Légendes démocratiques du Nord/Pologne et Russie/Kosciuszko/La Russie était inconnue jusqu’en 1847. Elle est entièrement communiste

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Œuvres complètes de J. Michelet
Flammarion (Tome XXXVIII : Légendes démocratiques du Nord. La Sorcière.p. 28-33).
VI
La Russie était inconnue jusqu’en 1847
Elle est entièrement communiste

Une chose peut sembler étrange à dire, c’est que, jusqu’en 1847, la Russie, la vraie Russie, la Russie populaire, n’était guère plus connue que l’Amérique avant Christophe Colomb.

J’avais lu tout ce qu’on a publié d’important en Europe sur la Russie. Je n’en étais pas plus instruit. Je sentais bien confusément que, dans cette foule d’ouvrages généralement légers sous forme sérieuse, on avait donné l’extérieur, le costume et non l’homme.

Un observateur pénétrant, délicat, doué d’un tact de femme, M. de Custine, avait peint la haute société russe, et parfois même avec bonheur saisi au passage le profil du peuple.

Mickiewicz avait posé de haut les traits généraux de la vie slave, et, descendant dans le détail, jeté de profondes, d’admirables lueurs sur le vrai caractère du gouvernement russe. Il eût été plus loin ; on ne le permit pas. On fit briser sa chaire.

Du reste, la tendance de Mickiewicz, dans son sublime effort pour amnistier la Russie, pour réconcilier les frères ennemis, Russes et Polonais, dans l’idée de l’origine commune, ne lui permettait guère d’insister sur ce qui est spécial aux Russes, sur ce qui les différencie des autres Slaves et les met au-dessous, sur la misérable décadence et l’avilissement où l’esprit slave est tombé dans ce grand empire.

En 1843, un savant agronome, M. Haxthaüsen, visite la Russie pour étudier les procédés de l’agriculture. Il ne cherchait que la terre et les choses de la terre, et il a trouvé l’homme.

Il a découvert la Russie. Sa patiente enquête nous a plus éclairés que tous les livres antérieurs mis ensemble.

Le témoignage de l’excellent observateur est d’autant moins suspect, qu’il peut être considéré comme celui même de la Russie, une déposition qu’elle fait sur elle-même. Recommandé par l’empereur, il a été conduit par les autorités, par les grands propriétaires, qui n’auraient pas manqué de lui cacher la vérité, s’il eût voulu connaître le gouvernement russe, mais qui se faisaient un plaisir de lui faire connaître en détail toute la vie inférieure de la Russie, le serf et le village, la condition de la culture et du cultivateur.

L’Allemand, ainsi mené, va lentement de commune en commune, regarde, observe, interroge, autant qu’il peut ; et, quel que soit son respect un peu servile pour le gouvernement, sa déférence respectueuse pour les grands personnages qui le conduisent sur leurs terres, il n’en conserve pas moins une remarquable liberté de jugement.

Quelle conclusion supposez-vous à cette enquête ainsi conduite par les intéressés ? la plus inattendue ; et elle fait beaucoup d’honneur à M. Haxthaüsen.

Il ne la résume pas sous forme générale, mais il constate à chaque instant que la culture et le cultivateur sont misérables, qu’ils produisent très peu, que l’homme imprévoyant et sans vue d’avenir est peu capable d’amélioration.

La population augmente, dit-on, rapidement. La production n’augmente pas ; l’activité est nulle. Contraste étrange : la vie se multiplie, et elle semble frappée de langueur et de mort.

Un mot explique tout, et ce mot contient la Russie.

La vie russe, c’est le communisme.

Forme unique, exclusive de cette société, à peu près sans exception. Sous l’autorité du seigneur, la commune distribue la terre, la partage à ses membres, ici tous les dix ans, là la sixième année, la quatrième ou la troisième, même en certains lieux tous les ans.

Au temps ordinaire du partage, la famille qui se trouve réduite par la mort reçoit moins de terre, la famille augmentée en reçoit davantage. Elle est tellement intéressée à ne pas diminuer de nombre que, si un vieillard meurt, le vieux père, par exemple, la famille adopte un vieillard, se fait un père pour remplacer le mort.

La force de la Russie (analogue sous quelques rapports à celle des États-Unis d’Amérique), c’est qu’elle a dans son sein une sorte de loi agraire, je veux dire une distribution perpétuelle de terre à tous les survenants. On ne trouve pas beaucoup d’étrangers qui veuillent en profiter, au risque de devenir serfs. Mais les enfants viennent à l’aveugle en foule, en nombre énorme. Tout enfant qui ouvre les yeux a sa part toute prête, qu’il recevra de la commune ; c’est comme une prime pour naître, l’encouragement le plus efficace à la génération.

Monstrueuse force de vie, de multiplication ! épouvantable pour le monde, si cette force n’était balancée ! Mais l’action de la mort n’est pas moins monstrueuse ; elle a ses deux ministres, tous deux expéditifs : un atroce climat, un gouvernement plus atroce.

Ajoutez que dans ce communisme même qui encourage tellement à naître et à vivre, il y a, en récompense, une force de mort, d’improductivité, d’oisiveté, de stérilité. L’homme, non responsable, se reposant sur la commune, reste comme endormi dans l’imprévoyance enfantine ; d’une charrue légère, il écorche légèrement un sol ingrat ; il chante, insouciant, son chant doux, monotone ; la terre produira peu ; qu’importe ? il se fera assigner un lot de terre de plus, sa femme est là : il aura un enfant.

De là un résultat très imprévu : le communisme ici fortifie la famille. La femme est fort aimée ; elle a la vie très douce. Elle est en réalité la source de l’aisance ; son sein fécond est pour l’homme une source de biens. L’enfant est bienvenu. On chante à sa naissance ; il apporte la prospérité. Il meurt bientôt, c’est vrai le plus souvent ; mais sa féconde mère ne perd pas un moment pour le remplacer vite, et maintenir son lot dans la famille.

Vie toute naturelle, dans le sens inférieur, profondément matérielle, qui attache singulièrement l’homme en le tenant très bas. — Peu de travail, nulle prévoyance, nul souci d’avenir. — La femme et la commune, voilà ce qui protège l’homme. Plus la femme est féconde, plus la commune donne. L’amour physique et l’eau-de-vie, la génération incessante d’enfants qui meurent et qu’on refait sans cesse, voilà la vie du serf.

Ils ont horreur de la propriété. Ceux qu’on a faits propriétaires retournent vite au communisme. Ils craignent les mauvaises chances, le travail, la responsabilité. Propriétaire, on se ruine ; communiste, on ne peut se ruiner, n’ayant rien, à vrai dire. L’un d’eux, à qui on voulait donner une terre en propriété, disait : « Mais si je bois ma terre ? »

Il y a, en vérité, quelque chose d’étrange à confondre, sous ce même mot de communisme, des choses si différentes, à rapprocher ce communisme d’indolence et de somnolence des communautés héroïques qui ont été pour l’Europe la défense contre les barbares, l’avant-garde de la liberté. — Les Serbes, les Monténégrins, ces populations voisines des Turcs, dans leur lutte inégale contre ce grand empire, menacés à toute heure d’être enlevés captifs, traînés à la queue des chevaux, ont cherché, au milieu de ces extrêmes périls, l’unité et la force dans une sorte de communisme. Moissons communes, tables souvent communes, l’unité fraternelle dans la vie, dans la mort : une telle communauté, on l’a bien vu par leurs combats et par leurs chants, n’a nullement énervé leurs bras ni leur esprit.

Il y a loin de là au communisme instinctif, naturel, paresseux, qui est l’état invariable de tant de tribus animales, avant que la vie individuelle et l’organisme propre se soient vigoureusement déclarés. Tels les mollusques au fond des mers ; tels, nombre de sauvages des îles du Sud ; tel, dans un degré supérieur, l’insouciant paysan russe. Il dort sur la commune comme l’enfant au sein de la mère. Il y trouve un adoucissement au servage, triste adoucissement, qui, favorisant l’indolence, le confirme et le perpétue.

Dans la profonde misère du serf russe et son impuissance d’amélioration, un seul côté adoucit le tableau, y semble mettre un rayon de bonheur : c’est l’excellence de la famille, c’est la femme et l’enfant. Mais là même se retrouvent une misère plus grande et le fond de l’abjection. L’enfant naît, est aimé, mais on le soigne peu. Il meurt pour faire place à un autre qu’on aime également, qu’on regrette aussi peu. C’est l’eau de la rivière. La femme est une source d’où s’écoulent des générations, pour se perdre au fond de la terre. L’homme n’y prend pas garde. La femme, l’enfant, sont-ils à lui ? La vie hideuse du servage implique un triste communisme que nous avons laissé dans l’ombre. Celui qui n’a pas même son corps, n’a ni sa femme, ni sa fille. Toute génération est pour lui incertaine. Dans la réalité, la famille n’est pas.