Légendes du vieux Béziers/07

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L’échéance du Curé Martin




Ceux d’entre nous qui étaient déjà grands, lorsque éclata la guerre franco-allemande de 1870, se souviennent de l’aspect qu’offrait alors la place Saint-Aphrodise.

Les platanes qui ombragent aujourd’hui n’existaient pas, et l’on s’en apercevait le jour de la Foire, où, sous un soleil de feu, souvent par un vent du nord brûlant et d’affreux tourbillons de poussière, nous achetions des bagues de crin, à devises, des tasses de porcelaine, des sifflets, et cette vaisselle liliputienne, — petits plats et petits pots, — fabriquée par Maillac, et délicieusement dénommée : taraillette !

Au milieu de la place s’élevait un monument massif, surmonté d’un buste de bronze. Celui-ci avait été modelé par David d’Angers, — le fils adoptif de Béziers, — alors qu’il préparait la statue d’un autre héros, dont on ne connaît pas assez la vie admirable et douloureuse : Pierre-Paul Riquet.

Ce buste était celui d’un curé de Saint-Aphrodise : Jean-Jacques Martin.

Le gouvernement du 4 septembre, jugea sans doute séditieux ce monument élevé à un des bienfaiteurs de la ville ; le socle fut démoli, la grille arrachée et le bronze relégué, — puis réédifié par un homme généreux, — dans le corridor de la basilique.

Du haut du ciel, Monsieur Martin dut être fort indifférent à cette disgrâce. Dans sa vie, traversée par la plus effroyable tourmente que la France ait connue, il avait vu, — pour s’en étonner, — s’entasser trop de décombres ; et après les épreuves d’une existence vouée à la persécution, à la prison et à l’exil, il avait eu les joies ineffables de relever des ruines et de rendre à Dieu un peu de ce qu’on lui avait pris…

Parmi ces joies, il en est une dont nous voulons rappeler le souvenir, et l’on verra qu’elle eut suffi pour consoler Monsieur Martin de la relégation de son buste dans un corridor, fut-il cent fois moins long et plus étroit que celui de son ancienne paroisse…

Notre héros était né à Béziers en 1740, son père était boulanger. Il étudia au collège des Jésuites, — qui se dressait, comme on le sait, là : où s’élève aujourd’hui le collège Henri-IV ; — puis passa à la Faculté de Toulouse, où il suivit les cours de Théologie et de Philosophie. L’évêque de Béziers, Monseigneur de Bausset de Roquefort frappé par son intelligence et sa vertu, lui accorda sa bienveillance ; il l’ordonna prètre en 1764, le nomma vicaire à la Madeleine, et un an plus tard curé de Saint-Aphrodise.

Cette charge ne comportait à vrai dire, qu’une faible part de l’importance et de la notoriété qui rejaillit sur ceux qui en sont aujourd’hui honorés : l’Abbé, seigneur temporel dans son bourg, y exerçait la justice civile et criminelle ; riche de fiefs nombreux, entouré de treize chanoines, il ne laissait au curé qu’une infime autorité. Ce dernier n’avait dans l’église abbatiale, que la jouissance de la nef de droite, que termine de nos jours la chapelle du Sacré-Cœur.

Dans ce rôle modeste, Monsieur Martin ne laissa pas de faire le bien : son ministère charitable s’exerça jusqu’à la veille de la Révolution, pendant ces années « si douces » selon Talleyrand, mais où les idées nouvelles allaient leur train, soufflées par les admirateurs du grand Frédéric et de la grande Catherine !

Le 24 février 1789, Louis XVI avait décidé la union de ces États Généraux, qui, dans sa pensée, devaient sauver la France. Le 16 mars suivant, les trois Ordres de la Sénéchaussée de Béziers, se réunissaient, pour l’élection des députés, dans l’église des Pénitents bleus : avec l’évêque de Saint-Pons et deux autres prêtres, Monsieur Martin était élu par cent quatre vingt-six voix, pour représenter le clergé. La préférence qui lui fut accordée sur Monseigneur de Nicolaï, est demeurée un problème historique.

Le voici à Versailles. Il se lie intimement avec l’abbé Maury ; l’on a même prétendu que le député de Béziers, rédigea souvent, dans l’ombre du cabinet, les discours si applaudis de l’auteur de l’« Essai sur l’éloquence de la chaire » !

Comme celui des autres représentants des Provinces, le rôle de Monsieur Martin n’est pas long à l’Assemblée, mais après la rentrée du roi à Paris, il semble appelé à rendre un des derniers services qu’ait reçu la Monarchie expirante. Sans que les détails nous en soient connus, nous savons que le curé de Saint-Aphrodise fut pris pour confident par quelques gentilhommes qui complotaient l’évasion du roi et des siens. C’est à Madame Elisabeth, qu’il se confie d’abord, celle-ci le met en présence de Marie-Antoinette et l’on en réfère au roi. Louis XVI, toujours faible et bon, refuse — pour ne pas exposer la vie de ses fidèles, — l’intervention qui eût peut-être sauvé la tête de cette victime expiatoire des fautes de sa race et de son peuple.

La Révolution n’allait pas être seulement une réaction contre un régime politique, elle s’érigeait ennemie déclarée de la religion : le 12 juillet, l’Assemblée votait la Constitution civile du clergé, intrusion sacrilège de l’autorité civile dans le domaine ecclésiastique.

Monsieur Martin protesta avec une particulière énergie ; l’on dit qu’à l’issue d’une séance orageuse, sa vie fut en danger : entouré et menacé par la populace qui se pressait aux portes, il ne dut son salut, qu’au dévouement de quelques femmes du peuple.

L’on connaît la réponse de l’Église de France à la Constitution ! Mais les réfractaires allaient la signer de leur sang : Monsieur Martin fut du nombre de ces prêtres qui, entre le 11 et le 30 août, furent jetés dans la prison des Carmes.

La prison des Carmes ! Les massacres de septembre l’ont marquée du sceau indélébile !… Nous avons visité ce fatal séjour, alors que l’on y célébrait le centenaire de ses martyrs… Nous avons vu ces souterrains humides, ces cachots où restaient l’empreinte d’épées sanglantes, et à côté, — comme un sourire au milieu de tant d’horreur, — les noms de Joséphine de Beauharnais et de Madame de Custine, gravés sur le mur, par les deux prisonnières, avec une pointe de fer. Nous avons parcouru les corridors, qu’ils suivirent pour aller au supplice, la salle où eut lieu un simulacre de Jugement, le perron tragique, ombragé d’un saule avec la funèbre inscription : Hic ceciderunt, c’est ici qu’ils tombèrent !… et l’ossuaire au fond du jardin…

Par quel miracle Monsieur Martin échappa-t-il à la tuerie du 2 septembre 1792 ? Nous l’ignorons. Ce qui est sûr, — et rapporté par des contemporains —, c’est qu’à certains moments une main tutélaire s’étendit sur la prison des Carmes : des feuilles y furent arrachées aux registres d’écrou, et, chose inouïe, l’on en sortait !… L’auteur de la vie du duc de Nivernais — incarcéré aux Carmes et sauvé par Thermidor, — cite ce fait : que le duc subit une partie de sa détention, surveillé par quatre gardiens, dans son hôtel de la rue de Tournon, alors qu’on le croyait entre les murs des Carmes.

Nous ignorons tout de la sortie de prison de Monsieur Martin. Il fut caché dans Paris par le dévouement d’une religieuse de Saint-Vincent-de-Paul, la sœur Carbonnel, mais sa tête était à prix ! Les recherches avaient amené la découverte de sa retraite, il ne fut sauvé que par la droiture du délégué de la commune de Béziers, le sieur Valat, qui refusa de le dénoncer.

Le proscrit tenta alors, — comme tant d’autres membres du malheureux clergé de France —, de gagner l’Italie. Long et pénible voyage au travers des routes encombrées par les troupes impériales en retraite ; il fallait leur disputer, et à quel prix ! les voitures et les charrois.

C’est à Rome que s’arrêta l’abbé Martin. Il y retrouva plusieurs prêtres du diocèse, entr’autres le curé de la Madeleine, l’abbé Jean Dominique de Julien Auny, tous y vivaient dans la détresse. On dit qu’il y revit l’abbé Maury et que ce dernier lui offrit l’épiscopat, qu’il acceptait si volontiers pour lui-même. Monsieur Martin refusa : ce qu’il désirait, c’était revoir la France et le clocher de Saint-Aphrodise.

Tout est mystérieux dans la vie de l’abbé Martin, aucun détail ne nous est parvenu sur son retour à Béziers, alors que le calme était loin d’être rétabli, et que le bouleversement était encore général.

Mais dès son arrivée tout mystère cesse : et nous savons comment il va se consacrer corps et âme à l’œuvre de relèvement.

Son église a été livrée d’abord à un prêtre assermenté Cazame, puis fermée, enfin vendue à un habitant de Montpellier et transformée en magasin à charbon. Monsieur Martin la rachète, il la pourvoie des objets nécessaires au culte, y fait rentrer les reliques du Saint Patron, sauvées par de courageux biterrois, donne à la fabrique des vases sacrés en argent et en vermeil, et elle est la première, qui, à Béziers, soit rendue au Seigneur !

Dans son œuvre de relèvement matériel et moral, il est aidé par une phalange de pieuses. filles, âmes d’élite, vraie Providence de ce troupeau dispersé une d’entr’elles, Mademoiselle. Texier, fait don d’une maison qui servira de presbytère ; elle abrite encore aujourd’hui les curés de Saint-Aphrodise et le charmant portrait au pastel de la donatrice, toute souriante dans sa robe de taffetas rayé et sous son bonnet à rubans.

Monsieur Martin fit plus encore, et nous voici, enfin, au but de notre histoire, après avoir parcouru de trop longs chemins !

Il appela, pour l’instruction des filles pauvres de sa paroisse, les religieuses du Saint-Enfant. Jésus, vouées à cette mission depuis la fin du dix-septième siècle, et pour celle des petits garçons, les Frères des Écoles chrétiennes, fondés vers 1678, par Jean-Baptiste de la Salle, l’illustre chanoine de Reims.

Pour ces deux établissements, il acquit un terrain qui eut pu contenir un village : l’argent n’avait jamais fait défaut. Monsieur Martin implorait, quêtait, tendait la main, jusqu’ici il avait pu faire aisément la balance du doit et de l’avoir…

Mais un jour fatal arriva : un matin Monsieur Martin dut s’avouer qu’il ne restait plus rien dans sa bourse, et la libéralité de ses bienfaiteurs était épuisée. Les entrepreneurs avaient présenté leurs mémoires, et le curé était sommé de payer, le lendemain et sans sursis, la somme considérable de dix mille livres soixante mille francs !…

Devant l’échéance si proche et la source tarie, le curé passa la journée dans une anxiété croissante. Le soir augmenta son angoisse. On était en décembre, la nuit était froide, un feu de pauvre se mourrait dans la cheminée ; dans son cabinet nu et glacé, il marchait de long en large, pour tromper, hélas, son tourment : « Seigneur, priait-il, Seigneur, qui avez dit : Demandez et vous recevrez, ayez pitié de moi ! »

Son sacristain, Alexandre, venait de temps en temps contempler tristement son maître : les larmes aux yeux, il avait constaté qu’il n’avait touché ni au morceau de pain, ni au plat de légumes à l’eau, qui composaient son souper de chaque jour !…

Dans son angoisse, Monsieur Martin ne pensait pas plus à manger qu’à gagner sa couche ; il lui semblait voir sur les murs, ces mots courir en trait de flamme : Demain…

Il s’assit devant le foyer éteint, et perdit le sens des choses. Peut-être, le sommeil secourable allait-il lui porter l’oubli !

— Monsieur le curé, on vous demande ! cria d’en bas Alexandre, avec sa voix de fausset.

— Un malade, un mourant sans doute ? Le temps de prendre mon manteau, je vous suis, répondit le prêtre. Dans sa veillée douloureuse, se mouvoir était presque un soulagement.

— Ce n’est pas un malade, c’est un voyageur qui vous demande, insista le sacristain.

Eh bien, fais le monter, il se réchauffera, il reste encore un peu de braise, dit Monsieur Martin qui commençait à ne plus savoir ce qui se passait.

Alexandre dégringola et remonta comme une flèche :

— Il dit qu’il ne peut descendre de son cheval et qu’il faut qu’il vous parle… il faut descendre, Monsieur le curé.

Et ceci se passa sur le seuil du presbytère :

Presque machinalement, Monsieur Martin. arriva devant sa porte.

Sur un cheval qui piaffait avec impatience, un cavalier, serrant les rênes attendait dans la nuit. Il portait un manteau ample, à large collet, — costume des voyageurs de l’époque sur son front un feutre était rabattu. Le froid était glacial, la nuit obscure, mais le prêtre devina qu’il était jeune et qu’il était très beau…

— Monsieur le curé, je suis chargé de vous remettre… le geste acheva la phrase !…

Le cavalier ouvrit les fontes de la selle, il en tira successivement quatre sacoches qui avaient l’air très lourdes, si lourdes, que le prêtre dut en passer deux à son sacristain.

— Venez vous chauffer, il y a encore un peu de braise, balbutiait le prêtre éperdu !

D’un signe, le cavalier indiqua qu’il ne pouvait s’attarder davantage ; d’une main élégante il rassembla les rênes, et partit d’un trot allongé… le curé le suivait du regard au coin de la rue, le vent enfla son manteau… on eût dit qu’il avait des ailes !

Alors Monsieur Martin se dirigea vers le modeste escalier qui n’avait jamais vu passer telle fortune. Alexandre suivait en murmurant les versets du Te Deum…

Au milieu du pauvre cabinet de travail il y avait une table, le contenu des sacs y fut versé.

— Deux, quatre, six, disait le prêtre en élevant les petites colonnes.

Nous vous louons, Seigneur, et nous vous glorifions, récitait Alexandre !

— Huit, neuf, dix, poursuivait le curé…

Et nous bénirons votre nom dans la suite des siècles, continuait le sacristain…

Tous les petits tas d’écus se dressaient, maintenant sur la table Monsieur Martin les compta. du regard les dix mille livres étaient là !…

J’ai espéré en Vous, je n’ai pas été confondu, acheva, en joignant les mains, le curé de Saint-Aphrodise… puis il se prosterna, mais ce ne fut pas à voix haute qu’il termina son action de grâces, et nul ne sut quels accents avait trouvé l’apôtre, pour remercier son Dieu !…

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Cette Histoire n’a pas été inventée.

Elle m’a été souvent racontée par ma Grand’Mère, qui la tenait de la bouche de Monsieur le curé Martin.