Légendes du Moyen Âge/Roncevaux

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Hachette (p. 1-63).

RONCEVAUX

Le 15 août 778, l’arrière-garde de l’armée que le roi des Francs, Charles, ramenait d’Espagne après une expédition à moitié heureuse fut surprise, dans les Pyrénées, par les Basques navarrais, — avec lesquels les Francs n’étaient pas en guerre ouverte, — et entièrement détruite. Le roi, qui avait déjà franchi les ports[1], retourna en toute hâte sur ses pas ; mais la nuit tombait quand il parvint au lieu du désastre : les montagnards s’étaient dispersés, et on ne pouvait même savoir où les poursuivre. Charles — que rappelait un soulèvement des Saxons — dut reprendre le chemin de France sans avoir vengé son arrière-garde ni reconquis le bagage qu’elle escortait et qui avait été complètement pillé.

Telle est la version que donnent les Annales royales et la Vie de Charlemagne d’Einhard ; c’est celle qu’ont adoptée tous nos historiens. La version arabe est toute différente : d’après Ibn-al-Athîr, — qui écrivait au commencement du xiiie siècle, mais qui puisait à des sources anciennes, — ce furent les musulmans de Saragosse — ceux-là mêmes qui avaient appelé Charles en Espagne — qui firent subir à l’armée franque, lorsqu’elle était hors du territoire arabe et se croyait en pleine sûreté, le grave échec dont il s’agit. Il faut probablement combiner ce récit avec celui des historiographes francs, et admettre que les musulmans excitèrent et aidèrent les Basques. Ils n’ont pas mentionné dans leur récit le concours que ceux-ci leur avaient prêté, et d’autre part les historiens officiels de l’empire franc, qui présentent comme beaucoup plus heureuse qu’elle ne le fut l’expédition de Charles en Espagne, n’ont pas voulu avouer que les auteurs du désastre étaient, au moins en partie, les « Sarrasins », — censés alliés des Francs, — et que le roi n’avait pu même essayer de tirer vengeance de leur perfidie. Ils ont mieux aimé ne parler que d’une surprise des Basques, dont l’impunité, causée par leur dispersion dans leurs montagnes, n’infligeait pas à l’honneur franc une aussi sensible humiliation.

Quoi qu’il en soit, ce funeste événement affecta très péniblement le roi. Les Annales quasi officielles, rédigées peu de temps après, sans doute sous les yeux de Charles, terminent ainsi le récit du triste épisode : « Le souvenir de cette blessure effaça presque entièrement, dans le cœur du roi, la satisfaction des succès qu’il avait obtenus en Espagne. » On peut croire que cette phrase fut dictée à l’annaliste par le roi lui-même : elle tranche, par sa note intime et personnelle, avec la sécheresse habituelle des Annales ; et quel autre que Charles aurait pu révéler ainsi les sentiments de son grand cœur ?

La douleur et la colère du roi furent partagées par son armée, puis, bientôt, par la nation tout entière. On conçoit que l’émotion ait été grande : ce qui surprend, c’est qu’elle ait été aussi durable, ait survécu pendant des siècles, et se soit propagée bien au delà du pays où elle avait été ressentie. Le massacre d’un corps d’armée dans une embuscade n’est après tout qu’un fait de guerre comme il s’en produit souvent, comme l’histoire de tous les pays militaires, et celle de la France en particulier, en comptent par centaines. Combien, depuis lors, avons-nous essuyé de défaites plus sanglantes et surtout plus graves dans leurs conséquences ! Elles sont oubliées cependant, — sauf les plus récentes, — ou le souvenir n’en est conservé que dans les livres et n’émeut que les lecteurs français, il en est tout autrement de celle du 15 août 778. Le nom du lieu qui vit la fatale déroute, Roncevaux, en évoque jusqu’à aujourd’hui le funèbre souvenir dans les âmes. Le nom de Roland, — l’un des trois chefs mentionnés par Einhard parmi les victimes des Basques, — est encore populaire non seulement en France, mais dans l’Europe presque entière ; sa mort a fait verser des larmes à trente générations après celle qui l’avait connu ; son image a été dressée sous le porche des églises, peinte sur leurs murailles ou leurs verrières ; elle s’est élevée ou s’élève encore, symbole de justice et de liberté, sur la place publique de nombreuses villes saxonnes…

Comment s’expliquent cette survivance extraordinaire et cette propagation incomparable du souvenir d’un événement et d’un personnage qui semblaient ne devoir intéresser qu’une époque et qu’un pays ?

C’est que la France était alors en pleine activité épique : les événements ou les personnages qui frappaient l’imagination des hommes appartenant à la classe guerrière étaient aussitôt l’objet de chants qui, originaires d’un point quelconque, se répandaient promptement, grâce aux « jongleurs », — ces aèdes du moyen âge, — dans le tout entier, s’adaptaient aux dialectes divers, et s’accroissaient dans leur marche comme les ondes formées par un choc vont s’élargissant autour de leur centre. L’épopée française — qui avait commencé dès l’époque mérovingienne — fut en pleine vie jusque vers la fin du Xe siècle. Les nouveaux chants qui surgissaient sans cesse ne faisaient pas oublier les anciens quand ceux-ci, par quelque circonstance particulière, méritaient de survivre : une génération les transmettait à l’autre, en les renouvelant pour le langage, en les modifiant et les amplifiant avec plus ou moins de bonheur. La chanson de geste consacrée à Roland, — née sans doute dans la Bretagne française, dont il était comte, puis répandue par la France entière, — traversa ainsi toute l’époque carolingienne. Au XIe siècle, elle existait sous des formes diverses, toutes, naturellement, assez éloignées de la première. De deux de ces formes nous avons d’imparfaits représentants dans un roman latin (la chronique attribuée à l’archevêque Turpin) et un poème latin en mauvais vers. D’autres ont laissé des traces dans les allusions de quelques poèmes français ou italiens, La plus éloignée de l’original, entre celles dont nous pouvons nous faire une idée, est probablement celle qui fut fixée vers 1080 : c’est la Chanson de Roland que, malgré plus d’une incertitude, nous possédons à peu près telle qu’elle fut alors rédigée ; elle fut, vers la fin du XIIe siècle, l’objet d’un « renouvellement » où l’on substitua la rime à l’assonance. Grâce à l’incomparable ascendant qu’exerçaient alors sur tout le monde occidental la culture et la poésie françaises, la Chanson de Roland fut traduite ou adaptée partout : en Espagne, où elle suscita l’épopée nationale (cantares degesta) ; en Italie, où elle était populaire dès le XIe siècle, et où elle aboutit, par une étrange déviation, aux poèmes de Boiardo et d’Arioste ; en Angleterre, où elle a été mise en anglais et même en gallois ; en Allemagne, où elle fut traduite en vers dès 1133 ; dans les Pays-Bas, où elle a été plus d’une fois, et d’après diverses rédactions, imitée en prose et en vers ; en Scandinavie, où, mise en prose norvégienne au XIIIe siècle, elle fait l’objet de livrets restés populaires en Danemark et jusqu’en Islande.

La Chanson de Roland méritait ce succès. Le thème en était profondément héroïque, et contenait, à côté de son élément national, un élément chrétien qui pouvait exciter l’enthousiasme de tous les peuples germano-latins. Les poètes successifs qui s’étaient emparés de ce thème l’avaient heureusement développé, y avaient introduit des scènes grandioses et pathétiques, avaient dessiné en traits saisissants les caractères des principaux personnages, surtout de Roland et de son « compagnon » Olivier. Le style du poème du XIe siècle était, il est vrai, sans éclat, et ne portait pas la marque d’une forte personnalité poétique ; mais sa simplicité rendait le poème facile à comprendre et à traduire, et il suffisait à des auditeurs qui demandaient à la poésie non des impressions d’art, mais des émotions et des excitations guerrières. L’âme du poème était l’exaltation des sentiments les plus puissants et les plus élevés de la société féodale qui, constituée d’abord en France, s’organisait alors dans toute l’Europe : le courage, l’honneur, l’amour du pays, la fidélité de l’homme envers son seigneur et envers ses « pairs », le dévouement à la cause chrétienne. C’était l’époque des Croisades : la Chanson de Roland joua dans la poésie de l’Europe occidentale le rôle que joua la France elle-même dans ces grandes expéditions.

Toutes ces causes n’auraient peut-être pas suffi à créer et à maintenir l’immense popularité de Roncevaux et de Roland, sans une circonstance fortuite qui raviva sans cesse, pendant des siècles, les souvenirs dont cette popularité était née. Dans le premier tiers du IXe siècle, on avait prétendu découvrir en Galice, près d’Iria, le tombeau de saint Jacques le Majeur[2]. Cette « invention » fut aussitôt exploitée pour fondera Compostelle un sanctuaire qui devint très rapidement le centre d’un pèlerinage : pendant près de mille ans, d’innombrables dévots accoururent, de tous les pays catholiques, à Saint-Jacques-de-Compostelle. Or ces pèlerins, pour la plupart, franchissaient les Pyrénées par le col même qui, à l’aller comme au retour, avait livré passage à l’armée franque. Au débouché de ce col, à Roncevaux, s’éleva bientôt un hospice où les pèlerins étaient hébergés pendant deux jours et pouvaient se reposer de leurs fatigues. On désignait à leur dévotion la chapelle élevée par Charlemagne sur le col qui domine Roncevaux ; on leur montrait le cor qu’avait fendu le souffle de Roland, et le rocher qu’il avait entamé des derniers coups de sa fameuse épée Durendal, et la fontaine où, mourant, il avait étanché sa soif. Pulci nous le dit au XVe siècle :

 
E tutti i peregrin questa novella
Riportan di Galizia ancora espresso
D’aver veduto il sasso e’l corno fesso[3].


Quelle était encore, neuf siècles après l’événement du 15 août 778, l’émotion que produisait la vue de ces lieux devenus sacrés, c’est ce que nous fait comprendre le naïf récit d’un brave prêtre bolonais, Domenico Laffi, qui, de 1670 à 1673, fit trois fois le « saint voyage » de Galice. Voici comment il décrit sa visite à Roncevaux :

Enfin, avec l’aide de Dieu et de saint Jacques de Galice, nous arrivâmes sur la haute cime des Pyrénées ; là est une petite chapelle très ancienne[4] ; nous y entrâmes, car il n’y avait ni porte ni fenêtre pour la fermer, et nous y chantâmes un Te Deum pour rendre grâces à Dieu de nous avoir conduits jusque-là sains et saufs ; mais avant de quitter la cime de ces hautes Pyrénées, que nous avions gravies avec tant de peine, nous nous reposâmes dans cette chapelle ; nous y vîmes beaucoup de figures et de sculptures antiques, et quelques inscriptions effacées par le temps, si bien qu’on ne peut les lire. De là on voit au levant la France, au couchant l’Espagne[5]. C’est dans ce lieu même que Roland sonna son cor quand il appela Charlemagne à son aide, et il le sonna si fort qu’il le fit crever… Ayant quitté cette chapelle, nous commençâmes à descendre pendant un quart de lieue, tant que nous découvrîmes ce Roncevaux[6] si désiré de nous, ce qui nous causa une allégresse d’autant plus grande qu’eue était plus imprévue, parce que, l’hospice étant caché par les montagnes et par des arbres très touffus, nous pensions en être très éloignés quand nous nous trouvâmes en face des portes. Nous y descendîmes donc et nous entrâmes sous une grande voûte, dans laquelle, à main droite, il y a beaucoup de tombeaux antiques, où se conservent les cendres de nombreux rois, ducs, marquis, comtes, paladins et seigneurs qui moururent dans ce grand fait d’armes, mémorable pour tous les siècles. A main gauche est la grande église, qui est très ancienne : c’est Charlemagne qui la fit faire, et l’archevêque Turpin y a dit la messe… Devant le grand autel il y a une grande et forte grille de fer, très élevée, au haut de laquelle est attaché le cor de Roland, de la longueur d’environ. deux brasses ; il est tout d’une pièce, et il a une fente du côté par où sort la voix, laquelle fente on dit qu’il fit à l’heure où, sur la cime des Pyrénées, il sonna pour appeler Charlemagne, qui était campé à Saint-JeanPied-de-Port, attendant Roland, qui était allé réclamer le tribut de Marsile, roi d’Aragon[7]. Près de ce cor sont deux masses ferrées, Tune de Roland et l’autre de Renaud[8], dont ils se servaient dans les batailles et qu’ils portaient attachées à leurs arçons… Il y a aussi un étrier de Roland, et ses brodequins, qu’on dit que chausse le vicaire quand il chante la messe aux grandes solennités.

Sortis de l’église, nous allâmes par la terre voir les antiquités : tout près de l’hospice[9], à l’occident, il y a une petite chapelle, que fît faire Charlemagne après la mort de Roland et des autres paladins… Elle est en forme de carré parfait, pas très haute, et elle est située au propre lieu où Roland, après la seconde bataille, se mit à genoux, et, à ce qu’on dit, tourné vers Roncevaux, pleura ses gens et dit entre autres paroles : « O triste, ô infortunée vallée, maintenant tu seras toujours ensanglantée[10] ! »

Enfin, voyant tous ses gens perdus, il se retira dans sa tente et prit le parti de sonner son cor ; il monta à la cime des monts, au lieu dont il a été parlé plus haut[11], pour que Charles pût entendre, et on dit qu’il sonna si fort que Charles l’entendit. Cela paraît une grande merveille à quelques-uns ; mais c’est chose croyable, car du lieu où il sonna jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port, où Charles était campé, il n’y a que six lieues et demie : et on dit en vérité qu’il sonna si fort qu’à la troisième fois le sang lui sortit de la bouche et du nez, et le cor même creva d’un côté, comme je l’ai vu moi-même, de mes yeux, fendu… Après avoir sonné, il retourna à sa tente ; puis, donnant un coup d’œil à son camp détruit, il ne vit plus aucun ennemi ; mais, las et accablé de ce long combat, et de l’effort qu’il avait fait en sonnant du cor, qui lui avait fait sortir le sang de la bouche et du nez, il ne pouvait plus se tenir sur son cheval ; aussi, se rapprochant du pied de la montagne, où est une fontaine qu’on appelle aujourd’hui la fontaine de Roland, construite avec de très beaux ornements, il descendit de cheval et but deux ou trois traits de cette fontaine… Puis il saisit une dernière fois Durendal et en frappa plusieurs coups sur un rocher ; mais il ne put la briser, jusqu’à ce qu’enfin il donna un coup si fort qu’il trancha le rocher, en sorte que l’épée elle-même éclata un peu au-dessous de la garde (je l’ai vue dans la galerie du roi d’Espagne, comme je vous le dirai dans la description de Madrid[12])… Il se mit à genoux et se confessa, demandant à Dieu le pardon de ses péchés… Puis il se releva, et, pleurant fortement, il dit en regardant le ciel : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains. Tu sais, Seigneur, que j’ai toujours désiré mourir pour ta sainte foi. » Il fit deux ou trois pas et tomba de nouveau à genoux, et, inclinant la tète, les bras tendus en croix, les regards vers le ciel, il rendit l’âme. Tout cela se lit dans le livre intitulé La Rotta di Roncisvalle, et dans beaucoup d’autres.

Là, en ce lieu même, distant de deux ou trois pas de l’endroit où il se confessa, Charlemagne fit faire le tombeau de Roland et l’y ensevelit[13]. Ce tombeau est fait comme une petite chapelle en carré parfait, et de tous côtés il a environ vingt pieds de long, avec une belle coupole à pyramide qui porte en haut une belle croix ; dedans est le sépulcre, semblablement de figure carrée ; c’est à peine si une personne peut marcher entre le sépulcre et la muraille. On dit que d’autres paladins encore y sont enterrés avec Roland. Sur les quatre faces sont peintes toutes les guerres qui se sont faites en ce lieu, et aussi la trahison ; le tout est peint en clair-obscur[14]. Au pied de la porte de cette sépulture est la pierre que Roland trancha près de la fontaine ; comme je l’ai dit, elle est fendue par le milieu. Nous ne pouvions nous rassasier de la regarder, et nous serions toujours restés là… Étant demeurés deux jours à Roncevaux, nous en partîmes le matin suivant, et avant de quitter ce lieu nous voulûmes voir encore le sépulcre de Roland, disant entre nous : « Dieu sait si jamais nous le reverrons ! » Nous le regardâmes longtemps, longtemps, et nous écrivîmes sur une des pierres, avec la pointe d’un couteau, nos noms et nos surnoms… Puis, l’ayant regardé une dernière fois, nous partîmes tout doucement, nous retournant bien des fois pour revoir encore Roncevaux, qu’il nous déplaisait de quitter[15].

Le tombeau de saint Jacques a cessé d’attirer les pèlerins ; mais Roncevaux en appelle d’autres, qui viennent y chercher les souvenirs historiques ou légendaires du fameux combat. M. Wentworth Webster, le sagace investigateur de tout ce qui concerne les Basques, leur pays et leurs traditions, n’y a pas fait moins de quatre voyages. M. Julien Vinson, le plus expert de nos basquisants français, l’a visité il y a vingt ans ; autant en ont fait des érudits gascons comme J.-Fr. Bladé et l’abbé Dubarat. En 1881, mon ami Pio Rajna, de Florence, l’auteur justement célèbre des Origini dell’ Epopea francese et des Fonti dell’ Orlando Furioso, y venait pieusement de Pampelune, et pouvait se vanter d’être le premier « romaniste » qui eût eu la joie de lire la Chanson de Roland à Roncevaux : il a consigné ses impressions et ses réflexions dans quelques pages lumineuses, auxquelles, sur tous les points qu’il a touchés, il est difficile de rien ajouter[16]. Dans l’été de 1900, mon ami Gaston Deschamps, — qui n’est pas romaniste de profession, mais dont la curiosité alerte est universelle, — s’y rendait de Saint-Jean-Pied-de-Port, et communiquait ses impressions aux lecteurs du Temps : il reçut à cette occasion et imprima toute une série de lettres qui prouvaient l’intérêt soulevé parles questions effleurées dans son article[17]. Dans sa lettre du 10 décembre 1900, M. Camille Jullian voulait bien s’en remettre à moi du soin de décider un des points en litige. J’acceptai, non de rien décider, mais de tout examiner. Je devais justement passer à Biarritz mes vacances de Pâques en 1901, et j’avais déjà le projet d’en profiter pour faire à mon tour le pèlerinage de Roncevaux. J’ai pu réaliser ce projet le 10 avril, et je voudrais donner ici le résumé de ce que cette visite, jointe à l’étude des textes et des documents, m’a permis, sinon de conclure, au moins de proposer sur la topographie réelle de la bataille du 15 août 778 et sur les rapports, en ce point, de la poésie avec l’histoire.


* * *


L’accès de Roncevaux, du côté de la France, est maintenant des plus faciles. Un courrier part le matin à dix heures de Saint-Jean-Pied-de-Port et arrive au village de Burguete, — à trois kilomètres au delà de Roncevaux, — vers six heures. Huit heures pour faire environ 25 kilomètres, cela peut paraître long ; mais on s’arrête pour déjeuner à Luzaïde ; puis la distance kilométrique est évaluée à vol d’oiseau, et la route, au moins dans sa dernière partie, où elle gravit tout le temps des pentes souvent très raides, fait de continuels lacets. Elle est d’ailleurs excellente et fort pittoresque : même en dehors de l’intérêt qui s’attache à Roncevaux, elle vaut la peine d’être suivie.

On nous avait fort dissuadés d’entreprendre ce voyage, nous assurant qu’à cette époque de l’année le froid serait terrible sur les hauteurs, et surtout que nous y trouverions un brouillard qui nous empêcherait de rien voir. Comme nous n’avions pas le choix du moment, nous risquâmes l’aventure, et bien nous en prit. Le temps, qui avait été pluvieux le matin, fut admirable le jour de notre voyage et le jour suivant, que noué passâmes à Roncevaux ; nous ne vîmes pas la moindre de ces brumes qui, paraît-il, couvrent souvent pendant des semaines tout le paysage d’un voile humide et gris, et nous n’eûmes d’autre souvenir de l’hiver à peine passé que quelques belles plaques de neige étincelant sur le flanc des montagnes. Assurément la végétation eût été plus belle et plus riche au mois de juin, et d’autre part j’aurais eu plaisir à me trouver à Roncevaux le 15 août, au jour anniversaire de la bataille ; mais, en somme, nous avons été favorisés dans notre visite par un temps exceptionnel en cette saison.

On sort de Saint-Jean-Pied-de-Port par une porte gothique, reste des anciennes fortifications ; les détours du chemin permettent de jouir quelque temps du coup d’œil original qu’offre la vieille ville avec ses hautes maisons basques serrées l’une contre l’autre, enfermées dans les remparts désormais inutiles et dominées par la citadelle de Vauban. On la perd vite de vue et Ton commence à s’élever, d’abord doucement, en remontant le cours de la Nive d’Arnéguy, qui, depuis Ibañeta, vient à notre rencontre et nous trace la voie. A partir de Bergara, elle sert de frontière entre la France et l’Espagne ; à Arnéguy, dernier village français, nous la franchissons, et désormais nous sommes en terre d’Espagne.

C’est une délimitation singulière que celle qui a été établie ici. La vallée où nous entrons appartient tout entière au versant français des Pyrénées : c’est Ibañeta, immédiatement avant Roncevaux, qui marque la ligne de séparation des eaux ; il semblerait donc naturel que la frontière suivît cette ligne, au lieu qu’elle la dépasse et forme une boucle qui s’allonge en descendant sur le versant septentrional. On dirait que l’Espagne a voulu, en empiétant ici sur le sol français, consacrer sa victoire d’il y a douze siècles et répondre aux dernières paroles de Roland s’écriant : « Ce champ est nôtre ! »

Bientôt on arrive à Luzaïde : c’est le nom basque que du petit bourg qui est le chef-lieu de la « vallée de Charles », et qu’on appelle ordinairement, comme elle, Valcarlos. Ses maisons se groupent sur un promontoire qui domine le profond ravin où coule la Nive d’Arnéguy. A partir de là, le paysage est plus âpre : la route est souvent taillée à pic dans les rochers gris qui descendent comme en cascades jusqu’au torrent qu’on voit verdir et écumer tout en bas. Au bout d’une heure environ, l’aspect s’adoucit tout en devenant plus grandiose ; la barrière des montagnes s’élargit ; elles apparaissent dans toute leur ampleur, majestueuses sous leur vêtement sylvestre. La route, de plus en plus raide, monte en zigzags presque parallèles, si bien que nos mules ne font que six kilomètres en sept quarts d’heure, et que nous nous faisons l’effet de ne pas avancer, voyant toujours, semble-t-il, du haut de la banquette où nous sommes juchés, à la même distance dans le fond de la vallée, le point que nous avons quitté il y a deux heures. Nous avançons cependant au milieu d’arbres magnifiques, hêtres, chênes, châtaigniers, dont les masses vont en s’épaississant, mais dont les branches encore presque sans verdure nous laissent voir les contours des monts voisins.

Nous ne montons plus. Nous sommes au col d’Ibañeta, où quelques pans de murs subsistent seuls de la célèbre chapelle du Saint-Sauveur, brûlée dans les guerres carlistes. De là nous embrassons un immense panorama : derrière nous l’étroite vallée que nous venons de gravir ; devant nous un vaste cirque verdoyant, entouré de tous côtés de montagnes boisées : Roncevaux ! A nos pieds nous ne voyons d’abord qu’un épais massif de hêtres qui, comme au temps de Laffi, et malgré l’absence de feuilles, nous empêche d’apercevoir l’ancien hospice, situé cependant à peine à un quart de lieue. On ne le découvre que quand on est tout près de l’antique voûte, qui lui sert d’entrée comme jadis ; mais ce qu’on voit d’abord, Laffî, heureusement pour lui, ne le voyait pas : ce sont les horribles toits de zinc dont on a récemment coiffé les tours carrées et assez imposantes du vieux bâtiment.

Notre voiture contourne les bâtiments de l’hospice (Real Casa de Roncesvalles), — qui servent encore de résidence à douze chanoines augustins, — puis l’église collégiale, passe devant la chapelle funéraire et la petite église dont je parlerai tout à l’heure, et s’arrête devant la posada du village : l’aspect n’en est pas fort engageant, si bien que nous poussons jusqu’à Burguete, où s’arrête le courrier, et où nous espérons être un peu mieux logés. En revoyant, le lendemain, la posada de Roncevaux, nous lui avons fait amende honorable. Elle contient des chambres très propres, et la maison elle-même, si elle a une façade peu attrayante, a sur la droite un côté assez curieux : un mur sous pignon, bâti en grosses pierres carrées noires et blanches formant damier ; de chaque côté de la petite fenêtre qui occupe le milieu, deux pierres sculptées avec la croix crossée, insigne des chanoines, et la date 1612 : c’est évidemment une ancienne dépendance de l’hospice. Nous y avons déjeuné en compagnie de rouliers et de muletiers basques, d’un beau type vigoureux et svelte, qui se sont montrés d’une politesse accomplie envers les étrangers.

Pour arriver à Burguete, nous traversons le plateau de Roncevaux dans une grande partie de sa longueur, ce qui nous en donne une première et déjà assez complète idée.

Si je n’avais été prévenu par la lecture de descriptions antérieures, j’aurais éprouvé une vive surprise. La Chanson de Roland évoque pour nous, avec une incomparable puissance, autour du nom de Roncevaux l’image de gorges profondes, de hauts rochers sombres laissant entre eux d’étroits défilés :

 
Hauts sont les monts et les vaux ténébreux,
Les roches bises, les détroits merveilleux…

Hauts sont les monts et ténébreux et grands,
Les vaux profonds où courent les torrents.

Ce tableau si vigoureusement tracé en si peu de traits s’est gravé dans l’imagination. « Roncevaux ! vallon triste et sombre ! » faisait chanter le bon Mermet à un chœur de guerriers sarrasins, et le décor final de son Roland à Roncevaux était sinistre à souhait. Quel n’est donc pas l’étonnement du touriste imbu de ces impressions, quand il arrive sur ce plateau spacieux, qui s’arrondit comme une large coupe entre des montagnes à pente douce, — c’est bien probablement un ancien lac, — et qui ne présente aux yeux que des aspects de riante idylle ! « Le regard se promène, dit P. Rajna, sur une vaste plaine elliptique, toute verdoyante d’arbres et de prairies, ceinte de hauteurs gazonnées et boisées du pied au sommet, et qui, l’altitude étant déjà ici d’environ mille mètres au-dessus du niveau de la mer, ont l’air de collines plutôt que de montagnes. » Et un auteur espagnol, enthousiaste historien de la Real Casa de Roncevaux, décrit ainsi la plaine où elle s’élève : « La vallée, de forme elliptique irrégulière, a cinq kilomètres dans son plus grand diamètre, trois dans le plus petit. Une masse d’arbres magnifiques y permet la promenade même au mois de juillet quand le soleil est au zénith : ses rayons ne pénètrent pas dans les frais sentiers qui traversent ces bois de hêtres séculaires, et l’herbe qui y croît récrée la vue par ce vert obscur des plantes vierges des rayons solaires, de même que l’odorat ne se lasse pas de sentir le parfum des fleurs et que l’ouïe est charmée par le gazouillement des mille espèces d’oiseaux qui peuplent les bois… Pour que rien ne manque à Roncevaux, tout n’y est pas forêt. Il y a de vastes prairies où, grâce à l’humidité de l’atmosphère, croît une herbe luxuriante ; des ruisseaux y serpentent et semblent au soleil des lames d’argent. Toute la plaine est entourée de montagnes, embellies parla frondaison touffue de hêtres robustes. De tout point élevé on a une perspective magnifique… Tout ce que l’imagination peut créer, tout ce que le désir peut souhaiter, est réuni là[18]. »

C’est surtout à l’heure où nous le traversons pour la première fois, presque au moment du coucher du soleil, que ce Heu de funèbre mémoire est plein de charme, de poésie et de paix. On voit de tous côtés des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, de jeunes chevaux qui bondissent dans l’herbe haute ; on entend les clochettes et les grelots des bêtes qui reviennent lentement à leur gîte de nuit et que nous verrons tout à l’heure, à Burguete, entrer avec une familiarité coutumière dans les petites maisons cubiques, semblables à de gros dés dont les fenêtres carrées seraient les points, par la même porte qui sert aux habitants. Le soir, à l’auberge, nous voyons danser la jota aux sons de la guitare et des castagnettes, et en nous endormant nous avons quelque peine à retrouver dans notre mémoire les souvenirs tragiques qui semblaient devoir se dresser de toutes parts autour de nous.


* * *


Nous avons regardé le lendemain en détail ce que nous avions aperçu d’ensemble le jour de notre arrivée, et l’impression première que nous avions ressentie n’a fait que se confirmer. Nous avons fait de charmantes promenades le long des ruisseaux et sous les avenues de grands hêtres. Quant aux monuments qui s’élèvent à l’extrémité nord de la plaine, ils ne nous intéressent ici qu’en tant qu’ils se rattachent au souvenir de la grande bataille ; ils ne s’y rattachent d’ailleurs que par des traditions dont il nous faudra rechercher l’authenticité, quoiqu’elles soient parfois très anciennes.

L’hospice a été jadis très important. Il fut fondé en 1127 par l’évêque de Pampelune, Sanche de la Rosa, et le roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, au pied du col où, dit la charte de fondation, des milliers de pèlerins, allant d’Espagne à Rome ou de France à Compostelle, avaient été étouffés sous la neige ou dévorés par les loups- Pendant des siècles il accueillit, hébergea, soigna dans leurs maladies, ensevelit pieusement, quand ils succombaient à leurs fatigues, d’innombrables voyageurs. On ne traversait pas la montagne, en effet, dans les siècles passés, aussi aisément qu’on le fait aujourd’hui : le chemin que nous avons suivi n’était qu’un sentier à peine praticable pour les mulets ; la route ordinaire, qui, partant de Saint-Jean-Pied-de-Port et gravissant tout de suite des pentes abruptes, passait par le « Port de Cise », était très rude, surtout dans la mauvaise saison : en 1560, la pauvre petite Elisabeth de Valois, qui venait trouver son mari, encore inconnu d’elle, le terrible Philippe II, arriva à Roncevaux, le 2 janvier, à demi morte de froid et de peur, ayant perdu sous les avalanches de neige une partie de ses charrois et les équipages de ses filles d’honneur. L’hospice avait, pour subvenir aux besoins de sa charité, de grandes possessions, des commanderies en plusieurs pays, et le privilège de faire des quêtes par toute la chrétienté.

Je ne puis ici m’étendre sur l’histoire de cette célèbre maison ; je ne décrirai pas non plus le bâtiment tel qu’il est aujourd’hui : on y voit réunies des constructions d’époques fort diverses, l’église fondée par le roi de Navarre Sanche le Fort, le cloître où il est enterré et où sont suspendues les chaînes qu’il rapporta de la fameuse victoire de Las Navas (1212), les joyaux d’orfèvrerie et de broderie que conserve encore le trésor ; tout cela mérite d’être vu et étudié, mais est étranger à mon sujet. Je dirai seulement qu’aujourd’hui ce qui fait, aux yeux des habitants du pays circonvoisin, la grande noblesse de la maison et la véritable attraction de Roncevaux, ce n’est nullement le souvenir de la bataille d’il y a douze siècles : c’est une Vierge en bois, qui est censée avoir été miraculeusement révélée, à une époque qu’on ne précise pas[19], et qui est l’objet d’une grande dévotion populaire. L’historien de la Real Casa termine sa description lyrique du plateau de Roncevaux en s’écriant : « Dieu a créé au milieu de ces monts sauvages une oasis délicieuse pour en faire le séjour de la Vierge de Roncevaux ! » C’est là, pour le voyageur qui cherche ici des impressions d’un tout autre ordre, une surprise morale aussi grande que celle qu’il éprouve, s’il n’est pas prévenu, au premier aspect de ces lieux qu’il rêvait tragiques et qu’il trouve gracieux et riants.

Des souvenirs plus ou moins sérieux de la bataille ne sont cependant absents ni de la collégiale, ni du pays. Dans la collégiale, on montre les masses d’armes de Roland et d’Olivier, les pantoufles de velours de l’archevêque Turpin ; on montrait jadis le cor de Roland et aussi celui d’Olivier, l’épée de Roland, ses éperons, un de ses étriers, etc. ; la plus grande partie de ce bric-à-brac a disparu et mérite peu de regrets ; mais les édifices que l’on rencontre successivement dans la plaine en allant de l’hospice à Burguete sont plus dignes de retenir un instant l’attention.

L’ancienne église paroissiale, aujourd’hui abandonnée, qu’on trouve d’abord à sa gauche, n’offre rien d’intéressant. Mais il n’en est pas de même de la chapelle du Saint-Esprit, presque contiguë à cette église. Laffi, qui l’appelle « le tombeau de Roland », la décrit fort exactement, si ce n’est qu’il rétrécit trop l’espace du couloir carré, formé par une seconde construction, qui entoure l’édicule et qui est encore aujourd’hui un lieu d’inhumation fort recherché. L’édicule lui-même existait déjà au XIIe siècle, et un poème latin composé en l’honneur de l’hospice de Roncevaux vers 1215 nous le décrit tel qu’il est encore : « La fabrique de cette basilique est carrée de tous côtés, mais le sommet est arrondi et porte une croix. On l’appelle charnier parce qu’elle sert aux chairs des morts ; elle est visitée par les anges, à ce qu’assurent ceux qui les ont entendus. » La tradition actuelle, qui existait déjà au moins au XVIIe siècle, est que les guerriers de Roncevaux y sont enterrés, et on y célèbre encore chaque année un office pour leurs âmes. La chapelle a au-dessous d’elle un souterrain où, en regardant par des ouvertures pratiquées au bas du mur, on voit quelques ossements au milieu de la terre noire provenant du détritus de nombreux cadavres. On pense, non sans émotion, au « charnier» dans lequel, d’après la Chanson, Charlemagne fit réunir les corps des Francs tués dans le combat. L’édicule, dans la simplicité archaïque de sa construction, pourrait assurément remonter jusqu’au VIIIe siècle. Il est probable toutefois qu’il est plus récent et qu’il n’a rien à faire avec la grande bataille. Le poème latin en question ne fait aucune allusion à Charlemagne et dit simplement que ce charnier était consacré à l’enterrement des pèlerins qui mouraient à l’hospice. De leur côté, les pèlerins qui, à la fin du XIIe siècle, passaient par là, ne cherchaient pas dans cette chapelle l’ossuaire des compagnons de Roland. Ils acceptaient une tradition d’après laquelle Charlemagne, embarrassé de distinguer les morts chrétiens des infidèles, pria Dieu de lui en donner le moyen : aussitôt un arbuste épineux naquit du corps de chaque Sarrasin. « Les bons pèlerins qui vont par là à Saint-Jacques les voient encore », dit un renouvellement de la Chanson de Roland. Ce renouvellement ajoute que les Français enterrèrent alors leurs morts en soixante ou cent charniers, épars dans la plaine, et que Dieu fit croître sur leurs fosses des coudriers frais et verts, « qui y seront visibles à toujours ». Cette chapelle a donc sans doute été construite au XIIe siècle et affectée dès l’origine à la sépulture des pèlerins.

Devant la porte de la chapelle du Saint-Esprit, on voyait, du temps de Laffi, la pierre que Roland avait fendue avec son épée ; au XIIe siècle, c’est dans l’église de l’hospice qu’on la montrait, à ce que nous apprend un Guide des Pèlerins de Saint-Jacques composé avant 1140. Elle a disparu.

Un peu plus loin sur la route de Burguete se voit encore, toujours à gauche, une vieille croix de pierre, qu’on appelait jadis la Croix des Pèlerins ; elle porte des bas-reliefs grossiers, représentant le Christ, la Vierge et des saints, avec une inscription en caractères très frustes, qui semblent être du XVe siècle, et que je ne suis pas arrivé à déchiffrer plus que les antiquaires qui les ont examinés avant moi.

La « fontaine de Roland » se trouve au long d’une avenue de beaux arbres qui forment la « promenade » de Roncevaux ; du temps de Laffî, elle était abritée par une construction ornée dont il ne reste rien. C’est là, disait-on, que Roland avait bu pour la dernière fois ; tout auprès était la pierre fendue par Durendal, et qu’on avait transportée d’abord dans l’église collégiale, puis devant la chapelle funéraire.


* * *


Tous ces souvenirs, — bien que plusieurs aient été très anciennement désignés comme tels, — n’ont évidemment aucune authenticité. Ils sont le produit ou de l’imagination des visiteurs venus de France ou de l’effort fait par les gens de Roncevaux pour répondre aux questions de ces visiteurs et satisfaire leur pieuse curiosité. Il n’est pas vraisemblable que l’événement de 778 ait donné naissance à une tradition locale. La tradition historique est partout extrêmement courte : il est bien rare, quoi qu’on en ait dit, qu’elle dépasse de beaucoup une génération. Ici toutefois l’orgueil qu’ont dû concevoir les vainqueurs d’un roi puissant, fameux par tant de victoires, les monuments que Charles lui-même — comme nous le verrons — avait sans doute élevés sur les lieux, auraient pu préserver quelque peu, chez les montagnards navarrais, le souvenir de leur triomphe ; ce souvenir aurait d’ailleurs, cela va sans dire, été hostile aux Francs ; il n’aurait en tout cas rien conservé de Roland, — dont le nom même devait être inconnu à ses agresseurs, — et n’aurait pas consacré les exploits et les derniers moments d’un héros ennemi.

Mais ce souvenir même ne paraît pas avoir existé. Les Basques n’ont ni légendes historiques[20], ni chants historiques[21]  ; leur rapide oubli du passé contraste avec leur attachement à leurs vieilles coutumes et à leur genre de vie héréditaire. D’ailleurs, les gorges du Port de Cise, le col d’Ibañeta, la plaine de Roncevaux et ses alentours furent longtemps des lieux presque inhabités, où ne pouvait guère se maintenir un souvenir traditionnel. En 1127, l’évêque Sanche de la Rosa, dans la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux, — bien qu’il déclare le bâtir près de la « chapelle de Charlemagne », — ne fait nulle mention de l’événement, qui cependant, grâce aux poètes français et à leurs imitateurs, était déjà chanté dans l’Europe entière et même en Espagne ; il est bien probable que l’évêque de Pampelune n’en avait aucune connaissance.

On est plus surpris de constater le même silence dans le panégyrique de l’hospice, écrit en vers latins rythmiques vers 1215, et dont l’auteur recherche tout ce qui peut glorifier cette maison. Cela est d’autant plus frappant que, trois quarts de siècle plus tôt, le Guide déjà cité résumait l’histoire de Roncevaux d’après nos chansons de geste et racontait qu’on montrait à l’église de l’hospice le « perron » fendu par Durendal. L’omission, dans le panégyrique, est peut-être volontaire. Il commençait, en effet, à se produire en Espagne, parmi les érudits, une réaction patriotique contre la façon dont les poèmes français présentaient l’événement qui avait eu Roncevaux pour théâtre.

Les poèmes français — contrairement à l’historiographie officielle qu’ils ne connaissaient pas — présentaient les agresseurs de l’arrière-garde de Charlemagne, non comme des Navarrais, mais comme des musulmans venus de Saragosse. Les pèlerins qui, dès la fin du IXe siècle, passaient les monts pour aller à Compostelle étaient imbus des récits des chansons de geste, et les répandirent autour d’eux. Les jongleurs français, qui venaient en nombre chercher fortune aux cours de Castille, y apportèrent ces chansons elles-mêmes, et les jongleurs espagnols, formés à l’école des nôtres, reproduisirent d’abord sans arrière-pensée la version française : les ennemis de Charlemagne, étant des « Sarrasins », des « païens », on n’hésitait pas à prendre parti contre eux. Mais- au commencement du XIIIe siècle, un clerc espagnol qui était venu étudier à Paris, Rodrigue Jimenez, — plus tard archevêque de Tolède, — lut les chroniques latines, et vit que l’attaqué de l’arrière-garde franque y était attribuée à des Navarrais et non à des Sarrasins. Quand, rentré dans sa patrie, il écrivit son histoire d’Espagne, il protesta contre les assertions des chansons de geste, et revendiqua la défaite de Roland comme un titre de gloire pour l’Espagne. Il n’osa pas toutefois rejeter complètement le récit généralement admis t il supposa que les Espagnols avaient été en cette occasion les alliés des Mores, ce qui, du moment qu’il s’agissait de repousser l’étranger, ne choquait pas le patriotisme castillan. Rodrigue fut suivi dans cette voie et par le royal chroniqueur Alphonse X et par les auteurs subséquents de cantares de gesta. Or, il y a des raisons assez sérieuses d’attribuer à Rodrigue Jimenez lui-même le poème latin en l’honneur de Roncevaux : on comprend que, ne voulant ni froisser les pèlerins qui arrivaient pleins des récits épiques, ni s’associer à leur façon de comprendre la défaite des Français, il ait gardé le silence sur ce point délicat.

L’essentiel, pour nous, c’est de constater qu’il n’y a jamais eu de tradition locale à Roncevaux ni aux alentours. Ce qu’on y a su du désastre de 778, on l’a appris du dehors, d’abord par les pèlerins, puis par Rodrigue de Tolède et ceux qui se sont inspirés de lui. Aujourd’hui, c’est bien comme une victoire espagnole qu’on l’y envisage. Le prieur des chanoines, qui nous montra, avec la plus grande amabilité, la Real Casa, la collégiale et la chapelle funéraire où il croit que sont enterrés les morts de la grande bataille, voulait faire preuve de courtoisie envers nous, en même temps que d’esprit vraiment chrétien, en nous disant avec un sourire : « Nous célébrons tous les ans un service pour eux tous, aussi bien pour les Français que pour les Espagnols. »

Ce sentiment patriotique amena, au XVIIIe siècle ou à l’extrême fin du XVIIe siècle[22], la construction d’un petit monument commémoratif en l’honneur des vainqueurs de Roncevaux. Un pèlerin qui le vit en 1748 le décrit ainsi : « On voit, au milieu de cette plaine, où se donna la bataille, une croix d’environ quinze pieds de haut, tout de fer, de cinq pouces en carré. Elle est sous un pavillon soutenu de quatre piliers de fer, et le toit aussi de feuilles de fer, le tout solidement bâti. » Le monument portait sans doute une inscription exaltant les Espagnols au détriment des Français, car il excita, en 1794, l’indignation des représentants Baudot et Garraud, qui accompagnaient l’armée française campée à Roncevaux. Ils firent démolir l’offensant trophée, plantèrent sur la place un arbre de la liberté, et envoyèrent à la Convention le rapport suivant, qu’on peut lire au Moniteur, et qui est trop savoureux pour qu’on ne me sache pas gré de le donner ici :

L’armée des Pyrénées occidentales, remportant à Eguy[23] une victoire le 26 et le 27 vendémiaire, a vengé une ancienne injure faite à la nation française. Nos ancêtres du temps de Charlemagne furent défaits dans la plaine de Roncevaux. L’Espagnol avait élevé une pyramide sur le champ de bataille. Vaincu à son tour par les républicains français, déjà son propre sang en avait effacé les caractères ; il ne restait plus que le fragile édifice qui a été brisé à l’instant ; le drapeau de la République flotte aujourd’hui où était le souvenir mourant de l’orgueil des rois, et l’arbre de la liberté a remplacé la massue destructive des tyrans. Une musique touchante et guerrière a suivi cette inauguration.

Ce n’est pas sans amertume que l’historien de la Real Casa rappelle cette destruction : « Au milieu de cette plaine, dit-il, s’élevait autrefois la Croix de Roland, monument érigé en souvenir de la victoire remportée là par les vaillants Navarrais et détruit par les descendants de ceux qui succombèrent aux rudes coups des masses d’armes espagnoles. »


* * *

Il y a cependant, sinon à Roncevaux même, du moins dans les environs immédiats, des souvenirs de Charlemagne qui peuvent prétendre à une haute antiquité. Dans la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux, dont j’ai déjà parlé, l’évêque de Pampelune, en 1127, déclare qu’il l’établit « au sommet[24] du mont qu’on appelle Ronsesvals, près de la chapelle de Charlemagne, le très glorieux roi des Francs ». C’est la chapelle d’Ibañeta, qui fut maintes fois rebâtie, mais qui, d’après ce texte incontestable, existait au moins au commencement du XIIe siècle et était alors considérée comme ayant été construite par Charlemagne. Je ne vois, pour ma part, rien qui puisse faire douter de l’authenticité de cette attribution. N’est-il pas naturel de croire que Charles — qui, nous le savons, prit fort à cœur le désastre de Roncevaux — a voulu consacrer par une construction pieuse le lieu où étaient morts ses fidèles guerriers[25] ? Il faudrait, pour contester la valeur du nom si ancien de la chapelle, admettre qu’il lui a été donné par les pèlerins apportant à Roncevaux leurs souvenirs poétiques. Mais alors qui l’aurait construite ? et pourquoi ? Nous venons de voir que le lieu où elle s’élevait était, en 1127, tellement désert que des bandes de loups y attaquaient les voyageurs ; la plaine de Roncevaux elle-même, encore au commencement du XIIIe siècle, était, d’après le poème latin de 1215, tout à fait inculte. Charles avait sans doute pris, pour protéger la chapelle et le passage, des mesures qui furent abandonnées dans l’anarchie des Xe et XIe siècles ; la fondation de Sanche de la Rosa fut la première tentative qu’on fit pour ramener quelque sécurité dans cette région. On ne s’expliquerait pas dans l’intervalle l’érection de cette chapelle.

Un autre monument élevé par Charlemagne paraît se rattacher, sinon au désastre du 15 août, au moins à l’expédition de 778 : c’est la Croix de Charles (Crux Karoli). Elle est mentionnée dès 980, dans une charte épiscopale de Bayonne, comme formant la limite de la vallée de Cise. Elle s’élevait probablement au point le plus haut de la route romaine, que suivit certainement l’armée franque, au retour comme à l’aller. Voici ce qu’en dit le Guide des Pèlerins souvent cité : « Au pays des Basques, sur la route de Saint-Jacques, se trouve un mont très élevé qu’on appelle le Port de Cise ; la montée en est de huit milles et la descente d’autant. Il est si haut qu’on croit, quand on est au sommet, qu’on va pouvoir toucher le ciel. De là on peut voir trois royaumes : la Castille, l’Aragon, la France. Tout en haut est un endroit qu’on nomme la Croix de Charles, parce que Charles, se rendant en Espagne avec son armée, pratiqua, à l’aide de haches, de pics, de pioches et d’autres instruments, un chemin sur ce mont, et y éleva une croix… Là les pèlerins s’agenouillent, font une prière et plantent chacun une croix en terre ; aussi peut-on y voir des milliers de croix. » Rien n’engage à suspecter la parfaite exactitude de ce renseignement, qui s’applique sans doute à Château-Pignon, point culminant du Port de Cise. Charles aura, non pas construit, mais restauré la voie romaine, et les termes dont se sert notre auteur font croire qu’il avait rappelé ce travail dans une inscription gravée sur la croix. Des recherches bien conduites feraient peut-être retrouver ce précieux monument.

Plus embarrassante est la désignation de Vallis Karoli, Val Carlos en espagnol, Val Charlon dans divers textes français. Elle apparaît vers 1130 dans un poème allemand qui contient une curieuse version de la guerre de Charles en Espagne, puis, quelque dix ans plus tard, dans le faux Turpin et dans le Guide des Pèlerins. D’après ces deux derniers textes, qui sont étroitement apparentés, le nom de cette vallée lui vient de ce que c’est là que Charles campait, après avoir passé les ports, quand il entendit l’appel du cor de Roland. Mais il est certain que Charles a suivi la route du Port de Cise : la chronique de Turpin le dit elle-même plus loin expressément. Il y a donc là contradiction. Il est probable que le nom de Vallis Karoli vient de la chapelle de Charlemagne qui s’élevait à Ibañeta et qui dominait cette vallée[26], restée toujours espagnole ; plus tard on aura expliqué le nom en supposant que Charles avait campé dans la vallée[27].

La Croix de Charles, la Chapelle de Charles semblent donc pouvoir être considérées comme des monuments commémoratifs élevés par le roi des Francs, le premier pour rappeler son passage par la route, restaurée par lui, du Port de Cise, le second pour consacrer le souvenir des morts du 15 août 778. Et ce dernier témoignage a une valeur historique importante, en ce qu’il nous permet d’affirmer que le célèbre combat s’est bien livré à Roncevaux ou dans les environs immédiats, ce que ne dit aucun des chroniqueurs contemporains, et ce qui ne se trouve que dans les poèmes français, fidèles gardiens, ici, de la tradition authentique.


* * *


Ce n’est pas seulement le nom de Roncevaux[28] que les poèmes français ont conservé : la façon dont ils se représentent la scène du combat paraît aussi remonter à une connaissance directe des lieux. Les vers que j’ai cités plus haut, et qui ont créé l’image que d’ordinaire on se forme de Roncevaux, ne s’appliquent en réalité qu’au Port de Cise, auquel ils s’appliquent fort bien. C’est en décrivant le passage de l’armée de Charlemagne à travers ce port que le poète dit :

 
Hauts sont les monts et les vaux ténébreux,
Les roches bises, les détroits merveilleux ;

et c’est au moment où l’armée lève son camp pour revenir à Roncevaux par le même chemin qu’il répète :

 
Hauts sont les monts et ténébreux et grands,
Les vaux profonds où courent les torrents.


On ne trouve rien de pareil à propos de Roncevaux même : il ne s’agit là ni de défilés, ni de vallées ténébreuses. Le poète parle toujours d’un « champ », et l’aspect qui s’offre aux yeux de Charlemagne quand il revient sur le lieu du combat n’est pas celui d’une gorge étroite : il voit le champ, les vaux et les monts, — c’est-à-dire la plaine avec les hauteurs qui l’entourent, — couverts de morts ; à deux lieues en avant, — sur la route qui mène à l’Èbre, — il aperçoit la poussière des Sarrasins qui s’enfuient.

Dans la description même du combat, il y a peu de détails qui nous permettent de compléter ces indications ; mais il n’y en a pas qui les contredisent. La scène célèbre où Olivier, du haut d’un «pui[29] », voit « à sa droite, par une vallée herbue », s’avancer les Sarrasins s’explique fort bien s’il est monté sur une des hauteurs méridionales ou occidentales et regarde du côté de Pampelune. L’ « eau courante », où Turpin va puiser dans son heaume pour donner à boire à Roland, ne manque pas non plus dans la plaine.

Roland, pour mourir, d’après la Chanson, s’étend sous un pin. Ce détail a frappé M. G. Deschamps lors de sa visite à Roncevaux. « J’ai beau regarder, dit-il, je ne vois pas de pins… Il me paraît bien que le trouvère qui a rédigé la Chanson de Roland a fait ses descriptions « de chic » et n’a jamais visité les Pyrénées[30]. » C’est autour de cette remarque que s’est engagé le débat dont j’ai parlé. M. Camille Jullian, le savant historien de la Guyenne romaine et médiévale, la releva non sans vivacité : « J’ai toujours cru, dit-il, que le cher poète a été à Roncevaux, a vu les lieux et fait le pieux pèlerinage du martyre de son héros… S’il n’y a pas de pins maintenant, je crois qu’il y en a eu au XIe ou au XIIe siècle… Les Pyrénées portaient jadis le surnom de « fournies de pins[31] ». Mais M. J. Vinson, aussi compétent comme forestier que comme antiquaire, protestait à son tour en sens inverse : « Il n’est pas probable qu’au temps de Charlemagne il y ait eu plus qu’aujourd’hui des pins proprement dits dans les Pyrénées. Les forêts qui avoisinent Roncevaux sont surtout composées de sapins et de hêtres. Je ne crois pas, d’ailleurs, pour ma part, que l’auteur de la Chanson de Roland soit jamais allé à Roncevaux. »

C’est sur ce dernier point qu’on m’a fait l’honneur de me prendre pour arbitre : l’auteur de la Chanson de Roland est-il allé à Roncevaux ? — Mais la question ne saurait se poser avec cette simplicité. La Chanson de Roland n’est pas une œuvre composée d’un seul jet à un moment donné : elle renferme en elle des éléments de date et de provenance très différentes : les uns, comme j’ai déjà essayé et comme j’essaierai encore de le montrer, remontent à l’impression directe de l’événement qu’elle célèbre ; les autres ont été introduits dans le cours des siècles par des poètes de profession, qui inventaient de toutes pièces des épisodes propres à augmenter l’intérêt du poème et à en développer l’inspiration héroïque et nationale. Que l’un de ces poètes ait été à Roncevaux, c’est bien possible. Les jongleurs français, dès le Xe siècle probablement, passaient les monts pour aller en Espagne exercer leur métier ; rentrés en France, ils pouvaient, d’après leurs souvenirs de voyage, ajouter quelques « laisses » ou en modifier quelques-unes dans le vieux poème dont le débit était un de leurs meilleurs gagne-pain. Mais qui pourrait discerner, dans la version qui nous est arrivée, la part de chacun d’eux ?Et ce qu’ils ont ajouté d’exact, ils ont pu le devoir, non à une vue personnelle des lieux, mais aux récits de quelque pèlerin revenu de Cornpostelle. Les pèlerins apportaient à Roncevaux leur connaissance du poème, — qui avait évolué loin de là, — et ils prétendaient retrouver sur place ce qu’ils avaient dans la mémoire. La Chanson elle-même invoque leur témoignage, à propos du prétendu tombeau de Roland à Rlaye ; elle peut aussi bien leur devoir des traits relatifs à Roncevaux… L’auteur de la Chanson de Roland s’appelle Légion, et parmi ceux qui, du VIIIe au XIe siècle, auraient le droit de se lever pour répondre à l’appel que nous adresserions à cet auteur, il serait bien téméraire d’affirmer qu’il n’y en a pas un qui ait passé par Roncevaux, à une époque où tant de gens y passaient. On peut même croire que l’auteur de la première chanson — noyée dans les accroissements successifs qu’ elle a reçus — y était avec l’armée de Charles. Mais de ce qu’on relève dans le poème des traits qui indiquent une connaissance exacte, et peut-être contemporaine, des lieux et des faits, on ne peut rien conclure pour l’ensemble de l’ouvrage.

Un poème qui fait du roi des Francs Charles, âgé de trente-sept ans en 778, l’empereur Charlemagne à la barbe blanche et au chef fleuri, — qui ignore la participation des Basques à la bataille, — qui fait adorer aux Sarrasins les idoles Mahomet, Apollin et Tervagant, — qui raconte que Charlemagne non seulement massacra près de l’Èbre, grâce à un miracle, les ennemis échappés aux coups de Roland, mais prit Saragosse et en fit une ville chrétienne[32], — un tel poème est évidemment très éloigné des événements qu’il raconte, et ce n’est que par grand hasard qu’on peut encore y discerner quelques traces de réalité contemporaine.

La « question du pin » apparaît dès lors comme assez oiseuse. Le pin est un arbre très en vogue chez nos vieux poètes, qui lui font vo lontiers prêter son bel ombrage à des entretiens ou à des événements importants. Or ils ne se gênaient pas — surtout quand l’assonance ou la rime les y invitait — pour transplanter des arbres d’un pays dans l’autre : c’est ainsi que dans nombre de nos chansons de geste nous voyons des oliviers s’élever en plein nord de la France. On pourrait donc admettre, sur l’autorité de M. Vinson[33], que jamais il n’y a eu de pins à Roncevaux. Mais voici qu’à cette autorité s’en oppose une autre qui, en l’espèce, paraît encore plus décisive. M. Wentworth Webster a bien voulu m’écrire : « La végétation, dans ces régions, est sujette à de grandes transformations. Quand Orreaga, « le champ des genévriers », a reçu son nom, il y croissait certainement des genévriers. Or la zone des genévriers est en même temps la zone extrême des hêtres ; ensuite viennent les pins et les sapins. L’ordre — en ligne ascendante — est celui-ci : hêtres — hêtres et genévriers, — hêtres et genévriers avec quelques pins isolés, — pins et sapins, — sapins. — On peut voir tous ces arbres en gradation régulière en allant de Sainte-Engrace au pic d’Anie[34]. Il est impossible de décider, d’après l’état actuel, de ce que pouvait être au temps de Charlemagne la flore des montagnes qui entourent Roncevaux : les bois peuvent avoir péri et avoir été renouvelés deux ou trois fois depuis le moyen âge… Au XIIIe siècle, d’après le poème latin en l’honneur de l’hospice, le terrain y était absolument stérile ; mais il peut bien avoir été boisé au VIIIe siècle, et, s’il l’était, la série ascendante Roncevaux — Ibañeta — Altabiscar — Château-Pignon devait comporter : hêtres et genévriers avec quelques pins — pins et sapins — sapins. Le pin des Pyrénées est un très bel arbre, qui élève son dôme fort au-dessus des hêtres : il devait attirer l’attention de qui le voyait en passant. Les pins sont rares aujourd’hui dans toute cette région ; cependant j’en ai vu aux alentours du pic d’Anie, et il a pu y en avoir quelques-uns au sommet d’Ibañeta, qui est à peu près à la même altitude[35]. »

Rien ne nous empêche donc de croire qu’il y ait eu des pins, lors de la bataille, au moins au col d’Ibañeta, et que ce soit sous un pin que les Francs aient trouvé le corps du comte de la Marche de Bretagne. Rien n’empêche, d’autre part, qu’un des auteurs qui ont travaillé à notre poème, ou un pèlerin qui lui aura conté son voyage, ait vu et remarqué, en franchissant le col, un pin près de la chapelle de Charlemagne. Mais, à vrai dire, rien n’empêche non plus que le pin de la chanson soit tout bonnement un « arbre poétique », et n’ait déployé son dôme de sombre verdure que dans l’imagination d’un poète inconnu.


* * *


La connaissance du nom de Roncevaux ne peut guère, nous l’avons vu, s’expliquer, dans la Chanson du XIe siècle, que par la conservation, à travers les âges, d’un souvenir direct ; ce nom est corroboré d’une façon tout à fait indépendante, comme nom du lieu de la bataille, par l’existence à Ibañeta de la chapelle de Charlemagne. C’est donc bien à Roncevaux qu’il nous faut situer le combat du 15 août 778 et la destruction de l’arrière-garde franque. Si nous rapprochons ce résultat des renseignements donnés sur le désastre par les historiens contemporains, nous con jecturerons avec vraisemblance que les ennemis, qui étaient embusqués dans les forêts avoisinantes, occupèrent le col d’Ibañeta, culbutèrent l’arrière-garde, qui gravissait péniblement la pente, dans la vallée ou plaine de Roncevaux, puis l’y entourèrent de toutes parts et la massacrèrent. Cela concorde parfaitement avec les expressions d’Einhard : « Comme l’armée s’avançait en longue file, ainsi que l’exigeait la nature du lieu et des étroits passages, les Basques, ayant disposé une embuscade sur le sommet de la montagne (car cet endroit s’y prête à merveille à cause de l’épaisseur des forêts dont il est couvert), se jetèrent d’en haut sur la dernière division de l’armée, chargée de garder les bagages et de protéger ceux qui marchaient en avant, la refoulèrent dans la vallée située au-dessous, l’y attaquèrent et tuèrent tous les hommes jusqu’au dernier ; puis, ayant pillé les bagages, à la faveur de la nuit qui tombait, ils se dispersèrent dans tous les sens avec une extrême célérité. Les Basques avaient pour eux, en cette circonstance, et la légèreté de leur armement et la situation du lieu où se livrait le combat, tandis que la lourdeur de leurs armures et la disposition défavorable des lieux constituaient pour les Francs une grande infériorité. » Cela, nous l’avons vu, paraît écrit en partie pour atténuer l’effet moral qui dut être produit en France par le fait que Charles n’avait pas essayé de tirer vengeance du guet-apens de Roncevaux. On le rejeta uniquement sur les Basques, et on expliqua comment ils avaient pu échapper au châtiment qu’ils méritaient. Les traits dont les peint Einhard sont d’ailleurs exacts. Les Basques, dont l’agilité est encore proverbiale, étaient en effet chaussés à la légère (de ces lavarcas en cuir non corroyé, laissant le talon découvert, que décrit le Guide du XIIe siècle) ; ils n’avaient guère d’autres armes que leurs javelots (auconas dans le même texte), qu’ils lançaient avec une incomparable adresse. Les Francs, au contraire, pesamment armés, embarrassés de leurs charrois, refoulés le long des pentes escarpées, puis enveloppés dans la plaine par les ennemis qui fondaient sur eux de toutes les hauteurs, ne pouvaient résister avec succès. Il est probable que les musulmans employèrent les Basques pour la première attaque, et ne parurent, pour achever la déroute, que quand ceux-ci avaient déjà mis le désordre dans l’arrière-garde, repoussée jusqu’au milieu de la plaine.

De cette image du combat telle que nous pouvons nous la former, il ne reste pas grand’ch ose dans nos poèmes. Aucun ne parle des bagages, ni ne montre l’ennemi posté sur un point culminant, et, de là, interceptant la route et rejetant les Francs dans la vallée. Ni la différence d’armement, ni le désavantage de la situation ne sont mentionnés. Le récit du faux Turpin, quoiqu’il présente des confusions, est encore celui qui conserve le plus de traits qu’on peut regarder comme appartenant à la réalité. Les Sarrasins, au nombre de cinquante mille, — les Français sont vingt mille, — se sont cachés « dans les bois et les collines » qui entourent Roncevaux : à l’aube, un premier corps de vingt mille hommes sort de l’embuscade et attaque les chrétiens . « dans le dos » ; il est tout entier exterminé avant la troisième heure ; mais alors le second corps, de trente mille hommes, attaque les Français, fatigués par le premier combat[36], les tue tous, excepté Roland, — qui seul tient tête, — et une centaine d’autres qui se sont cachés dans les bois, puis, — on ne sait trop pourquoi, — recule d’une lieue. Roland rallie, en sonnant son cor d’ivoire, les Français épars et attaque à son tour les ennemis ; tous ses compagnons sont tués, mais les Sarrasins, ayant perdu leur chef, s’éloignent : Roland reste maître du champ de bataille et meurt victorieux.

La Chanson est encore plus éloignée de la réalité. La surprise consiste simplement en ce que les Sarrasins attaquent les Francs auxquels ils avaient fait leur soumission ; la bataille est une bataille rangée ordinaire. Les Francs, qui campent dans la vallée de Roncevaux, entendent du côté de l’Espagne les mille cors que sonnent les Sarrasins[37] : bientôt Olivier, qui est monté sur une éminence, voit s’avancer leur immense armée, qui couvre « toutes les montagnes, les plaines et les landes ». Les Français leur font face, et, après beaucoup d’exploits, sont écrasés par la supériorité du nombre, exagéré ici au delà de toute vraisemblance : les Sarrasins mettent successivement en ligne quatre cent mille hommes, que les Français, — ils sont vingt mille comme dans Turpin, — tuent presque tous avant de périr. Roland en met en fuite les derniers débris, après avoir blessé — et non tué — leur chef, et meurt vainqueur, maît re du champ, le visage tourné vers le pays ennemi.

Le désastre de Roncevaux devait, à l’origine, être représente beaucoup plus fidèlement. L’auteur de la première chanson sur ce sujet, — de celle qui a été le noyau autour duquel toutes les additions successives sont venues se grouper, — était-il lui-même dans l’armée de Charles, ou composa-t-il son poème d’après les récits des guerriers revenus en France ? Nous ne pouvons le savoir. En tous cas, il avait mis dans son œuvre quelques souvenirs précis, dont on retrouve encore la trace à travers les transformations qu’elle a subies en passant, pendant trois siècles, par les mains de remanieurs qui l’ont rendue méconnaissable.

Le trait le plus important, à ce point de vue, c’est que les poèmes attribuent l’agression aux Sarrasins de Saragosse. On a vu là, jusqu’à présent, une déformation de l’histoire par la poésie ; mais, comme je l’ai indiqué au début de cette étude, l’épopée, au contraire, est en cela plus fidèle à l’histoire que les annalistes officiels. Il est vrai qu’en revanche elle omet les Basques : il n’est pas étonnant que le rôle de ces montagnards, inconnus au nord de la France, ait été oublié dans le cours des siècles. Ce qui est du plus haut intérêt, c’est de voir confirmer par un témoignage arabe, à coup sûr indépendant et de nos histoires et de nos poèmes, l’accord de ceux-ci contre celles-là, sur un point capital, avec la réalité des faits.

J’ai déjà parlé du nom de Roncevaux, inconnu à toutes les sources historiques, et de l’idée assez juste qui paraît subsister, dans les poèmes, de la configuration et de l’aspect du lieu. Un autre détail géographique exact est le nom de Port de Cise donné au chemin par lequel Charles retourne en France. On pourrait encore signaler plusieurs dénominations topographiques qui se trouvent dans la Chanson : les ports d’Aspe (à l’est de Roncevaux), Saragosse, l’Èbre (appelée dans la chanson Sebre, forme difficile à expliquer), la Rune, ancien nom de la rivière qui coule à Pampelune (mentionnée dans une strophe très ancienne qu’a conservée un seul manuscrit), et plusieurs villes du nord de l’Espagne prises par Charlemagne avant son retour en France. Mais ces noms peuvent bien avoir été ajoutés après coup et provenir des récits des pèlerins, d’autant plus que plusieurs d’entre eux ou ne se laissent pas identifier ou ne se trouvent pas dans la région où opéra réellement l’armée franque en 778. Je ne veux pas discuter ici ces questions difficiles ; je dirai seulement, pour terminer, un mot de quelques-uns des personnages qui figurent dans les poèmes et de certaines circonstances du récit.

Deux des personnages sont incontestablement authentiques, Charles et Roland. Des deux autres grands seigneurs mentionnés par Einhard, il n’est resté aucun souvenir ; Roland, qu’il ne nomme qu’en troisième ligne, est devenu le héros central du poème. Comme il était comte de la Marche de Bretagne, il est probable — et d’autres indices appuient cette opinion — que la chanson primitive a été composée dans la Bretagne française. Sur la façon dont Roland était mort, on ne pouvait rien savoir, puisqu’aucun des témoins du combat ne paraît avoir survécu. Mais peut-être avait-on trouvé son corps étendu à l’écart des autres (sous un pin ?) et son épée auprès de lui : l’imagination pouvait facilement tirer de là le beau récit qui le représente survivant le dernier, faisant, seul, fuir les ennemis, et mourant sans être vaincu. Peut-être même une entaille accidentelle dans un rocher voisin suggéra-t-elle dès lors l’idée qu’il avait voulu briser sa bonne épée, pour qu’elle ne tombât pas aux mains de l’ennemi, et n’avait réussi qu’à entamer la pierre.

Quant aux autres guerriers que les poèmes font périr avec Roland, et, notamment, à son « compagnon  » Olivier de Genève, nous ne savons s’ils ont réellement existé. Un seul est attesté comme personnage historique : c’est l’archevêque de Reims, Turpin. Mais ce prélat — dont on ne connaît d’ailleurs guère que le nom — mourut longtemps après 778 : nous ignorons les raisons qui ont amené les poètes à le faire figurer parmi les combattants et les morts de Roncevaux ; on peut croire toutefois qu’il faisait partie de l’expédition franque en Espagne.

Trois circonstances, dans le récit même, sont notables, en dehors de celles que j’ai déjà signalées. C’est l’arrière-garde de Charlemagne, commandée par des personnages de haut rang, qui est massacrée dans le passage des Pyrénées ; — l’armée de Charles, avertie, revient sur le lieu du combat, mais n’y trouve plus les ennemis ; — elle y arrive au moment où le soleil va se coucher. Ces trois traits si précis, communs à l’histoire et à l’épopée, ne peuvent venir à celle-ci que de l’impression directe des faits. Le dernier est particulièrement intéressant en ce qu’il nous montre à la fois le lien étroit de la chanson avec les faits historiques, et les altérations qu’elle a, en se renouvelant sans cesse, fait subir à la réalité. Le poème primitif racontait certainement, comme Einhard, que l’approche de la nuit avait empêché qu’on essayât même de poursuivre les ennemis ; plus tard, on n’admit pas que Dieu eût pu laisser le désastre de Roncevaux sans vengeance, et un poète, s’inspirant du miracle de Josué, feignit que le Tout-Puissant avait suspendu la marche du soleil, pour permettre à Charles de joindre et d’exterminer les Sarrasins fugitifs. Ce poète connaissait vaguement la géographie de l’Espagne : il fait marcher l’armée franque d’une traite jusqu’à l’Èbre, distant au moins de trois jours de marche. Le rédacteur du faux Turpin, qui avait, lui, du pays une connaissance personnelle, a corrigé la faute, assez peu heureusement, en racontant que Dieu arrêta le soleil pendant trois jours ! La surprise dont l’arrière-garde fut victime eut pour cause sans doute un certain manque de précautions : elle était restée trop éloignée du corps principal. Les poètes ont vu dans la surprise le résultat d’une trahison, et ils l’imputent à un très haut personnage franc, qu’ils appellent Ganelon. A vrai dire, on ne voit pas bien en quoi la trahison consiste : Ganelon, envoyé à l’émir de Saragosse et gagné par de riches présents (dans la Chanson, poussé aussi par sa haine contre Roland), lui conseille simplement de simuler la soumission et d’attaquer l’arrière-garde quand l’armée de Charles passera les monts. Dans Turpin, il lui donne en outre l’idée — dont l’émir aurait pu s’aviser tout seul — de cacher ses troupes dans les bois et les montagnes qui entourent Roncevaux ; dans la Chanson, il ne lui suggère même pas ce facile stratagème : il se contente de lui promettre qu’il fera placer Roland à la tête de l’arrière-garde. C’est qu’en effet il n’y avait guère déplace, dans l’affaire de Ronce vaux, pour la trahison d’un Français[38] ; mais l’imagination populaire veut à toute force, on le sait, expliquer la défaite par la trahison.

Il résulte de toutes ces remarques, — dont je demande qu’on veuille bien excuser la longueur et la minutie, — que la Chanson de Roland repose certainement, à l’origine, sur une connaissance directe des faits, des hommes et des lieux, et présente même en certains points une concordance tout à fait remarquable avec les renseignements fournis par l’histoire ; mais que la forme où elle nous est arrivée, postérieure de trois siècles à la forme première, est extrêmement éloignée de celle-ci et est due en très grande partie aux inventions successives d’amplificateurs et remanieurs qui se souciaient uniquement de l’effet poétique, et qui d’ailleurs, en dehors de la Chanson même, n’avaient aucun moyen — ni par les livres, qu’ils ne lisaient pas, ni par la tradition orale, qui n’existait pas, — de se procurer des renseignements, sur les faits célébrés dans le poème.

A travers toutes les obscurités de l’histoire et toutes les déformations de la poésie, un point, sombre et lumineux à la fois, se dégage avec certitude : dans la plaine de Roncevaux et sur les hauteurs qui la dominent, des Francs, — des Français déjà, — victimes d’une embûche qu’ils ne pouvaient prévoir, sont morts héroïquement il y a douze cents ans. Du haut du col d’Ibañeta, le roi Charles — qui devait être plus tard l’empereur Charlemagne — a contemplé, des pleurs dans les yeux, le champ de bataille jonché de morts ; parmi eux était Roland, l’un de ses meilleurs chefs, comte de la Marche de Bretagne : un poète inconnu, pour consoler les compagnons de Roland, parmi lesquels il était peut-être lui-même, a célébré son courage et déploré sa mort dans un chant qui s’est transmis de génération à génération et de peuple à peuple, qui a porté dans l’Europe entière, pendant des siècles, la gloire du nom français, qui est devenu le point de départ d’un immense mouvement poétique, et qui, sous la forme très remaniée où il nous est parvenu, fait encore vibrer les cordes les plus profondes du patriotisme et de l’honneur.

Quand, près des ruines de la pauvre chapelle qui a remplacé celle que Charles lui-même avait construite, on regarde à ses pieds la plaine où jadis tant de braves soldats sont morts en songeant à la « douce France » qu’ils ne devaient pas revoir, on croit entendre à ses côtés les premiers frémissements du thrène immortel, né de leur sang et des pleurs de leurs frères ; on sent, à travers les âges, le lien vivant qui rattache nos âmes à l’âme de ces lointains aïeux qui, tant de siècles avant nous, ont aimé notre patrie, dont les uns ont donné leur vie pour elle, dont les autres, déjà dans notre langue, ont chanté ses gloires et ses douleurs… Ce lieu mérite d’être un but de pèlerinage. Il est pour nous doublement sacré.


  1. On sait qu’on entend par « ports » les passages qui existent dans la chaîne pyrénéenne.
  2. Il est impossible de deviner, saint Jacques ayant été décapité à Jérusalem, ce qui suggéra l’idée étrange de reconnaître le tombeau de cet apôtre dans le sépulcre antique qu’on avait en effet découvert près d’Iria. Il existait bien une légende, sans aucun fondement, d’après laquelle saint Jacques avait évangélisé l’Espagne : on imagina que des disciples qu’il avait faits dans ce pays, et qui l’avaient suivi à Jérusalem, avaient ramené en Espagne le corps de leur maître ; mais c’est un pur roman, copié en partie d’une autre légende. Voyez sur tous ces points la belle et décisive étude de Mgr L. Duchesne, Saint Jacques en Galice (Annales du Midi, t. XII, 1900, p. 145-180).
  3. Morgante, c. XXVII, str. 108.
  4. La chapelle du Saint-Sauveur ou de Charlemagne, à Ibañeta. dont il sera parlé plus loin.
  5. Ou, plutôt, au nord et au sud. — Au reste, d’Ibañeta on ne voit pas la France, le Val Carlos, qui appartient au versant nord, ayant toujours été espagnol.
  6. Par « Roncevaux », Laffi entend ici l’hospice.
  7. Le bon Laffî s’embrouille dans ses souvenirs : c’est Ganelon, et non Roland, qui était aller réclamer le tribut de Marsile, roi de Saragosse.
  8. Laffi se laisse ici influencer par les poèmes italiens, qui ont introduit partout Rinaldo : la seconde masse, qu’on montre encore, est attribuée à Olivier.
  9. Le texte porte : Fuori di detta Tema ad Occidenli quattro passi in circa, — ce qui parait altéré.
  10. Laffî raconte ici les derniers moments de Roland, surtout d’après le Morgante de Pulci, dont les derniers chants, imprimés à part sous le titre de Rotta di Roncisvalle, étaient très populaires.
  11. Plus haut, il a simplement dit, comme ici : « à la cime des monts », ce qui est vague. Ce détail n’est pas dans Pulci, et il est plus que probable que Laffi l’a inséré d’après les renseignements recueillis à Roncevaux ; il est donc regrettable qu’il n’ait pas précisé davantage.
  12. En effet, plus loin (p. 326), Laffi décrit minutieusement l’épée de Roland qu’il a vue dans la galerie royale deMadrid, et note qu’elle présente « une fente longue d’un palme, qu’il fit quand il trancha le rocher à Roncevaux ».
  13. Encore ici Laffi s’écarte de Pulci pour se mettre d’accord avec la tradition locale. Pulci (XXVII, 220) dit que Charlemagne emmena le corps de Roland et le fit enterrer à Aix-la-Chapelle.
  14. Toute trace de peintures a malheureusement disparu.
  15. Viaggio in Ponente à S. Giacomo di Galitia di D. Domenico LAFFI. Seconda impressione (Bologne, 1676). — Ce livre curieux à plus d’un égard a déjà été utilisé pour notre sujet par MM. Monaci et Rajna.
  16. On les trouvera dans le recueil intitulé : Homenaje à Menéndez y Pelayo ; estudios de erudicion espariola (Madrid, 1900), p. 383-395.
  17. Voy. le Temps des 16 septembre et 16 décembre 1900, 13 et 27 janvier et 3 février 1901.
  18. H. Sarasa, Reseña historica de la Real Casa de Nuestra Señora de Roncesvalles (Pampelune, 1878).
  19. En tout cas, elle était inconnue au XIIIe siècle, car l’auteur du poème latin sur la maison de Roncevaux, qui en énumère toutes les gloires, ne fait aucune mention de la Vierge miraculeuse.
  20. Il n’est pas inutile de dire que les lieux appelés aujourd’hui, en France, « Pas de Roland », « Brèche de Roland », etc., n’ont reçu ces dénominations qu’à une époque très récente (on n’a trace d’aucune avant le XVIIIe siècle), et les doivent à l’invention de poètes ou d’érudits locaux. Il en est sans doute de même du Salto de Roldan en Espagne.
  21. On leur en a fabriqué quelques-unes à l’époque romantique, et entre autres un chant sur la bataille de Roncevaux, le prétendu Chant d’Altabiscar, qui a longtemps trompé les critiques. On sait aujourd’hui que ce prétendu chant (en prose !), adapté à un refrain populaire sans aucun rapport avec le sujet, a été composé en français, en 1828, à Paris, par Garay de Monglave et mis en basque par son ami L. Duhalde.
  22. Il n’existait pas du temps de Laffi.
  23. Ou Engui, village de Navarre, entre Pampelune et Roncevaux.
  24. Il faut entendre : « près du sommet… » Car, bien peu d’années après la fondation de l’hospice, le Guide des Pèlerins nous le montre déjà là où il est encore aujourd’hui.
  25. Naturellement, il ne dut pas élever la chapelle au moment même ; mais il donna des ordres pour qu’on la construisit.
  26. A Ibañeta se réunissent les deux chemins qui mènent de France à Roncevaux, l’un par le Port de Cise, l’autre par le Val Carlos.
  27. A la rigueur, on pourrait supposer que Charles. revenu par le Port de Cise, ramena son armée dans le Val Carlos pour la reposer ; mais c’aurait été un assez grand et inutile détour.
  28. Ce nom, qui est sans doute la traduction du nom basque Orreaga, — « genevrière », — doit remonter à l’époque romaine (Rumicis Vallès), et avoir été affecté par les Romains à ce point important de la voie de Pampelune à Dax.
  29. C’est-à-dire sur une montagne, et non sur un pin, comme avaient lu les premiers éditeurs.
  30. Il constate encore, à l’appui de la même idée, qu’il n’a pas vu le « rocher de sardoine » dont parle le poème, et que le fond du ravin est un « marécage » où ne pourraient évoluer des cavaliers. La seconde remarque était sans doute justifiée lors de la visite de M. Deschamps ; elle ne l’aurait pas été lors de la mienne : les grandes prairies qui forment le milieu de la plaine n’étaient pas marécageuses et se seraient fort bien prêtées à des mouvements de cavalerie. Quant à la première, « sardoine » est là pour l’assonance, mais il pouvait fort bien y avoir des rochers sur la hauteur où Roland monta pour mourir.
  31. Pyrenœi pinifertœ vertices (Avienus, Ora maritima).
  32. Et je ne parle pas de l’épisode de Baligant, où l’on voit le chef de tous les « païens » arriver d’Alexandrie pour être vaincu et tué par Charlemagne : c’est un poème indépendant inséré dans le nôtre : mais enfin il en fait partie intégrante depuis le moment où celui-ci a été rédigé dans la forme que nous avons.
  33. Pour M. Vinson, le vers d’Avienus ne s’applique qu’aux Pyrénées orientales, où croit en effet en abondance le pinus pyrenaeica.
  34. Un peu à l’est du Port de Cise.
  35. Quand Charlemagne arrive à Roncevaux, il trouve, dit la Chanson, « dans la prairie les fleurs de tant d’herbes qui sont rouges du sang de nos barons ! » Roncevaux est encore, sauf les bois, une grande prairie couverte de fleurs dans la belle saison ; mais un trait de ce genre peut bien, avouons-le, avoir été imaginé. — Les pèlerins du XIIe siècle voyaient à Roncevaux des aubépines et des noisetiers : ces deux arbustes croissent encore dans la plaine de Roncevaux.
  36. On peut voir là un vague souvenir de ce qui semble s’être réellement passé : attaque de l’arrière-garde par une première force (les Basques), puis par une seconde (les Musulmans).
  37. On trouve probablement une trace d’une forme plus ancienne, analogue à celle de Turpin, au v. 714, où il est dit que les païens se sont arrêtés dans un bois au sommet des montagnes, attendant le jour.
  38. On aurait pu faire intervenir un chef navarrais, joignant ses troupes à celles de Charles, puis passant, au moment du combat, du côté de l’ennemi prévenu par lui.