Légendes du vieux Béziers/03

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Un épisode du siège de Béziers en 1209




C’était au soir du 21 juillet 1209.

Lorsque Bernard Raymond, consul de Béziers, eut écouté le rapport du soldat sur l’investissement définitif de la ville, il se leva, et d’un pas alourdi par le poids de la responsabilité et de l’angoisse, il se dirigea vers les remparts.

Sur son passage, malgré l’épouvante de l’heure, les têtes s’inclinèrent, car il était l’un des premiers de la cité. Depuis les lointaines attributions des charges consulaires, les siens en avaient été revêtus, il possédait de grands biens et s’honorait d’alliances illustres, entr’autres avec les Trencavel. Sa demeure, élégante construction romane, aux fenêtres cintrées à colonnes et à chapiteaux fleuronnés, se dressait contre la cathédrale, tout au bord de la colline qui commandait si magnifiquement aux plaines de la Narbonnaise ; ses jardins semblaient faire à la basilique un socle de verdure et de fleurs.

Raymond avait le cœur bon et l’âme haute, mais l’hérésie l’avait touché. Venue de l’Orient, sournoise et ténébreuse, l’erreur, en se répandant dans la patrie biterroise, était entrée à son foyer ; toutefois, le Consul avait repoussé tout ce qu’il y’avait de vil et de bas dans la doctrine albigeoise, et s’était affilié à la secte des Croyants ou Parfaits, sorte d’élite, qui associait la négation de nos Vérités, avec une vie austère et se faisait honneur de se montrer tempérante, chaste et désintéressée.

L’incandescent soleil de juillet descendait sur les Cévennes, lorsque Bernard Raymond atteignit le haut du rempart. De la partie des murs, comprise entre les portes fortifiées de Saint-Guilhem et de Saint-Gilles, — ouvertes à l’est, face à l’antique Voie Domitienne, suivie par les Croisés, — son regard parcourut la plaine, et cet homme qui ne connaissait pas la peur, frissonna !

Il n’avait pas tremblé, lorsque au matin même de ce jour ; des listes de noms avaient été portées à l’Abbé de Citeaux, et quelques heures plus tard, son cœur avait à peine battu plus vite, lorsqu’il avait entendu un consul catholique, déclarer devant l’évêque, que, « sans distinction de croyances, tous les Biterrois sauraient mourir ». Mais à ce moment il frémit, non pour lui, mais pour la ville « qui avait chassé les Prophètes », et qui derrière ses remparts vivait sa veillée des armes, en écoutant sonner l’heure du châtiment.

Devant lui s’étendait un vallon peu profond et découvert, où coulait le mince ruban du ruisseau de Saint-Antoine ; sur ses pentes s’élevaient l’église de Saint-Saturnin et celle de Saint-Pierre, à droite vers le Prieuré de Saint-Jean-d’Aureilhan, se dressaient les piliers des Fourches patibulaires, vers l’Est s’étendait le cimetière des Juifs. C’était tout, mais au delà !… Au delà, comme un océan figé, le camp des armées catholiques déferlait jusqu’à l’horizon. Sur l’herbe rase, brûlée par l’ardeur de l’été, les tentes multicolores se pressaient dans le crépuscule : là les Français et les Flamands, ici les Allemands, plus loin : les Bourguignons, les Normands, les Aquitains. Devant les tentes plus riches des Légats et des princes, étaient plantées dans le sol des bannières armoriées. Les chevaux étaient parqués dans un coin de la plaine. À part, hideux et farouches, les Truands et les Ribauds, rebuts de la lie même des peuples, mais compléments obligés des armées de l’époque, veillaient autour de feux suspects.

Le silence précurseur des tempêtes pesait sur ces multitudes ; dans les avenues du camp quelques soldats fourbissaient des armes, d’autres, vers le ruisseau de Saint-Antoine, conduisaient des chevaux comme vers l’abreuvoir.

— Je veux voir aussi — dit une voix enfantine, et une ombre mince se glissa aux côtés du consul.

C’était Gersinde, l’enfant de son cœur, l’enfant qu’il aimait comme un père aime sa fille unique, lorsque la mère n’est plus là !

Elle avait treize ans la petite Gersinde, elle était sage, elle était bonne ; son visage aux lignes pures était un peu doré par notre chaud soleil, ses cheveux étaient noirs comme ceux des filles des cités latines, mais ses yeux clairs avaient la couleur des pervenches, héritage peut-être des Celtes, nos premiers aïeux. Ce jour-là sa tunique avait la couleur de l’ambre, et Les plis en étaient serrés par une étroite cordelette d’argent.

— Je veux voir aussi — répéta l’enfant.

Le consul entoura de son bras la taille frêle, et la souleva doucement. Gersinde regarda. La vision la dépassa sans doute, car sans le vouloir elle ferma les paupières et joignit ses petites mains.

— N’aie pas peur, dit tendrement le père, je t’ai souvent raconté l’histoire de notre ville, ce n’est pas la première fois qu’elle soutiendra un siège, souviens-toi de Childebert, des Visigoths, des Sarrazins, de Charles Martel !

— Qu’arriva-t-il alors ? interrogea la petite.

— On tua des gens, on pilla des maisons, on brûla des églises, mais rassure-toi, rien de tout cela n’arrivera demain.

On brûla des églises !… brusquement, l’enfant détourna ses regards du camp redoutable. Passionnément, ils cherchèrent du côté de la ville un clocher vermeil qui semblait flotter dans l’air du soir : la cathédrale, dressée dans l’or du couchant, irradiée de lumière, ressemblait à un vaisseau de légende prêt à mettre à la voile vers l’Infini. Un dernier rayon l’embrasa d’un reflet de pourpre qui avait aussi la couleur du sang, et mit aux verrières une lueur livide ; puis tout s’apaisa. Maintenant, autour de la nef magnifique, une buée bleue se posait comme un voile, et la nuit prophétique commençait à verser sur elle le mystère :

« des choses qui s’en vont, ayant à peine été. »

— Qu’elle est belle ! murmura Gersinde.

— Viens, dit le père, ces émotions te font mal, viens te reposer jusqu’à demain.

Et tenant l’enfant pour la guider sur les marches trop hautes :

— Demain, dit-il à voix basse, où serons-nous demain !…

Maintenant, dans les ténèbres de cette nuit où nul ne dormit dans la ville, Gersinde étendue sur sa couche étroite, veillait.

Elle ne tremblait pas, car de ses aïeux elle tenait une âme vaillante, et sa mère, catholique et croyante, lui avait fait un cœur fort. Jadis elle avait été baptisée dans la cathédrale par l’évêque, Guillaume de Rocosels, et l’atmosphère dans laquelle elle avait grandie était pure. Mais un jour, autour d’elle, tout s’était obscurci : elle avait entendu des discussions passionnées, elle avait vu les Livres saints rejetés, les sacrements délaissés, toutefois aucun blasphème n’avait jamais souillé la demeure paternelle : l’enfant ignorait le sens de ces doctrines nouvelles, seulement un voile s’était étendu sur ses croyances, et la foi, dans ce cœur de vierge, dormait.

Dans ce sommeil, un grand amour vivait ! Gersinde aimait de toutes les forces : de son âme la cathédrale magnifique à l’ombre de laquelle elle était née. — Elle l’aimait comme nous l’aimons nous-mêmes, avec ses pierres couleur de cuivre, élancées comme la prière, solides comme la foi !

Dès qu’elle avait su marcher, ses pieds, instinctivement, en avaient pris le chemin ; elle en avait fait sa seconde demeure, à toute heure elle y trouvait un refuge d’une ineffable paix. Elle y venait le matin quand les verrières du chœur s’illuminent des clartés du soleil levant, à midi quand le silence y est si doux dans l’ombre fraîche, le soir quand les rayons du couchant lancent mille flèches d’or dans la nef, et que l’astre vient, serviteur docile, baiser les marches de l’autel. Gersinde s’asseyait sur les degrés de quelque chapelle, de préférence dans celle de Notre-Dame-la-Belle, située à droite de l’entrée. Là, la joue sur sa main, elle revoyait, une à une, les beautés de l’édifice que Gervais, maître en l’art de bâtir, avait élevé avec tant d’habileté et de patience. Puis elle montait vers l’abside et contemplait, sans bien comprendre, la colombe eucharistique suspendue sur l’autel. Parfois un attrait puissant la portait vers la salle du Trésor où s’entassaient les reliquaires inestimables ; elle en avait un jour entrevu les merveilles dans l’éclair des pierreries et des émaux, elle savait que dans un coffre serti de gemmes, on y gardait un voile de la Vierge Marie, et ce voile l’attirait !… Enfin, et toujours à regret, elle regagnait le porche si largement ouvert sur le ciel, en passant elle se tournait vers Notre-Dame-la-Belle et lui souriait.

Dans cette nuit d’épouvante, Gersinde mêlait au souvenir de ces joies, les sombres visions de la veille. Dans une torpeur, traversée de songes fiévreux, passaient les soldats de Montfort, le visage triste de son père, les nuages sanglants : elle croyait lutter contre des flammes, des visages hideux tournaient autour d’elle, une porte s’ouvrait béante, une cassette d’or se balançait dans l’air, elle voulait la saisir, mais ses pieds étaient, cloués au sol, arrêtés par des mains invisibles,

Cette angoisse se prolongea jusqu’au matin. Un bruit familier y mit fin : une servante lui annonçait que son père avait été, dès l’aube, appelé à la Maison consulaire. — Les portes sont forcées : — ajouta-t-elle — on se bat du côté de la Madeleine, il y a déjà des morts…

L’enfant se dressa. Une rumeur qui rappelait celle de la mer pendant l’orage s’élevait sourdement ; parfois elle était dominée par des cris plus proches et des détonations la traversaient. Tout à coup, à la tour de Saint-Nazaire, la grosse cloche s’ébranla lourdement : elle tinta lente et funèbre, et le glas des morts plana sur la ville, couvrant le bruit de l’assaut.

Pleins d’effroi, les yeux de Gersinde cherchèrent ce clocher qui chaque matin avait son premier sourire, elle eut un cri d’agonie : au-dessus des toits de la Basilique, un jet de fumée grise se tordait comme un long serpent ; quelques lueurs rougeâtres éclairaient en dessous les corniches romanes, la cathédrale brûlait.

Cent pas en séparaient la demeure du consul, mais les foules épouvantées obstruaient déjà les rues ; des groupes à demi-vêtus, poursuivis par des êtres sans nom, couraient avec des clameurs d’épouvante et des blessés jonchaient le sol. Là-haut sonnait toujours le glas de l’agonie : Béziers semblait crouler dans le sang et dans le feu.

Gersinde haletante, suffoquée, atteignit enfin la cathédrale. Les Truands (le poème de la Croisade est formel et l’on sait que les chevaliers n’entrèrent dans la ville que lorsque le crime fut consommé) poursuivaient l’œuvre de destruction ; les uns brisaient les autels, mutilaient les Images, d’autres, après avoir embrasé les charpentes, agitaient des torches et propageaient le fléau. Des femmes, des enfants, venus chercher dans le sanctuaire l’asile, qu’en ce jour d’horreur on n’y trouvait plus, s’entassaient dans l’angle des chapelles : muets d’effroi, ils semblaient frappés de folie !… Gersinde s’était réfugiée près de Notre-Dame-la-Belle : immobile, impuissante, elle assistait à la fin de ce qu’elle avait aimé. N’y a-t-il donc qu’à regarder le forfait s’accomplir !… et ses bras se tordaient de douleur !

À ce moment, des prêtres portant entassés dans leurs manteaux des calices et des ciboires, passaient, se pressant vers les portes. — Sauvez les Reliques !… criaient-ils à un groupe agenouillé.

Gersinde bondit ! — Mon rêve, murmura-t-elle ! Une pluie de feu commençait à tomber des voûtes, l’enfant sembla voler dans la nef embrasée. La porte du Trésor était béante, dans un coin, des clercs éperdus, entassaient dans une corbeille des ossements sacrés. Elle n’hésita pas ! Le coffre d’or brillait au milieu des joyaux, vieux patrimoine de la basilique ; vivement, Gersinde repoussa le lourd couvercle : sur un coussin de pourpre reposait un voile de lin, jauni par le baiser des siècles. Elle le prit dans ses mains frémissantes, et le glissa sous sa tunique, près de son cœur.

Maintenant il fallait regagner les portes, sauver la relique, la cacher en lieu sûr. L’incendie attisé de proche en proche, était dans toute sa fureur, les pillards maîtres de l’église en feu, composaient un danger plus grand encore !… Dans un effort suprême, les yeux clos, les poings serrés, toutes ses forces tendues vers la vie, Gersinde courut vers le porche.

Elle l’atteignait, quand une troupe hideuse bondit d’une rue voisine avec des hurlements d’enfer. Un de ces forcenés, leur chef peut-être, se heurta à l’enfant immobile sur le seuil. Pour éviter le contact odieux, elle étendit les bras, comme un bouclier ! Ivre de fureur devant le frêle obstacle, l’homme leva sa massue et l’étendit. à ses pieds…

— Ô Notre-Dame ! dit l’enfant dont l’âme s’envolait !

Elle eut le geste de Tarcisius, ses mains se croisèrent sur la relique, elle ne bougea plus.

À la même heure, à l’autre extrêmité de la ville, atteint par une flèche égarée, Bernard Raymond, repentant et sauvé, expirait en bénissant la miséricorde de Celui qui a dit : Je suis la Vérité !

Sur le parvis de la cathédrale, la martyre restait étendue. La voûte, maintenant fendue en deux, croulait en poutres embrasées et en pierres brûlantes, nul n’osait approcher !

Mais tous virent le miracle !…

Au dessus de l’Orb, qui tresse vers la mer ses flots indifférents aux querelles des hommes, la plaine s’illumina. Dans l’air plus bleu que le lapis et la turquoise, Notre-Dame-la-Belle planait sur un nuage d’argent ; dans ses bras, Gersinde, lumineuse et tangible, reposait, enveloppée du voile qu’elle avait sauvé.

Une nuée d’encens embauma l’espace, un souffle qui avait la douceur des roses s’éleva lentement et, parmi des rais de soleil, l’Apparition monta vers le firmament peuplé d’anges, où Notre Seigneur Jésus l’attendait !…