Légendes flamandes/01

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Blaeskaek disait : Adoncques entrez, entrez adoncques, commères, que nous voyions la façon dont vous nous dauberez.
LÉGENDES FLAMANDES.
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LES FRÈRES DE LA BONNE TROGNE.


I.

Cependant qu’en Brabant gouvernait le bon duc, étaient à Uccle, en l’hôtellerie de la Trompe, les Frères de la Bonne Trogne, ainsi bien nommés ; car chacun avait face joyeuse, ornée, en signe de grasse vie, de deux mentons pour le moins : c’était les jeunes ; mais les vieux en avaient davantage.

Ainsi fut leur confrérie constituée :

Pieter Gans, lequel était hôtelier en ladite Trompe, soi défublant une nuit pour soi étendre en lit, ouït en son clos voix lamentable ullant : « La langue me pèle, mouille, mouille ! je meurs de male soif. »

Pensant d’abord que ce fût quelque buveur, soi coucha bien paisiblement, nonobstant que l’on criât toujours endéans le clos : « Mouille, mouille ! je meurs de male soif ; » mais ce, si mélancoliquement, que Pieter Gans soi leva de force et vint à la fenêtre voir comment était bâti ce monsieur l’altéré, lequel criait si fort. Voyant flamme longue, claire, et de forme haute et étrange, courant sur le gazon, pensa que ce pouvait bien être la figure de quelque âme du purgatoire, en peine de prières. Donc récita plus de cent litanies ; mais en vain, car il entendit toujours crier : « Mouille, mouille ! je meurs de male soif. »

Au chant du coq, n’ouït rien davantage, et vit, avec grande joie, la flamme éteinte.

Venu que fut le jour, alla en l’église ; là narra le fait au curé, et fit dire belle messe pour le repos de la pauvre âme, bailla au clerc un peter d’or à cette fin qu’on en dit encore d’autres, et s’en revint réconforté.

Mais à la nuit suivante la voix se plaignit derechef aussi lamentablement qu’homme empêché à trépasser. Et ainsi pendant plusieurs nuits.

Ce dont Pieter Gans devint rêveur et assoté tout à fait.

Tel qui l’eût vu au temps jadis, rubicond, portant bonne bedaine et joyeux visage, chantant voulentiers matines de bouteille et vêpres de flacon, ne l’eût point reconnu sans doute.

Car il était tant flétri, sec, maigre et de mine piteuse, que les chiens abayaient le regardant, ainsi qu’ils font aux gueux portant besace.

II.

Or, tandis qu’il se morfondait ainsi passant le temps en mélancolie et désespérance, et tout seul en un coin comme lépreux, survint d’aventure en l’hôtellerie, maître Jan Blaeskaek, brasseur de bière, fin compagnon et bien malicieux.

Cettuy-ci, considérant Pieter Gans, lequel affolé et ahuri le regardait et branlait la tête comme un vieux, vint à lui et le secouant : « Çà, dit-il, éveille-toi, compagnon, je n’aime point te voir là comme mort. » — « Las ! répondit Pieter Gans, je ne vaux guères plus, compère. » — « Et d’où donc, dit Blaeskaek, t’est advenue cette noire mélancolie ? »

Ce à quoi répondit Pieter Gans : « Viens-t’en en un lieu où nul ne nous puisse ouïr. Là, je te veux détailler l’aventure. »

Ainsi fit-il. — Toutefois Blaeskaek l’ayant bien entendu : « Ce n’est point, dit-il, âme de chrétien, mais voix de diable, il le faut contenter. Doncques va quérir en ta cave bonne pipe de cervoise pour ensuite la rouler en ton clos, jusques a ce lieu où a lui la claire flamme. »

— « Ainsi ferai-je, » dit Pieter Gans. Mais à vêpres, pensant que cervoise était bien précieuse pour la jeter à diables, mit au lieu où avait lui la flamme, grand bassin d’eau bien limpide.

Vers la minuit, ouït Pieter Gans voix plus lamentable encore ullant : « Mouille, mouille, je meurs de male soif. »

Et vit la claire flamme danser comme enragée sus l’eau du bassin, lequel fut incontinent, avec grand fracas, brisé et ce si épouvantablement que les morceaux s’en venaient frapper les fenêtres de la maison.

Lors commença il, suer la peur et plourer, disant : « C’est fini de moi, mon bon Dieu, fini de moi. Que n’ai-je suivi l’avis du sage Blaeskack, car il est homme de bon avis, de bien bon avis. — Monsieur le diable qui avez soif, ne me tuez point cette nuit, vous boirez demain bonne cervoise, monsieur le diable. Ha ! elle est réputée excellente partout le pays, car c’est cervoise de roi et de bon diable comme vous êtes pour sûr. »

Ce nonobstant, la voix ullait sans repos : « Mouille, mouille ! »

« Las, las ! soyez patient un petit, monsieur le diable, vous boirez demain ma tant bonne cervoise. Elle m’a coûté bien des peters d’or, monsieur, et je vous en baillerai une pleine pipe. — Voyez-vous point qu’il ne me faut étrangler cette nuit, mais demain seulement si je ne tiens parole. »

Et ainsi larmoya il jusques au chant du coq, lequel oyant et ne se sentant point mort, il récita matines joyeuses.

Au nouveau soleil, s’en fut lui-même quérir hors la cave la pipe de cervoise, la plaça sur le gazon, disant : « Voici à boire du frais et du meilleur. Je ne suis point chichart ; adoncques ayez pitié de moi, monsieur le diable. »

III.

À la troisième heure, survint Blaeskack et prit nouvelles. — Mais comme il s’en voulait aller, il fut arrêté par Pieter Gans, lequel lui dit : « Ayant célé le secret aux miens serviteurs, de peur qu’ils n’en aillent caqueter à l’ecclésiastique, je suis comme seul en la maison. — Il ne faut donc si tôt partir, car il peut advenir céans quelque méchante affaire, et pour lors il fera bon avoir du cœur au ventre. Seul je n’en aurai point, mais à deux nous en aurons de trop. — Il convient aussi nous bien armer en guerre. Et en place de dormir nous banquetterons et boirons allégrement. »

— « Je le veux, dit Blaeskaek, mais du vieux, si me croyez. »

Environ vers la minuit, les deux compagnons choppinant en une salle basse à ventres déboutonnés, mais non toutefois sans appréhension, ouïrent la même voix non plus lamentable, mais joyeuse, chanter chansons en langue tout à fait étrange ; et il y eut cantiques bien doux, comme qui dirait anges (parlant sauf leur respect), lesquels en paradis auraient bu trop d’ambroisie, voix de femmes bien célestes, miaulements de tigres, soupirs, bruits d’accolades et baisers amoureux.

« Ho ! ho ! s’exclamait Pieter Gans, qu’avons-nous ici ? doux Jésus ! » — « Ce sont diables pour sûr. » — « Ils me vont vider la pipe entièrement. Et estimeront excellente ma cervoise et en voudront boire de rechef et à chaque nuit ulleront plus fort : Mouille ! mouille ! Et Je serai ruiné, las ! las ! — Ça, compagnon Blaeskaek — et ce disant tira son kuyven, lequel est, comme vous savez, un fort couteau bien affilé, — ça, il nous les faut chasser par force, mais je n’en ai le courage. »

— « J’y vais, répondit Blaeskaek, mais tantôt seulement, au chant du coq. On dit que diables lors ne mordent point. »

Devant le clair soleil levé chanta le coq.

Et il eut à ce matin si martiale voix que l’on eût dit claire trompette.

Et ayant ouï la trompette, mirent fin subitement à leurs propos et chansons tous les diables buveurs.

Pieter Gans et Blaeskaek en furent grandement ravis et coururent au clos en grande hâte.

Pieter Gans, empêché à quérir sa pipe de cervoise, la vit muée en pierre, et au-dessus était assis comme sus un roussin une manière de garçonnet nu tout à fait, garçonnet gentil et mignon, couronné de pampres allégrement, avec grappes pendant sur l’oreille. — Et il avait en la main droite un bâton, ayant pomme de pin au bout et tout autour enlacés pampres et grappes.

Et le garçonnet, ce nonobstant qu’il fût de pierre, semblait vivant, tant il avait bonne trogne.

Grandement furent effrayés Gans et Blaeskaek, à la contemplation dudit garçonnet.

Et redoutèrent maléfice du diable et punition de l’ecclésiastique, et jurèrent de n’en souffler mot à nullui, et mirent la figure, laquelle n’était point bien haute, en une noire cave où il n’était rien à humer.

IV.

Ce qu’ayant fait, s’en furent ensemble à Brusselle consulter un vieil homme, coquassier de son métier et quelque peu frippe-sauce. Il était pourtant bien aimé par le commun peuple pour certaine fricassée de connil bien mélangée d’herbes rares dont il ne demandait point gros. Et était dit avoir commerce avec le diable, pour ce qu’avec ses herbes il guérissait hommes et animaux mirifiquement. Il vendait aussi bière, laquelle il achetait à Blaeskack. — Et il était laid à voir, goutteux, goîtreux, flétri, jaune comme coing et ridé comme vieilles pommes.

Il demourait en un logis de méchante apparence, là où se voit de présent la brasserie de bière de Claas Van Volxem. Gans et Blaeskaek, venant à lui, le trouvèrent en cuisine, besognant ses fricassées de connil.

Le coquassier, voyant Gans si piteux et mélancolique, lui demanda s’il avait quelque mal dont il voulût être guéri.

« Il ne le faut, dit Blaeskaek, guérir d’autre chose que de la male peur qui le géhenne depuis tantôt huit jours. »
Et là, leur montra en une galante image, le diable menant noces en société de bonnes commères et joyeux compagnons à pied de bouc

Lors, lui narra le fait du petit joufflu entièrement. — « Seigneur Dieu, dit Josse Cartuyvels, » car tel était le nom de ce docteur ès fricassées, « je connais bien ce diable et je vous vais montrer sa pourtraiture. » Et les mena au haut de son logis en une petite salle, et là leur montra en une galante image le susdit diable menant noces en compagnie de bonnes commères et joyeux compagnons à pied de bouc.

— « Et comment a nom, dit Blaeskaek, ce joyeux garçonnet. »

— « Bacchus, je pense dit Josse Cartuyvels. Au temps jadis il était dieu, mais à la gracieuse venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ (ci à trois se signèrent), il perdit toute force et divinité. Il fut bon compagnon et notamment inventeur de vin, bière et cervoise. Possible est, que pour ce, en place d’être en enfer, il soit en purgatoire seulement, où il a pris soif, sans doute, et, par permission céleste, a pu monter sur terre, une pauvre fois, pas davantage, et là chanter cette lamentable chanson qu’avez en votre clos ouïe. — Mais je pense qu’il ne lui fut point octroyé crier sa soif ès pays où vin se boit, mais bière seulement, et qu’ainsi il est venu chez maître Gans, sachant bien là trouver du meilleur. »

— « De fait, dit Gans, de fait, ami Cartuyvels, le meilleur de toute la duché, et il m’en a avalé une pleine pipe, sans m’en payer la moindre piécette d’or, d’argent, voire même de cuivre. Ce n’est point là conduite d’honnête diable. »

— « Ha, dit Cartuyvels, vous errez grandement et n’entendez rien à votre bien. Mais, si vous me voulez entendre, vous tirerez dudit Bacchus profit manifeste, car il est dieu des joyeux buveurs et bons hôteliers, et il vous veut avantager, je crois. »

— « Adoncques que nous faut-il de présent faire, interrogea Blaeskaek ? »

— « J’ai ouï dire que ce diable est fol enamouré de soleil. Tirez-le premièrement de cette noire cave, puis le mettez en un lieu où luise le jour, j’entends dire sus un haut bahut en la salle où sont vos buveurs. »

— « Doux Jésus, s’exclama Pieter Gans, telle manière de faire est idololâtrie. »

— « Point, dit le coquassier, j’entends seulement que placé où j’ai dit, humant l’odeur des pintes et flacons et ouyant propos joyeux, il en sera ébaudi tout-à-fait. — Et ainsi soulagerez-vous les pauvres morts chrétiennement. »

— « Mais si, dit Pieter Gans, l’ecclésiastique sent le vent de cette statue ainsi montrée à tous sans vergogne ? »

— « Il ne vous pourra charger de péché, car innocence ne se cèle point. Même vous ferez contempler ce Bacchus à vos parents et amis apertement, et direz que l’avez de hasard trouvé en terre, en un coin de votre clos. Ainsi paraîtra il antiquaille, comme il est. Ce nonobstant veillez à oublier son nom devant un chacun. Vous le pouvez seulement nommer Monsieur de la Bonne Trogne, et en son honneur instituer par ris, joyeuse confrérie. »

— « Ainsi ferons-nous, » répondirent ensemble Pieter Gans et Blaeskaek, et s’en furent non sans avoir toutefois baîllé au coquassier deux beaux sols pour sa peine.

Il les voulut pourtant retenir, afin de leur servir de sa céleste fricassée de connil, mais Pieter Gans demeura sourd, disant en soi que c’était cuisine de diable, malsaine à tout stomach chrétien. Donc issirent hors et se déportèrent vers Uccle.

V.

Cependant qu’ils cheminaient : « Çà, compagnon, dit Gans à Blaeskaek, quel est ton avis de ce coquassier ?

— « Graine d’hérétique, répondit Blaeskaek, païen et contempteur de tout bien et vertu. Car c’est là traître et méchant conseil qu’il nous a baîllé. »

— « De fait, mon bon ami, de fait. Et n’est-ce point aussi hérésie grande de nous oser venir narrer que ce joufflu dessus sa pipe, a inventé bière, vin et cervoise, nonobstant qu’à chaque dimanche il nous a été prêché en l’église que saint Noé, par conseil de Notre-Seigneur Jésus-Christ (ci, à deux se signèrent), a inventé telles choses. »

— « Quant à ce qui est de moi, dit Blaeskaek. Je l’ai ouï plus de cent fois. »

Ci se séant sur l’herbe, commencèrent se repaître d’un beau saucisson de Gand, par Pieter Gans emmené en prévision de la faim à venir.

— « Là, là, dit-il, n’oublions point le Benedicite, mon ami. Et ainsi peut-être ne serons-nous point brûlés. Car c’est à Dieu que nous devons cette viande : qu’il nous doint de toujours demeurer en sa sainte foi. »

— « Amen, dit Blaeskaek ; mais, compère, il nous faudrait bien ensemble casser cette méchante statue. »

— « Las, las ! qui n’a point moutons à garder, ne craint point loups, — et tu parles à l’aise de casser ce diable. »

— « Ce serait acte bien méritoire. »

— « Mais s’il vient encore à chaque nuit lamentablement uller : « Mouille, mouille, » et s’il prend colère contre moi et jette sorts sur ma bière et mon vin et me fait pauvre comme Job. Nenni, mieux vaut suivre le conseil du coquassier. »

— « Ains, si l’ecclésiastique a connaissance de la statue, et tous deux nous mande devant son tribunal, et nous fait brûler comme hérétiques et idololâtres. »

— « Ha ! dit Gans, voici le bon Dieu et le méchant diable qui se vont combattre dessus notre pauvre corps, nous sommes mis à néant, las, las ! »

— « Ça, dit Blaeskaek, allons devant les bons pères directement et leur narrons le fait sans menterie. »

— « Las ! las ! nous serons brûlés, mon compère, brûlés incontinent. »

— « Je crois bien qu’il est moyen de nous tirer d’un tel danger. »

— « Il n’en est pas, mon ami, il n’en est pas et nous serons brûlés, — je me sens jà tout rôti. »

— « J’ai trouvé le moyen, dit Blaeskaek. »

— « Il n’en est point, mon ami, il n’en est aucun, sinon la clémence des bons pères. En voyez-vous point arriver aucun portant besace ? »

— « Point. »

— « Si en voyez, lui faut donner tout notre saucisson — avons-nous dit les Grâces ? — et tout le pain que nous avons ici, et l’inviter bien respectueusement à venir au logis, manger quartier d’agneau rôti, bien arrosé de vin vieux. Je n’en ai point beaucoup, mais je lui baillerai tout à boire voulentiers. En Voyez-vous point venir ? »

— « Point, dit Blaeskaek. — Mais ouvre ici tes aureilles de lièvre, je vais te donner bon avis, car je te veux du bien, pleurard : Il nous faut suivre à demi le conseil du coquassier, à demi seulement, entends-tu. Ce serait idololâtrie effrontée montrer en la salle de nos festins cette statue. »

— « Las, las, diable, oui, tu l’as dit. »

— « Adoncques, plaçons-la en une niche, laquelle sera bien fermée, hors mis une ouverture en haut pour lui expirer ; là nous mettrons bonne pipe de bière, et le prierons de n’en point user trop et sera le diable en la grand’salle de ton hôtellerie, où il se tiendra coi assurément, car il s’y pourra délecter ès chansons de buveurs, cliquetis de gobelets et sonneries de bouteilles. »

— « Point, dit Gans, point, il nous faut suivre l’avis du coquassier, car mieux que nous, il s’entend ès diables : quant à celui-ci nous veillerons à le bien éjouir selon nos pauvres moyens, ce nonobstant je pense que nous serons un jour brûlés, las ! las ! »

VI.

Venus en la Trompe, les deux bonshommes tirèrent de la cave la statue du diable joufflu et la placèrent avec grand respect au haut d’un bahut, lequel était en la salle des buveurs.

Au lendemain vinrent chez Pieter Gans presque tous ceux d’Uccle, ainsi réunis à cause que l’on avait, ce jour-là, vendu à Stalle publiquement deux chevaux bien nourris par feu l’échevin Jacob Naeltjens. Son fils ne les avait voulu garder, disant que bonhomme doit son destrier avoir en sa pantoufle.

Ceux d’Uccle, considérant sus le bahut la statue du petit joufflu, en furent ébahis et joyeux, et notamment quand Blaeskaek leur eût dit qu’il se nommait M. de la Bonne-Trogne et qu’il fallait, sans tarder du tout, fonder en son honneur, par ris, joyeuse confrérie.

Ils le voulurent bien et résolurent ensemble que nul ne pourrait être frère comme eux, s’il ne buvait, pour son baptême, vingt et quatre horrifiques gobelets de bière, ce pendant qu’on frappait douze coups sus la bedaine la mieux enflée de la compagnie.

À chaque soir, ils s’assemblèrent en la Trompe et burent assez, comme vous le pouvez croire.

Le merveilleux était que nonobstant ce, ils besognaient tout le jour en braves hommes, aucuns à leur ouvroir, aucuns à leur métier, autres aux champs, et contentant un chacun. Mais les commères point, car sitôt vêpres, tout mari ou fiancé, sans se soucier d’elles le moindrement, s’en allait en la Trompe et y demeurait jusques au couvre-feu.

Bonhomme retiré en sa bonhommière ne battait point sa femme, ainsi que font aucuns buveurs, mais il s’allait près d’elle coucher et aussitôt, sans lui avoir rien dit, commençait dormir dru et sonner du nez telles fanfares que sonne du groin Messire Pourceau.

Lors pauvre femme de dauber, chatouiller, nommer par son nom l’endormi, afin qu’il lui contât autres nouvelles, mais le tout bien inutilement : Autant eût valu battre de l’eau pour en tirer du feu.

Ils s’éveillaient tous au chant du coq seulement, mais ils étaient pour lors d’humeur si colère et tempêteuse, que nulle (j’entends dire celles qui n’étaient point par lassitude endormies) ne leur osait sonner mot, et de même à l’heure de la réfection. Ceci eut lieu par les traîtres pouvoir et influence du diable joufflu.

De là vint grande tristesse emmi les commères, qui disaient toutes que si pareil jeu devait durer, la race de ceux d’Uccle ne faillirait à s’éteindre, ce qui serait grand pitié.

VII.

Adoncques, il fut résolu entre elles de sauver la commune, et pour y bien pourvoir, elles, cependant que leurs maris buvaient chez Pieter Gans, s’assemblèrent en la maison de la dame Syske, laquelle était grande, grasse, parlait haut assez, avait du poil au menton et était veuve de cinq maris ou sept, je n’en oserais affyer le nombre par crainte de menterie.

Là, par mépris de leurs maris ivrognes, elles s’abreuvèrent de belle eau claire.

Étant bien assemblées, jeunes de ci, vieilles de là ; laides emmi les vieilles, la dame Syske ouvrit le propos en disant qu’il fallait aller incontinent en la Trompe, et là si bien battre tous ces buveurs qu’ils en fussent pour huit jours esrénés et meurtris.

Les vieilles et laides applaudirent des pieds, des mains, de la bouche et du nez le propos. — Ce fut beau tapage, vous m’en pouvez croire.

Mais les jeunes et belles se tinrent mutes comme poissons, sauf une, bien gente, bien frisque et bien mignonne, ayant nom Wantje, laquelle dit avec grande modestie et rougeur qu’il n’était point utile battre ainsi ces bons hommes, mais qu’il fallait les amener à bien par douceur et par ris.

Ce à quoi répondit la dame Syske : « Petite, tu ne t’entends point ès hommes, car tu es pucelle, je crois. Quant à moi, je sais bien comme j’ai mené mes divers maris, et ce n’était par douceur ni par ris, je l’affye. Ils sont tréspassés, les braves hommes, que Dieu ait leurs âmes, mais je me souviens d’eux clairement et sais bien qu’à la moindre faute je leur faisais danser la danse des bâtons sus le pré d’obéissance. Nul n’eût osé mangé ne boire, éternuer ne baîler que je ne lui eusse davant octroyé bonne permission. Le petit Job Syske, mon dernier, était coquassier en ma place au logis. Il me fit bonne cuisine, le pauvre bonhommet. Mais je le dus bien battre pour l’amener à ce, et ainsi des autres. Doncques, petite, quittons tous ces ris et douceurs, ils valent peu, je l’affye. Mais plutôt allons incontinent cueillir bons bâtons de bois vert, commodes à trouver, puisque sommes en printemps, et nous déportant en la Trompe, faisons y pleuvoir bonne rosée de coups sus ces infidèles maris. »

Voici vieilles et laides de uller et tempêter de rechef horrifiquement, s’écriant : « Sus, sus aux ivrognes, il les faut dauber, il les faut pendre. »

— « Nenni, » dit Wantje avec les jeunes et belles, « nous aimons mieux être nous-mêmes battues. »

— « Voyez-ci ces soltes, » ullèrent les vieilles, « ces sottes niaises. Elles n’ont point, en tout leur corps, fierté pour une once. Laissez-vous mal mener, brebis douces. Nous vengerons en votre lieu la féminine dignité par ces ivrognes conspuée. »

— « Point ne le ferez, » dirent les jeunes, « tant que nous serons là. »

— « Nous le ferons, » ullèrent les vieilles.

Subitement une jeune et joyeuse commère s’éclaffant de rire :

— « Comprenez-vous point, » dit-elle, « d’où vient à ces sorcières celle ire tant grande et ce désir de vengeance ? C’est pure vantardise et pour nous faire accroire que leurs esrénés maris leur ont encore chansons à chanter. »

À ce propos, le camp des vieilles gaupes fut en tel émoi qu’il en fut qui moururent là de rage subitement. Autres ayant brisé leurs selles en voulurent occire les jeunes qui riaient d’elles (et c’était jolie musique toutes ces frisques et folliantes voix), mais la dame Syske les en empêcha, disant qu’il fallait chez elle se consulter et non s’occire.

Le propos continuant, elles devisèrent, jacassèrent. tempêtèrent ainsi jusques à l’heure du couvre-feu, où elles se séparèrent sans avoir pris résolution, par faute d’avoir eu temps pour parler assez.

Et furent dites en cette assemblée féminine plus de 577849002 paroles inutiles, folles et pleines de sens commun comme grenouillère de vin vieux.

VIII.

Au lendemain, se réunirent de rechef les commères et burent comme la veille force eau claire.

Et s’en vinrent, armées de bâtons, au lieu où se tenaient les joyeux buveurs. Advenues que furent devant la porte, s’arrêtèrent et là fut conseil tenu, vieilles prétendant entrer avec les bâtons et jeunes n’en voulant mie.

Pieter Gans, lequel avait oreilles de lièvre, ouyant en la rue certain clapotement de paroles tempêteuses, gagna peur et s’écria : « Las, las, qu’est-ce ceci ? Diables pour sûr, mon doux Jésus ! »

— « J’y vais voir, vilain peureux, » répondit Blaeskaek. Et ouvrant la porte il s’éclaffa de rire, disant : « Bonnes Trognes, ce sont nos femmes. »

Lors subitement se levèrent tous les buveurs et vinrent à la porte ; aucuns ès mains tenaient bouteilles, autres brandissaient flacons, autres sonnaient de leurs beaux gobelets carilloniquement. Blaeskaek issit hors la salle, et s’arrêtant sus le chemin : « Ça, » dit-il, « donzelles, qui vous mène céans avec tout ce bois vert ? »

À ce propos, les jeunes laissèrent choir à terre leurs bâtons, car elles étaient honteuses d’être surprises en cet équipage.

Mais une vieille, brandissant le sien en l’air, répondit pour les autres : « Nous vous venons, ivrognes, conter nouvelles de bâtons et châtier comme il convient. »

— « Las ! las ! » ploura Pieter Gans, « je reconnais bien la voix de ma mère-grand. »

— « Tu l’as dit, pendard, » s’exclama la vieille.

Cependant que les Bonnes Trognes, ouyant ce, secouaient allégrement leurs joyeuses bedaines, à force de rire ; Blacskaek disait : « Adoncques entrez, entrez adoncques, commères, que nous voyions la façon dont vous nous dauberez. Avez-vous bons bâtons de bois vert ? » — « Oui. » — « J’en suis aise. » — « Nous, nous tenons ici pour vous bonnes verges, bien ointes de vinaigre, desquelles nous fouettons les garçonnets mal obéissants. Ce vous sera plaisir céleste d’être ainsi caressées en souvenir de jeunesse. En voulez-vous tâter ? Nous vous en baillerons pour plus de cinq cents deniers. »

Mais les vieilles, ouyant ces menus propos, gagnèrent peur et s’enfuirent le grand pas, — notamment la dame Syske — et ullèrent toutes si effroyablement paroles menaçantes, qu’il semblait aux joyeux frères que ce fût croassement de vieux corbeaux sonnant par les rues bien silencieuses.

Les jeunes étaient demourées devant la porte et c’était grand’pitié de les voir en posture tant humble, douce et soumise, attendre avec grande patience quelque amicale parole de leurs maris ou fiancés.

— « Çà, » dit Blaeskaek, « vous plairait-il entrer céans ? »

— « Oui, » dirent-elles toutes.

— « Ne le fais, » dit Pieter Gans en l’oreille de Blaeskack, « ne le fais, elles iront caqueter du diable joufflu à l’ecclésiastique et nous ferons brûler, mon ami bon. »

— « Je suis sourd, » dit Blacskaek ; « venez mignonnes. »

Doncques entrèrent les gentes commères et se placèrent toutes, aucunes près de leurs maris, aucunes près de leurs fiancés et les fillettes en ligne sus un banc modestement.

— « Femmes, » demandèrent les buveurs, « vous voulez donc trinquer ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et boire d’autant ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vous n’êtes point ici venues pour nous chanter chanson d’abstinence. »

— « Nenni, » dirent-elles, « nous sommes venues sans autre désir que de joindre nos bons maris et fiancés et rire avec, si faire se peut, à la garde de Dieu. »

— « Voici beaux propos assurément, » dit un vieil buveur, « mais je vois dessous poindre ruse de femme. »

Nul pourtant ne l’entendait, car les femmes s’étaient sises et tout autour de la table, chacun disait : « Bois çà, mie sucrée, c’est boisson céleste. » — « Verse, sommelier, verse, averse de cette tant douce liqueur. » — « Qui vaut plus que moi ? Je suis le duc : j’ai bonne bouteille et bonne femme. Or çà sus, boute ici du vin ; car il faut aujourd’huy liqueur dominicale pour bien fêter ces gentes commères. » — « Courage. J’en ai de trop pour boire : je veux aller conquêter la lune ; mais tantôt seulement. Pour l’heure, je demoure auprès de ma tant bonne femme. Baise-moi, mignonne. »

— « Ce n’est point l’instant ici, devant tant de gens, » répondaient les commères. Et chacune avec force caresses et gentes façons disait à chacun : « Viens-t’en au logis. »

Ils l’eussent bien voulu, les buveurs, mais ne l’osaient, étant honteux l’un devant l’autre.

Ce que devinant, les commères parlèrent de s’en retourner.

— « Là, là, » dit le vieil homme, « ne l’avais-je point prédit ? Elles nous veulent avoir hors. »

— « Nenni, Monsieur, » répondit Wantje bien doucement, « mais considérez que nous ne sommes point assez accoutumées à boire si fortes boissons, ne même seulement à leur odeur. Doncques, monsieur, s’il nous faut issir hors à l’air frais, c’est bien sans vous vouloir fâcher ne contrister aucunement. Que Dieu vous tienne en joie, trèstous. »

Et ainsi s’en furent les bonnes femmes, ce nonobstant qu’ils les voulaient par force retenir.

IX.

Seuls que furent les buveurs s’entre-regardèrent ébahis, disant : « Voyez-vous ces commères ? Ne faudrait-il point toujours obéir à leur vouloir humblement. Soumises elles semblent, tyranniques elles sont. Est-ce à mâle ou à femelle qu’écheoit de nature commandement en toutes choses ? À mâle. » — « Nous sommes les mâles. Buvons. Et nous accomplirons toujours notre vouloir, lequel est présentement de coucher céans, s’il nous plaît. »

Ainsi devisaient-ils, feignant grande colère, mais de fait étant bien désireux d’aller joindre leurs bonnes femmes. Puis ils demourèrent longtemps sans sonner mot baîlant aucuns, autres sonnant du pied musique de la semelle, beaucoup dansant sus leurs selles comme si y fussent épines aiguës.

Subitement un jeune bourgeois, nouveau marié, issit hors la salle, disant que par conseil de médecin, il lui était défendu de boire plus de vingt et six pintes de cervoise, lesquelles il avait bues.

Ce qu’ouyant, tous prétextant douleurs d’entrailles, crapule en la tête, mélancolie ou pituite issirent hors, sauf quelques vieux hommes.

Et s’en furent tous en grande hâte joindre à leurs femmes. Ainsi fut accompli ce qu’a écrit le docte Thomas a Klapperibus en son grand livre De Amore, c. VI, où il est dit que femme est plus forte que diable.

X.

Ce nonobstant, le fait n’advint qu’une fois seulement ; car au lendemain les buveurs chopinant en la Trompe et les bonnes femmes y étant venues pour les en tirer, furent chassées honteusement.

Pour ce qui est d’eux, ils buvaient et chantaient noëls joyeux.

Maintes fois survint la veille de nuit leur enjoindre de ne point mener si grand tapage après le soleil couché. Ha, ils l’écoutaient bien respectueusement et semblant tout confits en repentance de leur faute : ils disaient leurs meâ culpâ ; entretandis, ils lui boutaient à boire tant amplement que la pauvre veille, issant hors, s’en allait faire sa ronde contre quelque mur, et là ronflait comme viole. Eux poursuivaient leurs buveries et lourds sommeils, ce dont les dolentes épousées ne cessaient de se lamenter. Et ainsi pendant un mois et quatre jours.

Mais le grand mal était que le bon duc avait guerroyé avec monseigneur de Flandres et nonobstant que la paix fût faite, il restait encore sus pied une bande de faquins et ribauds, gâtant le pays et robbant le bonhomme.

Ladite bande était commandée par un faro uchecapitaine, nommé la Dent de fer, pource que sus son casque était une dent longue, aiguë, tranchante, dent de diable ou d’oliphant d’enfer, sculptée fantastiquement. Et bataillant, il donnait souventefois de la tête avec icelle dent comme bélier. Ainsi furent occis moult braves soudards en la duché de Brabant. Sus ledit casque était aussi, battant de l’aile contre le fer, méchant oiseau, duquel on disait qu’il sifflait en la mêlée bien épouvantablement.

La Dent de fer était accoutumé venir de nuit faire son coup ès villages, égorgeant sans merci, les pauvres bourgeois ensommeillés, emportant bijoux, vaisselle, femmes et filles, mais les jeunes seulement. Quant aux vieilles, il les laissait en vie, disant qu’il ne les lui fallait point occire, attendu qu’elles mourraient bien de peur, sans aide.

XI.

Or, une nuit où luisaient seulement aucunes étoiles et un petit la lune, accourut, courant le grand pas, à Uccle, maître André Bredael, tout épuisé de souffle.

Il venait donner avis, qu’étant d’aventure caché derrière un buisson le long de la route de Paris, il avait ouï passer une troupe d’hommes, laquelle il pensait être celle de la Dent de fer, car il avait vu le casque du maroufle.

Ce pendant que les brigands étaient arrêtés sur le chemin pour soi repaître, il leur avait ouï dire qu’ils s’en allaient de ce pas à Uccle quérir bon butin et faire grand chère, mais qu’il leur fallait quitter la grand route pour les petits chemins, afin de n’être point signalés. — Maître Bredael pensait qu’ils déboucheraient derrière l’église.

Étant ainsi instruit, il était venu à Uccle par la route de Paris, devançant les brigands de bien une demi-lieue et voulant avertir les bourgeois de se bien armer pour recevoir ces malvoulus fermement.

Doncques il s’en vint frapper à la porte de la maison de la commune pour y faire sonner la cloche ; mais nul n’ouvrit, car le garde, étant frère de la Bonne Trogne, dormait comme les autres vaillants hommes. André Bredael chercha autre moyen. — Doncques il cria si fort : « Au feu ! au feu ! Brand ! brand ! » que toutes femmes, vieux hommes et enfants s’éveillèrent en sursaut et vinrent aux fenêtres quérir nouvelles.

André Bredael, s’étant bien fait connaître, les supplia de descendre sus la place, ce quelles firent. Les voyant toutes près de lui, il leur prédit la proche venue de la Dent de fer, et enjoignit à chacune d’aller éveiller son mari.

À ce propos, les vieilles commencèrent s’exclamer comme folles : « Bienvenue la Dent de fer, la Dent de Dieu qui les va tous éventrer. Ha, les buveurs, nous vous allons voir, par punition céleste, court pendus, vifs brûlés, tôt noyés ; ce n’est trop pour votre péché. » Puis, comme si elles eussent eu ailes aux jambes, coururent en chaque maison. Là, maître Bredael, lequel était avec les jeunes sus la place demouré, ouït les folles vieilles ullant, geignant, plourant, vociférant, tabourinant sus les bahuts et casserolles, afin d’éveiller les bons hommes. Cependant elles leur criaient : « Pendards, éveillez-vous ! Amis doux, venez nous défendre. Ivrognes, faites votre devoir une fois seulement en votre damnée vie. Bedons chéris, nous voulez-vous trouver mortes demain. Il ne faut point demeurer rancuniers de ce que nous vous voulûmes battre. Sottes fûmes-nous pour lors et trop précipitées, sages fûtes-vous, mais sauvez-nous présentement. » Et ainsi mélangeaient elles paroles colères ou douces ensemble comme lait et vinaigre.

Mais nul bonhomme ne s’éveillait.

— « Qu’est-ce ceci ? » interrogea maître Bredael.

— « Las, Monsieur, » répondirent les jeunes, « vous le voyez assez, ils sont comme morts la nuit, et depuis longtemps jà. À peine si l’ange de Dieu venait, les pourrait éveiller. Ha ! faut-il qu’après nous avoir délaissées, ces vilains buveurs nous fassent encore mourir. »

— « Ne plourez point, » dit André Bredael, « ce n’est l’heure. Aimez-vous ces maris ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vos fils ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vos fillettes si gentes et si mignonnes ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vous les défendriez voulentiers ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Adoncques, » ajouta Bredael, « allez quérir les armes de ces dormeurs et me venez joindre ici vitement. Nous aviserons au moyen de nous défendre bien. »

Bientôt revinrent les femmes avec les arcs de leurs maris, frères ou fiancés. — Et ces arcs étaient grandement renommés par tout le pays, pour ce qu’ils portaient plus loin et plus dru que d’autres.

Puis vinrent aussi garçonnets de douze ans et un peu davantage et aucuns braves vieux hommes, mais les femmes les firent au logis retourner disant qu’il leur fallait garder la commune.

Elles se tenaient toutes sus la place y parlant avec grande ardeur et courage, mais sans nulle jactance et tout de blanc vêtues, jaques, robes et chemises, ainsi que sont de coutume aux femmes accoutrements de nuit ; mais à cette fois ce fut par spéciale faveur de Dieu, comme vous l’allez voir.

Wantje qui était là aussi, bien hardie et délibérée, dit subitement qu’il fallait prier. Et ensemble toutes les femmes se mirent à genoux dévotement et la fillette parla ainsi :

« Madame la Vierge qui êtes reine ès cieux, comme madame la duchesse est reine en ces pays, considérez humblement prosternées devant vous, de pauvres femmes et filles, auxquelles, par suite de buverie de leurs maris et parents, il faut de présent faire devoir d’homme, et soi armer en guerre. Si vous vouliez seulement un petit supplier Monseigneur Jésus de nous être secourable, nous serions bien assurées de vaincre. Et nous vous baillerions en reconnaissance belle couronne de fin or, avec rubis, turquoises, diamants, belle chaîne d’or, belle robe de brocard toute fleurie d’argent, et autant pour Monseigneur votre fils. Adoncques priez pour nous, Madame la Vierge. »

Et toutes ces bonnes femmes et fillettes de dire après Wantje : « Priez pour nous, Madame la Vierge. »

Soudain se relevant toutes, elles aperçurent une belle et claire étoile descendant du ciel en la terre, tout proche d’elles et c’était bien sûrement un ange du bon Dieu se laissant choir ainsi du paradis et se tenant tout proche pour les mieux pouvoir assister.

Considérant ce benin prodige, les bonnes femmes prirent encore plus grand courage et Wantje parla encore et dit :

« Madame la Vierge nous veut écouter, j’en ai bonne espérance ; allons maintenant à l’entrée du village, proche l’église et de notre Seigneur y enfermé (ci toutes se signèrent), attendre la Dent de fer et ses compagnons bravement. Et les voyant venir, il nous faut, sans parler, ne bouger du tout, tirer sus eux. Madame la Vierge conduira les flèches. »

— « C’est bien parlé, brave fillette, » dit maître Bredael, « allons. Je le vois à tes yeux brillants dans la nuit : l’esprit de Dieu, qui est de feu, flambe en ton cœur de pucelle. Il la faut écouter, bonnes femmes. »

— « Oui, oui, » dirent-elles.

La féminine armée s’alla ranger sus le chemin derrière l’église.

Attendant là, perplexes et anxieuses grandement, elles ouïrent bruit de pas et de voix grossissant à mesure, ainsi que font gens qui s’approchent.

Et Wantje dit : « Madame la Vierge, ils viennent ; ayez pitié de nous ! »

Lors une grande troupe d’hommes parut devant elles portant lanternes. Et elles ouïrent une voix horrifique de diable enroué s’écriant : « Sus amis, sus. Butin à la Dent de fer. »

Mais voici soudain toutes ces bonnes femmes de tirer leurs flèches commodément, car les maroufles étaient par leurs lanternes éclairés, et elles, cependant qu’elles restaient en l’ombre, les voyaient comme au clair jour. Deux cents tombèrent, aucuns avant flèches en la tête, autres au col, et plusieurs dans le ventre.

La Dent de fer fut le premier que les bonnes femmes ouïrent avec grand fracas choir, à cause que Wantje lui avait tiré une flèche, laquelle lui était entrée en l’œil subtilement.

Aucuns n’étaient point blessés, mais avaient la conscience trouble, et considérant tous ces habits blancs, ils pensèrent que c’étaient les âmes de ceux qu’ils avaient fait passer de vie à trépas, lesquels par permission de Dieu se venaient venger d’eux. Ils tombèrent le muffle contre terre, comme morts par peur, et s’écriant lamentablement : « Merci, Seigneur Dieu, faites rentrer en enfer ces fantômes. »

Mais voyant les bonnes femmes venir sus eux, la peur leur donna du nerf aux jambes, et ils s’enfuirent le grand pas.

XII.

Cette déconfite parachevée, les commères s’en étaient retournées sus la place, devant la maison de la commune, non glorieuses, mais marries d’avoir dû en ce danger épandre sang de chrétiens. Et là, elles remercièrent avec grande effusion Notre Dame la Vierge et Monseigneur Jésus de les avoir fait vaincre.

Elles n’omirent point non plus le doux ange, lequel les avait assistées sous la figure d’une claire étoile. — Et elles chantèrent beaux hymnes et belles litanies bien mélodieusement.

Cependant s’éveillèrent à la ronde, en la campagne, tous les coqs, lesquels sonnèrent de leurs trompettes le clair jour près de luire.

Aussi furent les buveurs tirés hors de somme et vinrent à leurs portes s’enquérir d’où venait cette douce musique.

Et le brillant soleil luisait ès cieux.

Et tous vinrent sus la place, aucuns toutefois, reconnaissant leurs femmes en l’assemblée, les voulurent battre, pour ce qu’elles avaient quitté de nuit le marital logis, — mais André Bredael les en empêcha et leur narra le fait, dont ils furent grandement ébahis, honteux et repentants, voyant comme quoi les vaillantes porte-jupes avaient ainsi pour eux besogné. Pieter Gans, Blaeskaek et N. Claessens, doyen d’Uccle, un bien saint homme, étaient aussi venus sus la place.

Cependant, considérant toute cette grande foule, maître Bredael parla ainsi :

« Compagnons, » dit-il, « entendez-vous comment vous ne humez de présent l’air du bon Dieu, que par la vaillance de vos femmes et filles. Doncques, il faut ici promettre et jurer de ne plus boire, sinon qu’elles le veulent. »

— « Tout beau, maître Bredael, » dit un des bourgeois. « ce n’est point boire qui donne ainsi lourd sommeil. J’en puis parler en homme expert, moi qui ai humé piots toute ma vie, et l’espère continuer à faire joyeusement. Autre chose il y a, c’est diablerie et maléfice, je le soupçonne. Venez-ci, Pieter Gans, venez-ci nous causer un petit, et si vous savez quelque chose, éclaircir l’aventure. »

— « Las ! las ! » dit Pieter Gans, branlant la tête et claquetant des dents (car il avait peur, le bonhomme) : « las ! las ! j’ignore tout, mes bons amis. »

— « Nenni, » dit le bourgeois, « tu n’ignores point tout, car je te vois le chef branlant et les dents claquetant. »

Mais voici que subitement le doyen Claessens parut devant Gans :

— Mauvais chrétien, » dit-il, « je le vois bien assez, tu as eu commerce avec le diable, au grand danger de ces braves hommes. Confesse humblement ton péché et nous verrons à te faire grâce, mais si tu veux nier, tu seras par le feu puni. »

— « Ha ! » dit Pieter Gans, plourant. « je l’avais bien prédit et je serai brûlé, mon Dieu bon. Blaeskack, où es-tu, mon compère ? donne-moi quelque avis, las ! las ! »

Mais Blaeskaek s’était enfui prestement par peur de l’ecclésiastique.

— « Ha, » dit Pieter Gans, « voyez le traître qui me laisse à l’instant du danger. »

— « Parle, » dit le R. N. Claessens.

— « Oui, monsieur le doyen, » dit Pieter Gans, plourant et sanglottant : « je vous narrerai le tout, sans omission aucune. Las ! las ! » ajouta il finissant son propos, « si vous voulez ne me point trop punir, monsieur, je ferai de mes pauvres deniers rente perpétuelle à l’église. Je suis vrai chrétien, je l’affye, et pas hérétique le moindrement. Considérez aussi que je ne voudrais tréspasser, sinon ayant eu loisir suffisant de faire longue pénitence. Mas ne me brûlez point plus tôt, je vous supplie. »

— « Nous verrons bien, » répondit le doyen ; « mène-nous présentement au lieu où est-ce diable. »

Lors ils étaient devant l’église, et le curé y entra quérir de l’eau bénite, puis tous les hommes, femmes et enfants de la commune se déportèrent vers la Trompe.

Là le doyen s’enquérant où était celui qui avait jeté un sort sus tous les braves hommes, Pieter Gans, bien humblement, lui montra le joufflu, souriant et tenant en main son bâton orné de pampres et grappes, et chaque commère l’ayant considéré dit qu’il était bien joli pour un diable.

Le prêtre s’étant signé et trempé la main en l’eau bénite, en oignit au front, au stomach et au cœur la statue, laquelle, par la grande puissance de Dieu, tomba incontinent en poussière et une voix lamentable fut ouïe disant : « Oi moi, ô phôs, tethnêka ! »

Et furent expliquées par le prêtre les paroles de ce diable, signifiant : « Las ! à moi, ô lumière, je me meurs ! »

XIII.

Cependant la commune envoya au Duc deux bons hommes, leur mandant d’avertir dûment le digne prince de ce qui était advenu. Ceux-ci le trouvèrent en chemin pour venir à Uccle, car il avait appris par ses espies le dessein de la Dent de fer, lequel ne s’en était point caché, et il marchait en grande hâte contre lui avec forte troupe de cavaliers.

Sitôt que les bons hommes le virent, ils se jetèrent à genoux devant lui, mais le bon seigneur ne le voulut point souffrir et les relevant les fit marcher à côté de lui.

Soudain tous ensemble vinrent à l’endroit auquel avaient été déconfits les brigands. Là, le duc voyant tous ces corps, s’arrêta ébaudi et charmé : « Qui donc, » dit-il, « a mis à mort ces maroufles ? »

— « Nos femmes, » dit un des bons hommes.

— « M’en veux-tu conter, bourgeois ? » dit le duc fronçant le sourcil.

— « Dieu nous en garde, Monseigneur, » ajouta l’autre ; « Je vous vais narrer le fait ; » ce qu’il fit.

— « Là, » dit le duc, « l’aurait-on cru de ces commères. Je les veux récompenser. »

Et ce disant, il fit ramasser et emmener le casque de la Dent de fer, lequel fut vu longtemps, emmi les armes de Monseigneur Charles, et il était de par lui mandé de le garder avec grand soin.

XIV.

Entré en Uccle, le bon due vit venir à lui grande troupe de gens, et au milieu d’eux un homme s’écriant lamentablement : « Las ! las ! monsieur le curé, ne me faites point brûler ! » Ce à quoi il était répondu : « Nous verrons bien. »

— « D’où vient ce bruit, » interrogea le duc ?

Mais sitôt que Pieter Gans l’aperçut, il courut vers lui, et embrassant les genoux de son cheval : « Monseigneur, » s’écria-t-il, « monseigneur le duc, ne souffrez point que l’on me brûle. »

— « Et pourquoi, » dit le duc, « me brûlerait-on un de mes bons hommes d’Uccle ? »

Soudain le R. N. Claessens s’avançant, lui narra le fait avec grande colère, cependant que Pieter Gans se plaignait bien mélancoliquement ; le tout avec grande confusion, l’un plourant et geignant, l’autre narrant et syllogisant, si fort que le bon duc ne savait auquel des deux entendre.

Wantje subitement sortit de la foule de peuple, lequel, comme Pieter Gans, criait : « Merci et pitié. » « Monseigneur, » dit la fillette, « cettuy-ci a grandement péché contre Dieu, mais par simplicité de cœur et couardise de nature. Diable l’a effrayé ; il s’est soumis à diable. Pardonnez-lui, Monseigneur, à cause de nous. »

— « Fillette, » dit le duc, « tu parles bien et je te veux écouter. »

Mais le R. N. Claessens : « Monseigneur, » dit-il, « vous ne pensez point à Dieu. »

— « Mon père, » répondit le duc, « je n’y manquai oncques, ce nonobstant j’estime qu’il ne lui est point bien agréable voir fumer graisse de chrétien et rôtir chair de bonhomme, mais qu’il aime ceux qui sont doux et n’arrêtent point le prochain en chemin de pénitence. Je ne veux point, aujourd’hui que Madame la Vierge a daigné faire miracle pour nous, contrister son cœur de mère par trépas de chrétien. Doncques nul des accusés, Pieter Gans ni les autres, ne seront pour cette fois brûlés. »
Cependant était venu un beau cavalier cuirassé d’argent et le chef couvert d’un casque d’or — Son destrier était blanc entièrement… « Méchants, » dit-il, « videz la place avec ces chevaux. »

Ce qu’ouyant Pieter Gans, il s’éclaffa de rire comme fol et commença danser et chanter, s’écriant : « Loué soit Monseigneur ! Je ne serai point brûlé. Brabant au bon Duc. » Et tous les bourgeois s’écrièrent avec lui : « Loué soit Monseigneur ! »

Lors le duc leur enjoignit de se taire, et souriant :

— « Çà, » dit-il, « commères qui avez cette nuit fait œuvre d’hommes, venez-ci que je vous octroye récompense d’hommes. À la plus vaillante, premièrement, je baille cette pesante chaîne d’or. Où est-elle ? »

Les commères poussèrent Wantje devant le duc.

— « Ah ! » dit-il, « c’est toi, gentil causeur. Me veux-tu baiser quoique vieux ? »

— « Oui, Monseigneur, » dit la fillette. Et elle le fit, nonobstant qu’elle fût honteuse.

Et le bon Duc, lui ayant passé la chaîne au col, poursuivit son propos :

— « Quant à vous toutes, bonnes femmes, » dit-il, « qui avez cette nuit combattu vaillamment, je vous institue en belle confrérie, sous la protection de Madame la Vierge, et j’entends qu’il soit ici planté perche de bonne longueur et qu’à chaque dimanche vous y veniez tirer de l’arc, en mémoire de ce qu’avec ces arcs vous avez sauvé de mort vos maris et enfants. Et il y aura une belle couronne de lauriers, une belle bourse bien remplie de peters d’or reluisants et bien sonnants, lesquels seront baillés à la plus subtile de l’année et à elle apportés par toutes les autres sus un coussin. Et la bourse la dotera si elle est pucelle et lui sera remède à famine si elle est mariée. »

Ainsi fut instituée la confrérie des femmes-archers d’Uccle, lesquelles tirent de l’arc comme hommes à chaque dimanche sous la protection de Madame la Vierge, ce qui ne se voit point ès autres pays.