Légendes du vieux Béziers/01

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La vocation de Saint Aphrodise




Le petit âne qui avait porté depuis Bethléem, la Vierge Marie fuyant la colère d’Hérode était si las lorsque l’on approcha de la terre d’Égypte, que la Sainte Famille en eut compassion ; et quand ses sabots délicats trébuchaient à quelque touffe de genêts ou d’armoise, Saint Joseph s’empressait pour lui porter secours.

Il avait été infatigable et patient pendant la traversée des vastes solitudes, alors que les anges, qui suivaient en volant la sainte caravane, récoltaient pour lui l’herbe du désert, et lui désignaient les sources fraîches, tout en cueillant, pour Marie, des dattes mûres aux branches souples des palmiers. Mais à la fin de la longue exode, les voyageurs se pressaient : impatients de trouver pour l’Enfant un asile, troublés par ce pays inconnu, si différent, — à tant de signes magnifiques et étranges, — de l’aride et mélancolique Judée !…

C’était d’abord cette lumière unique, qui tombait du ciel en rayons de feu, et à laquelle la terre semblait renvoyer sa caresse brûlante, la fécondité des champs infinis égayés de coquelicots rouges, la grâce légère des oasis ; plus loin, l’image confuse d’une ville avec des temples, des palais, et des terrasses que dépassaient des obélisques et sur lesquelles dormaient des ibis. Au delà le fleuve sacré, glissant ses flots nourriciers entre ses rives millénaires, et, à l’horizon, irréelles et diaphanes, les trois pyramides : signature historique de la terre des Pharaons.

La nuit était avancée lorsque les voyageurs atteignirent les portes d’un riche faubourg ; le silence régnait et les issues étaient closes. Mais non loin, sous le ciel pur, se dressait une sorte de portique ouvert encore, donnant accès, sans doute, à un temple ou à un palais. Pour son Fils, Marie n’hésita pas… Elle avança la première, Joseph suivait guidant l’ânon !…

C’était un de ces temples bâtis sous les Ptolémées, où la grâce grecque tenta de se glisser dans les lignes traditionnelles de l’Égypte. Il se composait de « la demeure divine », destinée à recevoir la barque sacrée, des chambres qui abritaient les objets de l’offrande et des sacrifices, et de la salle à colonnes réservée aux adorateurs. Le plafond en était délicatement peint des signes du zodiaque, et les murs étaient couverts de bas-reliefs d’albâtre, où des mains patientes avaient gravé des fleurs épanouies, des plantes fluviales et des emblêmes divins. À l’entrée deux statues d’Osiris debout, serrant contre leur poitrine la croix bouclée, signe de l’éternelle vie, semblaient à la fois en surveiller l’accès et le défendre. Cette salle superbe s’ouvrait sur une cour entourée de portiques, accessible à tous, et où évoluaient, à certains jours, les processions et les cortèges.

C’est dans cette cour que Marie pénétra portant Jésus endormi. Lorsqu’elle s’avança vers la salle hypostyle, un léger roulement de tonnerre se fit entendre, et les deux images du dieu suprême, s’inclinant sur leur socle de granit rose, glissèrent sur le pavé…

Marie ne s’étonna pas, elle accommoda doucement quelques pauvres langes et coucha son Fils sur le piédestal d’Osiris !… Puis elle appuya sa tête à un degré du temple, Joseph s’assit près de l’entrée, et l’on n’entendit plus dans la nuit tiède et bleue, que la respiration de la vieille terre d’Égypte.



À l’aube, un frôlement les réveilla. Dans les premières lueurs du jour un homme s’avançait de ce pas rythmé qui décèle toutes les noblesses. Il était jeune, et il était très beau. Son costume rituel, que nous ont transmis les statues de la caste sacerdotale, se composait d’une robe ample, étalée en une sorte de tablier plissé ; de petites boucles étagées formaient sa coiffure.

— Qui êtes-vous, — dit-il d’une voix harmonieuse, je suis Aphrodise, un des prêtres du dieu du Céleste Réveil.

— Des Juifs sans asile, — répondit Joseph, dont tout l’espoir est de trouver un toit pour cet Enfant et pour nous un peu de nourriture.

— N’avez-vous donc, la voix se fit plus douce, ni provisions ni argent ?

— Nous n’avons rien, dit Marie avec un divin sourire.

— Les Juifs sont nombreux dans cette ville, reprit le Nourricier, peut-être pouvons-nous espérer de l’un d’eux une hospitalité fraternelle.

— L’ère antique pour eux aussi semble close, dit le prêtre avec tristesse, vos frères, voués au négoce, enrichis par les charges publiques qu’ils acceptent de Rome, ont oublié la Grande Tradition !…

Et comme Joseph courbait la tête :

— Les fils de Jacob ont renié le passé, conclut le prêtre ; maintenant, indifférents et cupides, ils sont prêts pour l’apostasie…

La dernière illusion s’envolait ! Une larme brilla dans les yeux de Joseph, Marie regardait son Fils, Aphrodise se taisait ! Il contemplait le groupe mystérieux !… De ces indigents émanait une indéfinissable puissance, de cette humilité s’irradiait une souveraine grandeur, l’inconnaissable flottait autour d’eux.

Aphrodise se taisait !…

Certes, depuis que les Aigles romaines flottaient sur la vieille Égypte, les ombres s’étaient épaissies sur la Croyance antique ! Mais, bien qu’affaiblie et dégénérée, elle restait vivante encore. Elle l’était particulièrement dans la pensée de ce prêtre de haute naissance, de culture achevée, nourri des mythes souvent austères, parfois poétiques et charmants de la théologie égyptienne. Ses méditations s’attardaient surtout aux dogmes sévères de cette course de l’âme, où à travers les vingt-quatre heures du jour elle s’identifiait à ses destinées surhumaines : l’immortalité, le jugement, la répartition des peines, la sanction des mérites.

L’hospitalité implorée par ces exilés n’était-elle pas l’occasion d’un mérite et d’une récompense ? N’était-il pas écrit dans la prière que le défunt devait adresser à Osiris au moment de la pesée de l’âme : J’ai donné le pain à l’affamé, l’eau à celui qui avait soif ?…

— Suivez-moi, dit-il…



La demeure sacerdotale dans laquelle Aphrodise venait de conduire Jésus, Joseph et Marie n’avait rien d’austère. Moitié villa, moitié palais, environnée d’un jardin charmant, elle était le type traditionnel, en la Basse Égypte, de l’habitation des classes fortunées.

Comme ses pareilles, elle était enclose dans un mur bas et crénelé, dont la porte principale s’ouvrait sur une allée de sycomores qui longeait un bras du Nil. Le jardin était divisé par des arbustes taillés en compartiments symétriques où s’épanouissaient des fleurs disposées en éventail. Au centre, une treille s’enroulait à quatre rangs de colonnettes, à droite et à gauche scintillaient deux pièces d’eau carrées, bordées de granit bleu, où baignaient les larges feuilles et les doubles corolles des lotus. Et partout, l’arbre préféré, l’arbre aux feuilles de dentelle, disposé en bouquets, en allées, en quinconces. En vérité l’on aurait pu nommer ce lieu et peut-être le nommait-on déjà, la Maison des Sycomores !

L’habitation se dressait au fond des parterres : c’était un vaste pavillon à deux étages élargi de deux ailes et surmonté de terrasses. La façade était ornée d’une corniche peinte et d’un élégant portique à colonnes dont la base représentait d’énormes boutons de lotus. Les fenêtres étroites opposaient, aux rayons du soleil, leurs verres coloriés et leurs stores de paille fine. Sous le portique s’ouvraient les appartements où pénétrait, avec la fraîcheur, une lumière adoucie ; ceux-ci étaient meublés de lits déliés en forme d’animaux fantastiques ; de tables en bois odorant, d’escabeaux, de divans, de coffres et de ces objets précieux, statuettes émaillées, coffrets d’ivoire, coupes d’argent, vases d’albâtre : fruits merveilleux de cette civilisation incomparable, et semblables à ceux que livrait naguère (tout en défendant son suprême mystère), un hypogée aussi célèbre que fatal.

Aphrodise, délaissant ces salles luxueuses, occupait tout au haut, près des terrasses, une chambre d’une austère simplicité, mais cette belle demeure lui venait de ses pères, et il l’aimait.

Alors une vie très calme et très douce commença pour les Exilés. Sous les éventails des palmes, Marie filait, cousait les vêtements, lisait les Livres Saints et priait en regardant jouer son Fils. Joseph avait repris le rabot et la varlope et il façonnait des escabeaux, des tables légères et de ces coffres à linge, de formes diverses, d’un usage alors si répandu.

Aphrodise passait les heures du jour au temple et ne rentrait dans la maison des sycomores, que pour y prendre un repas toujours frugal. Au soir seulement, les heures calmes des crépuscules magnifiques le réunissait à ses hôtes, dans le jardin. Le prêtre aux discours doctes et élevés, développait les mythes de sa théologie par laquelle les principes vitaux, comme une chaîne sans fin, se mouvaient du soleil à la terre ; il disait comment l’âme, parcelle de l’universelle vie, descendait ici-bas pour animer un être, et comment cette existence venant à se dissoudre, elle remontait vers le principe mystérieux de toute chose : l’astre créateur.

D’un mot les étrangers auraient pu confondre ces fictions idéales, mais les Persécutés d’Hérode avaient un sceau sur leurs lèvres, et Marie gardait tout dans son cœur. Elle se contentait de parler à son tour des merveilles opérées par le Dieu de Jacob sur la terre d’Égypte : Joseph et sa vie symbolique, Moïse sauvé des flots du Nil par la fille des rois, les souffrances des Hébreux, les dix fléaux dévastateurs, l’exode d’Israël, le prodige de la Mer Rouge et l’hymne de la délivrance entonné par les douze tribus, tandis que la sœur d’Aaron, debout sur le rivage, accompagnait le cantique sur les cordes du tympanon…

Mais Joseph restait muet ! Il soupirait devant cet esprit supérieur voué aux obscures fictions, il souffrait devant cette loyauté livrée aux supercheries et aux impostures ; car il savait que le temple égyptien tout entier, comme l’a dit un de nos grands égyptologues, n’était bâti que pour servir de cachette à une idole articulée, dont un prêtre agitait les fils.

Après ces conversations, Aphrodise restait rêveur. N’avait-il pas cru voir pendant un instant, autour du front de ses hôtes, une auréole, mince comme un fil d’or, et il les quittait en se disant : En vérité, il y a là un mystère !…

Ce mystère, un fait étrange allait peu après l’épaissir !

Un soir, rentré du temple plus tôt que de coutume, il s’était retiré au jardin. C’était l’heure délicieuse des soirs d’Égypte. Dissimulé dans un bosquet de tamaris, il allait dérouler un papyrus, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur un tableau adorable : à l’ombre des sycomores, vêtue d’une tunique de la couleur pâlie des roses à l’automne, un voile blanc posé sur ses cheveux, Marie les yeux baissés filait sa quenouille en priant, et Jésus, plus beau que le jour, dans sa légère robe bleue, jouait avec les pelotes de lin réunies à ses pieds dans une corbeille. Soudain un cri échappa aux lèvres de la mère admirable, une colombe, blessée en dehors des clôtures, tombait aux pieds de Jésus ; elle ne bougeait plus et un filet de sang tachait son cou qui avait l’orient de la perle.

Alors Aphrodise vit ceci :

Jésus s’inclina vers l’oiseau mort, il le tint un instant dans ses mains jointes, puis il passa doucement ses doigts sur les plumes nacrées ; sous cette caresse, le petit corps frissonna, en lui semblaient s’assouplir à nouveau les ressorts de la vie, la tête se redressa, la queue se balança, les ailes se déployèrent, et l’oiseau, déjà ingrat, vola sur un sycomore et roucoula !… Marie en souriant posa : sa main sur les boucles brunes et, attirant son Fils, elle l’embrassa…

Aphrodise en proie à une émotion indicible, quitta furtivement sa retraite, il alla s’enfermer dans la chambre haute, et y médita jusqu’au matin !

À partir de ce jour les entretiens du prêtre et de ses hôtes se firent encore plus graves ; maintenant ils abordaient les cimes, et leurs esprits s’y rencontraient comme des voyageurs qui se cherchent dans l’ombre. Joseph commentait les Prophètes, Aphrodise revenait toujours à son rêve d’immortalité. « L’existence, aimait-il à répéter, n’est pour les Égyptiens qu’un court voyage, la mort est notre vraie vie. » ; et il leur récitait la prière de l’âme appelée au jugement d’Osiris : « Je n’ai commis aucune fraude, je n’ai point tourmenté la veuve, point menti en justice, pas imposé au travailleur au delà de la tâche juste, pas desservi d’esclave, pas affamé, pas tué, pas faussé de balance, pas enlevé le lait au nourrisson ; j’ai donné le pain à l’affamé, l’eau à celui qui avait soif, à celui qui était nu des vêtements, ma bouche et mes mains sont pures. »

— En vérité, pensaient les Hôtes célestes, il est digne d’être à LUI !

Et il le fut…

Un soir le prêtre rentra à la maison des sycomores livide, méconnaissable. Une révélation terrible semblait l’avoir livré à l’épouvante, à la honte, à un incommensurable désespoir ; ses pas incertains avançaient sans but, ses yeux fuyaient le jour, et dans cet anéantissement de tout son être, il semblait atteint aux sources de la vie !

En chancelant, il avançait vers sa demeure et allait s’y enfermer avec sa farouche douleur, lorsqu’au seuil il rencontra le regard si grave, si compatissant de Joseph, et dans sa détresse infinie, avec des sanglots, il lui dit tout…

Dans la journée, alors qu’il accomplissait les rites dans le temple, une femme en pleurs était venue, portant dans ses bras un enfant malade, pour demander au dieu un oracle, un mot d’espoir. À ce moment, son service l’avait appelé dans la salle occulte, cœur du sanctuaire, où les prêtres seuls pouvaient entrer. Et ce qu’il y avait surpris avait figé son être devant l’insoupçonné ! Invisible dans un coin sombre, il avait vu le Grand Prêtre se dissimulant derrière la statue d’Osiris, ses doigts s’étaient posés sur des ressorts cachés, et sous cette impulsion l’image avait hoché la tête, remué les lèvres et levé un bras bénisseur, tandis que la mère consolée, se répandait en aumônes. Maintenant il revenait, sa fierté avilie, ses rêves morts, sa foi brisée et la vision d’immortalité pour laquelle il avait vécu jusqu’à cette heure, anéantie à jamais…

Quand il eut fini, Joseph se leva.

— Viens, — dit doucement le Tuteur de Jésus, — il y a ici Celui qui te gardera pour la vie éternelle !…



Marie était sous les sycomores, elle les regardait venir… Elle vit la haute taille brisée, le front courbé par la honte, et les yeux où la douleur avait chassé l’espoir, et elle comprit que l’Heure était venue !

Elle prit son Fils et le plaça sur ses genoux comme sur un piédestal, et l’Enfant sembla rayonner de la lumière qui devait plus tard éclairer le Thabor. Le prêtre d’Osiris approchait, dans le jardin tout était dans l’attente…

Alors la Vierge Mère, presque aussi tremblante : que la Nuit de Bethléem annonça pour la première fois la nouvelle !…

— C’est le Messie — dit-elle — c’est ton Dieu et mon Dieu…

Le prêtre tomba à genoux.

— Il fut dès le commencement, — reprit Marie, trouvant les paroles qui ouvriraient un jour l’évangile de Jean, — Il est la lumière qui luit dans les Ténèbres et toutes les choses ont été faites par LUI.

Le prêtre courba la tête…

— Il est venu dans le monde, — continua la Fille de David — mais le monde ne l’a point connu. Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu, mais toi, — et de solennelle sa voix se fit presque tendre, — mais toi, Aphrodise, tu l’as reçu !…

Le front du prêtre touchait la poussière…

— Je me donne à Lui, — dit-il avec l’accent des serments inviolables, — où faut-il aller annoncer sa parole, et, s’il le faut, mourir pour LUI ?…

L’Enfant avait glissé des genoux de sa mère, et se tenait debout devant l’apôtre prosterné. Il se courba, et sur le sable brillant de l’allée de sycomores, le doigt divin écrivit un mot : Betarra !…