée, est une chose qui ne peut se faire, à moins d’être, comme on dit, dans les vignes du Seigneur, ou sous le pouvoir du malin esprit.

Nos gens donc se voyaient dans un sentier tout étroit, glissant comme sil eût été pétri de terre glaise, et qui, tracé au flanc de la colline, depuis un moment, descendait sans cesse et allait comme s’enfonçant dans une grande profondeur noire au devant d’eux. Derrière, la pente glissante et malaisée qu’ils venaient de descendre ; à gauche, le versant ; à droite, la tête de la colline, si roide qu’on l’eût dite coupée à pic. Et pour eux, le plus inquiétant et le plus étrange, c’est qu’ils n’avaient nulle ressouvenance de ce lieu ; même, ils eurent beau regarder de tous côtés les montagnes voisines, afin de les reconnaitre, ils n’en virent aucune dont la mine les pût guider ; et, cependant, ils étaient gens, tous trois, à bien connaître leurs alentours.

— Nous sommes tombés en mauvais endroit, murmura le berger, qui voulut en même temps faire un signe de croix ; mais l’agneau qu’il tenait par les pattes, de chaque côté de sa tête, lui pesait tant en arrière, qu’il eût craint en le lâchant de briser ses propres reins. — Ah ! bête de malheur ! cria-t-il. Puis il dit à ses compagnons :

— À toute force, il nous faut sortir de ce lieu. Retournons sur nos pas.

Ils voulurent donc remonter le sentier par où ils étaient descendus ; mais le poids qu’ils portaient les en empêcha, tout aussi bien que s’ils avaient eu le ciel même à soulever ; la terre empâtait leurs pieds, et glissante, les reportait sans cesse, comme sur des roulettes, à l’endroit qu’ils voulaient quitter.

— Hélas ! cria le tisserand, devons-nous laisser ici nos os ? Que deviendra ma femme, la pauvre âme ! et mes enfants ? Je promets un gros cierge à la sainte Vierge, si elle veut bien me sortir de ce mauvais pas. Et je rendrai la toile à son propriétaire, — si je le trouve, ajouta-t-il tout bas.

Ce qui fit que la sainte Vierge, comme elle entend les pensées, ne se mit point en souci de lui.

— Jetons plutôt nos charges, dit le berger. Quant à moi, je suis près de rendre l’âme, du poids que m’est cet agneau. Il y a là-dessous quelque diablerie.

Mais quand la charge entendit cela, elle se mit à peser plus fort, et plus fort encore, en sorte qu’il pouvait à peine remuer et n’osait faire effort pour la rejeter, de peur de rouler en bas avec elle.

— Il est bien clair pour moi, dit alors le tailleur, que nous avons la vue trouble et les jambes engourdies par un coup de trop. Pourtant, je ne veux perdre ma Journée de demain après celle-ci, et coûte que coûte, il faut que j’arrive chez nous ce soir. J’ai porté ce fer jusqu’ici, je ne le lâcherai point, car un sou est un sou, et perdre l’argent est un vrai péché. Or, puisque nous ne pouvons aller en arrière, allons en avant. Ce sentier, puisqu’il est sentier, mène sûrement quelque part.

Il avança donc résolûment, et ses compagnons le suivaient, quand ils entendirent un grand cri et le bruit d’un corps qui roulait en bas. Puis une voix moqueuse et grêle, qui montait en sautillant, avec un rire pareil au bruit de cailloux froissés, vint éclater à leurs oreilles, disant :

— Il m’a porté ! il m’a porté ! il s’est cassé !

Le tisserand et le berger, saisis de terreur, tombèrent la face contre terre dans le sentier. En même temps, leurs charges, se détachant d’eux, se mirent à rouler sur la pente, en criant aussi :

— Tu m’as porté ! tu m’as porté ! tu m’as porté !

Et les échos de répéter les éclats de rire des lutins, dont les voix fèlées chantèrent longtemps encore au fond du ravin leur refrain moqueur :

— Tu m’as porté ! tu m’as porté !

Voilà comment nos méchantes actions nous rendent le jouet des esprits qui habitent autour de nous, connaissant comme nous le bien et le mal, et voyant clair dans nos âmes. Et cela ne doit point effrayer les gens de bien, car les esprits n’ont aucun pouvoir sur eux, ni volonté de leur faire du mal, au contraire. Ma grand’mère en eût-elle pas un, habitant sa cheminée, qui lui allumait le feu et lui filait son fil pendant qu’elle dormait ? Ce sont, en général, de bonnes petites gens, aimés de Dieu comme nous, selon leur espèce, et qui, s’ils jouent volontiers des tours aux méchants, ne leur font pourtant pas de mal bien sérieux, sauf dans ce cas-ci, qui est rare.

Mais le tailleur, il faut être juste, l’avait mérité.

Faut-il vous finir l’histoire, qui va de soi-même ? Bénot et le berger, qui n’osaient bouger, restèrent ainsi le nez dans la boue jusqu’au grand jour, et alors ils se relevèrent, et au bout de quelques pas, reconnurent, à leur grand étonnement, qu’ils étaient près de Treignac, et que la pente était celle des Revallières.

Ayant racollé des gens qui s’en allaient à l’ouvrage, ils les emmenèrent avec eux à l’endroit où le tailleur avait dû tomber. Et là, on le trouva mort, le cou rompu, déjà roide, et n’y touchant point, on alla quérir la justice pour le relever.

C’est ainsi que Mélie fut débarrassée de ce vilain homme, qui l’avait, disait-elle justement, volée à son vrai mari. Il n’est besoin de vous dire qu’elle et Baptiste se marièrent au bout de l’année ; mais, ce qu’il faut signaler, car la chose n’est point commune, c’est que ce bonheur, tant désiré et tant attendu, ils l’ont su garder, et continuent d’être heureux.

  1. Boîte dans laquelle s’agenouillent les laveuses.
  2. Vacillant sur leurs jambes.