Légendes flamandes/Texte entier

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À mon ami Jules Van Imschoot
Ch De Coster

LÉGENDES FLAMANDES.



BRUXELLES Imprimerie de Delevingne et Callewaert.
LÉGENDES
FLAMANDES
CHARLES DE COSTER.
ILLUSTRÉES
DE DOUZE EAUX-FORTES
PAR
ADOLF DILLENS — CHARLES DE GROULX —
FÉLICIEN ROPS — FRANÇOIS ROFFIAEN — EDMOND DE SCHAMPHELEER —
JULES VAN IMSCHOOT — OTTO VON THOREN
ET PRÉCÉDÉES D'UNE PRÉFACE
PAR ÉMILE DESCHANEL.
PARIS.
MICHEL LÉVY FRÈRES,
rue Vivienne, 2bis.
BRUXELLES.
MELINE, CANS ET COMPe.,
Boulevard de Waterloo.

1858

PRÉFACE.


C’est dans la langue de Rabelais que M. Charles De Coster a écrit ses Légendes flamandes.

Ces sortes de pastiches demandent beaucoup d’étude, une connaissance approfondie du vieux langage français, aux diverses époques, pour ne pas confondre l’une avec l’autre, et une sorte de familiarité de longe date avec les écrivains de ces temps là. En ces labyrinthes philologiques il est facile d’errer. Balzac, dans ses Contes drôlatiques, commet à chaque instant des fautes graves et montre qu’il connaît assez mal la langue et l’orthographe anciennes qu’il a prétendu reproduire. M. Charles De Coster n’a pas eu recours, comme lui, au leurre de l’orthographe surannée, souvent chargée ou arbitraire : il a fait tomber ainsi le plus grand épouvantail qu’il y ait dans le vieux langage pour le public moderne, et a rendu son livre accessible à la majorité des lecteurs. En dépit de la forme archaïque, il a su donner à ses compositions courtes et bien coupées, le mouvement, le naturel, la gaieté, la vie.

L’essai est donc des plus heureux ; mais le mot essai ne signifie pas que nous engagions l’auteur à persévérer dans cette voie étroite. Comme étude, une fois en passant, le pastiche peut avoir du bon. À la longue, et comme genre définitif, le pastiche serait, à notre avis, un travail puéril et peut-être desséchant. Ceux mêmes qui ne font que du demi pastiche, — voyez, dans des genres différents, Paul-Louis Courier et M. Cousin — ne se sauvent guère de l’aridité.

Ces réserves faites sur le genre en lui-même, il faut louer sans restriction la naïveté Joviale des Frères de la Bonne Trogne, la grâce de Blanche, Claire et Candide, la riche histoire et moralité du Sire d’Halewyn, les merveilleuses et divertissantes aventures du forgeron gantois Smetse Smee, terminées par une invention tout à fait charmante.

Ces contes, dans plusieurs passages, sont du Rabelais bien réussi. Des situations comiques ou gracieuses, des dialogues naturels, de charmants tableaux, de jolis traits, nombre de détails de mœurs bien étudiés, et force couleur locale, voilà de quoi faire aux Légendes flamandes de M. Charles De Coster une grande et légitime renommée.

L’auteur qui possède à un très-haut degré le don du style, entremêle artistement à ses gaillardises flamandes des détails suaves et frais. Ainsi, dans les Frères de la Bonne Trogne, il dit :

« Donc entrèrent les gentes commères et se placèrent toutes, aucunes près de leurs maris, aucunes près de leurs fiancés, et les fillettes en ligne sur un banc modestement. »

Ainsi encore, lorsque le cruel sire d’Halewyn déshonore et tue toutes les jeunes filles qu’il rencontre, les pères affligés, méditant de tirer vengeance de ses scélératesses, se disent entre eux : « N’est-ce point pitié de voir ainsi se perdre ès mort et déshonneur ces douces et claires fleurs de jeunesse ? »

Rabelais et Montaigne en leurs meilleurs moments n’eussent pas mieux dit. J’ajouterai même que ce dernier trait sent quelque peu son Lucrèce et son Homère.

M. De Coster a montré, dans tout le cours de son œuvre, des connaissances exactes d’histoire, de costume et d’ameublement. C’est là une science matérielle il est vrai, mais indispensable à tout poète qui veut faire revivre aujourd’hui les hommes et les choses du passé.

Indépendamment de son érudition, il a un mérite plus réel, l’intelligence morale des époques qu’il traite. Il a représenté le moyen-âge tel qu’il est, brutal, rude, mélancolique, narquois, enfant même. Il n’a pas prêté à ses personnages une seule manière de voir, un seul instinct, un seul sentiment qui ne leur fussent propres. Entrant dans leur vie intime, il les a bien aimés, bien compris, bien rendus, et là est la raison du charme et de l’originalité de son livre.

L’auteur y met en scène des types neufs. Il n’a eu pour modèles que des caractères pris dans le peuple flamand d’aujourd’hui. Jan Blaeskaek et Wantje, Smelse Smee et sa femme, le sire Roel et la dame Gonde, Magtelt et Toon le Taiseux représentent les faces les plus brillantes de ce beau caractère, la jovialité, la naïvelé fine, l’énergie constante, l’honnêteté, le courage, les passions concentrées, l’expansion rare et pareille à une éruption de volcan.

Bien qu’écrites en français dans une langue pure et maniée habilement, sauf quelques légers lapsus, les Légendes de M. De Coster sont tellement locales, que, traduites en flamand, elles paraîtraient sans doute, sous cette transformation, être l’œuvre originale. Ce sont, en effet, les pensées et les sentiments du Nord reproduits dans un idiome méridional. Cette combinaison de deux éléments contraires en apparence a dû coûter à l’auteur un long et difficile travail dont il est sorti victorieux.

M. De Coster n’a pas cherché ses modèles hors de chez lui : c’est là un grand bien, un élément de force et de talent. Qu’il continue donc, mais dorénavant dans la langue de son propre temps, à peindre sa patrie : l’âme du poète n’a vraiment chaud qu’au foyer paternel et n’est vraiment à l’aise que là où elle a vécu, aimé et souffert, au milieu des amis et des ennemis accoutumés, et sous un ciel dont elle connaît la rigueur et les caresses.

Émile DESCHANEL.
Blaeskaek disait : Adoncques entrez, entrez adoncques, commères, que nous voyions la façon dont vous nous dauberez.
LÉGENDES FLAMANDES.
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LES FRÈRES DE LA BONNE TROGNE.


I.

Cependant qu’en Brabant gouvernait le bon duc, étaient à Uccle, en l’hôtellerie de la Trompe, les Frères de la Bonne Trogne, ainsi bien nommés ; car chacun avait face joyeuse, ornée, en signe de grasse vie, de deux mentons pour le moins : c’était les jeunes ; mais les vieux en avaient davantage.

Ainsi fut leur confrérie constituée :

Pieter Gans, lequel était hôtelier en ladite Trompe, soi défublant une nuit pour soi étendre en lit, ouït en son clos voix lamentable ullant : « La langue me pèle, mouille, mouille ! je meurs de male soif. »

Pensant d’abord que ce fût quelque buveur, soi coucha bien paisiblement, nonobstant que l’on criât toujours endéans le clos : « Mouille, mouille ! je meurs de male soif ; » mais ce, si mélancoliquement, que Pieter Gans soi leva de force et vint à la fenêtre voir comment était bâti ce monsieur l’altéré, lequel criait si fort. Voyant flamme longue, claire, et de forme haute et étrange, courant sur le gazon, pensa que ce pouvait bien être la figure de quelque âme du purgatoire, en peine de prières. Donc récita plus de cent litanies ; mais en vain, car il entendit toujours crier : « Mouille, mouille ! je meurs de male soif. »

Au chant du coq, n’ouït rien davantage, et vit, avec grande joie, la flamme éteinte.

Venu que fut le jour, alla en l’église ; là narra le fait au curé, et fit dire belle messe pour le repos de la pauvre âme, bailla au clerc un peter d’or à cette fin qu’on en dit encore d’autres, et s’en revint réconforté.

Mais à la nuit suivante la voix se plaignit derechef aussi lamentablement qu’homme empêché à trépasser. Et ainsi pendant plusieurs nuits.

Ce dont Pieter Gans devint rêveur et assoté tout à fait.

Tel qui l’eût vu au temps jadis, rubicond, portant bonne bedaine et joyeux visage, chantant voulentiers matines de bouteille et vêpres de flacon, ne l’eût point reconnu sans doute.

Car il était tant flétri, sec, maigre et de mine piteuse, que les chiens abayaient le regardant, ainsi qu’ils font aux gueux portant besace.

II.

Or, tandis qu’il se morfondait ainsi passant le temps en mélancolie et désespérance, et tout seul en un coin comme lépreux, survint d’aventure en l’hôtellerie, maître Jan Blaeskaek, brasseur de bière, fin compagnon et bien malicieux.

Cettuy-ci, considérant Pieter Gans, lequel affolé et ahuri le regardait et branlait la tête comme un vieux, vint à lui et le secouant : « Çà, dit-il, éveille-toi, compagnon, je n’aime point te voir là comme mort. » — « Las ! répondit Pieter Gans, je ne vaux guères plus, compère. » — « Et d’où donc, dit Blaeskaek, t’est advenue cette noire mélancolie ? »

Ce à quoi répondit Pieter Gans : « Viens-t’en en un lieu où nul ne nous puisse ouïr. Là, je te veux détailler l’aventure. »

Ainsi fit-il. — Toutefois Blaeskaek l’ayant bien entendu : « Ce n’est point, dit-il, âme de chrétien, mais voix de diable, il le faut contenter. Doncques va quérir en ta cave bonne pipe de cervoise pour ensuite la rouler en ton clos, jusques a ce lieu où a lui la claire flamme. »

— « Ainsi ferai-je, » dit Pieter Gans. Mais à vêpres, pensant que cervoise était bien précieuse pour la jeter à diables, mit au lieu où avait lui la flamme, grand bassin d’eau bien limpide.

Vers la minuit, ouït Pieter Gans voix plus lamentable encore ullant : « Mouille, mouille, je meurs de male soif. »

Et vit la claire flamme danser comme enragée sus l’eau du bassin, lequel fut incontinent, avec grand fracas, brisé et ce si épouvantablement que les morceaux s’en venaient frapper les fenêtres de la maison.

Lors commença il, suer la peur et plourer, disant : « C’est fini de moi, mon bon Dieu, fini de moi. Que n’ai-je suivi l’avis du sage Blaeskack, car il est homme de bon avis, de bien bon avis. — Monsieur le diable qui avez soif, ne me tuez point cette nuit, vous boirez demain bonne cervoise, monsieur le diable. Ha ! elle est réputée excellente partout le pays, car c’est cervoise de roi et de bon diable comme vous êtes pour sûr. »

Ce nonobstant, la voix ullait sans repos : « Mouille, mouille ! »

« Las, las ! soyez patient un petit, monsieur le diable, vous boirez demain ma tant bonne cervoise. Elle m’a coûté bien des peters d’or, monsieur, et je vous en baillerai une pleine pipe. — Voyez-vous point qu’il ne me faut étrangler cette nuit, mais demain seulement si je ne tiens parole. »

Et ainsi larmoya il jusques au chant du coq, lequel oyant et ne se sentant point mort, il récita matines joyeuses.

Au nouveau soleil, s’en fut lui-même quérir hors la cave la pipe de cervoise, la plaça sur le gazon, disant : « Voici à boire du frais et du meilleur. Je ne suis point chichart ; adoncques ayez pitié de moi, monsieur le diable. »

III.

À la troisième heure, survint Blaeskack et prit nouvelles. — Mais comme il s’en voulait aller, il fut arrêté par Pieter Gans, lequel lui dit : « Ayant célé le secret aux miens serviteurs, de peur qu’ils n’en aillent caqueter à l’ecclésiastique, je suis comme seul en la maison. — Il ne faut donc si tôt partir, car il peut advenir céans quelque méchante affaire, et pour lors il fera bon avoir du cœur au ventre. Seul je n’en aurai point, mais à deux nous en aurons de trop. — Il convient aussi nous bien armer en guerre. Et en place de dormir nous banquetterons et boirons allégrement. »

— « Je le veux, dit Blaeskaek, mais du vieux, si me croyez. »

Environ vers la minuit, les deux compagnons choppinant en une salle basse à ventres déboutonnés, mais non toutefois sans appréhension, ouïrent la même voix non plus lamentable, mais joyeuse, chanter chansons en langue tout à fait étrange ; et il y eut cantiques bien doux, comme qui dirait anges (parlant sauf leur respect), lesquels en paradis auraient bu trop d’ambroisie, voix de femmes bien célestes, miaulements de tigres, soupirs, bruits d’accolades et baisers amoureux.

« Ho ! ho ! s’exclamait Pieter Gans, qu’avons-nous ici ? doux Jésus ! » — « Ce sont diables pour sûr. » — « Ils me vont vider la pipe entièrement. Et estimeront excellente ma cervoise et en voudront boire de rechef et à chaque nuit ulleront plus fort : Mouille ! mouille ! Et Je serai ruiné, las ! las ! — Ça, compagnon Blaeskaek — et ce disant tira son kuyven, lequel est, comme vous savez, un fort couteau bien affilé, — ça, il nous les faut chasser par force, mais je n’en ai le courage. »

— « J’y vais, répondit Blaeskaek, mais tantôt seulement, au chant du coq. On dit que diables lors ne mordent point. »

Devant le clair soleil levé chanta le coq.

Et il eut à ce matin si martiale voix que l’on eût dit claire trompette.

Et ayant ouï la trompette, mirent fin subitement à leurs propos et chansons tous les diables buveurs.

Pieter Gans et Blaeskaek en furent grandement ravis et coururent au clos en grande hâte.

Pieter Gans, empêché à quérir sa pipe de cervoise, la vit muée en pierre, et au-dessus était assis comme sus un roussin une manière de garçonnet nu tout à fait, garçonnet gentil et mignon, couronné de pampres allégrement, avec grappes pendant sur l’oreille. — Et il avait en la main droite un bâton, ayant pomme de pin au bout et tout autour enlacés pampres et grappes.

Et le garçonnet, ce nonobstant qu’il fût de pierre, semblait vivant, tant il avait bonne trogne.

Grandement furent effrayés Gans et Blaeskaek, à la contemplation dudit garçonnet.

Et redoutèrent maléfice du diable et punition de l’ecclésiastique, et jurèrent de n’en souffler mot à nullui, et mirent la figure, laquelle n’était point bien haute, en une noire cave où il n’était rien à humer.

IV.

Ce qu’ayant fait, s’en furent ensemble à Brusselle consulter un vieil homme, coquassier de son métier et quelque peu frippe-sauce. Il était pourtant bien aimé par le commun peuple pour certaine fricassée de connil bien mélangée d’herbes rares dont il ne demandait point gros. Et était dit avoir commerce avec le diable, pour ce qu’avec ses herbes il guérissait hommes et animaux mirifiquement. Il vendait aussi bière, laquelle il achetait à Blaeskack. — Et il était laid à voir, goutteux, goîtreux, flétri, jaune comme coing et ridé comme vieilles pommes.

Il demourait en un logis de méchante apparence, là où se voit de présent la brasserie de bière de Claas Van Volxem. Gans et Blaeskaek, venant à lui, le trouvèrent en cuisine, besognant ses fricassées de connil.

Le coquassier, voyant Gans si piteux et mélancolique, lui demanda s’il avait quelque mal dont il voulût être guéri.

« Il ne le faut, dit Blaeskaek, guérir d’autre chose que de la male peur qui le géhenne depuis tantôt huit jours. »
Et là, leur montra en une galante image, le diable menant noces en société de bonnes commères et joyeux compagnons à pied de bouc

Lors, lui narra le fait du petit joufflu entièrement. — « Seigneur Dieu, dit Josse Cartuyvels, » car tel était le nom de ce docteur ès fricassées, « je connais bien ce diable et je vous vais montrer sa pourtraiture. » Et les mena au haut de son logis en une petite salle, et là leur montra en une galante image le susdit diable menant noces en compagnie de bonnes commères et joyeux compagnons à pied de bouc.

— « Et comment a nom, dit Blaeskaek, ce joyeux garçonnet. »

— « Bacchus, je pense dit Josse Cartuyvels. Au temps jadis il était dieu, mais à la gracieuse venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ (ci à trois se signèrent), il perdit toute force et divinité. Il fut bon compagnon et notamment inventeur de vin, bière et cervoise. Possible est, que pour ce, en place d’être en enfer, il soit en purgatoire seulement, où il a pris soif, sans doute, et, par permission céleste, a pu monter sur terre, une pauvre fois, pas davantage, et là chanter cette lamentable chanson qu’avez en votre clos ouïe. — Mais je pense qu’il ne lui fut point octroyé crier sa soif ès pays où vin se boit, mais bière seulement, et qu’ainsi il est venu chez maître Gans, sachant bien là trouver du meilleur. »

— « De fait, dit Gans, de fait, ami Cartuyvels, le meilleur de toute la duché, et il m’en a avalé une pleine pipe, sans m’en payer la moindre piécette d’or, d’argent, voire même de cuivre. Ce n’est point là conduite d’honnête diable. »

— « Ha, dit Cartuyvels, vous errez grandement et n’entendez rien à votre bien. Mais, si vous me voulez entendre, vous tirerez dudit Bacchus profit manifeste, car il est dieu des joyeux buveurs et bons hôteliers, et il vous veut avantager, je crois. »

— « Adoncques que nous faut-il de présent faire, interrogea Blaeskaek ? »

— « J’ai ouï dire que ce diable est fol enamouré de soleil. Tirez-le premièrement de cette noire cave, puis le mettez en un lieu où luise le jour, j’entends dire sus un haut bahut en la salle où sont vos buveurs. »

— « Doux Jésus, s’exclama Pieter Gans, telle manière de faire est idololâtrie. »

— « Point, dit le coquassier, j’entends seulement que placé où j’ai dit, humant l’odeur des pintes et flacons et ouyant propos joyeux, il en sera ébaudi tout-à-fait. — Et ainsi soulagerez-vous les pauvres morts chrétiennement. »

— « Mais si, dit Pieter Gans, l’ecclésiastique sent le vent de cette statue ainsi montrée à tous sans vergogne ? »

— « Il ne vous pourra charger de péché, car innocence ne se cèle point. Même vous ferez contempler ce Bacchus à vos parents et amis apertement, et direz que l’avez de hasard trouvé en terre, en un coin de votre clos. Ainsi paraîtra il antiquaille, comme il est. Ce nonobstant veillez à oublier son nom devant un chacun. Vous le pouvez seulement nommer Monsieur de la Bonne Trogne, et en son honneur instituer par ris, joyeuse confrérie. »

— « Ainsi ferons-nous, » répondirent ensemble Pieter Gans et Blaeskaek, et s’en furent non sans avoir toutefois baîllé au coquassier deux beaux sols pour sa peine.

Il les voulut pourtant retenir, afin de leur servir de sa céleste fricassée de connil, mais Pieter Gans demeura sourd, disant en soi que c’était cuisine de diable, malsaine à tout stomach chrétien. Donc issirent hors et se déportèrent vers Uccle.

V.

Cependant qu’ils cheminaient : « Çà, compagnon, dit Gans à Blaeskaek, quel est ton avis de ce coquassier ?

— « Graine d’hérétique, répondit Blaeskaek, païen et contempteur de tout bien et vertu. Car c’est là traître et méchant conseil qu’il nous a baîllé. »

— « De fait, mon bon ami, de fait. Et n’est-ce point aussi hérésie grande de nous oser venir narrer que ce joufflu dessus sa pipe, a inventé bière, vin et cervoise, nonobstant qu’à chaque dimanche il nous a été prêché en l’église que saint Noé, par conseil de Notre-Seigneur Jésus-Christ (ci, à deux se signèrent), a inventé telles choses. »

— « Quant à ce qui est de moi, dit Blaeskaek. Je l’ai ouï plus de cent fois. »

Ci se séant sur l’herbe, commencèrent se repaître d’un beau saucisson de Gand, par Pieter Gans emmené en prévision de la faim à venir.

— « Là, là, dit-il, n’oublions point le Benedicite, mon ami. Et ainsi peut-être ne serons-nous point brûlés. Car c’est à Dieu que nous devons cette viande : qu’il nous doint de toujours demeurer en sa sainte foi. »

— « Amen, dit Blaeskaek ; mais, compère, il nous faudrait bien ensemble casser cette méchante statue. »

— « Las, las ! qui n’a point moutons à garder, ne craint point loups, — et tu parles à l’aise de casser ce diable. »

— « Ce serait acte bien méritoire. »

— « Mais s’il vient encore à chaque nuit lamentablement uller : « Mouille, mouille, » et s’il prend colère contre moi et jette sorts sur ma bière et mon vin et me fait pauvre comme Job. Nenni, mieux vaut suivre le conseil du coquassier. »

— « Ains, si l’ecclésiastique a connaissance de la statue, et tous deux nous mande devant son tribunal, et nous fait brûler comme hérétiques et idololâtres. »

— « Ha ! dit Gans, voici le bon Dieu et le méchant diable qui se vont combattre dessus notre pauvre corps, nous sommes mis à néant, las, las ! »

— « Ça, dit Blaeskaek, allons devant les bons pères directement et leur narrons le fait sans menterie. »

— « Las ! las ! nous serons brûlés, mon compère, brûlés incontinent. »

— « Je crois bien qu’il est moyen de nous tirer d’un tel danger. »

— « Il n’en est pas, mon ami, il n’en est pas et nous serons brûlés, — je me sens jà tout rôti. »

— « J’ai trouvé le moyen, dit Blaeskaek. »

— « Il n’en est point, mon ami, il n’en est aucun, sinon la clémence des bons pères. En voyez-vous point arriver aucun portant besace ? »

— « Point. »

— « Si en voyez, lui faut donner tout notre saucisson — avons-nous dit les Grâces ? — et tout le pain que nous avons ici, et l’inviter bien respectueusement à venir au logis, manger quartier d’agneau rôti, bien arrosé de vin vieux. Je n’en ai point beaucoup, mais je lui baillerai tout à boire voulentiers. En Voyez-vous point venir ? »

— « Point, dit Blaeskaek. — Mais ouvre ici tes aureilles de lièvre, je vais te donner bon avis, car je te veux du bien, pleurard : Il nous faut suivre à demi le conseil du coquassier, à demi seulement, entends-tu. Ce serait idololâtrie effrontée montrer en la salle de nos festins cette statue. »

— « Las, las, diable, oui, tu l’as dit. »

— « Adoncques, plaçons-la en une niche, laquelle sera bien fermée, hors mis une ouverture en haut pour lui expirer ; là nous mettrons bonne pipe de bière, et le prierons de n’en point user trop et sera le diable en la grand’salle de ton hôtellerie, où il se tiendra coi assurément, car il s’y pourra délecter ès chansons de buveurs, cliquetis de gobelets et sonneries de bouteilles. »

— « Point, dit Gans, point, il nous faut suivre l’avis du coquassier, car mieux que nous, il s’entend ès diables : quant à celui-ci nous veillerons à le bien éjouir selon nos pauvres moyens, ce nonobstant je pense que nous serons un jour brûlés, las ! las ! »

VI.

Venus en la Trompe, les deux bonshommes tirèrent de la cave la statue du diable joufflu et la placèrent avec grand respect au haut d’un bahut, lequel était en la salle des buveurs.

Au lendemain vinrent chez Pieter Gans presque tous ceux d’Uccle, ainsi réunis à cause que l’on avait, ce jour-là, vendu à Stalle publiquement deux chevaux bien nourris par feu l’échevin Jacob Naeltjens. Son fils ne les avait voulu garder, disant que bonhomme doit son destrier avoir en sa pantoufle.

Ceux d’Uccle, considérant sus le bahut la statue du petit joufflu, en furent ébahis et joyeux, et notamment quand Blaeskaek leur eût dit qu’il se nommait M. de la Bonne-Trogne et qu’il fallait, sans tarder du tout, fonder en son honneur, par ris, joyeuse confrérie.

Ils le voulurent bien et résolurent ensemble que nul ne pourrait être frère comme eux, s’il ne buvait, pour son baptême, vingt et quatre horrifiques gobelets de bière, ce pendant qu’on frappait douze coups sus la bedaine la mieux enflée de la compagnie.

À chaque soir, ils s’assemblèrent en la Trompe et burent assez, comme vous le pouvez croire.

Le merveilleux était que nonobstant ce, ils besognaient tout le jour en braves hommes, aucuns à leur ouvroir, aucuns à leur métier, autres aux champs, et contentant un chacun. Mais les commères point, car sitôt vêpres, tout mari ou fiancé, sans se soucier d’elles le moindrement, s’en allait en la Trompe et y demeurait jusques au couvre-feu.

Bonhomme retiré en sa bonhommière ne battait point sa femme, ainsi que font aucuns buveurs, mais il s’allait près d’elle coucher et aussitôt, sans lui avoir rien dit, commençait dormir dru et sonner du nez telles fanfares que sonne du groin Messire Pourceau.

Lors pauvre femme de dauber, chatouiller, nommer par son nom l’endormi, afin qu’il lui contât autres nouvelles, mais le tout bien inutilement : Autant eût valu battre de l’eau pour en tirer du feu.

Ils s’éveillaient tous au chant du coq seulement, mais ils étaient pour lors d’humeur si colère et tempêteuse, que nulle (j’entends dire celles qui n’étaient point par lassitude endormies) ne leur osait sonner mot, et de même à l’heure de la réfection. Ceci eut lieu par les traîtres pouvoir et influence du diable joufflu.

De là vint grande tristesse emmi les commères, qui disaient toutes que si pareil jeu devait durer, la race de ceux d’Uccle ne faillirait à s’éteindre, ce qui serait grand pitié.

VII.

Adoncques, il fut résolu entre elles de sauver la commune, et pour y bien pourvoir, elles, cependant que leurs maris buvaient chez Pieter Gans, s’assemblèrent en la maison de la dame Syske, laquelle était grande, grasse, parlait haut assez, avait du poil au menton et était veuve de cinq maris ou sept, je n’en oserais affyer le nombre par crainte de menterie.

Là, par mépris de leurs maris ivrognes, elles s’abreuvèrent de belle eau claire.

Étant bien assemblées, jeunes de ci, vieilles de là ; laides emmi les vieilles, la dame Syske ouvrit le propos en disant qu’il fallait aller incontinent en la Trompe, et là si bien battre tous ces buveurs qu’ils en fussent pour huit jours esrénés et meurtris.

Les vieilles et laides applaudirent des pieds, des mains, de la bouche et du nez le propos. — Ce fut beau tapage, vous m’en pouvez croire.

Mais les jeunes et belles se tinrent mutes comme poissons, sauf une, bien gente, bien frisque et bien mignonne, ayant nom Wantje, laquelle dit avec grande modestie et rougeur qu’il n’était point utile battre ainsi ces bons hommes, mais qu’il fallait les amener à bien par douceur et par ris.

Ce à quoi répondit la dame Syske : « Petite, tu ne t’entends point ès hommes, car tu es pucelle, je crois. Quant à moi, je sais bien comme j’ai mené mes divers maris, et ce n’était par douceur ni par ris, je l’affye. Ils sont tréspassés, les braves hommes, que Dieu ait leurs âmes, mais je me souviens d’eux clairement et sais bien qu’à la moindre faute je leur faisais danser la danse des bâtons sus le pré d’obéissance. Nul n’eût osé mangé ne boire, éternuer ne baîler que je ne lui eusse davant octroyé bonne permission. Le petit Job Syske, mon dernier, était coquassier en ma place au logis. Il me fit bonne cuisine, le pauvre bonhommet. Mais je le dus bien battre pour l’amener à ce, et ainsi des autres. Doncques, petite, quittons tous ces ris et douceurs, ils valent peu, je l’affye. Mais plutôt allons incontinent cueillir bons bâtons de bois vert, commodes à trouver, puisque sommes en printemps, et nous déportant en la Trompe, faisons y pleuvoir bonne rosée de coups sus ces infidèles maris. »

Voici vieilles et laides de uller et tempêter de rechef horrifiquement, s’écriant : « Sus, sus aux ivrognes, il les faut dauber, il les faut pendre. »

— « Nenni, » dit Wantje avec les jeunes et belles, « nous aimons mieux être nous-mêmes battues. »

— « Voyez-ci ces soltes, » ullèrent les vieilles, « ces sottes niaises. Elles n’ont point, en tout leur corps, fierté pour une once. Laissez-vous mal mener, brebis douces. Nous vengerons en votre lieu la féminine dignité par ces ivrognes conspuée. »

— « Point ne le ferez, » dirent les jeunes, « tant que nous serons là. »

— « Nous le ferons, » ullèrent les vieilles.

Subitement une jeune et joyeuse commère s’éclaffant de rire :

— « Comprenez-vous point, » dit-elle, « d’où vient à ces sorcières celle ire tant grande et ce désir de vengeance ? C’est pure vantardise et pour nous faire accroire que leurs esrénés maris leur ont encore chansons à chanter. »

À ce propos, le camp des vieilles gaupes fut en tel émoi qu’il en fut qui moururent là de rage subitement. Autres ayant brisé leurs selles en voulurent occire les jeunes qui riaient d’elles (et c’était jolie musique toutes ces frisques et folliantes voix), mais la dame Syske les en empêcha, disant qu’il fallait chez elle se consulter et non s’occire.

Le propos continuant, elles devisèrent, jacassèrent. tempêtèrent ainsi jusques à l’heure du couvre-feu, où elles se séparèrent sans avoir pris résolution, par faute d’avoir eu temps pour parler assez.

Et furent dites en cette assemblée féminine plus de 577849002 paroles inutiles, folles et pleines de sens commun comme grenouillère de vin vieux.

VIII.

Au lendemain, se réunirent de rechef les commères et burent comme la veille force eau claire.

Et s’en vinrent, armées de bâtons, au lieu où se tenaient les joyeux buveurs. Advenues que furent devant la porte, s’arrêtèrent et là fut conseil tenu, vieilles prétendant entrer avec les bâtons et jeunes n’en voulant mie.

Pieter Gans, lequel avait oreilles de lièvre, ouyant en la rue certain clapotement de paroles tempêteuses, gagna peur et s’écria : « Las, las, qu’est-ce ceci ? Diables pour sûr, mon doux Jésus ! »

— « J’y vais voir, vilain peureux, » répondit Blaeskaek. Et ouvrant la porte il s’éclaffa de rire, disant : « Bonnes Trognes, ce sont nos femmes. »

Lors subitement se levèrent tous les buveurs et vinrent à la porte ; aucuns ès mains tenaient bouteilles, autres brandissaient flacons, autres sonnaient de leurs beaux gobelets carilloniquement. Blaeskaek issit hors la salle, et s’arrêtant sus le chemin : « Ça, » dit-il, « donzelles, qui vous mène céans avec tout ce bois vert ? »

À ce propos, les jeunes laissèrent choir à terre leurs bâtons, car elles étaient honteuses d’être surprises en cet équipage.

Mais une vieille, brandissant le sien en l’air, répondit pour les autres : « Nous vous venons, ivrognes, conter nouvelles de bâtons et châtier comme il convient. »

— « Las ! las ! » ploura Pieter Gans, « je reconnais bien la voix de ma mère-grand. »

— « Tu l’as dit, pendard, » s’exclama la vieille.

Cependant que les Bonnes Trognes, ouyant ce, secouaient allégrement leurs joyeuses bedaines, à force de rire ; Blacskaek disait : « Adoncques entrez, entrez adoncques, commères, que nous voyions la façon dont vous nous dauberez. Avez-vous bons bâtons de bois vert ? » — « Oui. » — « J’en suis aise. » — « Nous, nous tenons ici pour vous bonnes verges, bien ointes de vinaigre, desquelles nous fouettons les garçonnets mal obéissants. Ce vous sera plaisir céleste d’être ainsi caressées en souvenir de jeunesse. En voulez-vous tâter ? Nous vous en baillerons pour plus de cinq cents deniers. »

Mais les vieilles, ouyant ces menus propos, gagnèrent peur et s’enfuirent le grand pas, — notamment la dame Syske — et ullèrent toutes si effroyablement paroles menaçantes, qu’il semblait aux joyeux frères que ce fût croassement de vieux corbeaux sonnant par les rues bien silencieuses.

Les jeunes étaient demourées devant la porte et c’était grand’pitié de les voir en posture tant humble, douce et soumise, attendre avec grande patience quelque amicale parole de leurs maris ou fiancés.

— « Çà, » dit Blaeskaek, « vous plairait-il entrer céans ? »

— « Oui, » dirent-elles toutes.

— « Ne le fais, » dit Pieter Gans en l’oreille de Blaeskack, « ne le fais, elles iront caqueter du diable joufflu à l’ecclésiastique et nous ferons brûler, mon ami bon. »

— « Je suis sourd, » dit Blacskaek ; « venez mignonnes. »

Doncques entrèrent les gentes commères et se placèrent toutes, aucunes près de leurs maris, aucunes près de leurs fiancés et les fillettes en ligne sus un banc modestement.

— « Femmes, » demandèrent les buveurs, « vous voulez donc trinquer ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et boire d’autant ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vous n’êtes point ici venues pour nous chanter chanson d’abstinence. »

— « Nenni, » dirent-elles, « nous sommes venues sans autre désir que de joindre nos bons maris et fiancés et rire avec, si faire se peut, à la garde de Dieu. »

— « Voici beaux propos assurément, » dit un vieil buveur, « mais je vois dessous poindre ruse de femme. »

Nul pourtant ne l’entendait, car les femmes s’étaient sises et tout autour de la table, chacun disait : « Bois çà, mie sucrée, c’est boisson céleste. » — « Verse, sommelier, verse, averse de cette tant douce liqueur. » — « Qui vaut plus que moi ? Je suis le duc : j’ai bonne bouteille et bonne femme. Or çà sus, boute ici du vin ; car il faut aujourd’huy liqueur dominicale pour bien fêter ces gentes commères. » — « Courage. J’en ai de trop pour boire : je veux aller conquêter la lune ; mais tantôt seulement. Pour l’heure, je demoure auprès de ma tant bonne femme. Baise-moi, mignonne. »

— « Ce n’est point l’instant ici, devant tant de gens, » répondaient les commères. Et chacune avec force caresses et gentes façons disait à chacun : « Viens-t’en au logis. »

Ils l’eussent bien voulu, les buveurs, mais ne l’osaient, étant honteux l’un devant l’autre.

Ce que devinant, les commères parlèrent de s’en retourner.

— « Là, là, » dit le vieil homme, « ne l’avais-je point prédit ? Elles nous veulent avoir hors. »

— « Nenni, Monsieur, » répondit Wantje bien doucement, « mais considérez que nous ne sommes point assez accoutumées à boire si fortes boissons, ne même seulement à leur odeur. Doncques, monsieur, s’il nous faut issir hors à l’air frais, c’est bien sans vous vouloir fâcher ne contrister aucunement. Que Dieu vous tienne en joie, trèstous. »

Et ainsi s’en furent les bonnes femmes, ce nonobstant qu’ils les voulaient par force retenir.

IX.

Seuls que furent les buveurs s’entre-regardèrent ébahis, disant : « Voyez-vous ces commères ? Ne faudrait-il point toujours obéir à leur vouloir humblement. Soumises elles semblent, tyranniques elles sont. Est-ce à mâle ou à femelle qu’écheoit de nature commandement en toutes choses ? À mâle. » — « Nous sommes les mâles. Buvons. Et nous accomplirons toujours notre vouloir, lequel est présentement de coucher céans, s’il nous plaît. »

Ainsi devisaient-ils, feignant grande colère, mais de fait étant bien désireux d’aller joindre leurs bonnes femmes. Puis ils demourèrent longtemps sans sonner mot baîlant aucuns, autres sonnant du pied musique de la semelle, beaucoup dansant sus leurs selles comme si y fussent épines aiguës.

Subitement un jeune bourgeois, nouveau marié, issit hors la salle, disant que par conseil de médecin, il lui était défendu de boire plus de vingt et six pintes de cervoise, lesquelles il avait bues.

Ce qu’ouyant, tous prétextant douleurs d’entrailles, crapule en la tête, mélancolie ou pituite issirent hors, sauf quelques vieux hommes.

Et s’en furent tous en grande hâte joindre à leurs femmes. Ainsi fut accompli ce qu’a écrit le docte Thomas a Klapperibus en son grand livre De Amore, c. VI, où il est dit que femme est plus forte que diable.

X.

Ce nonobstant, le fait n’advint qu’une fois seulement ; car au lendemain les buveurs chopinant en la Trompe et les bonnes femmes y étant venues pour les en tirer, furent chassées honteusement.

Pour ce qui est d’eux, ils buvaient et chantaient noëls joyeux.

Maintes fois survint la veille de nuit leur enjoindre de ne point mener si grand tapage après le soleil couché. Ha, ils l’écoutaient bien respectueusement et semblant tout confits en repentance de leur faute : ils disaient leurs meâ culpâ ; entretandis, ils lui boutaient à boire tant amplement que la pauvre veille, issant hors, s’en allait faire sa ronde contre quelque mur, et là ronflait comme viole. Eux poursuivaient leurs buveries et lourds sommeils, ce dont les dolentes épousées ne cessaient de se lamenter. Et ainsi pendant un mois et quatre jours.

Mais le grand mal était que le bon duc avait guerroyé avec monseigneur de Flandres et nonobstant que la paix fût faite, il restait encore sus pied une bande de faquins et ribauds, gâtant le pays et robbant le bonhomme.

Ladite bande était commandée par un faro uchecapitaine, nommé la Dent de fer, pource que sus son casque était une dent longue, aiguë, tranchante, dent de diable ou d’oliphant d’enfer, sculptée fantastiquement. Et bataillant, il donnait souventefois de la tête avec icelle dent comme bélier. Ainsi furent occis moult braves soudards en la duché de Brabant. Sus ledit casque était aussi, battant de l’aile contre le fer, méchant oiseau, duquel on disait qu’il sifflait en la mêlée bien épouvantablement.

La Dent de fer était accoutumé venir de nuit faire son coup ès villages, égorgeant sans merci, les pauvres bourgeois ensommeillés, emportant bijoux, vaisselle, femmes et filles, mais les jeunes seulement. Quant aux vieilles, il les laissait en vie, disant qu’il ne les lui fallait point occire, attendu qu’elles mourraient bien de peur, sans aide.

XI.

Or, une nuit où luisaient seulement aucunes étoiles et un petit la lune, accourut, courant le grand pas, à Uccle, maître André Bredael, tout épuisé de souffle.

Il venait donner avis, qu’étant d’aventure caché derrière un buisson le long de la route de Paris, il avait ouï passer une troupe d’hommes, laquelle il pensait être celle de la Dent de fer, car il avait vu le casque du maroufle.

Ce pendant que les brigands étaient arrêtés sur le chemin pour soi repaître, il leur avait ouï dire qu’ils s’en allaient de ce pas à Uccle quérir bon butin et faire grand chère, mais qu’il leur fallait quitter la grand route pour les petits chemins, afin de n’être point signalés. — Maître Bredael pensait qu’ils déboucheraient derrière l’église.

Étant ainsi instruit, il était venu à Uccle par la route de Paris, devançant les brigands de bien une demi-lieue et voulant avertir les bourgeois de se bien armer pour recevoir ces malvoulus fermement.

Doncques il s’en vint frapper à la porte de la maison de la commune pour y faire sonner la cloche ; mais nul n’ouvrit, car le garde, étant frère de la Bonne Trogne, dormait comme les autres vaillants hommes. André Bredael chercha autre moyen. — Doncques il cria si fort : « Au feu ! au feu ! Brand ! brand ! » que toutes femmes, vieux hommes et enfants s’éveillèrent en sursaut et vinrent aux fenêtres quérir nouvelles.

André Bredael, s’étant bien fait connaître, les supplia de descendre sus la place, ce quelles firent. Les voyant toutes près de lui, il leur prédit la proche venue de la Dent de fer, et enjoignit à chacune d’aller éveiller son mari.

À ce propos, les vieilles commencèrent s’exclamer comme folles : « Bienvenue la Dent de fer, la Dent de Dieu qui les va tous éventrer. Ha, les buveurs, nous vous allons voir, par punition céleste, court pendus, vifs brûlés, tôt noyés ; ce n’est trop pour votre péché. » Puis, comme si elles eussent eu ailes aux jambes, coururent en chaque maison. Là, maître Bredael, lequel était avec les jeunes sus la place demouré, ouït les folles vieilles ullant, geignant, plourant, vociférant, tabourinant sus les bahuts et casserolles, afin d’éveiller les bons hommes. Cependant elles leur criaient : « Pendards, éveillez-vous ! Amis doux, venez nous défendre. Ivrognes, faites votre devoir une fois seulement en votre damnée vie. Bedons chéris, nous voulez-vous trouver mortes demain. Il ne faut point demeurer rancuniers de ce que nous vous voulûmes battre. Sottes fûmes-nous pour lors et trop précipitées, sages fûtes-vous, mais sauvez-nous présentement. » Et ainsi mélangeaient elles paroles colères ou douces ensemble comme lait et vinaigre.

Mais nul bonhomme ne s’éveillait.

— « Qu’est-ce ceci ? » interrogea maître Bredael.

— « Las, Monsieur, » répondirent les jeunes, « vous le voyez assez, ils sont comme morts la nuit, et depuis longtemps jà. À peine si l’ange de Dieu venait, les pourrait éveiller. Ha ! faut-il qu’après nous avoir délaissées, ces vilains buveurs nous fassent encore mourir. »

— « Ne plourez point, » dit André Bredael, « ce n’est l’heure. Aimez-vous ces maris ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vos fils ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vos fillettes si gentes et si mignonnes ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Et vous les défendriez voulentiers ? »

— « Oui, » dirent-elles.

— « Adoncques, » ajouta Bredael, « allez quérir les armes de ces dormeurs et me venez joindre ici vitement. Nous aviserons au moyen de nous défendre bien. »

Bientôt revinrent les femmes avec les arcs de leurs maris, frères ou fiancés. — Et ces arcs étaient grandement renommés par tout le pays, pour ce qu’ils portaient plus loin et plus dru que d’autres.

Puis vinrent aussi garçonnets de douze ans et un peu davantage et aucuns braves vieux hommes, mais les femmes les firent au logis retourner disant qu’il leur fallait garder la commune.

Elles se tenaient toutes sus la place y parlant avec grande ardeur et courage, mais sans nulle jactance et tout de blanc vêtues, jaques, robes et chemises, ainsi que sont de coutume aux femmes accoutrements de nuit ; mais à cette fois ce fut par spéciale faveur de Dieu, comme vous l’allez voir.

Wantje qui était là aussi, bien hardie et délibérée, dit subitement qu’il fallait prier. Et ensemble toutes les femmes se mirent à genoux dévotement et la fillette parla ainsi :

« Madame la Vierge qui êtes reine ès cieux, comme madame la duchesse est reine en ces pays, considérez humblement prosternées devant vous, de pauvres femmes et filles, auxquelles, par suite de buverie de leurs maris et parents, il faut de présent faire devoir d’homme, et soi armer en guerre. Si vous vouliez seulement un petit supplier Monseigneur Jésus de nous être secourable, nous serions bien assurées de vaincre. Et nous vous baillerions en reconnaissance belle couronne de fin or, avec rubis, turquoises, diamants, belle chaîne d’or, belle robe de brocard toute fleurie d’argent, et autant pour Monseigneur votre fils. Adoncques priez pour nous, Madame la Vierge. »

Et toutes ces bonnes femmes et fillettes de dire après Wantje : « Priez pour nous, Madame la Vierge. »

Soudain se relevant toutes, elles aperçurent une belle et claire étoile descendant du ciel en la terre, tout proche d’elles et c’était bien sûrement un ange du bon Dieu se laissant choir ainsi du paradis et se tenant tout proche pour les mieux pouvoir assister.

Considérant ce benin prodige, les bonnes femmes prirent encore plus grand courage et Wantje parla encore et dit :

« Madame la Vierge nous veut écouter, j’en ai bonne espérance ; allons maintenant à l’entrée du village, proche l’église et de notre Seigneur y enfermé (ci toutes se signèrent), attendre la Dent de fer et ses compagnons bravement. Et les voyant venir, il nous faut, sans parler, ne bouger du tout, tirer sus eux. Madame la Vierge conduira les flèches. »

— « C’est bien parlé, brave fillette, » dit maître Bredael, « allons. Je le vois à tes yeux brillants dans la nuit : l’esprit de Dieu, qui est de feu, flambe en ton cœur de pucelle. Il la faut écouter, bonnes femmes. »

— « Oui, oui, » dirent-elles.

La féminine armée s’alla ranger sus le chemin derrière l’église.

Attendant là, perplexes et anxieuses grandement, elles ouïrent bruit de pas et de voix grossissant à mesure, ainsi que font gens qui s’approchent.

Et Wantje dit : « Madame la Vierge, ils viennent ; ayez pitié de nous ! »

Lors une grande troupe d’hommes parut devant elles portant lanternes. Et elles ouïrent une voix horrifique de diable enroué s’écriant : « Sus amis, sus. Butin à la Dent de fer. »

Mais voici soudain toutes ces bonnes femmes de tirer leurs flèches commodément, car les maroufles étaient par leurs lanternes éclairés, et elles, cependant qu’elles restaient en l’ombre, les voyaient comme au clair jour. Deux cents tombèrent, aucuns avant flèches en la tête, autres au col, et plusieurs dans le ventre.

La Dent de fer fut le premier que les bonnes femmes ouïrent avec grand fracas choir, à cause que Wantje lui avait tiré une flèche, laquelle lui était entrée en l’œil subtilement.

Aucuns n’étaient point blessés, mais avaient la conscience trouble, et considérant tous ces habits blancs, ils pensèrent que c’étaient les âmes de ceux qu’ils avaient fait passer de vie à trépas, lesquels par permission de Dieu se venaient venger d’eux. Ils tombèrent le muffle contre terre, comme morts par peur, et s’écriant lamentablement : « Merci, Seigneur Dieu, faites rentrer en enfer ces fantômes. »

Mais voyant les bonnes femmes venir sus eux, la peur leur donna du nerf aux jambes, et ils s’enfuirent le grand pas.

XII.

Cette déconfite parachevée, les commères s’en étaient retournées sus la place, devant la maison de la commune, non glorieuses, mais marries d’avoir dû en ce danger épandre sang de chrétiens. Et là, elles remercièrent avec grande effusion Notre Dame la Vierge et Monseigneur Jésus de les avoir fait vaincre.

Elles n’omirent point non plus le doux ange, lequel les avait assistées sous la figure d’une claire étoile. — Et elles chantèrent beaux hymnes et belles litanies bien mélodieusement.

Cependant s’éveillèrent à la ronde, en la campagne, tous les coqs, lesquels sonnèrent de leurs trompettes le clair jour près de luire.

Aussi furent les buveurs tirés hors de somme et vinrent à leurs portes s’enquérir d’où venait cette douce musique.

Et le brillant soleil luisait ès cieux.

Et tous vinrent sus la place, aucuns toutefois, reconnaissant leurs femmes en l’assemblée, les voulurent battre, pour ce qu’elles avaient quitté de nuit le marital logis, — mais André Bredael les en empêcha et leur narra le fait, dont ils furent grandement ébahis, honteux et repentants, voyant comme quoi les vaillantes porte-jupes avaient ainsi pour eux besogné. Pieter Gans, Blaeskaek et N. Claessens, doyen d’Uccle, un bien saint homme, étaient aussi venus sus la place.

Cependant, considérant toute cette grande foule, maître Bredael parla ainsi :

« Compagnons, » dit-il, « entendez-vous comment vous ne humez de présent l’air du bon Dieu, que par la vaillance de vos femmes et filles. Doncques, il faut ici promettre et jurer de ne plus boire, sinon qu’elles le veulent. »

— « Tout beau, maître Bredael, » dit un des bourgeois. « ce n’est point boire qui donne ainsi lourd sommeil. J’en puis parler en homme expert, moi qui ai humé piots toute ma vie, et l’espère continuer à faire joyeusement. Autre chose il y a, c’est diablerie et maléfice, je le soupçonne. Venez-ci, Pieter Gans, venez-ci nous causer un petit, et si vous savez quelque chose, éclaircir l’aventure. »

— « Las ! las ! » dit Pieter Gans, branlant la tête et claquetant des dents (car il avait peur, le bonhomme) : « las ! las ! j’ignore tout, mes bons amis. »

— « Nenni, » dit le bourgeois, « tu n’ignores point tout, car je te vois le chef branlant et les dents claquetant. »

Mais voici que subitement le doyen Claessens parut devant Gans :

— Mauvais chrétien, » dit-il, « je le vois bien assez, tu as eu commerce avec le diable, au grand danger de ces braves hommes. Confesse humblement ton péché et nous verrons à te faire grâce, mais si tu veux nier, tu seras par le feu puni. »

— « Ha ! » dit Pieter Gans, plourant. « je l’avais bien prédit et je serai brûlé, mon Dieu bon. Blaeskack, où es-tu, mon compère ? donne-moi quelque avis, las ! las ! »

Mais Blaeskaek s’était enfui prestement par peur de l’ecclésiastique.

— « Ha, » dit Pieter Gans, « voyez le traître qui me laisse à l’instant du danger. »

— « Parle, » dit le R. N. Claessens.

— « Oui, monsieur le doyen, » dit Pieter Gans, plourant et sanglottant : « je vous narrerai le tout, sans omission aucune. Las ! las ! » ajouta il finissant son propos, « si vous voulez ne me point trop punir, monsieur, je ferai de mes pauvres deniers rente perpétuelle à l’église. Je suis vrai chrétien, je l’affye, et pas hérétique le moindrement. Considérez aussi que je ne voudrais tréspasser, sinon ayant eu loisir suffisant de faire longue pénitence. Mas ne me brûlez point plus tôt, je vous supplie. »

— « Nous verrons bien, » répondit le doyen ; « mène-nous présentement au lieu où est-ce diable. »

Lors ils étaient devant l’église, et le curé y entra quérir de l’eau bénite, puis tous les hommes, femmes et enfants de la commune se déportèrent vers la Trompe.

Là le doyen s’enquérant où était celui qui avait jeté un sort sus tous les braves hommes, Pieter Gans, bien humblement, lui montra le joufflu, souriant et tenant en main son bâton orné de pampres et grappes, et chaque commère l’ayant considéré dit qu’il était bien joli pour un diable.

Le prêtre s’étant signé et trempé la main en l’eau bénite, en oignit au front, au stomach et au cœur la statue, laquelle, par la grande puissance de Dieu, tomba incontinent en poussière et une voix lamentable fut ouïe disant : « Oi moi, ô phôs, tethnêka ! »

Et furent expliquées par le prêtre les paroles de ce diable, signifiant : « Las ! à moi, ô lumière, je me meurs ! »

XIII.

Cependant la commune envoya au Duc deux bons hommes, leur mandant d’avertir dûment le digne prince de ce qui était advenu. Ceux-ci le trouvèrent en chemin pour venir à Uccle, car il avait appris par ses espies le dessein de la Dent de fer, lequel ne s’en était point caché, et il marchait en grande hâte contre lui avec forte troupe de cavaliers.

Sitôt que les bons hommes le virent, ils se jetèrent à genoux devant lui, mais le bon seigneur ne le voulut point souffrir et les relevant les fit marcher à côté de lui.

Soudain tous ensemble vinrent à l’endroit auquel avaient été déconfits les brigands. Là, le duc voyant tous ces corps, s’arrêta ébaudi et charmé : « Qui donc, » dit-il, « a mis à mort ces maroufles ? »

— « Nos femmes, » dit un des bons hommes.

— « M’en veux-tu conter, bourgeois ? » dit le duc fronçant le sourcil.

— « Dieu nous en garde, Monseigneur, » ajouta l’autre ; « Je vous vais narrer le fait ; » ce qu’il fit.

— « Là, » dit le duc, « l’aurait-on cru de ces commères. Je les veux récompenser. »

Et ce disant, il fit ramasser et emmener le casque de la Dent de fer, lequel fut vu longtemps, emmi les armes de Monseigneur Charles, et il était de par lui mandé de le garder avec grand soin.

XIV.

Entré en Uccle, le bon due vit venir à lui grande troupe de gens, et au milieu d’eux un homme s’écriant lamentablement : « Las ! las ! monsieur le curé, ne me faites point brûler ! » Ce à quoi il était répondu : « Nous verrons bien. »

— « D’où vient ce bruit, » interrogea le duc ?

Mais sitôt que Pieter Gans l’aperçut, il courut vers lui, et embrassant les genoux de son cheval : « Monseigneur, » s’écria-t-il, « monseigneur le duc, ne souffrez point que l’on me brûle. »

— « Et pourquoi, » dit le duc, « me brûlerait-on un de mes bons hommes d’Uccle ? »

Soudain le R. N. Claessens s’avançant, lui narra le fait avec grande colère, cependant que Pieter Gans se plaignait bien mélancoliquement ; le tout avec grande confusion, l’un plourant et geignant, l’autre narrant et syllogisant, si fort que le bon duc ne savait auquel des deux entendre.

Wantje subitement sortit de la foule de peuple, lequel, comme Pieter Gans, criait : « Merci et pitié. » « Monseigneur, » dit la fillette, « cettuy-ci a grandement péché contre Dieu, mais par simplicité de cœur et couardise de nature. Diable l’a effrayé ; il s’est soumis à diable. Pardonnez-lui, Monseigneur, à cause de nous. »

— « Fillette, » dit le duc, « tu parles bien et je te veux écouter. »

Mais le R. N. Claessens : « Monseigneur, » dit-il, « vous ne pensez point à Dieu. »

— « Mon père, » répondit le duc, « je n’y manquai oncques, ce nonobstant j’estime qu’il ne lui est point bien agréable voir fumer graisse de chrétien et rôtir chair de bonhomme, mais qu’il aime ceux qui sont doux et n’arrêtent point le prochain en chemin de pénitence. Je ne veux point, aujourd’hui que Madame la Vierge a daigné faire miracle pour nous, contrister son cœur de mère par trépas de chrétien. Doncques nul des accusés, Pieter Gans ni les autres, ne seront pour cette fois brûlés. »
Cependant était venu un beau cavalier cuirassé d’argent et le chef couvert d’un casque d’or — Son destrier était blanc entièrement… « Méchants, » dit-il, « videz la place avec ces chevaux. »

Ce qu’ouyant Pieter Gans, il s’éclaffa de rire comme fol et commença danser et chanter, s’écriant : « Loué soit Monseigneur ! Je ne serai point brûlé. Brabant au bon Duc. » Et tous les bourgeois s’écrièrent avec lui : « Loué soit Monseigneur ! »

Lors le duc leur enjoignit de se taire, et souriant :

— « Çà, » dit-il, « commères qui avez cette nuit fait œuvre d’hommes, venez-ci que je vous octroye récompense d’hommes. À la plus vaillante, premièrement, je baille cette pesante chaîne d’or. Où est-elle ? »

Les commères poussèrent Wantje devant le duc.

— « Ah ! » dit-il, « c’est toi, gentil causeur. Me veux-tu baiser quoique vieux ? »

— « Oui, Monseigneur, » dit la fillette. Et elle le fit, nonobstant qu’elle fût honteuse.

Et le bon Duc, lui ayant passé la chaîne au col, poursuivit son propos :

— « Quant à vous toutes, bonnes femmes, » dit-il, « qui avez cette nuit combattu vaillamment, je vous institue en belle confrérie, sous la protection de Madame la Vierge, et j’entends qu’il soit ici planté perche de bonne longueur et qu’à chaque dimanche vous y veniez tirer de l’arc, en mémoire de ce qu’avec ces arcs vous avez sauvé de mort vos maris et enfants. Et il y aura une belle couronne de lauriers, une belle bourse bien remplie de peters d’or reluisants et bien sonnants, lesquels seront baillés à la plus subtile de l’année et à elle apportés par toutes les autres sus un coussin. Et la bourse la dotera si elle est pucelle et lui sera remède à famine si elle est mariée. »

Ainsi fut instituée la confrérie des femmes-archers d’Uccle, lesquelles tirent de l’arc comme hommes à chaque dimanche sous la protection de Madame la Vierge, ce qui ne se voit point ès autres pays.



Et elles coururent pendant mille lieues et davantage.

BLANCHE, CLAIRE ET CANDIDE.


En l’an de Notre-Seigneur Jésus-Christ 690, vivaient trois mignonnes pucelles issues, par les mâles, de la noble famille du grand empereur Octavien.

Et elles avaient nom Blanche, Claire et Candide.

Et si elles avaient voué à Dieu leur fleur de virginité, point ne faut croire que ce fût faute d’amoureux.

Car à tous jours il était, pour les voir aller à l’église, grande foule de peuple, et chacun disait d’elles : « Voyez-ci doux yeux, voyez-là mains blanches. »

Plus d’un aussi, se pourléchant en les considérant, ajoutait lamentablement : « Faut-il que ces gentes pucelles se vouent à Dieu, lequel en a onze mille et davantage en son paradis ! »

« Mais pas si mignonnes, » répondait un vieux tousseux marchant derrière elles et humant le parfum de leurs robes.

Et ainsi cheminant, s’il voyait en chemin quelque jeune gars crachant en l’eau ou couché tout du long sus le ventre pour se chauffer le dos au soleil, il lui baillait un coup de pied, disant : « Or çà, n’iras-tu pas voir les plus fines fleurs de beauté qui soient ? »

D’aucuns les avaient voulu induire en mariage, mais n’y étant venus, devenaient rêveurs et séchaient visiblement.

Parmi eux fut un prince d’Arabie, lequel se fit baptiser en grand cérémonial. Et ce pour la cadette expressément.

Or, n’en pouvant venir à bout, ni par prière, ni par force, s’assit un matin sus le seuil de la porte, et là se transperça de son poignard.

La pucelle ouyant crier ce beau seigneur, descendit en grande hâte, le fit mettre sus sa couchette, ce dont lui qui n’était point mort tout à fait, se réjouit grandement.

Mais quand elle se pencha sus lui pour panser et visiter sa plaie, il trouva un restant de force, la baisa sur sa bouche mignonne, soupira comme homme soulagé, et rendit l’âme, en grande joie.

Mais la cadette ne fut du tout contente de ce baiser, car elle le pensa pris sus le bien de Jésus son divin mari. Ce nonobstant elle ploura le beau seigneur, un tantinet.

Il était souvent grande foule d’amoureux devant le logis des pucelles, aucuns chantant lamentables chansons, autres caracolant fièrement sus beaux coursiers, autres sans sonner mot, considérant les fenêtres tout le jour durant.

Et souvent là s’entre-battaient et tuaient par jalousie. Ce dont elles furent bien marries.

— « Ah, » dirent les aînées à la cadette, « prie pour nous, Blanche la bien nommée, blanche d’âme et de corps blanche, prie pour nous, mignonne, Jésus entend les prières de fillettes comme toi voulentiers. »

— « Mes sœurs, » répondit la cadette, « je suis plus que vous indigne, mais je prierai, si le voulez. »

— « Oui, » dirent-elles.

Lors à trois se jetèrent à genoux les pucelles, et la cadette pria ainsi :

« Doux Jésus, nous avons contre vous péché assurément, sinon bailleriez-vous au malin permission de toucher par notre beauté ces vilains hommes ? Oui, nous avons péché, mais, chétives que nous sommes, bien malgré nous, Seigneur. Ha, donnez-nous pardon pour notre grande douleur. Vous nous avez vôtres voulues, aussi tout vous est, de ce qui est de nous, gardé : notre jeunesse et beauté, mélancolie et liesse, vœux et prières, corps et âme, pensées et faits, tout. Au matin, à midi et à vêpres, à toutes heures et moments, pensons-nous point à vous ? Quand votre clair soleil se lève, ô bien-aimé, et quand aussi en votre ciel luisent vos claires étoiles, ils nous peuvent voir priant et vous offrant non or, encens ne myrrhe, mais notre humble amour et notre pauvre cœur. Ce n’est assez, nous ne l’ignorons point. Las ! enseignez-nous à faire davantage. »

Ci s’arrêtant elles plourèrent à trois amèrement.

« Doux Jésus, » dit encore la cadette, « nous connaissons assez le vouloir de ces hommes. Ils se jugent eux-mêmes être fiers et beaux et ainsi prendre notre amour, mais ils ne sont ne beaux, ne bons, ne fiers comme vous êtes, Jésus. Aussi à vous sommes et serons nous sans cesse, à eux jamais. Voulez-vous bien encore nous aimer un petit, car vous seul êtes notre soulas et liesse en ce triste monde, Jésus ? Vous ne nous voudriez point délaisser. Ha ! faites-nous mourir plutôt vitement, car nous avons de vous faim et soif. Mais, si le voulez, laissez à l’aise ces vilains hommes nous poursuivre d’amour, ce nous sera délice de le souffrir pour vous. Ce nonobstant l’époux charnel ne laisse pas en danger l’épouse, ne le fiancé la fiancée. N’êtes-vous point meilleur qu’eux tous, et ne nous garderez-vous point des embûches de l’ennemi ? S’il vous déplaît, ne le faites, mais pour lors on nous pourrait un jour prendre notre virginité qui est à vous. Ah ! plutôt, doux aimé, faites-nous toute cette vie passer étant vieilles, laides, lépreuses, puis en enfer descendre au milieu des diables, flammes et soufre, pour là attendre que vous nous jugiez pures assez et enfin nous recevoir en votre Paradis, où il nous sera permis vous contempler et aimer éternellement. Ayez de nous pitié. Amen. »

Et ayant ainsi parlé, ploura la pauvre cadette et ses sœurs comme elle, redisant : « Pitié, Jésus, pitié. »

Soudain elles ouïrent une douce voix disant : « Prenez confiance. — Ha, » dirent-elles, « voici l’époux qui daigne parler aux épouses. »

Et fut la chambre emplie d’un parfum plus doux que celui de cassolette vaporant le plus fin encens.

Puis la voix parla encore : « Quittez, » dit-elle, « demain au jour levé, la ville. Montez vos haquenées et toujours chevauchant, allez devant vous sans souci du chemin. Je vous garde. »

« Nous vous obéirons, » dirent-elles, « ô vous qui nous faites les plus heureuses parmi les filles des hommes. »

Et se relevant, elles s’entre-baisèrent joyeuses.

Cependant qu’elles avaient ouï la voix, était venu sus la place un beau cavalier cuirassé d’argent, et le chef couvert d’un casque d’or, sus lequel volait comme oiseau, panache brillant plus que flamme. Son destrier était blanc entièrement. Nul ne l’avait aperçu venant, et il était comme sorti de terre emmi la foule des amoureux, lesquels, saisis de peur, ne l’osaient regarder : « Méchants, » dit-il, « videz la place avec ces chevaux. Ne savez-vous point que le bruit de leurs fers trouble en leurs oraisons ces trois dames ? »

Ce qu’ayant dit, il s’en fut chevauchant vers l’Orient.

« Ah, » s’entredirent les amoureux, « vîtes-vous cette armure d’argent et ce panache de feu ? C’était l’ange de Dieu assurément, venu du paradis pour les trois dames. » Les plus paillards marmonnaient : « Il ne nous a point défendu de nous tenir comme piétons devant ce logis et ainsi le pouvons-nous faire modestement. »

Au lendemain avant le jour, ils vinrent en nombre grand, mais ayant laissé en l’écurie leurs chevaux. Le soleil étant levé, ils virent les trois pucelles, suivant le commandement de Dieu, montées chacune sus sa haquenée et issant ainsi de leur hôtel. Pensant qu’elles allaient sur le pré voisin humer l’air frais, ils les suivirent chantant noëls joyeux en leur honneur.

Tant qu’elles furent dans la ville, lentement allèrent les haquenées, mais une fois hors, elles coururent le grand pas.

Lors les amoureux piétons de vouloir suivre, et finalement rendus, de choir l’un après l’autre sus le chemin.

Ayant couru quelques lieues, les haquenées s’arrêtèrent. Et les trois pucelles, se voyant délivrées de leurs ennuis, résolurent de reconnaître la grande aide de Dieu, et pour ce de lui bâtir belle église.

Où ? elles ne le savaient. Mais la chose était jà décidée en Paradis, comme vous l’allez voir.

Car sitôt qu’elles furent sus leurs haquenées, les bêtes, conduites par l’esprit de Dieu, se mirent à courir.

Et sautèrent par-dessus les rivières, allèrent au travers des forêts, traversèrent les villes dont les portes s’ouvraient devant elles pour se refermer derrière, passèrent par-dessus les murs.

Et s’effraya un chacun voyant passer devant lui, vites comme le vent, ces trois blancs chevaux et ces trois blondes dames.

Et coururent ainsi pendant mille lieues et davantage.

À Haeckendover, en la duché de Brabant, s’arrêtèrent les haquenées et hennirent.

Et ne voulurent plus faire un pas ni en avant ni en arrière.

C’est que là était le lieu choisi par Dieu pour y avoir son église.

Mais les pucelles, cuidant que les haquenées fussent lasses, allèrent jusqu’au Hoy-Bout pédestrement, et là jugèrent qu’il serait bon de bâtir l’église.

Doncques quérirent les plus vaillants manouvriers de machonnerie et maîtres avec, et en nombre si grand qu’en une journée les fondements furent hauts de deux palmes pour le moins.

Ce que voyant les pucelles s’éjouirent fort et estimèrent leur œuvre agréable à Dieu.

Mais au lendemain matin virent tous les fondements arrachés de terre.

Pensant qu’il y eût là quelque traître hérétique enterré fortuitement, lequel, à la nuit, secouait de dessus ses os damnés, les pierres de l’église.

Allèrent au Steenen-Berg avecques leurs manouvriers et là firent même besogne qu’au Hoy-Bout.

Mais le lendemain matin trouvèrent encore les fondements hors de terre.

C’est que le Seigneur voulait être adoré à Haeckendover uniquement.

Et envoyait la nuit, ses anges, avec les marteaux de diamant pris ès greniers du Paradis.

Et leur faisait démolir l’ouvrage des trois pucelles.

Elles grandement rêveuses et marries churent à genoux, suppliantes et priant Dieu de leur vouloir bien dire où il lui plaisait être adoré.

Et subitement virent un jeune gars, de beauté bien céleste, vêtu d’une robe couleur de soleil couchant.

Bénignement il les regardait.

Reconnaissant l’ange de Dieu, les trois pucelles se prosternèrent le visage contre terre.

Mais la cadette étant la plus hardie, comme sont les enfants, osa bien regarder le gentil ambassadeur, et le voyant si avenant, gagna confiance et rit.

L’ange lui prit la main, disant à elle et à ses sœurs : « Levez-vous et me suivez. »

Ce que firent les trois pucelles.

Ainsi vinrent-elles devant le lieu où est maintenant l’église, et l’ange leur dit : « Ici est la place. »

« Merci, monseigneur, » répondit la cadette allègrement.

Lors on était au treizième jour après la fête des Rois ; il avait neigé grandement et gelé fort par-dessus à cause d’une âpre bise qui soufflait.

Et les trois pucelles virent devant elles, au milieu de la neige, comme une île de verdure.

Et cette île était ceinte d’un fil de soie purpurine.

Au dedans de l’île était l’air du printemps florissant roses, violettes et jasmins, desquels l’odeur est comme baume.

Au dehors étaient bise, autans et froidure horrifiques.

Vers le milieu, là où est maintenant le maître-autel, se voyait une yeuse fleurie comme si elle eût été vrai jasmin persique.

Sus les branches, fauvettes, rossignols et pinsons, à l’envi, chantaient les plus harmonieuses chansons du paradis.

Car c’étaient les anges qui s’étaient emplumés, gazouillant ainsi en l’honneur de Dieu.

Un gentil rossignol, le plus fin chantre de tous, tenait en la patte droite une bande de parchemin où il était écrit en lettres de fin or :

« Ici est la place choisie par Dieu et montrée aux trois pucelles divinement, pour y bâtir église en l’honneur de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. »

Grande fut la joie des pucelles, et la cadette dit à l’ange :

— « Nous voyons bien que Dieu nous aime un peu, que nous faut-il faire, dites, monseigneur l’ange ? »

— « Il faut, mignonne, » répondit le gentil ambassadeur, « bâtir ici l’église et choisir pour ce douze des plus fins manouvriers, ne plus ne moins ; le bon Dieu sera le treizième. »

Ce qu’ayant dit, remonta dans les hauts cieux.

Lors à trois, s’en furent en grande hâte, élire emmi les autres les douze fins manouvriers, lesquels mirent les fondements de l’église où avait été le fil de soie purpurine.

L’ouvrage avança si bien que ce fut plaisir grand de voir ainsi les pierres vitement monter les unes sus les autres.

Mais le miracle était qu’aux heures d’ouvrage les manouvriers étaient toujours treize, et aux heures de soupe et de paye douze seulement.

Car le seigneur voulait bien besogner avec eux, mais non manger ne boire, lui qui a si fines purées en son Paradis, fruits si sucrés et vin de la fontaine de Saphir.

Laquelle est une fontaine épanchant toujours vin plus jaune que ne serait or liquide.

Ne souffrait point non plus par faute d’argent ; car c’est douleur réservée à nous besoigneux, chétifs et nécessiteux de nature.

Tant il y a que la cloche tôt fut placée ainsi qu’on fait aux églises parachevées entièrement.

Lors, à trois, y entrèrent les pucelles et, se jetant à genoux, la cadette dit :

« Par qui, divin Époux et bien-aimé Jésus, nous faut-il consacrer cette église en votre honneur édifiée ? »

Ce à quoi le Seigneur répondit : « Je me consacre et me dédie à moi-même cette église ; que nul donc ne la vienne consacrer après moi. »

Toutefois deux vénérables évêques étant à Haeckendover, et voyant l’église neuve, la voulurent bénir.

Ne savaient point les paroles de Jésus aux trois pucelles, sinon n’auraient point fait acte si téméraire.

Mais furent punis terriblement.

Car tandis que l’un était empêché à bénir l’eau, il devint subitement aveugle.

L’autre qui tenait l’aspersoir et tendait les bras pour bénir l’église, les eut séchés et raides sans les pouvoir bouger du tout.

Et voyant les évêques qu’ils avaient péché, furent pleins de repentance et prièrent le Seigneur de leur vouloir bien pardonner.

Et leur fut pardonné, car ils avaient péché par ignorance.

Et dans la suite vinrent souventesfois en grande dévotion visiter Haeckendover.

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LE SIRE D’HALEWYN.


I.

Le Sire d’Halewyn chantait une chanson.

Et toute vierge l’ouyant voulait aller à lui.

Or à vous, bons Flamands, je vais narrer l’histoire du dit Sire d’Halewyn et de sa chanson, et de la vaillante damoiselle Magtelt :

Deux fiers châteaux étaient en la comté de Flandres. En l’un se tenait le sire de Heurne avec la dame Gonde, sa bonne femme, Toon le Taiseux, son fils, Magtelt, sa fille mignonne, ses pages, écuyers, varlets, hommes d’armes et tout le domestique, emmi lesquels était grandement aimée Anne-Mie, laquelle était de gentil lignage et servait la damoiselle Magtelt.

De tout ce qui venait du labeur de ses manants, le sire de Heurne ne prenait que le meilleur.

Et les manants disaient de lui, que c’est fait d’homme juste ne prendre qu’à son besoin quand on peut tout robber.

En l’autre château, se tenaient le Sire d’Halewyn le Méchant, avec ses père, frère, mère et sœur, et toute la séquelle de ses brigands.

C’étaient laides gens, je vous l’affye, et maîtres passés ès pilleries, briganderies, assassinements, et il ne faisait point bon de trop près les considérer.

II.

Ladite famille était issue en droite lignée de Dirk, premier des Halewyn, lequel fut nommé le Corbeau, à cause qu’il était autant enragé à butin, comme corbeau à charognes.

Et qu’il était tout de noir vêtu, lui et sa troupe.

Cettuy Dirk, vivant au temps des grandes guerres,
Dirk, premier des Halewyn, fut nommé le Corbeau à cause qu’il était autant enragé à butin comme corbeau à charognes.
besognait comme foudre en la bataille. Là, d’un pesant marteau, son arme unique, taillé en bec à un côté, rompait lances, brisait épieux, déchirait jazerans comme si les mailles eussent été drap. Et nul ne lui pouvait résister. Et ainsi effrayait-il l’ennemi, lequel se voyant venir sus ces noirs soudards, nombreux, hardis, délibérés, ullant et coassant, se cuidait mort davant le combat.

La déconfite parachevée et le gros du butin enlevé (ce dont Dirk avait part léonine et jamais ne faisait celle des pauvres), les barons et hommes d’armes le laissaient, lui et les siens, s’épandre par le champ et s’en allaient disant : Au Corbeau les miettes.

Nul n’y eût osé demourer, car il eût été détranché et occis incontinent. Et soudain commençaient ceux de Dirk besogner en corbeaux ; coupant les doigts pour avoir les bagues, voire même aux blessés, lesquels criaient encore à l’aide, détranchant tête et bras à fin de se donner plus d’aise au dévêtir. Eux-mêmes s’entrebattaient et tuaient sus les pauvres morts, pour gorgerins, courroie chétive de cuir bouilli ou chose moindre encore.

Et se tenaient aucunes fois au champ trois jours et trois nuits.

Quand étaient nus tout à fait les morts ils boutaient la dépouille ès chariots, pour ce emmenés.

Et ils s’en retournaient au manoir de Dirk, pour là faire ripaille et grande chère. Cheminant ils battaient paysans, prenaient filles et femmes pour un petit qu’elles fussent avenantes, et en faisaient à leur plaisir. Ainsi vivaient ils combattant, pillant, robbant le bien de celui qui ne le pouvait défendre ; au demourant sans souci aucun ne de Dieu, ne du diable.

Dirk le Corbeau devint de sa force bien glorieux, et aussi pour ce que, à cause de ses victoires, Monseigneur le comte lui bailla, pour la tenir en franc-alleu, la terre d’Halewyn.

Et il se fit pourtraiter bel écu, lequel figurait grand corbeau de sable sus fond d’or, avec cette devise : Au corbeau les miettes.

III.

Ains à cettuy fort corbeau ne naquirent les petits pareils.

Car ils furent, par cas rare, gens de plume et d’écritoire, n’ayant oncques souvenance du bel art de guerre et dédaignant armes.

Ces grands clercs perdirent bien la moitié de leur seigneurie. Car à chacun au quelque fort voisin leur en robbait morceau.

Et ils procréèrent enfants maigres, chétifs et de face pâle, lesquels se mussaient ès coins, ainsi que font clercs, et là sus leur séant marmonnaient complaintes et litanies mélancoliquement.

Ainsi se perdirent les bons mâles en la famille.

Siewert Halewyn, c’est le méchant duquel je vais narrer l’histoire, fut autant comme eux laid, chétif, piteux et d’aigre trogne, voire même davantage.

Et aussi comme eux soi mussait et cachait ès coins voulentiers, fuyait les compagnies, ouyant rire entrait en rage, suait méchante humeur, oncques n’enlevait la tête ès cieux, comme gentil homme, mais contemplait ses patins sans cesse : plourait sans motif, geignait sans cause, et oncques n’avait de rien contentement. Au demourant était couard et cruel, prenant plaisir en ses jeunes ans, à gehenner, navrer, blesser chiennets et chattons, moineaux, fauvettes, pinsons, rossignols et toutes biestelettes.

Voire même étant jà grand à peine s’osait-il attaquer à loups, non obstant son bon épieu. Mais sitôt que la bête était chue il la perçait de cent coups comme enraigé.

Et ainsi vient-il jusques à l’âge de mariage.

IV.

Lors, pour ce qu’il était l’aîné de la famille, il lui fallut aller en la cour du comte, afin d’y prendre femme. — Mais chacun s’y était de lui gaussé voyant sa grande laideur, et notamment les dames, lesquelles ricassant entre elles disaient :

« Voyez-ci le beau sire. — Que prétend-il céans ? Il nous vient épouser, je pense. — Quelle en veut pour quatre châteaux, autant de seigneuries, dix mille manants et le pesant d’or du prétendant ? Nulle. — C’est grand pitié : ils procréeraient ensemble beaux enfants, s’ils sont à leur père semblables ! — Ho qu’il a beaux cheveux, le diable les peigna d’un clou ; beau nez, c’est prune ridée et beaux yeux d’azur vif ourlés de gueules merveilleusement. — Ne va il point plourer ? Ce serait belle musique. »

Et le Sire d’Halewyn ouyant ainsi parler les dames ne leur savait mot répondre, car de colère, honte et douleur, il avait la langue épaisse.

Ce nonobstant il voulut à chacun tournoi, tournoyer, mais il était à chacune fois battu avec grande honte, et les dames, le voyant choir, plaudissaient tempétueusement, s’écriant : « Gloire au mal bâti ! — Au vieux corbeau manque le bec. » Ainsi l’accomparaient elles à Dirk, souche glorieuse des Halewyn, lequel avait tant été puissant et valide en son temps. Et à toutes fois festoyé de cette façon s’en retournait en son logis le Sire d’Halewyn.

V.

Or, au troisième tournoi qu’il s’en revint battu, étaient près du pont ses père, mère, frère et sœur.

Et le père dit :

« Or çà, voyez mon beau fils, Siewert le mol, Siewert le flatri, Siewert l’esrêné, qui s’en revient du tournoi la queue entre les jambes, comme chien daubé à grands bâtons. »

Et la mère dit :

« Je le vois assez, Monseigneur le comte t’a passé au col chaîne d’or et accolé publiquement, pource que tu as, dans le tournoi, tournoyé sus le dos tant vaillamment ainsi que te fit jadis si bien faire Messire de Beaufort. Vive Dieu ! ce fut chûte triomphante. »

Et la sœur dit :

« Salut, mon bel aîné, quelles nouvelles apportez ? Tu fus vainqueur assurément, ainsi que je le vois à ta trogne triomphante. Où donc est l'écharpe des dames ? »

Et le frère dit :

« Comment est votre glorieux portement, Messire Siewert Halewyn l'aîné, descendant du Corbeau au fort bec. Car tel corbeau croque aigles, autours, laniers, gerfaux, éperviers, sans grande peine. Avez-vous point soif, soif de baron, soif de victorieux, je ne dis soif de manant ? Nous avons céans certain petit vin de grenouille, lequel vous rafraîchira les boyaux de tout feu de victoire. »

« Ha, » répondit le Sire grinçant des dents, « que Dieu me donne force, je te ferai chanter autre chanson, Messire mon frère. »

Et ce disant, tira son épée pour l'en férir, mais le puis-né, l'évitant, cria :

« Salut, corbeau décorbiasé ; salut, chapon. Exhausse notre maison, je te supplie, Siewert le victorieux. »

« Ha, » dit le Sire, « que n'allait donc ce piauleux tournoyer ainsi que moi ? mais il ne l’eut osé, étant de cette guenaille de couards qui regardent faire les autres, croisent les bras et se gaussent des besognants. »

Puis il descendit de son destrier, s’alla cacher en sa chambre, y ploura de furieuse rage, supplia le diable de lui octroyer force et beauté et lui promit foi de baron, qu’en échange il lui baillerait son âme.

Il l’appela toute la nuit, s’écriant, plourant, soi lamentant, voir même pensant à se défaire. Mais le diable ne vint point, étant ailleurs empêché.

VI.

Tous les jours, qu’il y eût air doux ou aigre, ciel clair ou épais, autan ou vent paisible, pluie, grêle ou neige, le sire d’Halewyn vaguait seul emmi les prés et bois.

Et tous enfants, le voyant, s’en fuyaient criant par peur.

« Ah, » disait-il, « je suis doncques bien laid ! » Et il poursuivait à vaguer.

Mais si, cheminant, il rencontrait quelque manant, ayant santé, force ou beauté, il lui courait sus et souventefois il en tua de son épieu.

Et un chacun le redouta et pria Dieu qu’il voulut bien ôter leur seigneur de ce monde.

Et à toute nuit, le Sire d’Halewyn appelait le diable.

Mais le diable ne venait oncques.

« Ha » disait le Sire, soi lamentant, « que ne me veux-tu octroyer force et beauté en cette vie ! je te baillerais mon âme en l’autre. Bon est le marché. »

Mais le diable ne venait point.

Et il, inquiet, angoisseux sans cesse et mélancolique, fut tôt semblable à vieil homme et ne fut plus nommé par tout le pays que le sire Mal bâti.

Et son cœur fut gonflé de haine et de colère. Et il maudit Dieu.

VII.

En la saison des prunes s’étant pourmené par tout le pays et notamment jusques à Lille, et s’en retournant en son château, il traversait le bois. Cheminant, il vit emmi le fourré, contre un chêne, pierre très-longue et large pareillement.

Et il dit : « Ce me sera bonne selle, bien douce pour m’y reposer et rafraîchir un petit. » Se séant sus la pierre, il pria le diable derechef de lui vouloir bien bailler force et beauté.

Cependant il était encore clair jour ; les oiselets, fauvettes et pinsons chantaient dans les bois joyeusement ; et il y avait beau soleil et vent doux, et le Sire d’Halewyn s’endormit par grande lassitude.

Ayant sommeillé jusques à la nuit venue, il fut soudain éveillé par un bruit bien étrange. Et il vit, à l’aide de la brillante lune et des claires étoiles, comme un animant ayant pelage pareil à pierre moussue, lequel grattait la terre sous la pierre, boutant aucunes fois la tête au trou par lui cavé, ainsi que font chiens cherchant taupes.

Le Sire d’Halewyn, pensant que ce fut quelque fauve, le frappa de son épieu.

Mais l’épieu fut brisé, et un petit bonhommet de pierre lui sallit sus les épaules, et à, de ses dures mains le frappait aux joues aigrement et disait, sifflant et riant :

« Cherche, Siewert Halewyn ; cherche faucille et chanson, chanson et faucille ; cherche, cherche, Mal bâti ! » Et ce disant allait et venait comme puce sus le dos du Méchant.

Lequel se pencha et d’un morceau de son épieu cava le trou, et la joue de pierre du petit bonhommet était lez sa joue, et ses deux yeux éclairaient le trou mieux que n’eût fait lanterne.

Et mordant de ses dents affilées Halewyn, le frappant de ses petits poings, et de ses ongles le pinçant et tenaillant, et riant aigrement, le petit bonhommet disait : « Je suis le Prince des pierres, je garde les beaux trésors ; cherche, cherche, Mal bâti ! »

Et ce disant, le battait à toute outrance. « Il faut, » grinçait-il joyeusement et se gaussant de lui, « il faut à Siewert Halewyn, force et beauté, beauté et force, cherche Mal bâti. »

Et il arrachait au Méchant les cheveux par mèches et déchirait sa robe de ses ongles, tant qu’il en était loqueteux tout à fait, et disait, s’éclaffant de rire : « Force et beauté, beauté et force : cherche, cherche, Mal bâti ! » et soi laissait pendre à ses oreilles de ses deux mains, lui baillant de ses pieds de pierre dans le visage, ce non obstant que le Sire criât à cause de la douleur.

Et le petit bonhommet disait : « Pour avoir force et beauté, cherche, Halewyn, chanson et faucille, cherche, sire Mal bâti ! » Et le méchant sans cesse cavait la terre du morceau de son épée.

Subitement la terre croula sous la pierre, ouvrant ainsi grand trou, et le Sire d’Halewyn, à la clarté des yeux du petit bonhommet, vit un sépulcre ; dans le sépulcre un homme couché beau merveilleusement et ne semblant point mort, et l’homme était vêtu de blanc.

Et ès mains, l’homme tenait une faucille, de laquelle le manche et la lame étaient d’or.

« Prends faucille, » dit le petit bonhommet, lui battant la tête de ses poings.

Le Sire d’Halewyn ayant obéi, l’homme couché devint poussière, et il issit de la poussière flamme blanche, haute et large, et de la flamme blanche, chanson douce merveilleusement.

Et soudain s’épandit en la forêt parfum de cinamome, encens et marjolaine.

« Chante, » dit le petit bonhommet, et le Méchant redit la chanson. Cependant qu’il chantait et que son aigre voix était muée en voix plus douce que voix d’ange, il vit issant du plus profond du bois, vierge belle de beauté céleste et nue entièrement ; et elle se vint placer vis-à-vis de lui.

« Ha, » dit-elle plourant, « Maître à la faucille d’or, je suis venue, bien obéissante ; ne me fais trop souffrir prenant mon cœur, Maître à la faucille d’or. »

Puis la vierge s’en fut dans le parfond du bois, et le petit bonhommet, s’éclaffant de rire, jeta par terre le Sire d’Halewyn, et dit :

« Tu as chanson et faucille, ainsi auras-tu force et beauté ; je suis le Prince des pierres ; au revoir, mon cousin. »

Et le Sire d’Halewyn s’amassant ne vit plus le petit bonhommet ne la vierge nue ; et, considérant bien angoisseusement la faucille d’or et cherchant en son esprit la signifiance de l’homme couché et de la vierge nue, et s’enquérant aussi à quelle fin lui serviraient la faucille et mélodieuse chanson, il vit soudain sus la lame belle inscription en lettres de feu.

Mais il ne put lire les lettres, car il était ignorant ès toutes sciences ; et, plourant de furieuse rage, se roula emmi les buissons, s’écriant : « À l’aide, Prince des pierres ! ne me laisse point ici mourir de désespérance. »

Lors le petit bonhommet revint, sauta sus son épaule et, lui baillant sus le nez force nazardes, lut la suivante inscription sus un côté de la lame de la faucille :

« Chanson appelle,
Faucille tranche,
En cœur de vierge trouveras :
Force, beauté, honneur, richesse,
Es mains de vierge mort. »

Et sus l’autre côté de la lame le petit bonhommet lut encore :

« Quel que tu sois qui ces lettres verras
Et la chanson chanteras,

Quiers bien, entends et va :
Nul homme t’occire ne pourra.
Chanson appelle,
Faucille tranche.

Ce qu’ayant lu, le petit bonhommet s’en fut.

Soudain le Méchant ouït une voix triste, disant :

— « Veux tu chercher force et beauté es mort, sang et larmes ? »

— « Oui, » dit-il.

— « Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, » répondit la voix. Puis il n’ouït plus rien.

Et il regarda la faucille où les lettres flambèrent jusques au moment où Messire Chanteclair éveilla les poules.

VIII.

Le Méchant fut bien joyeux et s’enquit en soi-même si c’était en cœur de vierge enfant ou mariable qu’il trouverait les choses promises et ainsi contenterait son grand désir d’honneur et puissance.

Adoncques il s’alla planter debout non loin d’aucunes chaumières où il savait être fillettes de tous âges, et là attendit le matin. Peu après le soleil levé, une fillette sortit, âgée de neuf ans à grand’peine, et s’empêcha à chercher et couper du bois

Allant à elle, il chanta la chanson et lui montra la faucille.

Ce quelle voyant, cria, ploura par peur, se voulut ensauver et courut le grand pas.

Mais il l’ayant poursuivie et prise l’emmena par force en son château.

Y entrant, il vit sus le pont la dame sa mère qui lui dit :

« Où vas-tu, Mal bâti, avec cette enfant ? »

Il répondit :

« Donner gloire à notre maison. »

Et la dame le laissa aller, cuidant qu’il était fol.

Il entra en sa chambre, ouvrit à la fillette la poitrine sous le sein qui commençait à poindre, tira le cœur avec la faucille, et but le sang.

Mais il n’en eut point de force davantage.

Et plourant aigres larmes, il dit : « La faucille m’a déçu. » Et il jeta dans le fossé le cœur et le corps.

Et la dame d’Halewyn voyant ces pauvres corps et cœur tombant en l’eau, manda qu’ils lui fussent apportés.

Considérant le corps navré sous le sein gauche et le cœur ôté, elle gagna peur craignant que Siewert son aîné, ne besognât ès malifices.

Et elle bouta derechef le cœur en la poitrine de la fillette et la fit très-bien ensevelir et chrétiennement et pourtraiter belle croix sus le drap du visage et par après mettre en terre et dire belle messe pour le repos de son âme.

IX.

Soudain bien marri et se jetant à genoux il dit : « Las ! le charme est-il débile ? J’ai chanté et elle n’est point venue à mon chant ! Que me mandez-vous de faire présentement, Seigneur prince des Pierres ? S’il me faut attendre la nuit, je le ferai. Lors assurément n’étant point par le soleil empêché, vous aurez pour me donner force et beauté, toute puissance, et vous ferez venir à moi la vierge nécessaire. »

Et il alla de nuit rôder aux alentours des chaumières et là chantant et regardant si nulle ne venait :

Il vit à la clairté de la lune bien brillante la fille de Claas, le pauvre fol, susnommé le Batteux de chiens, à cause qu’il daubait et frappait vilainement tous ceux qu’il rencontrait, disant que ces maudits chiens lui avaient robbé tout son poil, et le lui devaient rendre.

La dite fille soignait Claas très-bien, et ne se voulait marier, nonobstant qu’elle fut belle, disant : « Puisqu’il est fol, je ne le peux délaisser. »

Et chacun la voyant si brave, lui donnait aucun de son fromage, autre de ses fèves, autre langue de baleine et ainsi vivaient-ils à deux, sans faim.

Le Méchant demourant immobile lez la bordure du bois, la fille marcha vers la chanson droitement, et chut à genoux devant lui.

Il alla vers son château, elle le suivit et elle y entra, ne sonnant mot, avec lui.

Sus l’escalier, il rencontra son frère, lequel s’en revenait d’avoir chassé le sanglier et lui dit se gaussant :

« Le Mal bâti nous va-t-il faire un batard ? » Et à la fille : « Or çà, » ricassa-t-il, « donzelle te voilà doncques
Là chantant et regardant si nulle ne venait :
Il vit à la clairté de la lune bien brillante, la fille de Claes, le pauvre fol, susnommé le Batteux de chiens.
La fille marcha vers la chanson droitement.
bien enamourée de mon laid frère, que tu le suis ainsi sans mot dire ? Prends moi plutôt et ainsi auras-tu plaisir plus grand. »

Mais il, par rage, le frappa de son épieu au visage.

Puis le laissant, monta l’escalier jusques en sa chambre.

Là ayant fermé l’huis par crainte de son frère, devêtit la fille toute nue ainsi qu’il avait vu la pucelle en sa vision. Et la fille dit qu’elle avait froid.

Vîtement de la faucille d’or il lui ouvrit la poitrine sous le sein gauche.

Et cependant que la fille criait la mort, le cœur de lui-même vint sur la lame.

Et le Méchant vit le petit bonhommet devant lui, sortant des pierres du mur et qui ricassant lui disait :

« Cœur sur cœur, c’est force et beauté. Halewyn pendra la vierge au champ de potences. Et le corps y demourera jusques à l’heure de Dieu. » Puis rentra dans le mur.

Le sire posa le cœur sur sa poitrine et le sentit battre moult fortement et s’attacher à sa peau, et soudain sa taille courbée fut redressée ; et son bras prit telle force que l’essayant, il brisa un lourd banc de chêne, et se regardant en un verre à mirer, il se vit si beau qu’il ne se reconnut point.

Et il sentit en ses veines flamber feu de puissante jeunesse, et descendant en la grand’chambre, il y vit soupant ses père, mère, frère et sœur.

Nul d’eux ne le voulut reconnaître, sinon à la voix, laquelle n’était point changée.

Et la mère soi levant s’alla bouter tout contre lui pour le bien considérer.

Et il lui dit : « Femme, je suis ton vrai fils Siewert Halewyn, l’Invincible. »

Mais son frère, lequel il avait tantôt frappé au visage lui courant sus : « Damné soit, » dit-il. « l’Invincible. » et il le frappa de son couteau. Mais la lame se brisa comme verre sur le corps du Méchant, ce que voyant le puis né il le prit au corps, mais le Méchant l’en arracha comme il eut fait de chenille.

Lors le puis né rua sus lui, la tête en avant comme bélier, mais à peine eût-il touché le Sire de la tête qu’il chut sus le dos.

Et le père et la mère, le frère et la sœur churent à genoux et demandant pardon le supplièrent de les vouloir bien faire riches puisqu’il avait si grande force.

« Je le ferai. » dit-il.

X.

Au lendemain s’étant vêtu et armé de la faucille (il méprisait autres armes étant fort par charme) ; il prit le corps de la pucelle et l’alla pendre au Champ de potence.

Et chevauchant s’en fut en la ville de Gand.

Et les dames, damoiselles et bourgeoises pucelles le voyant passer sur son noir coursier s’entredisaient : « Quel est-ce beau chevalier chevauchant ? »

« C’est, » répondait-il moult fièrement, « Siewert Halewyn qui fut le Mal bâti. »

« La, la, » disaient les plus hardies : « Vous vous gaussez, seigneur, ou bien vous fûtes mué par fée. »

« Oui » disait-il, « mêmement eus-je avec elle compagnie charnelle, et autant en aurai-je de vous s’il me plaît. »

À ce propos, ne se courroucèrent du tout les dames et damoiselles.

Et il s’en fut chez un orfèvre Lombard lequel lui avait en aucunes fois prêté six vingt florins. Mais l’orfèvre ne le reconnut point.

Il lui dit qu’il était le Sire d’Halewyn.

« Ha, » dit l’orfèvre, « je vous supplie, messire, de me vouloir bien rendre les six vingt florins. »

Mais, il se gaussant de lui : « Mène-moi, » dit-il, « en la chambre où tu musses ton or. »

« Messire, » dit l’orfèvre, « point ne le ferai, ce nonobstant que je vous aie en grande estime. »

« Chien, » dit-il, « si tu ne m’obéis je l’occis et détranche incontinent. »

— « Ha ! » dit l’orfèvre, « ne vacarmez point céans, messire, car je ne suis ne serf ne manant mais bourgeois libre communément. Et si tant est que vous me veuillez ici parforcer, je me saurai revancher, je vous l’affye. »

Lors il le frappa et le bourgeois cria à l’aide.

Ce qu’ouyant, vinrent les apprentis au nombre de six et voyant le Méchant lui coururent sus.

Mais il les battit pareillement à l’orfèvre et leur manda de lui enseigner où était mussé l’or.

Ce qu’ils firent s’entredisant : « Celui ci est le diable. »

Et l’orfèvre plourant : « Seigneur, » dit il, « ne prenez point tout. »

— « J’en ferai à ma volonté, » dit le Méchant, et il remplit son escarcelle.

Et ainsi prit il à l’orfèvre plus de sept cents beaux bezans.

Puis le voyant qui ne cessait de se lamenter, il lui bailla de rechef force coups, lui disant de ne piauler si fort et qu’avant l’an fini il lui en rendrait le double.

XI.

Et le Méchant devint le baron le plus riche, puissant et craint de toute la comté.

Et blasphémant il se dit pareil à Dieu.

Et cuidant le vieil écu de Dirk et sa devise trop plus chétifs pour sa grandeur ;

Il manda de Bruges peintres en plate peinture, afin de lui façonner nouvel écu.

Les dits peintres selon son ordre mussèrent en un compon le vieux corbeau et sus champs d’argent et de sable pourtraitèrent cœur de gueules et faucille d’or avec cette devise : Nul ne peut contre moi.

Il fit de même pourtraiter le dit blason sus une grande bannière laquelle se voyait à la maîtresse tour du château. Et aussi au-dessus de la porte sculpté en pierre. Et sur sa targe laquelle il fit ouvrer plus grande afin que son orgueilleuse devise y parut davantage. Et sus ses armes vêtements et partout où il le pouvait mettre.

XII.

Or il advint qu’en ce temps là, monseigneur de Flandres fit clamer un tournoi.

Et avait mandé à tous ses seigneurs et barons de venir à Gand tournoyer.

Le Sire d’Halewyn y vint et fit planter sa targe.

Mais les seigneurs et barons considérant l’orgueilleuse devise et ampleur de la targe s’en tinrent grandement offensés.

Et chacun d’eux tournoya contre lui, et fut battu.

Là était présent fier chevalier d’Angleterre, lequel s’avança au milieu du champ, où se tenait droit et orgueilleux le Sire d’Halewyn :

— « Or ça, » dit-il, « messire de l’Invincible, il me déplait te voir là si aigrement campé et nous bouquant très tous. Veux-tu contre moi tournoyer. »

— « Oui, » dit le Sire.

— « Si je te vaincs, tu seras mon serf et t’emmenerai avecques moi en Cournouailles.

— « Oui, » dit le Sire.

— « Et te ferai graisser le sabot à mes chevaux et vider de fumier l’écurie ; puisse-tu là être invincible à labeur. »

— « Oui, » dit le Sire.

— « Et, si tu n’es invincible, l’invincible bâton te frottera invinciblement. »

— « Oui, » dit le Sire.

— « Mais si tu me vaincs, vois-ci ton lot :

« Tout l’habillement de mon cheval lequel est de fin fer de mailles : sa belle selle laquelle est de beau cœur de cormier, bien couverte en cuir, et sont les arconnières peintes fièrement de dix braves chevaliers s’entrebattant et de Notre Seigneur chassant le diable hors le corps d’un orgueilleux ; mon casque lequel est de fin fer battu et au-dessus est bel épervier d’argent suroré, à grandes ailes, lequel, non obstant ta devise pourra bien contre ton cœur saignant, ton ébrechée faucille et ton piteux corbeau ; vingt cent besans lesquels sont en l’hôtel de ton seigneur le noble comte de Flandres. Or ça, Messire de l’Invincible, cuides tu gagner invinciblement les vingt cent besans, le mien casque et l’habillement de mon cheval. »

— « Oui, » dit le Sire.

Puis, Monseigneur lui-même ayant donné le signal ils coururent l’un contre l’autre bien aprement.

Et fut le chevalier d’Angleterre vaincu comme tous.

Lors toutes les dames de clamer et plaudir s’écriant : « Gloire à Siewert Halewyn le preux, Siewert Halewyn le flamand, Siewert Halewyn l’invincible. »

Et il fut par elles s’en retournant en l’hotel de Monseigneur pour y dîner, festoyer, baisé, caressé et choyé assez.

Puis s’en retourna en son château avec les vingt cents besans et les armes du chevalier d’Angleterre.

Là ayant souné du cor, vint au-devant de lui sa mère : elle, le voyant si doré, fut ravie en grande joie et s’écria : « Il nous fait riches comme il a dit.

— « Oui, » dit le Sire.

Et elle chut à ses pieds et les baisa.

Ce que fit aussi le puiné fils disant : « Seigneur mon frère, tu nous tires de pauvreté, je te veux servir.

— « Ainsi dois-tu, » dit le Sire. Puis entrant en la salle : « Je veux souper, » dit-il. « Toi, femme, tu me bailleras le manger, et toi, homme, le boire. »

Et au lendemain et aux autres jours mangeant et buvant il fit faire office de privé servant à ses père, mère, frère et sœur, tour à tour.

Et, couvert de l’armement du chevalier d’Angleterre, s’en allait par les villes de Bruges, Lille et Gand, chevaucher et larrouner par tout.

Et de chacun voyage ramenait bon butin.

Et sentait le cœur, sans cesse, épandre en sa poitrine force vive et battre contre sa peau.

XIII.

Mais un matin qu’il mangeait en son château.

Cependant que ses père et sœur s’en étaient allés à Bruges acheter drap d’écarlate couleur de blé pour robes.

Et qu’il était servi par son frère et sa mère humblement.

Il devint soudain froid, tout-à-fait, car le cœur ne battait plus.

Portant la main à sa poitrine, il y toucha peau séchée.

Lors il sentit se retourner son visage, descendre ses épaules, se voûter son dos, et tout son corps s’amenuiser.

Regardant sa mère et son frère tour à tour, il les vit ricassant et ils s’entredisaient : « Voyez ci notre seigneur rentré en sa première laide peau et son premier laid visage.

— « Ha, Messire, » dit le frère, s’approchant hardi et parlant bien insolemment, « vous faut-il servir de cette clauwaert pour vous ranimer. Vous n’avez plus, ce crois-je, votre force ancienne. »

— « En veux-tu tâter ? » dit le Sire, et il le frappa du poing, mais il ne lui fit plus de mal que mouche.

Ce que voyant, le puis né s’enhardit et se séant tout contre le Sire sus le banc.

— « Messire, » dit-il, « vous avez du boudin assez, je crois, c’est mon tour de manger.

Et il lui prit le boudin hors l’écuelle.

— « Messire mon fils, » dit la mère, « vous me devriez bien servir, à moi, qui suis vieille, de cettuy vieux vin que pour vous seul gardez.

Et elle lui prit le gobelet hors la main.

— « Messire mon frère, » dit le puis né, « vous avez, je crois, trop de ce quartier de brebis aux chataîgnes sucrées, je le voudrais, ne vous déplaise. »

Et il mit le quartier de brebis devant lui.

— « Messire mon fils, » dit la mère, « vous avez, je crois, peu de goût pour cette belle patisserie à l’orge et au fromage, baillez m’en, s’il vous plaît. »

Et le Sire ébahi la lui bailla.

— « Messire mon frère, » dit le puîné, « il est longtemps jà que vous êtes là sis comme empereur, ne vous plairait-il vous dégourdir les jambes nous servant. »

Et le Sire soi levant les servit.

— « Messire mon fils, » dit la mère, « je vous vois présentement docile vous plairait-il me demander pardon de m’avoir fait si longtemps tenir debout comme privée servante, vous baillant à boire et à manger, moi votre mère. »

Et le Sire chut à ses pieds.

— « Messire mon frère, » dit le puîné, « te plairait-il choir à mes pieds pareillement et les baiser pour ce que jadis j’ai fait céans envers toi office de serf. »

— « Je ne veux, » dit le Sire.

— « Tu ne veux ? »

— « Je ne veux, » dit le Sire, et il démarcha d’un pas en arrière.

— « Viens ci, » dit le frère.

— « Je ne veux, » dit le Sire.

Lors le puis né lui courut sus, et, le jetant à terre bien aisément, il commença le dauber, frapper, meurtrir le visage de son éperon d’or, disant : « Revanche toi, Siewert Halewyn l’Invincible. Nul ne peut contre toi sauf moi. Tu nous as longtemps tenus comme serfs assujettis, maintenant je te tiens comme fromage et t’écrase sous le pied. Que ne fais-tu cabrioles comme chèvres ou ne t’envoles-tu comme oiseau, Siewert l’enchanté ? » et, s’enrageant à frapper, il tira son couteau, disant : « je te détranche si tu ne cries merci. »

— « Je ne veux, » dit le Sire.

Mais la mère ouyant ce, prit subitement, dans le feu, poignée de cendres ardentes et nonobstant leur chaleur, en emplit au puis né yeux et bouche, disant : « Tu n’occiras mon aîné, méchant cadet. »

Et cependant que le puîné ullait à cause de la grande douleur des cendres lesquelles l’aveuglaient, la dame lui ôta le couteau, et, comme il tournait et retournait sus lui-même bandant les bras, cherchant qui il frapperait et ullait bien menaceusement, la dame le fit cheoir, l’enferma en la chambre, et issit tirant son aîné après elle. Puis, nonobstant qu’elle fut par l’âge faiblie grandement, l’emporta en la tour sus ses épaules, ainsi que fait pastoureau de brebis (car il était hors de sens tout à fait), et là soigna et pansa son visage et sa poitrine, lesquels étaient écrasés et saignants, et, à la tombée de la nuit, s’en fut le laissant.

XIV.

Le Méchant étant seul et soulagé un tantinet soi leva, fut bien joyeux tâtant la faucille, à sa ceinture, ouvrit la porte, écouta s’il n’ouyait rien et si son frère n’était point là.

Et quand la nuit fut noire, descendit sus son séant l’escalier.

Car il était tant érené de coups et meurtrissures qu’il ne se pouvait du tout tenir debout, et ainsi il arriva jusques au pont qui n’était point encor levé et passa.

Et bien languissant il vint en la forêt.

Mais il ne put, étant trop faible, aller jusques aux chaumines, lesquelles étaient bien distantes de deux lieues vers le nord.

Lors se couchant sus les feuilles, il chanta.

Mais nulle pucelle ne vint, car la chanson ne pouvait de si loin être ouïe.

Et ainsi passa le premier jour.

La nuit étant venue, il tomba froide pluie, dont il prit les fièvres. Ce nonobstant il ne voulait retourner en son château par crainte de son frère. Frissant, claquetant des dents, et soi traînant vers le nord, il vit en une clairière belle fillette, haute en couleur, frisque accorte, pimpante, et chanta. Mais la fillette ne vint point.

Et ainsi passa le second jour.

À la nuit la pluie tomba de rechef et il ne sut du tout bouger tant il était raidi, et chanta, mais nulle vierge ne vint. À l’aube, la pluie ne cessant point et il étant couché sus les feuilles, un loup survint et le flaira, cuidant que ce fut quelque mort, mais il le voyant s’écria bien épouvantablement et le loup s’en fut. Puis il prit faim mais ne trouva rien à manger. À vêpres il chanta derechef mais nulle pucelle ne vint.

Et ainsi passa le tiers jour.

Vers la minuit le ciel prit clairté et le vent souffla chaud. Et il, quoique souffrant grandement de faim, soif et fatigue, ne s’osa endormir. Au matin du quatrième jour, il avisa comme fille bourgeoise venant vers lui. La fille voulut s’enfuir le voyant, mais il s’écria bien fort : « À l’aide, je suis de faim et fièvres navré. » Lors la fille approcha et lui dit : « J’ai faim pareillement

« Es-tu, » dit-il, « pucelle ? » « Ha, » dit-elle, « il m’a fallu de Bruges m’ensauver, car l’ecclésiastique m’y veut brûler pource que j’ai au col tache brune et grande comme pois, venant, » dit-il, « de ce j’ai eu commerce charnel avec le diable. Mais je ne vis oncques le diable et ne sais comme il est. »

Il, sans l’écouter, s’enquit derechef si elle était pucelle, et la fillette ne sonnant mot, il chanta sa chanson.

Mais elle ne bougea du tout, lui disant seulement : « Vous avez bien douce et forte voix pour homme enfiévré et affamé si amèrement. »

Lors il lui dit : « Je suis le Sire Siewert Halewyn. Va t’en en mon château demander la dame ma mère, et sans parler à autre que ce soit, dis lui que le sien fils endure en la forêt faim, fièvres et fatigue et trespassera tantôt si on ne lui vient ne aide. »

La fillette s’en fut, mais passant le bois elle vit au Champ de potences le corps pendu de la vierge et courut par peur, bien loin. Passant sus la seigneurie du vieux sire Roel, elle demanda à manger et à boire, en une chaumine de manants. Et là, narra comment elle avait trouvé le sire d’Halewyn se mourant par faim. Mais il lui fut répondu que le dit Sire étant plus méchant et cruel que diable il le fallait laisser manger des loups et autres forestiers.

Et le Méchant demoura couché en grande attente et rage de faim.

Et ainsi passa le quatrième jour.

À l’aube du cinquième, ne voyant point revenir la fillette, il pensa qu’elle avait été prise par l’ecclésiastique et ramenée à Bruges à fin d’y être brûlée.

Tout à fait écœuré et froidi, il se dit : « Je vais tantôt mourir. »

Et soi couchant sur le dos, il maudit le Prince des pierres.

Ce nonobstant, à vêpres il chanta.

Et il était pour lors au bord du chemin.

Et il vit venir à lui fillette, laquelle chut à genoux devant lui.

Et il lui fit ce qu’il avait fait aux autres.

Puis soi leva plein de verte force, vigueur et beauté, et, le cœur posé sus son cœur, il s’en fut au Champ de potences, portant le corps, et là le pendit à côté de la première vierge.
À vêpres il chanta. Et il était pour lors au bord du chemin. Et il vit venir à lui fillette, laquelle chut à genoux devant lui, et il lui fit ce qu’il avait fait aux autres

XV.

Et le Sire d’Halewyn devint grandement puissant et redouté et tua jusques quinze vierges lesquelles il pendit toutes au Champ de potences.

Et il menait joyeuse vie, sans cesse mangeant, buvant et festinant.

Chacune dame qui s’était de lui gaussée en son temps de faiblesse et laideur était en son château venue.

Le Méchant, en ayant usé, la chassait comme chien, soi revanchant ainsi vilainement.

Et de Lille, Gand et Bruges lui venaient les filles de joie les plus belles, portant au bras leur enseigne, et elles servaient à son plaisir et à celui de ses amis, emmi lesquels les plus méchants étaient Diederich Patre-Nôtre, ainsi nommé de ce qu’il hantait volontiers les églises ; Nellin le Loup, lequel ès batailles ne s’attaquait autrement qu’à ceux qui étaient chus, ainsi que font loups ; et Baudouin Sans Oreille, lequel en son tribunal criait toujours : « À mort, à mort ! » sans prétendre ouïr défense aucune.

Ensemble avec les belles filles de joie, les dits seigneurs menaient noces et festins sans cesse, robbaient tout aux pauvres manants, blé, fromage, poules, coqs, bœufs, veaux et pourceaux.

Puis, ayant bauffré outre l’ordinaire suffisance, jetaient à manger à leurs chiens les bonnes viandes et les fins gâteaux ;

Donnaient à étrangler et mettre en pièces aux éperviers, faucons et laniers, les poules, coqs et pigeons ; Fesaient baigner de vin les pieds de leurs chevaux.

Souventefois jusques à la minuit, voire même au coq chantant, battaient tambours, chifflaient scalmeyn, chantaient violes, sonnaient trompettes, ronflaient cornemuses, pour leur ébattement.

XVI.

Cependant ès chaumines des manants étaient pleurs, faim et misère grande.

Et la quinzième vierge ayant été prise sus la terre d’Halewyn,

Les mères prièrent Dieu de les faire stériles ou qu’elles procréassent mâles uniquement.

Et les pères grondaient, et s’entredisaient bassement : N’est-ce point pitié de voir ainsi se perdre ès mort et déshonneur ces douces et claires fleurs de jeunesse !

Et aucuns dirent : « Allons nous en en la bonne ville de Gand nuitamment, emmenant toutes nos filles pucelles et là narrons le fait aux bourgeois, implourant leur benoîte protection sus elles et les laissant en la dite ville s’ils nous en octroyent permission. Et ainsi ne seront elles par notre seigneur tuées. »

Tout manant connaissant cettuy dessein le jugea bon ; et un chacun qui avait fille pucelle s’en fut à Gand, et là narra le fait à la commune et les bons hommes leur baillèrent protection. Et ils voulurent bien nourrir en leur ville les dites filles.

Ainsi plus aises s’en retournèrent les manants en la seigneurie du Méchant.

XVII.

Entretandis advint âpre hiver, aigre froid et furieux autan.

Et le cœur de la quinzième vierge ne battit plus tant fortement sus la poitrine du Sire d’Halewyn.

Et il chanta, mais nulle ne vint. Ce dont il fut bien triste et fâché.

Mais, considérant qu’il était, au château du sire de Heurne, deux fillettes réputées pucelles par le pays,

Et que le dit château n’était tant plus distant de sa seigneurie que de la cinquième part d’une lieue,

Et qu’ainsi les deux fillettes, le pourraient ouïr et viendraient à lui,

Il s’alla à chacune nuit bouter sus la limite de sa terre, et là chanta vers le dit château, non obstant l’aigre froid, et la neige commençant choir abondamment.

XVIII.

Cependant que vaguait le Méchant, le sire Roel de Heurne et la dame Gonde, son épouse, bien vêtus et ayant à leurs robes peaux de fauves, lesquelles donnent grande chaleur au corps, séaient tous deux sus leurs coffres bien coîment vis à vis le bon feu de chêne, ensemble devisant, ainsi que font vieilles gens voulentiers

Mais, c’était la dame Gonde, qui le plus parlait étant femme,

Et elle disait :

— « Mon vieil homme, oyez-vous l’autan souffler en la forêt fureusement ? »

— « Oui, » répondait le sire Roel.

Et la dame disait :

— « Dieu nous a grandement favorisés de nous bailler, par ce grand froid, si beau château bien couvert, si bons vêtements et si clair feu. »

— « Oui, » répondait le sire.

— « Mais bien plus encore, » disait la dame, « il nous a montré sa divine grâce en nous baillant si bons et braves enfants. »

— « De fait, » répondait le sire.

« Car, » disait la dame, « nul ne peut voir jeune homme plus vaillant, brave, fier et portant bien notre nom, que ne l’est Toon, notre fils. »

— « Oui, » disait le sire, « il m’a sauvé de mort en la bataille. »

— « Mais il, » disait la dame, « est en ce défectueux, qu’il est de paroles tant chichard, qu’à peine connaissons-nous la couleur de sa voix. Et bien l’a-t-on susnommé le Taiseux. »

— « Mieux vaut à mâle, » dit le Sire, « forte épée que bonne langue. »

— « Je vous vois céans, messire, » dit la dame, « encavé bien avant en vos réflexions, car tristesse et gravité sont deux lots de vieillesse, mais je sais bien fillette qui vous dériderait le front et vous ferait vous éclaffer de rire. »

— « Possible est, » dit le Sire.

— « Oui, » dit la dame, « possible est assurément, car que vienne à vous, en cette chambre, Magtelt notre fille, je verrai bien mon mari et seigneur être joyeux. »

Ce qu’ouyant, le Sire hocha la tête sous riant un petit.

— « Oui, oui, » dit la dame, « car si Magtelt rit, mon vieux Roel rit ; si Magtelt chante, muse mon vieux Roel et dodeline de la tête joyeusement, et si elle trotte céans, il la suit des yeux riant à chaque pas de sa mignonne. »

— « De fait, Gonde, » dit le Sire.

— « Oui, oui, » dit la dame, « car quelle est ici la joie et santé ? Ce n’est moi qui suis vieille et perds mes dents par morceaux ; ne toi davantage, mon compère en antiquaille, ne le Taiseux davantage, ne Anne-Mie la privée servante, qui non obstant qu’elle est bien douce et saine en son corps, est moult trop paisible en ses façons et ne rit que si on la fait rire. Mais celle qui nous fait vieillesse heureuse, celle qui est le rossignol céans, celle qui toujours court et vole, vient et revient, passe et repasse, chante et rechante, joyeuse comme un carillon de Noël : c’est notre bonne fille.

— « Ainsi est il », dit le Sire.

— « Ha, » dit encore la dame, « ce nous est heur bien grand avoir telle enfant, ayant jà tous deux les pieds froids sans cesse. Car sans elle pourrions nous passer le temps en tristesse, et de nos vieux pieds le froid monterait au cœur et ainsi serions-nous portés en terre plus vitement.

— « Oui, femme, » dit le Sire.

— « Ha ! » dit la dame, « toute autre damoiselle voudrait avoir servants d’amour, aller en la cour de Monseigneur et là prendre mari. Mais la mignonne pucelle n’y songe du tout, car elle n’aime céans que nous et celle qui la suit sans cesse et est comme sa sœur, Anne-Mie la privée servante, mais c’est pour la tabuster un petit et ainsi l’aider à rire. »

— « De fait, » dit le Sire.

— « Oui, oui, » dit la dame, « et chacun l’aime, admire et respecte ; pages, écuyers, varlets, gens d’armes, privés servants, serfs et manants, tant elle est brave, joyeuse ; tant elle a brave et chaste contenance. Il n’est point jusqu’à Schimmel, le beau coursier qui ne la suive ainsi que chien. Ha ! la voyant venir il hennit de grand aise ; aussi est-elle unique à lui porter orge et avoine ; d’autres il n’en veut brin. Elle le traite comme homme et souventefois lui bailla grande pinte de clauwaert, laquelle il huma très-bien. Elle se fait de lui entendre par parole, mais il ne faut point qu’elle soit aigre, sinon il semble plourer et la regarde tant tristement qu’elle n’y peut résister et lors elle l’appelle disant : « Beau Schimmel, brave Schimmel, » et autres flattants propos ; ce qu’ouyant, le gentil pommelé se lève soudain et vient à elle, tout près, pour se mieux faire flatter. Il ne souffre point sus le dos autre qu’elle, et la portant, plus fier il est que Monseigneur de Flandre, en tête de ses bons barons et chevaliers. Ainsi a-t-elle sus un chacun, commandement, par joie, bonté et douceur.

— « Oui, » dit le Sire.

— « Ha, » dit la dame, « que le Dieu Très-Bon garde notre mignonne, et que toujours à nos vieilles oreilles nous oyions chanter ce rossignol jeunet.

— « Amen, » dit le Sire.

XIX.

Cependant que devisaient le Sire Roel et la dame Gonde,

La neige était en grande abondance tombée,

Et avait amplement couvert Magtelt et Anne-Mie, lesquelles s’en revenaient d’avoir été porter pierre d’aigle à la femme de Josse, pour qu’elle se la liât à la cuisse gauche et ainsi se soulageât en son proche accouchement.

Et les fillettes entrèrent en la grand’chambre auprès de Roel le Preux et de sa bonne femme,

Magtelt, s’approchant de son père, s’agenouilla pour le saluer,

Et le Sire, l’ayant relevée, la baisa au front.

Mais Anne-Mie demoura en un coin humblement ainsi qu’il convenait à privée servante.

Et il faisait bon voir les deux fillettes couvertes de neige entièrement.

— « Jésus-Maria, » dit la dame Gonde, « voyez-ci les deux folles, qu’ont-elles fait pour être ainsi tout de neige habillées. Au feu vîtement, fillettes ; au feu, et séchez-vous.

— « Silence, femme, » dit le Sire, « vous allanguissez les jeunesses. En mon jeune temps, j’allais par froid, neige, grêle, tonnerre, tempête bravement. Ainsi fais-je encore quand besoin est, et veux-je que Magtelt fasse de même. Merci Dieu ! ce n’est point à feu de bois que se doit réchauffer notre fille, mais à feu de nature lequel flambe ardent ès corps des enfants du vieux Roel. »

Mais Magtelt, le voyant prêt à entrer en colère, s’alla agenouiller à ses pieds :

— « Seigneur père, » dit-elle, « nous n’avons froid du tout, car tant nous avons sauté, dansé et follié nous entre-daubant et frappant que nous avons fait de l’hiver printemps, et aussi nous avons chanté chansons jolies lesquelles je vous supplie me bailler permission de vous dire.

— « Je le veux, mignonne, » dit le Sire ; et Magtelt lui chanta le lied de Roeland de Heurne le Lion qui s’en revient de la terre sainte et en ramène belle épée, et aussi la chanson des Quatre Sorcières où l’on peut ouïr miaulement de chats, bêlement de bouc et le bruit qu’il fait ouvrant sa queue en temps de pluie.

Et le Sire oublia sa grande colère.

Magtelt ayant cessé, il fit servir le souper et allumer la croix, laquelle jeta soudain belle lumière à cause des quatre lampes flambant au bout de chacun bras.

Et il fit seoir sa fille à son côté.

Anne-Mie, par faveur, se vint de même seoir à la table, à côté de la dame qui disait : Voisinage de jeunes, réchauffe vieilles gens.

Et il leur fut, à ce soir là, servi beau pain blanc, bœuf salé et fumé en la cheminée à belle fumée de pommes de pin ; saucisson de Gand, lequel on disait avoir été inventé par Boudwin le Goulu, bâtard de Flandre ; langue de baleine et vieille clauwaert.

Le souper parachevé et dite la prière, Magtelt et Anne-Mie s’en furent coucher, en la même chambre, car Magtelt aimait Anne-mie comme sœur et la voulait sans cesse près d’elle.

XX.

Magtelt tôt riant, chantant et folliant, se dormit.

Mais Anne-Mie, ayant froid un petit, ne put prendre sommeil.

Et le Méchant se vint mettre sus la dernière limite de sa terre,

Là sa voix sonna claire, douce et mélodieuse.

Et Anne-Mie l’ouït, et sans songer du tout qu’elle fust peu vêtue, elle issit hors le château par la poterne.

Quand elle fut hors, la neige lui agaça le visage, la poitrine et les épaules bien aigrement.

Et elle se voulut couvrir contre cettuy aigre froid et cette méchante neige, mais elle ne le put, s’étant pour dormir à l’aise dévêtue.

Allant vers la chanson, elle transpassa sus ses pieds nus le fossé, duquel l’eau était gelée.

Et cuidant monter sus le bord, lequel était haut et bien glissant, tomba ;

Et elle se fit au genou grande blessure.

S’étant amassée, elle entra en la forêt, navrant aux pierres ses pieds nus et aux branches des arbres son corps transi.

Mais elle cheminait sans plainte.

Quand elle fut près du Méchant, elle chut à genoux devant lui.

Et il lui fit ce qu’il avait fait aux autres.

Et Anne-Mie fut la seizième vierge pendue au Champ de potences.

XXI.

Au lendemain Magtelt étant ainsi qu’à chaque matin la première éveillée, fit sa prière à Monseigneur Jésus et à Madame sainte Magtelt, sa bénoîte patronne

Les ayant implourés bien dévotement pour le Sire Roel, la dame Gonde, le Taiseux et tout le domestique, et aussi pour Anne-Mie, elle regarda le lit d’icelle dont voyant demi clos les rideaux elle cuida que sa compagne dormait encore ; adoncques, vêtant sa belle robe, elle disait allant par la chambre ou soi regardant dans le verre à mirer :

« Or çà, Anne-Mie, réveille-toi ! Réveille-toi, Anne-Mie ! À qui dort tard vient tard la pâture. Les passereaux sont éveillés et les poules aussi et jà elles ont pondu. Réveille-toi, Anne-Mie. Schimmel hennit en l’écurie et le clair soleil luit sus la neige ; mon seigneur père gronde les privés servants, et ma dame mère prie pour eux. Sens tu point la friande odeur des fèves et du beau bœuf cuit aux épices ? moi je la sens, et j’en ai grande faim ; réveille-toi, Anne-Mie. » Mais la fillette ne put tenir sa patience plus longtemps et ouvrit les rideaux tout à fait.

Ne trouvant point Anne-Mie : « , » dit-elle. « voyez la malicieuse, elle est sans moi descendue, et sans moi mange bœuf et fèves. »

Et toute courante descendit l’escalier, et entra en la grande chambre où, voyant le Sire son père, elle se mit à genoux et lui demanda de la bénir, et elle fit de même à la dame Gonde.

Mais la dame lui dit : « Où est Anne-Mie ? »

— « Je ne sais, » dit Magtelt, « elle se gausse de nous sans doute, et se cache en quelques coin. »

— « Telle n’est, » dit le Sire Roel, « la coutume d’Anne-Mie, car si quelqu’un céans se gausse des autres, ce n’est point elle, mais toi, mignonne.

— « Seigneur père, » dit Magtelt, « vous m’allez faire inquiète parlant ainsi. »

— « Adoncques, » dit le Sire, « va querir Anne-Mie ; pour ce qui est de nous, commère, mangeons ; nos vieux stomachs ne peuvent aussi bien que ces jeunes attendre longuement le nourrissement. »

— « Ha, » dit la dame, « je ne saurais manger. Va, Magtelt, et nous ramène Anne-Mie. »

Mais le Sire se servit une grande platelée de belles fèves et de beau bœuf, et mangeant disait que rien n’est comme femme facilement inquiet, hors de sens, angoisseux, troublé, et ce pour moins que rien.

Ce non obstant il était inquiet un petit, et souventefois regardant la porte disait que la fillette malicieuse s’y montrerait subitement.

Mais Magtelt ayant couru par tout le château revint et dit : « Je n’ai point trouvé Anne-Mie. »

XXII.

Et Magtelt eut grosse peine sus le cœur et ploura, et soi lamenta s’écriant : « Anne-Mie, où es-tu ? Je te veux ravoir. » Et tombant sus ses genoux vis à vis du sire Roel, elle dit : « Monseigneur père, vous plaît il envoyer soudards en bon nombre, afin qu’ils s’enquièrent d’Anne-Mie ? »

— « Je le veux, » dit-il.

Les soudards s’en furent, mais n’osèrent chevaucher sus la terre d’Halewyn par peur du charme.

Et au retour, ils dirent : « Nous ne savons rien d’Anne-Mie. »

Et Magtelt s’alla mettre en lit et pria le Dieu Très Bon de lui rendre sa douce compagne.

Au second jour, elle s’alla seoir près du vitrail fenestré, et sans cesse ni repos considéra la campagne et la neige tombant, et regarda si Anne-Mie ne venait point.

Mais Anne-Mie ne pouvait venir.

Et au tiers jour la peau lui saigna contre les yeux par force de plourer. Et la neige ne tombant plus, le ciel se fit clair et le soleil y luit et la terre fut gelée.

Et à tous jours à la même place s’allait seoir la dolente Magtelt considérant la campagne, songeant à Anne-Mie et ne disant mot.

Le sire Roel la voyant si marrie, envoya querir à Bruges drap d’écarlate azur, afin quelle s’en fit robe, et bel or de Chypre pour la bordure et beaux boutons d’or bien ouvrés.

Magtelt besogna bien, faisant la dite robe, mais ne s’égaya du tout, considérant son prochain bel accoutrement.

Et ainsi passa la semaine, et à tous jours Magtelt besognait et ne disait mot et ne chantait du tout et plourait souventefois.

Au cinquième jour, la robe étant parachevée et bien bordée du bel or de Chypre, et ornée des beaux boutons, la dame Gonde dit à Magtelt de la vêtir et lui montra sa magnifique contenance en un grand verre à mirer ; mais Magtelt se voyant si belle ne rit du tout, car elle songeait à Anne-Mie.

Et la dame, considérant combien elle était fâchée et silencieuse, plourait aussi, disant : « Depuis que ne chante plus notre Magtelt, j’ai plus grand froid d’hiver et de vieillesse. »

Et le sire ne se plaignait point, mais il était maussade et rêveur et buvait clauwaert tout le jour.

Et aucunes fois entrant en grande colère il mandait à Magtelt de chanter et d’être joyeuse.

Et la fillette chantait gais lieds au vieil homme, lequel alors entrait en joie et Gonde pareillement.

Et pour lors ils étaient tous deux devant le feu, dodelinant de la tête.

Et ils disaient : « Le rossignol est céans revenu et sa musique fait couler feu de soleil printanier en nos vieux os. »

Et Magtelt, ayant chanté, s’allait en quelque coin cacher pour plourer Anne-Mie.

XXIII.

Au huitième jour, le Taiseux s’en fut chasser au loup.

Poursuivant l’animal, il courut sus la terre d’Halewyn.

Et à vêpres, la dame Gonde issant hors la grande chambre pour aller en cuisine ordonner le souper, et ouvrant la porte, vit Toon passant devant elle. Il ne semblait vouloir entrer, et portait la tête bassement comme homme honteux.

La dame, allant à lui, dit : « Mon fils, pourquoi n’allez-vous céans, donner le bon soir au Sire votre père ? »

Le Taiseux, sans répondre, entra en la chambre et, marmonnant paroles brèves et colères pour saluer le Sire, s’alla seoir au coin le plus obscur de la chambre.

Et la dame dit au Sire : « Notre fils est fâché, ce crois-je, car il se va seoir loin de nous à l’ombre, encontre sa coutume. »

Le Sire dit au Taiseux : « Fils, viens à la lumière, afin que je voie ton visage. »

Il ayant obéi, le Sire, la Dame et la dolente Magtelt le virent saignant de la tête et du col, baissant les yeux et ne les osant considérer.

La dame s’écria par peur, considérant le sang, et Magtelt vint à lui, et le Sire dit : « Quel a baillé à mon fils la honte en sa contenance, la tristesse en l’âme et les blessures au corps ? »

Le Taiseux répondit : « Siewert Halewyn. »

« Pourquoi, » dit le Sire, « mon fils fut-il présomptueux assez que de s’attaquer à l’Invincible ? »

Le Taiseux répondit : « Anne-Mie pendue au champ de potences de Siewert Halewyn. »

— « Las, » dit le Sire, « pendue notre pauvre servante ! tristesse et honte sur nous ! »

— « Seigneur Dieu, » dit la dame, « vous nous frappez bien durement. » Et elle ploura.

Mais Magtelt ne put ne parler ne plourer, par la trop grande force du saisissement de douleur.

Et elle regarda son frère fixement, et son visage se cavant blémit, et saignèrent contre ses yeux les blessures de ses larmes, et tout son corps tressauta à grandes secousses.

Cependant le Taiseux s’était sis plourant sourdement comme lion navré.

— « Ha, » disait le Sire soi cachant le visage, « voyez ci le premier mâle plourant en la maison des de Heurne. Honte sur nous, sans revanche, car il a charme. »

Et le Taiseux boutait ses doigts en la blessure de son col épandant ainsi le sang ; mais il n’en sentait du tout la douleur.

— « Toon, » dit la dame, « ne souillez point ainsi votre blessure de vos doigts, car vous l’allez empoisonner, mon fils. »

Mais le Taiseux ne semblait l’entendre.

— « Toon, » dit la dame, « ne le faites, je, votre mère, l’ordonne. Laissez moi laver tout ce sang et vêtir de baume ces laides plaies. »

Cependant qu’elle s’empêchait à préparer le baume et à tiédir l’eau en un bassin à laver mains, Toon ne cessait de gémir, sanglotter et s’arracher les cheveux.

Et le Sire Roel, le regardant, disait : « Quand mâle ploure, c’est sang et honte, honte sans revanche. Il a charme. Ah ! présomptueux, t’était-il donc bien besoin d’aller en son château querir l’Invincible ? »

— « Las, Messire, » dit la dame, « ne soyez tant aigre au Taiseux, car il montra beau courage, voulant sus le Méchant revancher Anne-Mie. »

— « Oui, » dit le Sire, « beau courage qui nous mène honte céans. »

— « Narre, » dit la dame, « narre, Toon, le fait à ton père, pour lui bien montrer que tu es son digne fils demouré. »

— « Je le veux, » dit le Sire.

— « Seigneur père, » dit le Taiseux gémissant et parlant par sauts : « Anne-Mie pendue. Siewert Halewyn près des potences. Il riait. Je lui saillis sus, de mon épieu besognant en croix sus son ventre, pour vaincre le charme ; invincible. Il riait, disant : « Je prendrai Magtelt. » Je le frappai du couteau, la lame n’entra. Il riait, disant : « Je n’aime point chatouillement, ôte-toi. » Je ne m’ôtai. Je frappai de l’épieu et couteau ensemble, vainement. Il riait. Il dit derechef : « Ôte-toi. » Je ne pouvais. Lors, il me frappa de la lance de son épieu au col et à la poitrine, et du manche sus le dos, comme manant. Il riait. Je perds sens par force de coups. Battu comme manant, seigneur père, je ne pouvais autrement. »

Le Sire, ayant oui Toon parler, fut moinse ourroucé, entendant comme il n’avait été présomptueux, considérant aussi sa grande douleur et ses amers gémissements et sa grande honte.

Prêt le baume et tiédie l’eau, la dame Gonde s’appliqua à vêtir les blessures du Taiseux et notamment celle de son col qui était grande.

Mais Magtelt ne ploura goutte et tôt elle s’en fut pour dormir, non sans avoir été bénie du sire son père et de la dame sa mère.

À trois restèrent longtemps ensemble devant le feu, le père, la mère et le fils ne sonnant mot, car le Taiseux, gémissant, ne pouvait porter sa défaite, et la dame plourait et priait ; et le Sire, honteux et triste, soi cachait le visage.

XXIV.

Magtelt, davant que de se mettre en lit, pria mais non hautement.

Et son visage était âpre et colère.

Et s’étant dévêtue elle se mit en lit, fouillant aucunes fois sa poitrine de ses ongles, comme gênée d’étouffement.

Et son souffle sonnait comme expiration d’agonisant.

Car elle était triste et marrie amèrement.

Mais elle ne plourait point.

Et elle ouït le grand vent, précurseur de neige, grondant et s’enlevant par-dessus la forêt comme eau qui monte au temps des grandes pluies.

Et il jetait contre les vitraux fenestrés, feuilles et ramules sèches, lesquelles y frappaient comme ongles de doigts de trépassés.

Et il huait et sifflait en la cheminée bien tristement.

Et la vierge dolente vit, en son esprit, Anne-Mie pendue au champ de potences et son pauvre corps becqueté des corbeaux, et elle pensa à l’honneur taché de son vaillant frère, et aussi aux quinze pauvres vierges navrées par le Méchant ;

Mais elle ne ploura point.

Car en sa poitrine était douleur asséchante, poignante angoisse et amère soif de revanche.

Et elle s’enquit bien humblement à Notre Dame la Vierge s’il lui convenait laisser longtemps le Méchant tuer les vierges au pays de Flandres.

Et au coq chantant, elle descendit du lit, et clairs étaient ses yeux, fière sa contenance, droite sa tête, et elle dit : « J’irai à Halewyn. »

Et soi jetant à genoux, elle pria le Dieu Très-Fort de lui bailler courage et force pour la revanche d’Anne-Mie, du Taiseux et des quinze vierges.

XXV.

Au jour levé, elle s’en fut au sire Roel, lequel était encore en lit, à cause du froid.

La voyant entrer et cheoir à genoux devant lui, il dit :

« Que me veux-tu, mignonne ? »

— « Seigneur père, » dit-elle, « puis je aller à Halewyn ? »

Ce qu’ouyant, il fat bien effrayé et vit que Magtelt, ne pouvant ôter son cœur d’Anne-Mie, la prétendait revancher. Et il lui dit avec amour et colère :

« Non, ma fille, non, toi pas ; qui s’en va là ne revient pas ! »

Ce non obstant l’ouyant issir hors la chambre, il ne cuida du tout qu’elle lui pût manquer d’obéissance.

Et Magtelt s’en fut vers la dame Gonde, laquelle priait en la chapelle pour le repos de l’âme d’Anne-Mie ; et elle tira à sa mère la robe, pour se montrer présente.

La dame ayant tourné la tête, Magtelt chut à genoux devant elle :

« Mère, » dit-elle, « puis je aller à Halewyn ? »

Mais la dame : « Oh ! non, ma fille, non, toi pas ; qui s’en va là ne revient pas. »

Elle, ce disant, ouvrant les bras, laissa choir sa pomme d’or à chauffer mains, si bien que toute la braise ardente s’épandit sur le solier. Puis, se prenant à gémir, plourer, trembler et claqueter des dents, elle embrassait la fillette bien étroitememt et ne la voulait point laisser aller.

Mais elle ne cuida du tout qu’elle lui pût manquer d’obéissance.

Et Magtelt s’en fut à Toon, lequel malgré ses blessures était déjà issu du lit et sis sur son coffre se chauffait au premier feu.

« Frère, » dit-elle, « puis je aller à Halewyn ? »

Ce disant, elle se tenait bien assurée devant lui.

Le Taiseux leva la tête et bien sévèrement la regarda, attendant qu’elle parlât davantage.

« Frère, » dit-elle, « Siewert Halewyn nous a tué cette douce servante que j’aimais ; et de même il a fait à quinze autres pitoyables vierges, lesquelles pendent au champ de potences bien honteusement ; il est pour le pays plus cruel vastateur que peste, mort et guerre ; et ès toutes chaumines, de son fait sont pleurs et grand deuil ; frère, je le veux tuer. »

Mais le Taiseux considérait Magtelt et ne répondait mot.

« Frère, » dit-elle, « il ne me faut refuser, car mon cœur tire à lui. Ne vois-tu assez comme je suis céans triste et marrie, et comme je mourra à douleur ne faisant point ce que je dois. Mais y étant allée, je reviendrai joyeuse et chantant comme davant. »

Mais le Taiseux ne sonnait mot.

« Ha, » dit-elle, « as-tu crainte pour mot, considérant combien de bons chevaliers l’assallirent et furent par lui vaincus terriblement, voire même toi, mon vaillant frère qui encore portes de ses marques ? Je n’ignore point qu’il est écrit sur sa targe : « Nul ne peut contre moi. » Ains ce que tous n’ont pu, une le pourra. Il marche confiant en sa force, plus magnifique qu’olifant et plus fier que lion, se cuidant invincible, mais quand la bête va d’assurance plus à l’aise besogne le chasseur. Frère, puis je aller à Halewyn ? »

Cependant que Magtelt en était là de son propos, chut soudain, du mur où elle était accrochée, belle épée bien affilée, aiguë et de large lame près la garde. La poignée en était de beau cèdre du Liban bien ornée de croisettes d’or, et on tenait, au château, la dite épée pour merveilleusement sainte et bonne à cause qu’elle avait été ramenée de la croisade par Roeland de Heurne, Le Lion. Et nul ne s’en osait servir.

Tombant l’épée, elle s’alla coucher lez les pieds de Magtelt.

— « Frère, » dit Magtelt se signant, « la bonne épée du Lion est chue à mes pieds ; c’est le Dieu Très-Fort qui montre en ce sa volonté : il lui faut obéir, frère, me laissant aller à Halewyn. »

Et le Taiseux, se signant pareillement, à Magtelt répondit :

« Ce m’est tout un où tu vas, si tu gardes ton honneur et portes droite ta couronne. »

— « Ha ! » dit Magtelt, « frère ! merci à toi. » Et la noble vierge tressauta de tout son corps bien fortement, et elle qui n’avait plouré goutte connaissant morte Anne-Mie et l’honneur du Taiseux taché, ploura larmes bien abondantes, lesquelles fondirent son aigre colère, et s’éclatant en sanglots par joie excessive, elle dit encore : « Frère, frère, c’est l’heure de Dieu ! Je vais à la revanche ! »

Et elle prit la bonne épée.

Le Taiseux, la voyant si brave, se leva droit, et lui mettant la main sus l’épaule : « Va, » dit-il.

Et elle s’en fut.

XXVI.

Étant en sa chambre, elle se vêtit de ses plus beaux atours bien vitement.

Que mit la belle vierge sus son beau corps ? Chemise plus fine que soie.

Et couvrant la fine chemise ?

Robe de bel écarlate pers des Flandres, sur laquelle étaient ouvrées les armes des de Heurne merveilleusement, et les bords près du col et des pieds étaient bien brodés d’or de Chypre.

De quoi la belle vierge ceignit-elle sa taille menue ?

De ceinture de cuir de lion, harnachée d’or.

Que mit la belle vierge sus ses belles épaules ?

Son grand keirle, lequel était d’écarlate cramoisi ourlé d’or de Chypre, et il la couvrait tout entière, car c’était ample manteau.

Que mit la belle vierge sus sa tête fière ?

Belle couronne de plattes d’or, d’où s’épandaient tresses de blonds cheveux aussi longs qu’elle-même.

Que tint la belle vierge en sa main mignonne ?

L’épée sainte et bonne venue de la croisade.

Ainsi vêtue, elle s’en fut en l’écurie, et para Schimmel, le bon coursier, de sa selle des bonnes fêtes, c’est dire la belle sambue de cuir peint de diverses couleurs et ouvré d’or bien finement.

Et ils s’en furent à deux, à travers la neige qui tombait bien épaisse.

XXVII.

Ainsi que s’en allait Magtelt vers Halewyn, et étant jà passée la première heure, la dame Gonde interrogea le sire Roel : « Monsieur, » dit-elle, « ne savez-vous où est notre fille ? »

Le Sire dit qu’il ne le savait ; et parlant au Taiseux : « Fils, » dit-il, « ne sais-tu où est ta sœur ? »

Le Taiseux répondit coîment : « Magtelt est brave fillette : bien mène Dieu ceux qu’il mène.

— Monsieur, » dit la dame, « ne vous mettez en peine l’interrogeant, car il a, tantôt parlant, usé sa langue. »

Mais le sire dit à Toon : « Fils, ne sais-tu où est notre fille ? »

« Magtelt, » répondit-il, « est belle vierge, et droite elle porte sa couronne. »

« Ha ! » s’exclama la dame, « je suis bien angoisseuse ; où doncques est-elle ? »

Et la dame s’en fut fouiller le château tout à fait.

Mais revenant elle dit au Sire : « Las, elle n’est point céans, elle a méprisé notre commandement et s’en est allée à Halewyn.

— « Femme, » dit Roel, « cela ne se peut, les enfants en ce pays eurent tous jours à leurs parents obéissance.

— Toon, » dit la dame, « où est-elle ? Toon, ne le savez-vous ? »

— « Le Méchant, » répondit-il, « craint la belle vierge : bien mène Dieu ceux qu’il mène,

— Roel, » s’exclama la dame, « il sait où est notre Magtelt ! »

— Fils, répondez, » dit le Sire.

Le Taiseux répondit :

« L’épée de la croisade est tombée du mur, ès pieds de la vierge. Tout succède à celui que Dieu guide.

— Toon, » cria la dame, « où est Magtelt ? »

« La vierge, » dit-il, « chevauche sans peur, elle va au devant de l’homme armé : bien mène Dieu ceux qu’il mène. »

La dame gémissant :

« Ha, » dit-elle, « elle va mourir notre Magtelt, elle est de présent froidie, doux Jésus ! L’épée de la croisade ne pourra point contre Siewert Halewyn. »

Le Taiseux répondit :

« Il marche dans sa force se cuidant invincible, mais quand la bête va d’assurance plus à l’aise besogne le chasseur. »

« Méchant, » dit la dame plourant, « as-tu su laisser aller l’oiselet vers l’autour, la vierge vers l’ennemi des vierges ! »

Le Taiseux répondit :

« Celle que l’on n’attendait point viendra : bien mène Dieu ceux qu’il mène. »

« Monsieur, » dit la dame au Sire, « vous l’entendez assez, elle s’en est allée à Halewyn, et c’est cettuy méchant qui lui en a baillé permission. »

Le sire Roel allant à Toon :

« Fils, » dit-il, « nous n’avions céans qu’une joie, c’était notre Magtelt, tu as abusé de puissance lui baillant permission de s’en aller là bas. Si elle n’est point ce soir revenue, je te maudis et bannis. Que Dieu pour lors m’entende l’enlevant en ce monde, le pain et le sel, et en l’autre ta part de paradis. »

« Dieu, dit le Taiseux, mènera l’épée. Qu’à celui qui a mal fait vienne le châtiment. »

Gonde commençant à s’écrier, plourer et lamenter, Roel lui manda de se taire et envoya bonne troupe d’hommes d’armes vers Halewyn.

Mais ils revinrent n’ayant point vu Magtelt, car ils n’avaient osé aller sus la terre d’Halewyn par peur du charme.

XXVIII.

Chantant et sonnant du cor, chevauche la noble damoiselle.

Et elle est belle de beauté céleste : et rose et frisque est son visage.

Et droite elle porte sa couronne.

Et sa main mignonne tient bien sous son keirle la bonne épée de Roel le Lion.

Et largement ouverts sont ses yeux assurés cherchant par la forêt le sire d’Halewyn.

Et elle écoute si elle n’ouïra point le bruit de son coursier.

Mais elle n’ouït rien, sinon emmi l’épais silence, le calme son des neigeux flocons tombant coîment comme plumes.

Et elle ne voit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et blanche aussi la très-longue route et blancs aussi les arbres désenfeuillés.

Qui ainsi fait flamber ses yeux brun clair ? C’est son beau courage.

Pourquot ainsi lève-t-elle tant droites sa tête et sa couronne ? À cause de la grande force de son cœur.

Qui ainsi soulève sa poitrine ? La dure pensée d’Anne-Mie et du Taiseux battu, et les grands crimes du sire d’Halewyn.

Et sans cesse elle regarde si elle ne le verra point venir, et si elle n’ouïra point le bruit de son coursier.

Mais elle ne voit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et blanche aussi la route très-longue et blancs aussi les arbres désenfeuillés.

Et elle n’ouït rien, sinon emmi l’épais silence le calme son des neigeux flocons tombant coîment comme plumes.

Et elle chante.

Puis, parlant à Schimmel, elle dit : « À deux, bon Schimmel, nous allons à un lion. Ne le vois-tu dans sa caverne attendant les passants et dévorant les pauvres vierges ?

Et Schimmel, l’ouyant, hannit joyeusement.

« Schimmel, » dit Magtelt, « tu es, ce vois je, bien aise, allant à la revanche d’Anne-Mie avec la bonne épée. »

Et Schimmel hannit derechef.

Et Magtelt chercha le sire d’Halewyn par la forêt. Et elle écouta si elle n’ouïrait point le bruit de son coursier ; et elle regarda si elle ne le verrait point venir.

Et elle ne vit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et la très-longue route toute blanche, et blancs aussi les arbres désenfeuillés.

Et elle n’ouït rien, sinon, emmi l’épais silence, les neigeux flocons tombant coîment comme plumes.

Et elle sonna du cor.

XXIX.

Quand elle fut au milieu de la forêt, elle vit emmi l’air épais de neige venir à elle le Sire d’Halewyn.

Le Méchant avait à ce jour belle robe d’écarlate pers sur laquelle était brodé par compons son laid écu. À sa taille il portait belle ceinture clouée de plattes d’or ; et à la ceinture la faucille d’or, et par dessus sa robe, bel opperst-kleed d’écarlate couleur de blé.

Monté sus cheval roux, il venait à Magtelt, et elle vit qu’il était beau.

Devant le cheval trottait abayant et menant grand tapage, chien tout pareil à loup, lequel voyant Schimmel lui courut sus et le mordit. Mais Schimmel d’un vaillant coup de pied qu’il lui bailla, lui fit danser triste danse et chanter piteuse chanson sus sa patte cassée.

« Ha, » pensa la noble vierge, « que Dieu me doint, brave Schimmel, de faire mieux au maître que tu ne fis au chien. »

Et le Méchant vint à elle :

« Sois saluée, » dit-il, « belle vierge aux yeux brun clair.

— Sois salué, » dit-elle, « Siewert Halewyn l’Invincible. »

Mais le Méchant : « Qui te mène, » dit-il, « en ma terre ? »

« Mon cœur, » dit Magtelt, « tirant à toi, je te voulais voir et suis aise pouvant, à vu de face, te considérer.

« Ainsi, » répondit-il, « ont fait et feront toutes vierges, mêmement les plus belles dont tu es. »

Ce pendant qu’ils devisaient, le chien blessé courait le grand trotton lez le cheval et se pendait à l'opperst-kleed du méchant, comme s’il l’eût voulu tirer à terre.

Ce qu’ayant fait, s’allait seoir en la neige, le long du chemin, et là levant la tête ullait bien lamentablement.

« Vois-ci, » dit-il, « mon chien qui abaie à la mort, n’en as-tu point de peur, fillette ?

— Je vais, » dit-elle, « à la garde de Dieu. »

Ayant quelque peu chevauché et devisé, ils virent en l’air, se balançant au-dessus d’eux, corbeau de haute taille sus le col duquel s’était bouté furieux petit moineau le becquetant, poignant, déplumant et pépiant de male rage. Blessé, navré, volant de ci, de là, à droite, à gauche, en haut, en bas, butant contre les arbres aveuglément et coassant l’angoisse, le dit corbeau s’en vint cheoir mort et les yeux crevés sus la selle du Méchant finablement. Il, l’ayant considéré, le jeta sus le chemin ; ce pendant que le moineau s’était allé jucher sus un arbre et là se secouant le pennage allègrement pépiait à plein bec en signe de victoire.

« Ha, » dit Magtelt riant au moineau, « tu es de noble lignée, gentil oiselet : viens-ci, je te donnerai belle cage voulentiers et l’engraisserai du plus fin froment, millet, chanvre et chènevis.

Mais il entra en grande colère : « Petit manant orgueilleux ! » dit-il, « que ne t’ai-je ès lacs ! tu ne chifflerais long temps ta victoire sus ce noble corbeau. »

Entretandis, le moineau pépiait sans trève et ainsi semblait se gausser de Siewert Halewyn, lequel dit à Magtelt :

— « Oses-tu t’éjouir et plaudir à ce vilain, sachant que mon écu est du corbeau de mon glorieux ancêtre Dirk ! Connais-tu point que tu n’as plus comme lui à chiffler longuement ? »

— « Je, » dit-elle, « chifflerai tant qu’à Dieu, mon maître, il plaira. »

— « Il n’est, » dit-il, « pour toi, nul maître que moi, car je suis ici l’unique. » Soudain il prit grand froid, car le cœur d’Anne-Mie, non obstant qu’il battit encore, était comme glace sus sa poitrine. Lors cuidant que ce cœur s’allait sécher tantôt, il dit à Magtelt :

« Tu viens en ton temps, belle vierge. »

— « Ceux-là, » dit-elle, « viennent toujours en temps, que Dieu mène. »

— « Mais, » dit-il, « quelle es-tu qui, chevauchant par ma terre, chantant et sonnant du cor, y mènes si insolent tapage ? »

— « Je suis, » dit-elle, « la damoiselle Magtelt, fille de Roel le Preux, Sire de Heurne. »

— « Et, » dit-il, « tu n’es point froidie, allant ainsi par cette grande neige ? »

— « On ne fut, » dit-elle, « oncques froidi en la race des de Heurne. »

— « Et, » dit-il, « tu n’as point de peur, étant près de moi et sus ma terre où nul n’ose bouter le pied ? »

— « On n’eut, » dit-elle, « oncques peur en la race des de Heurne. »

— « Tu es, » dit-il, « brave damoiselle. »

— « Je suis, » dit-elle, « fille de Roel le Preux, Sire de Heurne. »

Il ne répondit mot et ils marchèrent aucun temps sans parler.

Soudain il, levant la tête orgueilleusement, dit « Suis-je point bien l’Invincible, le Beau, le Fort ? Ne le serai-je point toujours ? Oui, car tout vient en aide à mon heur victorieux. Au temps jadis, il m’était besoin, par froid, neige et vent emmi les ténèbres, de chanter pour appeler les vierges, et présentement, la plus gente, noble et belle, est au clair jour venue sans par chanson être appelée : fier signe de croissante puissance. Quel est mon pareil ? Nul fors Dieu. Il a ciel, j’ai terre, et sus tout ce qui vit, force et triomphe. Que me viennent armées, foudres, tonnerres, tempêtes, quel pourra contre moi ? »

« Moi ! » répondirent à son laid blasphème sept voix parlant ensemblement.

Ces voix étaient l’écho des Sept géants, lequel rendait sept fois tout bruit avec grande force de sonorité.

Mais le Méchant : « Oyez, » dit-il, « Messire Echo qui s’ose gausser de l’Invincible. »

Et il s’éclata de rire.

Mais l’écho s’éclata de rire pareillement à lui bien longuement, fortement et terriblement.

Et il semblait bien aise du grand tapage et poursuivait à rire, et après lui les sept échos.

Et Magtelt cuida qu’il y eût emmi la forêt bien mille hommes cachés.

Cependant, le chien avait pris grande peur et allait si lamentablement que Magtelt cuida qu’il y eût emmi la forêt bien mille chiens criant à la mort.

Le cheval du Méchant avait pris peur aussi, et, s’effrayant des rires du maître, des ullements lamentables du chien et de son propre hennissement sonnant ensemble, se cabrait, ruait, s’enlevant debout comme homme, couchant l’oreille par peur, et eût, sans doute, jeté bas Siewert Halewyn si, le poussant de l’éperon, il ne lui eût fait passer de force l’endroit des sept échos.

Mais Schimmel n’avait bougé du tout par grande merveille, car il était jeune cheval prompt au saisissement.

Le bruit ayant cessé, ils poursuivirent leur chevauchement, laissant encore sus le chemin choir maintes paroles.

Et ils vinrent ensemble au champ de potences.

XXX.

Là, Magtelt vit les seize vierges pendues, et emmi elles, Anne-Mie, et toutes étaient couvertes de neige.

Là le cheval du Méchant derechef se cabra, rua et coucha les oreilles en signe de peur ; mais Schimmel hannit et frappa du pied la neige fièrement.

Et le Méchant avait dit à Magtelt : « Tu as là bien peu fidèle ami qui hannit d’aise à l’heure qu’il te faut trépasser. »

Mais Magtelt n’avait répondu mot, et, regardant les pauvres vierges, priait le Dieu Très-Fort de l’aider en leur revanche.

Cependant, le Méchant était descendu de son cheval et, prenant la faucille d’or, était venu contre Magtelt.

— « Il est, » dit-il, « ton heure de trépasser. Adoncques descends, pareillement à mot. »

Et d’impatience il la voulait ôter de Schimmel.

Mais Magtelt :

— « Laisse-moi, » dit-elle, « seule descendre, et s’il me faut mourir sera ce sans plourer. »

— « Tu es belle fille, » dit-il.

Et elle, étant descendue de cheval, dit : « Messire, davant que tu ne frappes, ôte ton opperst-kleed couleur de blé, car le sang des vierges jaillit si fort et si le mien te tachait cela me ferait peine. »

Mais davant que son opperst-kleed fût ôté, sa tête gisait à ses pieds.

Et Magtelt, considérant le corps, dit : « Il marchait confiant, se cuidant invincible ; mais quand la bête va d’assurance plus à l’aise besogne le chasseur. »

Et elle se signa.

XXXI.

Soudain la tête parla, disant : « Va là-bas, au bout du chemin, et sonne de mon cor clairement, afin que mes amis t’entendent. »

Mais Magtelt :

— « Au bout du chemin je ne vais pas ; dans ton cor
« Ha, » dit la tête, « ne me fais chanter, car je sais bien qu’au bout il est pour moi dur supplice. » « Chante, » dit le Prince des Pierres.
je ne souffle pas ; conseil d’assassin je ne suis pas. »

— « Ha, » dit la tête, « si tu n’es la Vierge sans pitié, joins-moi à mon corps, et du cœur qui est sur ma poitrine oins ma rouge blessure. »

Mais Magtelt :

— « Je suis la Vierge sans pitié ; à ton corps je ne te joindrai pas, et du cœur qui est sus la poitrine ta rouge blessure je n’oindrai pas. »

— « Vierge, » dit la tête plourant et parlant avec grand effroi, « vierge, vitement, vitement mène-moi en mon château ; vitement, fais sus mon corps le signe de la croix, car il va venir. »

Comme parlait la tête, soudain issit hors le bois le Prince des Pierres, et il se vint seoir sus le corps du Méchant, et prenant ès mains la tête : « Salut, » dit-il, « au Malbâti ; n’es-tu pas présentement bien aise ? Comment est ton triomphant portement, Messire de l’Invinchle ? Celle que tu n’appelais point est sans chanson venue ; la vierge sans peur, ès mains de laquelle es mort ; mais il faut derechef chanter ta chanson jolie, la chanson pour appeler les vierges. »

— « Ha, » dit la tête, « ne me fais chanter, seigneur Prince des pierres, car je sais bien qu’au bout il est pour moi dur supplice. »

— « Chante, » dit le Prince des Pierres, « chante, couard qui n’as point plouré le mal à faire et présentement ploures à la face du châtiment : chante, Malbâti. »

— « Ha, » dit la tête, « ayez pitié, Seigneur. »

— « Chante, » dit le Prince des Pierres, « chante, c’est l’heure de Dieu. »

— « Seigneur Prince, » dit la tête, « ne soyez tant dur à mon mal heur. »

— « Chante, Malbâti, » dit le Prince des Pierres, « chante, c’est l’heure de la revanche. »

— « Ha, » dit la tête plourant, « je chanterai, puisque vous êtes mon maître. »

Et la tête chanta la chanson fée.

Et soudain il s’épandit en l’air, parfum de cinnamome, encens et marjolaine.

Et les seize vierges, ouyant la chanson, descendirent des potences et vinrent vers le corps du Méchant.

Et Magtelt, se signant, les regarda passer, mais elle n’eut point de peur.

Et la première vierge, laquelle fut fille du pauvre fol, Claas, le Batteux de chiens, prit la faucille d’or et, coupant dans la poitrine du Méchant, sous le sein gauche, en tira beau rubis, et l’ayant sus sa blessure posé, le rubis se fondit en beau sang rouge dans sa poitrine.

Et la tête jeta un grand cri bien dolent et pitoyable.

— « Ainsi, » dit le Prince des Pierres, « se sont écriées les pauvres vierges quand tu les faisais passer de vie à trépas vilainement ; seize fois tu as fait mourir, tu mourras seize fois au delà de ta mort jà pâtie. Ton cri est la douleur du corps que laisse l’âme : seize fois tu l’as fait jeter, seize fois tu le jetteras ; chante, Malbâti, pour appeler les vierges et la revanche. »

Et la tête chanta derechef la chanson fée, cependant que la première vierge s’en allait coîment vers le bois comme personne vivante.

Et la seconde vierge vint au corps du Méchant et lui fit ce qu’avait la première.

Et la tête cria la mort derechef.

Et à elle aussi le rubis fut changé en beau sang.

Et elle s’en fut aussi vers le bois, marchant comme personne vivante.

Ainsi firent les seize vierges, et à toutes le rubis fut changé en beau sang.

Et seize fois avait la tête chanté la chanson fée, et seize fois crié la mort.

Et tour à tour chacune vierge entrait dans le parfond du bois.

Et la dernière, laquelle était Anne-Mie, s’en vint à Magtelt et, lui baisant la main droite qui avait tenu l’épée : « Bénie tu es, » dit-elle, « toi qui vins sans peur et nous délivrant du charme nous mènes en paradis. »

— « Ha, » dit Magtelt, « te faut-il si loin aller, Anne-Mie ? »

Mais Anne-Mie, sans l’entendre entra pareillement aux autres Vierges dans le parfond de la forêt, et marcha dans la neige coîment comme personne vivante.

Cependant que la tête plourait et se plaignait, issit hors la forêt la fillette de neuf ans, laquelle avait été première tuée par le Méchant : portant encore son linceul, elle vint choir à genoux devant le bonhommet Prince des Pierres :

— « Ha, » dit-elle, baisant la tête bien tendrement la flattant, caressant et essuyant les larmes, « pauvre Méchant, je veux prier pour toi le Dieu Très-Bon qui entend les enfants voulentiers. »

Et la fillette pria ainsi :

— « Seigneur, voyez comme il est navré durement ! Est-ce point assez à voire revanche qu’il soit mort seize fois ? Ha, Seigneur, doux Seigneur, et vous, Madame la Vierge, qui êtes toute bonne, daignez m’ouïr et baillez lui pardon. »

Mais le bonhommet, se dressant soudain debout, repoussa la fillette et lui dit bien aigrement : « Cette tête est mienne, il ne lui chault de tes prières : a doncques, petite vilaine, trousse tes guenilles et t’en reva d’où tu viens. »

Et la fillette s’en fut, ainsi que les autres vierges, vers le parfond du bois.

Lors il bouta la main en la poitrine du Méchant et en tira un cœur de pierre ; puis de son aigre voix qui sifflait comme vipères et sonnait comme milliasses de cailloux sous le pas ferré d’un soudard, il dit : « Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, tu fus de ton vivant couard, et pour ce cruel ; tu ne te pus contenter des suffisants biens que Dieu t’avait en sa divine bonté baillés, tu n’eus oncques ambition de bonté, courage ne justice, mais d’or, puissance et honneurs vains ; tu n’aimas rien, ne père, ne mère, ne frère, ne sœur, et ainsi eusses tu pour, à plus grande force parvenir et plus haut commandement, occis tous ceux du pays de Flandres, sans vergogne : adoncques t’appliquas tu à meurtrir les faibles, suçant ta vie hors leur vie et ton sang hors leur sang. Ainsi fait et fera toujours cette orde vermine de laids ambitieux. Béni soit Dieu qui, par les mains de cette vierge faible et mignonne, t’a détranché le col du corps et ôté du monde. »

Ainsi qu’il parlait il avait jeté le cœur en la neige et, lui marchant sus avec grand mépris, le poussant du pied comme chose vile et sous riant âprement, il disait de sa voix claquetante :

« Pierre tu es, pierre tu seras pendant mille ans, mais vive pierre, pierre pâtissante. Et quand hommes te viendront scier, tenailler, mettre en poudre, tu endureras tout sans te pouvoir plaindre. Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, souffre et pâtis, mon cousin. »

« Tu as affamé le pauvre populaire, ainsi auras tu faim pendant mille ans : tu as donné froid, ainsi auras tu froid pareillement. Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, souffre et pâtis, mon cousin.

« Tu seras pierre d’âtre et brûleras : pierre du chemin et on te marchera sus ; pierre d’église, et tu porteras tout le pesant du bâtiment : et tu pâtiras tout mal gêne, angoisse. Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, endure et pâtis, mon cousin. »

Ce qu’ayant dit, le Prince des Pierres, poussant du pied devant lui le cœur du Méchant, s’enfonça en la forêt.

Lors Magtelt regarda la tête et elle vit qu’elle avait les yeux grands ouverts ; l’ayant prise, elle la lava de neige et l’emportant s’en fut sus Schimmel, laissant près du corps le cheval et le chien du Méchant, l’un ullant bassement, l’autre le considérant avec grand ébahissement de douleur.

Comme elle prenait la tête, le chien avait grondé mais non osé mordre.

Et cependant qu’elle s’en allait, chien et cheval demourérent près du corps, bien tristes, marris et couverts de la neige qui ne cessait de choir ;

Et ils semblaient garder le maître.

XXXII.

Chantant et sonnant, chevauche la noble damoiselle.

Et son cœur est joyeux, songeant à Anne-Mie, aux quinze vierges et au Taiseux revanchés.

Et sa main tient bien sous son keirle, la bonne épée et la tête du Méchant.

Et Schimmel court le grand pas, par hâte de rentrer en l’écurie.

Magtelt étant à mi-chemin vit soudain, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle vieil homme monté sus cheval noir.

Et le vieil homme dit :

« Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon fils Halewyn ? »

Mais Magtelt :

« J’ai laissé ton fils Halewyn en bon état s’ébattant sus la neige en compagnie de seize vierges. »

Et le vieil homme s’en fut.

Quand elle eut encore chevauché, elle vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle, montée sus blanche haquenée, jeune et frisque damoiselle.

Et la damoiselle dit :

« Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon frère Halewyn ? »

Mais Magtelt :

« Va plus loin, au champ de potences, là tu verras ton frère accoutré pareillement aux seize vierges. »

Et la damoiselle s’en fut.

Plus loin encore sus le chemin, Magtelt vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle, monté sus coursier roux, jeune homme de hautaine et dure physionomie.

Et le jeune homme dit :

« Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon frère Halewyn ? »

Mais Magtelt :

« Ton frère est beau seigneur, si beau, qu’autour de lui seize vierges faisant sentinelle, ne le veulent laisser aller. »

Et le jeune homme s’en fut.

Étant plus loin encore sus le chemin, Magtelt vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle, vieille dame, haute en couleur et semblant robuste, non obstant son grand âge.

Et la vieille dame dit :

« Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon fils Halewyn ? »

Mais Magtelt :

« Ton fils Siewert Halewyn est mort ; vois-ci sa tête sous mon keirle et son sang coulant trouble sus ma robe.

Et la vieille dame s’écria :

« Si tu avais tantôt dit cette parole, tu ne serais pas si loin venue. »

Mais Magtelt :

« Tu es heureuse, laide femme, que je te veuille bien laisser ton corps et que je ne te raidisse point ainsi que j’ai fait de ton fils. »

Et la vieille dame prit peur et s’en fut.

Et le soir vint.

XXXIII.

Schimmel ayant vitement couru, Magtelt vint à la porte du château de son père, et là sonna du cor.

Josse van Ryhove, qui était gardien à cettuy soir, s’ébahit-la voyant. Adoncques il s’écria : « Merci Dieu, notre damoiselle est céans revenue. »

Et tout le domestique d’accourir et de s’écrier pareillement avec grands bruits et éclats de voix : « Notre damoiselle est céans revenue. »

Magtelt, entrant en la grand chambre, alla au Sire Roel, et cheyant à genoux :

« Seigneur père, » dit-elle, « voyez-ci la tête de Siewert d’Halewyn. »

Le Sire, prenant la tête ès mains et la considérant, fut tant joyeux qu’il ploura pour la fois première depuis qu’il avait des yeux.

Et le Taiseux soi levant alla à Magtelt, lui baisa la main droite qui avait tenu l’épée et ploura pareillement, disant : « Grâces à toi qui m’apportes la revanche. »

La dame Gonde était comme femme soûle et ne se pouvait ravoir de son grand saisissement de joie. Enfin, s’éclatant en sanglots fondant en larmes et embrassant Magtelt bien étroitement :

« Ha ! ha ! » s’exclama-t-elle, « baise-moi, baise-moi, mignonne ! Elle a tué le Méchant, la douce fillette, et le rossignol a vaincu le lanier ! Ma fille est céans revenue, céans ma fille, Noël ! Merci à Dieu qui aime les vieilles mères et ne les veut point vides de leurs enfants, Noël ! Voyez-ci Magtelt la belle, Magtelt la chantante, Magtelt la joyeuse, Magtelt la folliante, Magtelt la glorieuse, Magtelt la victorieuse. Magtelt ma fille, mon enfant, mon tout, Noël ! »

Et Magtelt lui souriait, la caressant et flattant des mains bien doucement.

Et la dame Gonde plourant de grand aise se laissait faire sans plus sonner mot.

« Ha ! » dit le Sire Roel, « je ne vis oncques ma femme à semblable fête, puis soudain s’écria :

« Fête, » dit-il, « ce doit être au jour d’hui fête céans, la grande fête des de Heurne ! »

Et il ouvrit la porte à fin d’appeler ses pages, écuyers, hommes d’armes et tout son domestique.

Mais ils se tenaient tous contre, n’osant entrer.

« Or çà, » dit le Sire, de sa voix la plus forte et joyeuse, « où sont coquassiers et coquassières ? où sont chauderons, poëles et coquasses ? où sont pipes, tonnelets, flacons et bouteilles, pintes, chopines et gobelets ? où est clauwaert simple et double, où est vin vieux et vin jeune, où sont jambons et saucissons, langues de baleine et cuisses de bœuf, viande de l’air, viande de l’eau, viande des prés ? J’entends qu’au jour d’hui tout vienne sus la table, car ce doit être fête céans, fête inouïe, fête d’empereur, de roi et prince ; car, » et ce disant, il prit par les cheveux la tête du Méchant « notre aimée fille a détranché de sa main mignonne le Sire Siewert d’Halewyn. »

Ce qu’ouyant, tous s’écrièrent comme un tonnerre :

« Loué soit Dieu ! Noël à notre damoiselle ! »

« Adoncques allez, » dit le Sire, « et faites ainsi que j’ai dit. »

Étant le beau repas servi, la tête fut posée sus la table.

Au lendemain l’on cria la guerre en la seigneurie des de Heurne. Et le Sire Roel alla en bonne force assaillir le château du Méchant dont furent tous les parents amis et compagnons pendus ou détranchés.

Et Monseigneur le Comte octroya à la famille des de Heurne les biens et titres de celle d’Halewyn, fors le laid écu, et encore les ont-ils présentement.


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SMETSE SMEE.


I.

Smetse Smee demourait en la bonne ville de Gand, sur le quai aux Oignons, vis-à-vis la Lys, la belle rivière.

Il était bien expert en son métier, riche en graisse, et de trogne tant joyeuse que les plus mélancholiques s'ébaudissaient rien qu'à le voir en sa forge, trotter menu sus ses courtes jambes, le nez au vent, la panse en l'air, veillant à tout.

Quand l'ouvrage tombait dru en l'ouvroir, Smetse, écoutant le beau bruit de sa forge, disait en se joignant les mains sus la bedaine coîment et allègrement : « Par Artevelde ! quels tambours, tambourins, fifres, violes et cornemuses valent, quant à la céleste musique, mes marteaux battant, mes enclumes gémissant, mes soufflets souffant, mes bons manouvriers chantant et forgeronnant ? »

Puis parlant à tous : « Courage, » disait, « enfants ! qui dès l’aube bien besogne, à vêpres n’en boit que mieux. Quel est-ce bras mol qui, là-bas, frappe de son marteau tant coîment ? Cuide-t-il battre œufs, cettuy éréné ? Aux barres, Dolf, elles fondent en eau. À la cuirasse, Pier, bats-la nous bien platement : fer bien battu est remède à balles. Au soc de charrue, Flipke, et fine besogne : de charrue sort le pain du monde. À la porte, Toon, vois-ci venir l’efflanqué bidet de don Sancio d’Avila, le sire à l’aigre trogne, mené par son efflanqué écuyer, qui le vient faire ferrer sans doute : qu’il paie double cettui-là, pour sa hauteur espaignole et son âpreté aux communes gens ! »

Ainsi allait Smetse en sa forge, chantant souventefois et chifflant lorsqu’il ne chantait point. Au demourant gagnant beaux royaux, proufitant en santé et buvant en l’auberge de Pensaert bruinbier, à vêpres, voulentiers.

II.

Cependant vint sus le quai aux Oignons un certain Adriaen Slimbroek ouvrir, avec octroi du métier, nouvelle officine de forgeron. Ce Slimbroek était un laid, petit, chétif et maigre personnage, pale de face, fendu de gueule comme renard, et susnommé le Roux à cause de la couleur de son poil.

Docteur ès cabales, expert ès menées, maître ês arts de cafardise, et, soi-disant, des forgerons le plus fin, il avait intéressé à son affaire tous nobles et riches hommes de la ville, lesquels par crainte ou autrement étaient grandement amis des Espaignols et malvoulus des réformés. Ils étaient, en nombre grand, chalands de Smetse, et Slimbroek les avait fâchés contre le forgeron, disant : « Ce Smetse est gueux au fond de l’âme, il fut picoureur en son jeune temps, battant la mer avec ceux de Zélande contre l’Espaigne, au bénéfice de la religion se disant réformée : il a encore en Walchtren et notamment ès villes de Middelburg, Arnemuiden, Camp-Vecre et Vlissingen, maints parents et amis, tous enragés réformés et parlant du pape de Rome et des seigneurs archiducs sans vénération.

« Au demourant, » ajoutait-il, « celluy Smelse est athée tout-à-fait, lisant la bible d’Anvers non obstant les défenses, et ne hantant les églises que par crainte et du tout par amour. »

Par tels et autres médisants propos Slimbroek robba à Smetse tous ses chalands.

Et tôt fut le feu éteint en la forge du bon forgeron, et tôt aussi l’épargne mangée, et dame misère entra au logis.

III.

En cettuy état Smetse ne se laissa point aller à désespérance ; il était toutefois bien marri et fâché quand, seul en sa forge éteinte et y considérant tous ses vaillants utils couchés à terre, il ouyait le beau bruit d’enclumes et de marteaux, mené en celle de Slimbroek.

Mais ce qui le fâchait davantage, c’est qu’à toutes fois qu’il passait devant la maison dudit Slimbroek, le traître roux se venait bouter soudain sus le seuil de sa porte, et le saluant bien gracieusement lui disait force compliments, lui adressait cent flattants propos sans épargne de salutations hypocritiques, le tout pour se gausser de lui et ricasser à sa misère vilainement.

Longtemps durèrent ces laids manèges et grimaces, et Smetse vit le bout de sa patience : « Ha, » disait-il. « il me fâche être misérable, toutefois il me faut soumettre, car telle est de Dieu la sacre voulenté ; mais il me cuit trop amèrement voir cettuy méchant fourbe, qui par ses menées m’enleva mes chalands, s’ébaudir de ma misère. »

Cependant Slimbroek ne cessait du tout, et à tous jours il devenait plus aigre en ses paroles, car il portait tant plus grande haine au bon forgeron qu’il lui avait fait plus grand tort.

Et Smetse promit de se revancher de lui, afin de lui ôter d’ores en avant son goût au ricassement.

Adoncques à un dimanche qu’il se tenait sus le quai des Bateliers, regardant la rivière ensemble avec grande foule de bateliers, bourgeois, garçonnets et écoliers oisifs à cause de la fête, soudain issit hors un musico en lequel il avait humé force pintes, Slimbroek plus hardi qu’il n’avait accoutumé, à cause de la boisson. Voyant Smetse, il se vint bouter tout contre lui, et avec force gesticulations, stridents éclats de voix et de rire, il lui dit bien insolemment : « Mais, bon jour, Smetse, bon jour, mon ami cher. Comment est ton portement, Smetse ? Tu me sembles perdre ta graisse qui était bonne, Smetse. C’est grand pitié. D’où vient ce ? Serais-tu fâché d’avoir perdu tes chalands, Smetse ? Il faut boire, pour faire rentrer la joie en ton stomach, Smetse. On ne te voit plus à vêpres en l’auberge de Pensaert ; pourquoi Smetse ? Te faut-il aucuns royaux pour boire ? J’en ai pour toi, si tu le veux, Smetse. » Et il faisait sonner son escarcelle.

— « Grand merci, » dit Smetse, « tu es trop gracieux, maître Slimbroek, c’est à moi de te payer à boire présentement. »

— « Ha, » s’exclama Slimbroek, feignant pitié et compassion, « pourquoi me vouloir payer à boire ? le monde sait assez que tu n’es point riche, Smetse. »

— « Riche assez, » répondit le forgeron, « pour te faire boire le plus beau coup que tu bus oncques. »

— « Voyons le jeu, » dit Slimbroek parlant à la foule des bateliers et bourgeois, « voyons le jeu. Smetse paie à boire. Le monde va finir. C’est l’année des guenilles dorées. Smetse paie à boire. Ha ! je humerai voulentiers la bruinbier payée par Smetse. J’en ai soif de sable africain, soif des dimanches, soif de diable parbouillant ès chauderons de Lucifer. »

— « Bois donc, Slimbroek, » dit Smetse, et il le jeta dans la rivière.

Ce que voyant plaudit le monde qui était sur le quai, et un chacun se vint mettre sus le bord afin de bien considérer la contenance de Slimbroek, lequel, tombant à l’eau la tête la première, avait troué le ventre à un chien mort depuis longtemps jà, et suivant le courant comme ont carognes accoutumé. Et il s’était coiffé dudit chien bien merveilleusement et ne s’en pouvait défaire, étant de ses bras empêché à nager, et il avait de matiere fétide, la face toute embousée.

Non obstant qu’il en fut comme aveuglé, il n’osait pour sortir hors l’eau, monter sur le quai où se tenait Smetse, et nageait vers l’autre, coiffé de sa carogne et soufflant comme cent diables.

« Or çà, » disait Smetse. « comment trouve-tu la bruinbier, n’est-elle de tout le pays de Flandre la meilleure ? Mais, monsieur, ôtez pour boire votre couvre-chef ; on ne vit oncques se pourmener par la rivière gens ainsi coiffés. »

Slimbroek étant au milieu de l’eau, contre le pont, Smetse vint sus ledit pont avec tout le monde, et Slimbroek, ne cessant de souffler, cria à Smetse : « Je te ferai pendre, méchant réformé. »

« Ha, » disait le bon forgeron, « vous faites erreur, mon ami, ce n’est point moi qui veux réforme, mais vous qui l’induisez ès couvre-chefs. Où prîtes-vous cettui-ci ? Je n’en vis oncques pareil, ni si beau, ni si bien orné de floquarts et pendilloches. La mode en viendra-t-elle à Gand tantôt ? »

Slimbroek ne répondait mot et s’efforçait de se décoiffer du chien mort, mais vainement, et ainsi cessant de nager allait au fond de l’eau, et remontait plus furieux, soufflant davantage et toujours tâchant d’ôter le chien.

« Couvrez-vous, monsieur, » disait Smetse, « ne faites tant d’efforts à me saluer, je n’en vaux du tout la peine. Couvrez-vous. »

Finablement Slimbroek issit hors l’eau. Étant sus le quai, il se depêtra du chien hâtivement et s’en sauva le grand pas vers son logis. Mais il fut courant suivi par la foule des jeunes bateliers et garçonnets lesquels le huèrent, sifflèrent, couvrirent de boue et autres ordures. Et ils en firent de même à sa maison quand il y fut rentré.

IV.

Ainsi fut Smetse revanché de Slimbroek, lequel ne l’osa plus regarder et se cacha le voyant.
Mais il fut courant, soudain arrêté par deux branches, lesquelles, tombant sus ses épaules, s’y appliquèrent comme mains d’homme et le clouèrent sus place.

Mais il n’en avait point plus grande joie le bon forgeron, car il était à chaque jour plus besoigneux, ayant jà, ensemble avec sa femme, dépensé le secours du métier et aussi une petite somme d’argent venue de Middelburg en Walcheren.

Bien marri de devoir pour exister gueuser et mendier et ne sachant point porter cette honte, il résolut de se défaire.

Adoncques de nuit il quitta son logis, s’en fut aux fossés de la ville, lesquels sont bordés de beaux arbres branchus jusques à terre ; là, il s’attacha une pierre au col, recommanda son âme à Dieu, et, démarchant de trois pas en arrière afin de mieux sauter, se lança.

Mais il fut courant, soudain arrêté par deux branches, lesquelles, tombant sus ses épaules, s’y appliquèrent comme mains d’homme et le clouèrent sus place. Ces branches n’étaient ne froides ne dures, comme est de nature bois, mais souples et chaudes. Et il ouït au même instant une voix étrange assez et ricassante disant : « Où t’en allais-tu, Smetse ? »

Mais il ne put répondre à cause de son grand ahurissement.

Et non obstant qu’il ne fit point de vent, le tronc et la ramure de l’arbre mouvaient et oscillaient comme serpents se dressant, cependant que partout semées crépitaient plus de dix cent mille étincelles.

Et Smetse eut peur davantage et une haleine chaude passa sus son visage, et la voix parlant, mais plus proche, selon qu’il lui semblait, dit derechef : « Où l’en allais-tu, Smetse ? »

Mais il ne put répondre à cause de sa grande frayeur. de son gosier sec d’angoisse et de ses dents claquetantes.

« Pourquoi, » dit la voix, « n’oses-tu répondre à qui te veut du bien ? Où t’en allais-tu, Smetse ? »

Ouyant à soi parler ainsi joyeusement et amicalement, le bon forgeron rentra en son courage et répondit avec grande humilité : « Seigneur, que je ne vois point, je m’en allais faire mourir, la vie n’étant plus pour moi viable. »

— « Smetse est fol, » dit la voix.

— « Je le suis, si le voulez, Seigneur, » répondit le forgeron ; « ce non obstant, ayant perdu ma forge par le fait d’un méchant voisin, et devant pour vivre gueuser et mendier, plus grande folie serait à moi vivre que trépasser. »

— « Smetse, » dit la voix, « est fol de vouloir trépasser, car il raura, s’il le veut, sa belle forge, son beau feu clair, ses bons manouvriers et autant de royaux d’or en ses coffres qu’il est sus cettuy arbre d’étincelles crépilantes. »

— « Ha, » s’exclama le forgeron ravi en extase, « je n’aurai oncques toutes ces belles choses, trop brillantes pour moi chétif. »

— « Smetse, » dit la voix, « tout se peut à mon maître. »

— « Ha, » dit le forgeron, « vous venez du diable, seigneur ? »

— « Oui, » répondit la voix, « et je te viens, de par lui, proposer un marché : Sept ans durant, tu seras riche, tu auras la forge la plus belle de Gand ; tu gagneras de l’or assez pour en paver le quai aux Oignons ; tu tiendras en ta cave assez de bières et vins pour en humecter tous les gosiers secs de Flandres ; tu mangeras les plus fines viandes, les plus friandes volailles ; tu auras jambons à tas, saucissons à foison, andouilles en quantité ; un chacun te louera, admirera, chantera ; Slimbroek, voyant ce, de rage en fera sa crevaille ; et, pour tous ces grands biens, tu nous devras seulement bailler ton âme à la fin des sept ans. »

— « Mon âme, » dit Smetse, « c’est l’unique bien que j’aie, ne me pourriez-vous, seigneur diable, faire riche à moindre prix ? »

— « Veux-tu où ne veux-tu point, forgeron ? » dit la voix.

— « Ha ! » répondit Smetse, « vous m’offrez choses bien désirables, voire même, seigneur diable, à le dire sans vous offenser, plus que je n’en veux ; car si j’avais seulement ma forge et des chalands assez pour en nourrir le feu, je serais plus heureux que monseigneur Albert et madame Isabelle. »

— « Prends ou jette, forgeron, » dit la voix.

— « Seigneur diable, » répondit Smetse, « je vous supplie de n’entrer point en colère contre moi, mais de daigner considérer que si vous me donnez seulement ma forge, et non tous ces or, vins et viandes, vous vous pourriez peut-être contenter de faire brûler mon âme pendant mille ans, lequel temps n’est comparable à la toute longue éternité, mais paraît long assez toutefois à qui le doit passer emmi le feu. »

— « Ta forge à toi, ton âme à nous ; prends ou jette, forgeron, » dit la voix.

— « Ha, » lamenta Smetse, « c’est cher payé, soit dit sans vous fâcher, seigneur diable. »

— « Adoncques, forgeron, » dit la voix, « à richesse tu préfères gueuserie ? Fais à ton gré. Ha ! tu auras grande joie quand, pourmenant en Gand ta face mélancolique, tu seras fui de tous, et que les chiens te courront aux jambes ; quand ta femme mourra de male faim, tu chanteras tes meâ culpâ vainement ; puis, seul en cettuy monde, tu battras sus ta panse creuse le tambour ès kermesses, et les fillettes ayant dansé à cette musique te bailleront quelques nazardes pour payer leur plaisir : puis, finablement, tu te cacheras en ta maison pour n’oser plus montrer tes guenilles en la ville, et là, galeux, claquedent, viande à vermine, tu trépasseras seul sus ton fumier comme lépreux et on te portera en terre, et Slimbroek viendra se rigouler sus ta dépouille. »

— « Ha, » dit Smetse, « il le ferait le pendard. »

— « N’attends point cette vile fin, » dit la voix, « trépasser est moins dur : saute à l’eau, Smetse, saute, Smee. »

— « Las ! » lamenta-t-il, « si je me donne à vous je brûlerai éternellement. »

— « Tu ne brûleras point, » dit la voix, « mais nous seras nourriture, forgeron. »

— « Moi, » s’exclama Smetse bien effrayé à ce propos, « me cuidez-vous manger là-bas ? Je n’y suis bon du tout, je le vous dois dire. Il n’est viande, plus que la mienne, âpre, dure, commune, populaire. Elle fut d’ailleurs de peste, gale et autres viles maladies jadis infectée. Ha, vous ferez de moi piètre festin, vous autres, seigneurs diables, pour qui ès enfers sont tant d’âmes illustres, succulentes, friandes et bien nourries. Mais la mienne n’est point bonne, je le dis. »

— « Tu l’abuses, forgeron, » dit la voix, « âmes de méchants empereurs, rois, princes, papes, célèbres capitaines, conquérants, tueurs d’hommes et autres brigands, sont aucunes fois dures comme bec d’aigle ; ainsi les fit leur ommipotence ; nous y laissons nos dents par morceaux. Autres ayant été d’ambition et cruauté, qui sont vers bien goulus, mangées à l’avance, à peine y trouvons-nous miette à grappiller. Âmes de filles qui, sans besoin ni faim, vendirent de leur vivant ce que nature leur commandait donner pour rien, sont tant puantes, fétides, punaises, que les plus affamés diables n’y veulent mordre. Âmes de vaniteux sont vessies et au dedans, il n’est que vent : c’est chétive nourriture. Âmes d’hypocrites, cafards, menteurs, sont au dehors pareilles à belles pommes, mais, sous l’écorce, pleines de bile, fiel, vin aigre et affreux poison ; nul n’en veut chez nous tâter. Âmes d’envieux sont crapauds qui, par rage d’être tant laids, suintent, par les bouche, pattes et tout le corps, jaune salive sur tout ce qui est reluisant. Âmes de gourmands sont bouse. Âmes de bons buveurs sont friandes aucunes fois, et ce, quand elles ont conservé la céleste odeur du bon vin et bonne bruinbier. Mais il n’est âme friande, délectable, succulente, de haut goût, comme celle de brave femme, de bon manouvrier et de bon forgeron comme tu es. Car, besognant sans cesse, ils ne laissèrent oncques temps au péché de les tacher, sinon une pauvre fois, et pour ce les emportons-nous quand nous pouvons : mais c’est viande rare, réservée à la royale table de monseigneur Lucifer. »

— « Ha, » dit Smetse, « vous me voulez manger à toute force, je le vois assez ; toutefois cela ne vous coûterait point gros de me rendre pour rien ma forge. »

— « Ce n’est, » dit la voix, « gêne bien grande être ainsi mangé, car mon seigneur et roi a bouche plus grande que n’avait le poisson duquel Jonas le Juif fut jadis avalé ; tu entreras comme huître en son stomach, sans avoir été blessé par les dents du tout ; là s’il te déplaît séjourner, tu joueras des pieds et mains tant que pourras, et monseigneur te crachera vilement, à cause qu’il lui serait insupportable être ainsi chatouillé. Tombant à ses pieds, tu lui montreras face joyeuse, regard assuré, bonne contenance, et de même à madame Astarté, laquelle, sans doute, le prendra pour son mignon, ainsi quelle le fit à plusieurs ; pour lors, auras-tu bon temps, servant madame joyeusement et brossant le poil à monseigneur ; quant à ce qui est de nous, nous nous éjouirons tous de te voir présent en nos demeures, car, emmi les accoutumées laides et viles faces de conquérants, fourbes, pillards, voleurs et assassinateurs, ce nous sera baume de considérer la trogne honnête d’un joyeux forgeron comme tu es. »

— « Seigneur diable, » dit Smetse, « je ne mérite point tant d’honneurs. Je crois bien, d’après vos nobles propos, qu’il fait bon chez vous, mais j’y serais mal à ma place, je vous l’affie, étant, ès compagnie de gens étranges, farouche naturellement ; puis, je n’apporterais chez vous nulle joye et ne chanterais point, c’est vérité, adoncques auriez-vous de moi chétif ébaudissement, je le connais d’avance. Ha, rendez-moi plutôt ma belle forge et mes chalands anciens, et tenez-moi quitte ; ce serait acte de diable royal et qui vous siérait bien. »

Soudain la voix parla avec colère : « Forgeron, » dit-elle, « nous veux-tu payer en monnaie de singe ? La vie ne t’est viable, la mort t’est odieuse, et tu veux de gratis sept pleines, riches et joyeuses années que je t’offre présentement. Accepte ou refuse, la forge à toi, ton âme à nous, aux conditions que j’ai dites. »

— « Las ! » dit Smetse, « je le veux, puisqu’il le faut, seigneur diable. »

— « Adoncques, » dit la voix, « boute à ceci de ton sang ta marque. »

Et un noir parchemin et une plume de corbeau churent de l’arbre aux pieds du forgeron. Il lut sus le parchemin, ès lettres flambantes, le pacte des sept ans, s’ouvrit le bras de son couteau et signa de la plume de corbeau. Et comme il tenait le parchemin et la plume, il se les sentit soudain arracher des mains violentement, mais ne vit rien, et il entendit comme le bruit de pas d’un homme courant sus pantouffles, et la voix qui disait s’éloignant : « Tu as sept ans, Smetse Smee. » Et l’arbre cessa d’osciller et les étincelles y furent éteintes.

IV.

Smetse Smee, bien ahuri, se frottait les yeux cuidant rêver. Soudain se secouant : « Cettuy diable, » dit-il, « ne s’est-il point gaussé de moi ? Ai-je de vrai ma belle forge ? J’y vais voir. »

Ce qu’ayant dit, il courut le grand pas, et de loin il vit éclatante lumière rougissant l’air au-dessus des maisons, et il lui sembla que le feu donnant cette lumière était au quai aux Oignons ; et il se dit : « Serait-ce point ma forge ? » et il courut plus vitement.

Venu sus le quai, il le vit éclairé comme par un soleil, depuis le pavement jusques à la ramure des arbres le bordant, et il se dit : « C’est ma forge. »

Lors il fut de joie saisi, les jambes lui faillirent et le souffle manqua ; toutefois, il courut comme il put, arriva devant sa maison, vit sa forge ouverte comme en plein jour, et au fond un beau, grand et clair feu.

Ne se pouvant tenir à ce spectacle, il commença danser, sauter et s’éclaffer de rire, s’écriant : « J’ai ma forge, ma vraie forge ! Gand est à moi ! » Puis il entra. Inspectant, considérant, touchant tout, il vit sus le solier, classé en bel ordre, fer de toutes sortes : fer à cuirasses, fer à barres, fer à charrues. « Par Artevelde ! » dit-il, « le diable n’a point menti ! » Et il prit une barre et l’ayant rougie au feu, ce qui fut fait promptement, il la bat, faisant sonner comme cent tonnerres le marteau sus l’enclume et disant : « Ha, je tiens donc de rechef mes bons utils et j’entends cette joyeuse musique que je n’avais depuis un temps si long ouïe ! » Et cependant qu’il s’essuyait une larme joyeuse, laquelle baignait son œil d’une eau inaccoutumée, il vit sus un coffre une belle pinte d’étain et à côté de la pinte un beau gobelet, et il se versa de la pinte plein le gobelet, qu’il vida, l’ayant au demourant rempli plusieurs fois : « Ha, » dit-il, « la bonne bruinbier, la bière qui fait les mâles ! J’en avais perdu le goût ! Qu’elle est bonne ! » Puis il se remit à battre la barre.

Ainsi qu’il menait ce grand tapage, il s’entendit appeler par son nom, et, regardant d’où venait la voix, il vit à la porte entre-bâillée de la cuisine sa femme passant sa tête et le regardant tout ahurie.

— « Smetse, » dit-elle, « est-ce toi, mon homme ? »

— « Oui, femme, » dit-il.

— « Smetse, » dit-elle, « viens près de moi, mon homme, je n’ose me risquer en cette forge. »

— « Et pourquoi ne l’oses-tu, femme ? » dit-il.

— « Las ! » dit-elle, se tenant à lui et regardant sans cesse en la forge, « étais-tu seul là, mon homme ? »

— « Oui, » dit-il.

— « Ha ! » dit-elle, « Smetse, il est céans advenu, toi absent, de bien terribles affaires ! »

— « Et quelles affaires, femme ? »

— « Comme j’étais en lit, » dit-elle, « soudain trembla notre logis, un globe flambant traversa notre chambre, passa par la porte, sans rien gâter, descendit l’escalier, entra en la forge où, éclatant, sans doute, il fit un bruit pareil à cent tonnerres. Soudain furent de la forge, fenêtres et toutes issues ouvertes avec grand fracas. Me levant, je vis le quai illuminé, comme il est présentement. Lors, cuidant que brûlait notre maison, je descendis en grande hâte, entrai en la forge, y vis le feu allumé et les soufflets l’attisant à grand bruit. En chacun coin, s’ordonnaient d’eux-mêmes en bel ordre fers de toutes sortes, destinés aux divers ouvrages ; mais je ne voyais point les mains qui les plaçaient, quoiqu’il y en dût avoir, je l’affie. Je commençais à m’écrier par peur, quand soudain je sentis comme un gant de cuir chaud et velu s’appuyer sus ma bouche et la fermer, cependant qu’une voix me disait : « N’appelle point, ne fais nul bruit, si tu ne veux que ton mari soit vif brûlé, pour crime de sorcellerie. » Toutefois celui qui me commandait ainsi le silence menait plus grand bruit que je ne l’eusse oncques osé, quoique, par grand miracle, nul voisin ne l’ait ouï. Quant à ce qui est de moi, mon homme, je n’eus nulle envie de m’écrier davantage, et je m’enfuis en cette cuisine où j’étais priant Dieu quand j’ai ouï ta voix et que j’ai osé entre-bâiller la porte. Ha ! mon homme, puisque te voilà, explique, si tu le peux, tout ce tapage. »

— « Femme, » répondit Smetse, « il faut laisser ceci à plus experts que nous. Songe uniquement à observer le commandement de la voix : tiens la bouche close, ne parle à nulluy de ce que tu as vu cette nuit, et t’en reva au lit, car il est encore nuit noire. »

— « J’y vais, » dit-elle, « mais n’y viens-tu point pareillement, mon homme ? »

— « Je ne saurais, » dit-il, « laisser ma forge. »

Ainsi qu’il parlait, vinrent à lui, l’un suivant l’autre, boulanger portant pains chauds, épicier portant fromages, boucher portant jambons.

Smetse connut bien qu’ils étaient diables, à leurs masques blêmes, yeux creux, cheveux roussis, doigts crochus, et aussi à ce que marchant ils menaient si petit bruit.

La femme, ahurie de les voir entrer en la maison portant ces nourritures, les voulut arrêter ; mais ils glissèrent entre ses mains comme anguilles, et s’en furent en la cuisine, marchant coîment et droitement.

Là, sans parler du tout, le boulanger ordonna ses pains en la huche, cependant que les boucher et épicier rangeaient au frais, en la cave, leurs jambons et fromages. Et ils le faisaient, n’ayant nul souci de la femme du forgeron leur criant : « Ce n’est céans qu’il vous fallait porter ceci ; vous vous abusez, je l’affie, bonnes gens. Allez ailleurs. »

Mais eux, non obstant ses cris, rangeaient les pains, viandes et fromages paisiblement.

Ce dont fut la femme bien plus hors de sens, et se fâchant : « Je vous le dis, » s’exclama-t-elle, « vous vous abusez : ne m’entendez-vous point ? vous faites erreur, ce n’est point céans qu’il vous faut être ; je dis céans, ici, en ce lieu, en la maison de Smetse le gueux, qui n’a pas un patar vaillant, qui ne vous payera point. Las ! ils ne veulent m’entendre. »

Et s’écriant de toute sa force : « Messieurs les marchands, vous êtes chez Smetse, le savez-vous ? Smetse le gueux ! Ne le dis-je assez hautement ? Jésus, Dieu, Seigneur ! chez Smetse le besoigneux ! Smetse le loqueteux ! Smetse le claquedent ! Smetse qui n’est riche, sinon en pouillerie ! qui ne vous paiera point, m’entendez-vous ? qui ne vous paiera point, point, point ! »

— « Femme, » disait le forgeron, « tu perds le sens, m’amie, ceci me concerne ; c’est moi qui ai céans mandé ces bons hommes. »

— « Toi ! » dit la femme, « toi ! mais tu es fol, mon homme : oui, il est fol, messieurs, fol tout à fait. Ah ! tu les a céans mandés ! Ha, tu fais céans emmener pains, jambons et fromages à tas, comme un riche, et tu sais ne pouvoir les payer, montrant ainsi ta mauvaise foi !

— « Femme, » répondit Smetse bien coîment, « nous sommes riches et payerons tout. »

— « Nous riches ? » dit-elle, « ha ! pauvre gueux. Ne sais-je point bien ce qui est en notre coffre ? Y mis-tu oncques le nez, non plus qu’en la huche ? Vas-tu porter jupes à présent ? Las ! mon homme est fol, que Dieu nous sauve ! »

Cependant les trois hommes remontèrent en la forge.

Les voyant, la femme courut à eux : « Messieurs les marchands, » dit-elle, « vous m’avez ouï, car vous n’êtes sourds, ce crois-je : nous n’avons rien, nous ne vous paierons point ; remportez vos nourritures. »

Mais sans la regarder, ne paraître l’entendre, les trois s’en furent, marchant coîment et raidement.

Comme ils sortaient, s’arrêtèrent à la porte brasseurs de bière avec leur chariot, et ils entrèrent en la forge portant à deux un grand et plein tonneau de bruinbier.

« Smetse, » dit la femme, « ceci est trop ! Messieurs les brasseurs, nous n’y sommes point ; nous n’aimons du tout bière, nous buvons eau. Emmenez chez le voisin ce tonneau, il ne nous concerne point, je vous l’affie. »

Ce non obstant, les brasseurs descendirent en la cave le tonneau de bruinbier, remontèrent, en allèrent querir autres et en placèrent ainsi jusques à vingt. La femme, les voulant arrêter, fut renversée, cependant que Smetse à force de rire ne pouvait parler et se devait contenter de la tirer à lui, l’engardant ainsi de se blesser aux tonneaux portés par les brasseurs de bière de la rue à la cave, avec hâte et vitesse merveilleuses.

— « Ha, » lamentait-elle, « laisse-moi ! ceci est trop, Smetse ! Las ! nous voici plus que gueux, nous sommes detteurs. Smelse, je me vais tantôt jeter à l’eau, mon homme. Faire dettes pour emplir ventre affamé, c’est honte jà bien grande ; mais le faire par goulue gourmandise, c’est vilenie insupportable. Ne te peux-tu contenter d’eau et de pain que tu eusses pu gagner de tes dix doigts glorieusement ? Es-tu doncques si goinfre devenu qu’il te soit de gâteaux, fins fromages et pleins tonneaux besoin présentement ? Smetse, Smetse, ce n’est là fait de bon Gantois mais de brigand espagnol. Ha ! je m’irai jeter à l’eau, mon homme. »

— « Femme, » disait Smetse marri de la voir si dolente, « ne ploure point, tout est à nous, mamie, dûment et en bonne propriété. »

— « Ha, » disait-elle gémissant, « c’est mal à vous perdre ainsi, en vos vieux ans, cette honnêteté qui fut votre seule couronne. »

Cependant que le forgeron s’embesognait, mais en vain, à la consoler, entra un marchand de vins suivi de bien trente et trois valets, portant chacun plein panier de bouteilles enfermant vins précieux, ainsi que le témoignaient la façon desdites bouteilles.

Quand la femme les vit, elle fut de désespérance abattue et le courage lui faillit : « Entrez, » dit-elle bien lamentablement, « entrez céans, messieurs les marchands de vins : la cave est en bas. Vous avez là bon nombre de bouteilles, six vingt assurément. Ce n’est trop pour nous qui sommes riches, riches de misère, vermine et pouillerie ; entrez céans, messieurs, là est la porte de la cave. Mettez y tout et davantage, si le voulez. »

Et poussant Smetse : « Tu es joyeux, sans doute, » dit-elle, « car c’est beau spectacle à un ivrogne, comme tu es, voir tout ce bon vin entrer de gratis en la maison. Ha, il rit ! »

— « Oui, femme, » dit Smetse, « je ris d’aise, car les vins sont à nous, à nous les viandes, à nous les pains et fromages. Éjouissons-nous à deux ensemblement, » Et il la voulait embrasser ; mais elle, se dégageant : « Ha, » dit-elle, « il fait dettes, il ment, il rit à sa honte : il a tous les vices, nul n’y manque. »

— « Femme, » dit Smetse, « tout est à nous, je te l’affie. Ainsi suis-je à l’avance payé de gros ouvrages lesquels on m’a daigné commander. »

— « Ne mens-tu point ? » dit-elle, se calmant un petit.

— « Non, » dit-il.

— « Tout ceci est à nous ? »

— « Oui, » dit-il, « foi de Gantois. »

— « Ha ! mon homme, pour lors nous sommes hors de peine. »

— « Oui, femme, » dit-il.

— « C’est miracle de Dieu. »

— « Las ! » fit-il.

— « Mais ces gens viennent céans de nuit, contre la coutume, dis m’en la cause. »

— « Celui, » répondit Smetse, « qui sait de tout la cause est bien malicieux, mais ce n’est moi toutefois. »

— « Mais, » dit-elle, « ils ne parlent point, mon homme ? »

— « Ils n’aiment, » dit Smetse, « point à parler assurément. Peut-être aussi que le maître les choisit muets, afin qu’ils ne perdent point temps à jaser avec les commères »

— « Oui bien, » dit-elle, cependant que passait le trente et unième valet du marchand, « mais c’est bien étrange, je ne les entends du tout marcher, mon homme ? »

— « Ils ont, » dit Smetse, « semelles propres à leurs besognes assurément. »

— « Mais, » dit-elle, « leurs visages sont tant blêmes, tristes et immobiles, qu’ils semblent masques de trépassés. »

— « Oiseaux de nuit, » dit Smetse, « n’eurent oncques bonne trogne. »

— « Mais, » dit la femme, « je ne vis point ces hommes emmi ceux des métiers de Gand. »

— « Tu ne les connais tous, » dit Smetse.

— « Il se peut, mon homme. »

Ainsi devisaient le forgeron et sa femme, l’une bien curieuse et inquiète, l’autre confus et gêné en ses menteries.

Soudain, comme issait hors la forge le trente et troisième valet du maître marchand de vins, y entra en hâte incroyable un homme de moyenne taille, vêtu d’un court sarrau noir, blond de poil, gros de tête, pâle de face, trottant menu vite comme vent, roide comme bâton ; au demourant, souriant sans cesse et portant lanterne.

L’homme alla à Smetse prestement, sans parler lui manda de le suivre, le saisit au bras ; Smetse résistant, il lui fit signe vitement qu’il n’eût point de peur et le mena au jardin, où les suivit la femme. Là, il prit une bêche, bailla à Smetse sa lanterne à tenir, bêcha la terre promptement, creusa grand trou, tira du trou sac de cuir, ouvrit vitement, souriant le montra à Smetse, plein d’or monnayé ; la femme cria voyant l’or, il lui bailla horrifique soufflet, sourit derechef, salua, tourna sus ses talons et s’en fut avec sa lanterne.

La femme, jetée à terre par la force du soufflet et tout ahurie, n’osait crier davantage et gémissait bassement : « Smetse, Smetse, » disait-elle, « où es-tu, mon homme ? J’ai grand mal à la joue. »

Smetse vint à elle, et la ramassant : « Femme, » dit-il, « que ce soufflet te soit leçon de ménager ta langue, d’ores en avant ; tu as lassé de tes cris tous les bons hommes venus céans cette nuit pour me faire du bien : cettuy-ci fut moins que les autres patient et te punit, non sans raison. »

— « Ha, » dit-elle, « j’ai mal fait de ne t’obéir point : que me faut-il faire présentement, mon homme ? »

— « M’aider, » dit Smetse, « à porter le sac au logis. »

— « Je le veux. » dit-elle.

Ayant porté le sac, non sans peine, ils le vidèrent à deux en un coffre.

— « Ha, » dit-elle voyant l’or couler et s’épandre hors le sac, « c’est beau spectacle, mais quel est cettuy homme qui te montra le sac plein si magnifiquement, et m’a baillé à moi cettuy horrifique soufflet ? »

— « Un mien ami, » dit Smetse, « grand inventeur de trésors cachés. »

— « Quel est, » dit-elle, « son nom ? »

— « Il m’est, » dit Smetse, « interdit le te dire. »

— « Mais, mon homme… »

— « Ha ! femme, femme, » dit Smetse, « tu veux trop savoir, il t’en cuira de ta curiosité, mamie. »

— « Las ! » dit-elle.

V.

Au jour levé, Smetse et sa femme mangeant les bons pains, le gras jambon, le fin fromage, buvaient la double bruinbier, le bon vin, et ainsi se réconfortaient le stomach, gâté un petit par longue faim.

Soudain entrèrent tous les manouvriers anciens et ils dirent : « Baes Smetse, tu nous a rappelés, nous voici bien joyeux de voir ton feu rallumé et de besogner derechef pour toi qui nous fus toujours si bon maître. »

« Par Artevelde ! » dit Smetse, « ils y sont tous : Pier, Dolf, Flipke, Toon, Hendrik et les autres. Bonjour, garçons ! » et il leur serra la main, « nous allons boire. »

Cependant qu’ils buvaient, la femme dit soudainement branlant la tête : « Mais on ne vous a point mandés, vous autres ! n’est-il point, Smetse ? »

— « Femme, femme, » dit le forgeron, « ne te saurais-tu jamais taire ? »

— « Mais, » dit-elle, « je ne mens point, mon homme. »

— « Tu, » dit-il, parles sottement de choses dont tu n’eus oncques connaissance. Demeure en ta cuisine et ne le coule point en ma forge. »

— « Baesinne, » dit Flipke, « sans vous vouloir contredire, je vous dois affier que l’on nous a tous mandés de par le baes : car un homme est venu cette nuit frapper ès portes de nos maisons, criant que nous devions chacun nous en venir céans, pour besogne pressante, sans y fallir, à ce matin, et qu’il nous serait pour ce baillé à chacun un royal pour le dédit de nos divers maîtres. Et tous nous l’avons fait, voulant ne laisser point notre baes en la peine. »

— « C’est bien à vous, » dit Smetse, « vous aurez le royal promis. Mais venez-vous-en avec moi, je vous vais à chacun départir l’ouvrage accoutumé ; » ce qu’il fit, et le beau bruit de marteaux battant, d’enclumes gémissant, de soufflets soufflant et de manouvriers chantant fut de rechef ouï en la forge du bon forgeron.

Entretandis, Smetse vint à sa femme et avec grande colère lui dit : « Te cuisait-il bien fort me contredire vis-à-vis ces bons hommes ! Pie enragée, ne te sauras-tu jamais taire ? N’as-tu doncques point cette nuit été admonestée amèrement assez ? Te faut-il davantage ? »

— « Mais, Smetse, » dit la femme, « je ne savais du tout que vous les aviez mandés. »

— « Ce n’était, » dit-il, « motif à toi de me réputer menteur vis-à-vis de tous mes manouvriers ; ne peux-tu parler quand j’ai fini ou te taire, ce qui est mieux ? »

— « Smetse, » dit la femme, « je ne vous vis oncques si colère ; ne me battez point, mon homme, je serai d’ores en avant muette comme ce fromage. »

— « Tu le dois, » dit Smetse.

— « Mais, mon homme, » dit-elle, « ne me pourrais-tu expliquer quelque chose de ceci ? »

— « Tantôt, » dit-il. Et il s’en fut en sa forge.

VI*.

À ce jour vinrent à Smetse moult personnes notables et communes, nobles, prêtres, bourgeois et paysans, lui commander grands ouvrages et fortes besognes, et ainsi aux autres jours et ce toute l’année durant.

Tôt fut la forge étroite, et Smetse la dut agrandir à cause du nombre sans cesse croissant des manouvriers, lesquels ouvrèrent tant beaux, fins et merveilleux ouvrages, que la renommée s’en épandit ès étrangers et lointains pays, et que l’on vint pour les voir et admirer de Hollande, Zélande, Espagne, Allemagne, Angleterre, voire même de chez le Turc.

Mais Smetse, songeant aux sept ans, n’en fut point joyeux.

Tôt furent ses coffres pleins de beaux crusats, angelots, roses nobles et royaux d’or. Mais il n’eut point plaisir bien grand considérant toutes ces monnaies, car il jugea qu’elles ne payaient point assez son âme au diable baillée pour la toute longue éternité.

Slimbroek le Roux perdit un à un ses chalands, lesquels s’en revinrent tous à Smetse : devenu loqueteux
Dont advinrent furieuses batailles, èsquelles aucuns furent mordus vilainement.
et bien misérable, il se venait à chacun jour bouter sus le quai, considérant de là le beau feu qui brûlait en la forge du bon forgeron, et, ce faisant, semblait confit en ahurissement et bêterie comme hibou qui regarde un patar. Smetse, le sachant besoigneux, lui dépêcha divers chalands pour le faire subsister, et aussi maints secours en argent. Mais non obstant qu’il payât ainsi le mal en bien, il n’en était plus joyeux, songeant aux sept ans.

La femme de Smetse, se voyant tant riche, achetait pour les cuire, à chacun, dimanche cuisses de gras mouton, oies, chapons, dindes et autres bonnes viandes ; conviait à la mangeaille ses parents, amis et manouvriers, et c’était alors beau festin bien arrosé de double bruinbier. Mais Smetse mangeant et buvant comme empereur n’était point joyeux songeant aux sept ans. Et la fumée des viandes rôtissantes s’épandait sus le quai aux Oignons tant friande, succulente et embaumant l’air, que tous les chiens vaguant de coutume en la ville s’arrêtaient humant l’odeur devant la maison, et là sus leur séant, le nez en l’air, attendaient les miettes : et les gueux, lesquels étaient en grand nombre, y vinrent pareillement et voulurent chasser les chiens. Dont advinrent furieuses batailles, èsquelles aucuns furent mordus vilainement. Voyant ce, la femme de Smetse et autres commères vinrent, à chacun dimanche, à la porte tenant les corbeilles à aumônes, et là, davant le repas, baillèrent hors d’icelles corbeilles à tous les gueux bon pain, tranchon de viande et deux patars pour boire, le tout avec doux propos et bonnes paroles ; puis elles les engageaient à quitter le quai, ce qu’ils faisaient en bon ordre. Mais les chiens demouraient, et sus la fin du festin il leur était pareillement baillé quelque nourriture. Ainsi s’en allaient-ils, emportant chacun son os ou autre butin.

Smetse ensemble avec sa femme prit en grande amour ces pauvres gueux et chiens ; les gueux étaient par lui nourris et abrités ; et de même tous les chiens infirmes, boiteux et souffreteux qui vaguaient à Gand, et son logis fut nommé l’Hôpital des Chiens et la Maison des Pauvres.

Ce non obstant il n’était point joyeux, songeant aux sept ans.

Tarabusté de ces pensements, Smetse ne chanta plus et perdit sa graisse, sécha visiblement, devint mélancolique et rêveur, et en sa forge ne sonna mot, sinon pour commander l’ouvrage.

Et il ne fut plus nommé Smetse le joyeux, mais Smetse le riche.

Et il compta les jours.

VI**.

Au deux cent quarante cinquième jour de la septième année, en la saison des prunes en fleur, Smetse tout taiseux prenait quelque repos vers la midi. Et il était assis sus un banc de bois, vis-à-vis sa porte, et, bien mélancoliquement, il considérait les beaux arbres desquels était le quai planté, et les oiselets se jouant emmi la ramure ou bien sentrebattant et becquetant pour quelque manger, et il regardait aussi le clair soleil qui faisait joyeux ces oiselets, et il entendait derrière lui le beau bruit de sa forge, sa femme préparant pour le dîner quelque friture, et ses manouvriers se hâtant afin d’aller se repaître, car c’était heure, et il se disait qu’ès enfers il ne verrait ni le soleil, ni les oiselets, ni les arbres si vertement enfeuillés : et n’entendrait ni le bruit de sa forge, ni ses forgerons se hâtant, ni sa femme préparant la friture.

De brief sortirent les manouvriers, et Smetse demoura seul sus son banc, s’interrogeant s’il n’était nul moyen d’échapper des diables.

Soudain s’arrêta à sa porte un homme de piteuse apparence, de chevelure et de barbe brune, vêtu comme bourgeois loqueteux et tenant en la main gros bâton. Il cheminait à côté d’un baudet, lequel il tenait par la bride. Sus le baudet était assise belle, gente et jeune femme, de noble contenance et allaitant un enfantelet nu tout à fait, et de si doux et mignon visage que Smetse fut tout réconforté le considérant.

L’âne s’arrêtant à la porte de la forge se prit à braire effroyablement.

— « Maître forgeron, » dit l’homme, « vois-ci notre baudet lequel cheminant a laissé choir un de ses fers, ne te plairait-il ordonner qu’il lui en soit baillé un autre ? »

— « Je le ferai moi-même, » dit Smetse, « car je suis seul céans. »

— « Je te dois. » dit l’homme, « advertir que nous sommes gueux. »

— « Naie nul souci, » dit Smetse, « je suis riche assez pour pouvoir, sans être payé, ferrer d’argent tous les baudets de Flandres. »

Ce qu’ouyant, la femme descendit du baudet et demanda à Smetse s’il lui était permis de s’asseoir sus le banc.

— « Oui, » dit-il.

Et cependant qu’il attachait l’animal, taillait la corne et plaçait le fer, il dit à l’homme : « D’où viens-tu ainsi avec cette femme et ce baudet ? »

— « Nous, » dit l’homme, « venons de lointains pays et avons encore à cheminer longuement. »

— « Et, » dit Smetse, « cettuy enfant qui est nu toujours ne souffre-t-il point de froid ? »

— « Nenni, » dit l’homme, « car il est toute chaleur et toute vie. »

— « Oui dea, » dit Smetse, « vous ne calomniez point vos enfants, monsieur ; mais ainsi cheminant quelles sont vos boissons et nourritures ? »

— « L’eau des ruisseaux, » dit homme, « et le pain qu’on nous veut bien donner. »

— « Ha, » dit Smetse, « l’on ne vous en baille point gros, ce vois-je, car les paniers du baudet sont légers. Vous avez doncques faim souventes fois ? »

— « Oui, » dit l’homme.

— « Ceci, » dit Smetse, « me déplaît, et il est grandement malsain à mère allaitant souffrir la faim, car ainsi le lait devient aigre et l’enfant croît chétif. » Et il manda sa femme : « Commère, » dit-il, « apporte ici autant de pains et jambons qu’il en faut pour emplir les paniers de cettuy animal. N’oublie point la double bruinbier, c’est aux pauvres voyageurs céleste réconfortement. Et bon picotin pour le baudet. »

Étant remplis les paniers et l’animal ferré, l’homme dit à Smetse : « Forgeron, je te veux, pour ce que tu es si bon, récompenser, car tel que tu me vois j’ai grande puissance. »

— « Oui, » dit Smetse sous riant, « je le vois assez. »

— « Je suis, » dit l’homme, « Joseph, mari nominal de la très-sainte Vierge Marie, laquelle est sise sus ce banc, et cettuy enfant qu’elle tient ès bras est Jésus, ton sauveur. »

Smetse, bien ahuri à ce propos, les considéra avec grande anxiété, et vit autour de la tête de l’homme nimbe de feu, à la femme couronne d’étoiles, et à l’enfant beaux rayons plus brillants que soleil, lesquels issant hors sa tête la ceignaient de clairté.

Lors il chut à leurs pieds et dit : « Monseigneur Jésus, madame la Vierge, monsieur Saint Joseph, baillez-moi pardon de mon doute. »

Ce à quoi monsieur Saint Joseph répondit : « Tu es brave, Smetse, et bon pareillement. Pour ce, je te baille permission de faire trois vœux, les plus gros que pourras, monseigneur Jésus les prétend exaucer. »

Smetse, ouyant ce, fut bien joyeux songeant qu’ainsi peut-être il se pourrait sauver du diable ; mais il n’osa toutefois avouer qu’il lui avait baillé son âme, et il demoura silencieux un moment songeant aux choses lesquelles il pourrait demander, puis soudain dit bien respectueusement : « Monseigneur Jésus, madame Sainte Marie et vous, monsieur Saint Joseph, vous plairait-il entrer en mon logis ? là je vous pourrais dire mes vœux. »

— « Nous le voulons, » dit monsieur Saint Joseph.

— « Commère, » dit Smetse à sa femme, « viens ici garder le baudet de ces seigneurs. »

Et Smetse marcha devant eux, balayant le solier afin qu’ils n’eussent point de poussière aux semelles.

Et il les mena en son clos : là était un beau prunier tout fleuri : « Monseigneur, madame et monsieur, » dit Smetse, « vous plaît-il que quiconque sera sus ce prunier juché n’en puisse descendre que je ne le veuille. »

— « Il nous plaît, » dit monsieur Saint Joseph.

Puis il les mena en sa cuisine ; là était un beau et grand et précieux fauteuil, bien doux au séant et de fort bois bien massif.

« Monseigneur, madame et monsieur, » dit Smetse, « vous plairait-il que quiconque se seyera sus ce fauteuil ne s’en puisse ôter que je ne le veuille ? »

« Il nous plaît, » dit monsieur Saint Joseph.

Puis Smetse alla querir un sac, et le montrant il dit : « Monseigneur, madame et monsieur, vous plaît-il que tant grand qu'il soit de sa stature, homme ou diable puisse entrer en cettuy sac, mais non en sortir que je ne le veuille ? »

— « Il nous plaît, » dit monsieur Saint Joseph.

— « Monseigneur, madame et monsieur, » dit Smetse, « grâces vous soient rendues : ayant fait mes trois vœux, présentement je n'ai plus rien à demander à votre bonté, sinon de me bénir. »

— « Nous le voulons, » dit monsieur Saint Joseph.

Et il bénit Smetse, et ainsi s'en fut la sainte famille.

VII.

La femme n'avait mot entendu des paroles dites à son homme par les célestes voyagiers, aussi était-elle bien ahurie considérant et ouyant les gestes et discours du bon forgeron. Mais elle le fut bien davantage quand, les tout-puissants seigneurs s'en étant allés, Smetse commença s'éclaffer de rire, se frotter les mains, venir à elle, lui frapper sus le ventre, la faire tourner à droite et à gauche, et dire avec une voix triomphante : « Il peut advenir que je ne brûle point, que je ne bouille point, que je ne sois point mangé ; n’en es-tu joyeuse ? »

— « Las ! » dit-elle, « je n’entends rien à votre propos, mon homme ; mais n’êtes-vous point fol ? »

— « Femme, » dit Smetse, « il ne me faut point montrer le blanc de l’œil si piteusement ; ce n’est l’heure. Ne vois-tu point bien comme je suis léger. Car j’ai les épaules déchargées de poids plus lourd que n’est le beffroi ; je dis ce beffroi, le nôtre, où est le dragon pris à ceux de Bruges. Je ne serai point mangé. Par Artevelde ! mes jambes trémoussent d’aise à ce pensement. Je danse. N’en veux-tu faire autant ? Fi, la rêveuse qui brasse mélancolie cependant que son homme est joyeux ! Baise-moi, femme, baise-moi, commère, pour mon proficiat ; tu le dois, car, en place de désespérance, j’ai bel et bon et ferme espoir. Ils me cuidaient mettre à toutes sauces et festoyer de ma viande bien grassement. Je les ferai quinauds ; dansons ! »

— « Ha, Smetse, » dit la femme, « il vous faudra purger, mon homme ; l’on dit que c’est remède à folie. »

— « Tu, » dit-il lui frappant sus l’épaule avec grande amitié et douceur, « parles témérairement. »

— « Voyez, » dit-elle, « le beau docteur qui me vient prêcher raison ! Mais fus-tu fol ou sage, Smetse, ôtant comme tu le fis ton couvre-chef à ces gueux qui vinrent céans semer leurs poux ; me baillant à moi, ta femme, leur baudet à garder ; remplissant ses paniers de notre meilleur pain, bruinbier et jambon : cheyant à genoux devant eux, pour en être béni, et les traitant comme archiducs de monseigneur, madame et monsieur, à pleine gueule ? »

À ce propos, Smetse vit assez que les seigneurs voyagiers ne s’étaient voulus découvrir qu’à lui : « Femme, » dit-il, « il ne me faut interroger davantage, car je ne te puis rien narrer de ce cas mystérieux qu’il ne t’est donné de comprendre. »

— « Las ! » dit-elle, « c’est donc pis que folie, c’est mystère. Tu ne fais point bien te cachant ainsi de moi, Smetse, car j’ai toujours vécu céans fidèle à toi ; gardant ton honneur, ménageant ton bien, ne prêtant et n’empruntant jamais, tenant ma langue en la compagnie des commères, cuidant miens tous tes secrets et n’en soufflant mot à nulluy. »

— « Je le sais, » dit Smetse, « tu fus toujours brave et bonne femme. »

— « Comment, » dit-elle, « sachant ce, n’as-tu fiance en moi davantage ? Ha, mon homme, ceci me peine ; dis-moi le secret, je le saurai garder, je l’affie. »

— « Femme, » dit-il, « n’en sachant rien, tu te tairas plus aisément. »

— « Smetse, » dit-elle, « ne me veux-tu vraiment rien dire ? »

— « Je ne le puis, » dit-il.

— « Las ! » dit-elle.

Entretandis vinrent les manouvriers, et Smetse leur bailla à chacun un beau royal pour boire.

Ce dont ils furent tous, tant joyeux et riches que de trois jours nul ne vint montrer le nez en la forge, fors un vieil homme trop flétri, éréné, épuisé de souffle et branlant sus ses jambes, pour aller ensemble avec les autres nager en la Lys et après se sécher la panse au soleil emmi les herbes hautes, danser ès prés, au son des rebecs, cornemuse et scalmeye, et ès tavernes vider les pots et rincer les verres nuitamment.

VIII.

Or était venu le jour auquel devait le bon forgeron bailler son âme au diable, car la septième année était finie tout à fait et l’on était pour lors en la saison des prunes mûres.

Sus la tombée de la nuit, cependant qu’aucuns manouvriers ouvraient pour Messieurs des Récollets grille à finir à ce soir là, et pour ce demouraient auprès de Smetse, entra en la forge un méchant maroufle, ayant le poil blanc et crasseux, la corde au col, la gueule bée, tirant la langue, et vêtu de méchante souquenille comme valet de seigneur débouté de fortune.

Ledit marouflle, sans que nul ne l’eût ouï marcher, vint à Smetse subtilement, et lui mettant la main sus l’épaule : « Smetse, » dit-il, « as-tu troussé ton bagage ? »

Ce quoyant, se retourna le forgeron : « Trousser, » dit-il, « et que te chault-il de ce troussement, monsieur du poil pelé ? »

— « Smetse, » répondit le valet sus un ton farouche, « n’as-tu plus souvenance ni de ta fortune refaite, ni du bien qu’on t’a fait, ni de ce noir papier ? »

— « Oui, oui, » dit Smetse tant son couvre-chef bien humblement, « j’ai souvenance ; excusez-moi, messire, je ne me remettais point votre trogne gracieuse. Vous plairait-il point passer en ma cuisine, pour là mâcher quelque morceau de gras jambon, humer quelque pot de bonne bruinbier, sucer quelque bouteille ? Nous avons pour ce temps suffisant, car il n’est encore sept ans sonnés, il s’en faut de deux heures. »

— « Tu ne mens point, » dit le diable, « adoncques allons-nous-en en ta cuisine. »

Et ils s’en furent et s’assirent à table.

La femme, les voyant entrer, fut grandement étonnée, et Smetse lui dit : « Baille-nous vins, bruinbier, jambons, saucissons, pains, gâteaux et fromages, et du tout le meilleur qui soit en la maison. »

— « Mais, Smetse, » dit-elle, « vous abusez des biens que Dieu vous octroya. Il est bien de venir en aide aux pauvres gens, mais non de faire plus pour l’un que pour l’autre. Gueux est gueux, tous sont pairs ! »

— « Gueux ! » s’exclama le diable, « je ne le suis et ne le fus oncques. Mort aux gueux. À la potence les gueux ! »

— « Messire, » dit Smetse, « daignez ne point entrer en colère contre elle qui ne vous connaît du tout. Femme ! regarde et considère bien notre hôte avec grande attention, mais plus grand respect, et tu pourras après narrer à tes commères que tu as vu Messire Jacob Hessels, le plus grand faucheur d’hérétiques qui fut oncques. Ha ! femme, il les mena durement et il en fit tant pendre, brûler et torturer de diverses manières, qu’il se pourrrait noyer cent fois, emmi le sang de tous ces morts. Va, femme, va lui querir à manger et à boire. »

Et la femme s’en fut, revint bientôt et mit le couvert.

Cependant qu’ils bauffraient, « Ha, messire, » dit Smetse, « Je vous reconnus bientôt à votre unique façon de dire « À la potence ! » et aussi à cette corde qui finit votre vie si féloniquement. Car Notre Seigneur l’a dit : « Celui qui aime la corde périra par la corde. » Messire Ryhove fut bien traître et méchant envers vous, Car outre la vie il vous ôta la barbe qui était belle. Ha, ce fut vilaine action traiter un bon conseiller comme vous étiez en ce temps où vous dormiez si coîment et paisiblement au Conseil de sang, je veux dire des troubles, parlant avec respect, et vous éveilliez seulement pour dire : « À la potence ! » et vous rendormir après. »

— « Ha, » dit le diable, « c’était le bon temps alors. »

— « Oui, messire, » dit Smetse, « temps pour vous de puissance et richesse. Ha, nous vous devons beaucoup : l’impôt du dixième, coulé en l’oreille à l’empereur Charles ; l’arrêt de messires d’Egmont et de Hornes, écrit de votre belle main, et plus de vingt cents personnes qui de votre fait périrent par le feu, le fer et la corde ! »

— « Je n’en sais le nombre, » dit le diable, « mais il est grand. Baille-moi, Smetse, de ce saucisson qui est bon. »

— « Ha, » dit le forgeron, « il ne l’est assez pour votre seigneurie ; mais vous ne buvez point. Videz cette chopine, c’est double bruinbier. »

— « Forgeron, » dit le diable, « elle est bonne ; mais j’en bus de meilleure en l’auberge de Pierkyn le jour où furent brûlées sus le marché cinq fillettes réformées ensemblement. — Cette-là moussait davantage. — Cependant que nous buvions nous entendions les dites filles chanter psaumes emmi le feu. — Hà ! nous bûmes bien en ce jour. — Mais considère, Smetse, la grande perversité de ces filles toutes fort jeunes et tant obstinées en leur crime qu’elles chantaient leurs cantiques, ne se plaignaient point, souriaient au feu et invoquaient Dieu hérétiquement. Baille-moi à boire, Smetse. »

— « Mais, » dit Smetse, « le roi Philippe demanda votre canonisation à Rome pour ce que vous aviez si bien servi à l’Espagne et au pape ; comment donc n’êtes-vous en paradis, messire ? »

— « Las ! » ploura le diable, « on n’a point bien reconnu mes services anciens. Les traîtres réformés sont près de Dieu et je brûle au parfond des enfers. — Là sans cesse ni trêve, je dois chanter les psaumes des hérétiques ; dur châtiment, peine ineffable : ces chants passent et repassent dans mon gosier, roulent dans ma poitrine déchirant mes chairs intérieures comme un porc-épic hérissé duquel les dards seraient de fer. — À chaque son, blessure nouvelle, plaie saignante : et toujours, toujours il me faut chanter, et ainsi il en sera durant la toute longue éternité. »

À ce propos, Smetse fut bien effrayé, considérant comme durement avait Dieu châtié Jacob Hessels, et il lui dit :

— « Buvez, messire ; cette bruinbier est baume aux gosiers meurtris. »

Soudain sonna la cloche.

— « Smetse, » dit le diable, « viens-t’en ; il est l’heure. »

Mais le bon forgeron, sans répondre, soupira bien profondément.

— « Quel mal te point ? » dit le diable.

— « Ha ! » dit Smetse, « je me lamente de votre vivacité : vous ai-je tant mal reçu céans que vous ne me voulez permettre d’aller, avant mon partement, accoler ma femme une fois dernière et de même mes bons manouvriers, et considérer mon beau prunier où sont prunes tant succulentes ? Ha ! je m’en voudrais rafraichir un petit avant d’aller ès lieux où est soif éternelle. »

— « Ne cuide point m’échapper, » dit le diable.

— « Je ne le voudrais, seigneur, » dit Smetse, « Suivez-moi, je vous en supplie bien humblement. »

— « Allons, » dit le diable, « mais non pour long temps. »

Étant au jardin, Smetse commença derechef à soupirer.

« Ha ! » dit-il, « voici mes prunes, messire ; vous plaît-il que je monte en manger mon soûl ? »

— « Monte, » dit le diable.

Smetse étant sus l’arbre commença manger fort goulûment et humant le jus avec grand bruit : « Ha ! » s’exclamait-il, « prunes de paradis ! prunes de chrétien, combien vous êtes grosses ! Prunes de prince, vous rafraîchiriez cent diables au brûlant parfond de l’enfer. Par vous, douces prunes, benoîtes prunes, est la soif chassée hors mon gosier ; par vous, aimables prunes, gentes prunes, décampe hors mon estomach l’aigre mélancolie ; par vous, fraiches prunes, prunes sucrées, entre en mon sang douceur infinie. Ha ! prunes succulentes, joyeuses prunes, prunes fées, que ne vous puis-je toujours sucer ! »

Et ce disant, Smetse sans cesse cueillait, mangeait, humait le jus.

— « Cancre. » dit le diable, « tu me fais ici venir l’eau à la bouche ; que ne me jettes-tu quelqu’une de ces tant bonnes prunes ? »

— « Las ! messire, » dit Smetse, « je ne le puis ; elles fondraient en eau tombant à terre, tant elles sont délicates. Mais s’il vous plaît monter sus l’arbre, vous y aurez plaisir bien grand.

— « Je le veux, » dit le diable.

Quand il se fut bien sis sus une forte branche, et à se délectait à l’aise, mangeant prunes, Smetse descendit bien subtilement, prit un bâton gisant sus le gazon et commença l’en férir à toute force.

Sentant les coups, le diable voulut sauter sus au forgeron, mais il ne le put, car la peau de son séant tenait à la branche ; et il sifflait, écumait, grinçait de male rage et aussi de la douleur que lui causait sa peau tendue.

Cependant Smetse le houcepeignait, caressait du bâton ès tous lieux de son corps, le frottait jusques à l’os, déchirait sa souquenille et lui baillait allègrement les plus beaux et forts coups qui furent oncques portés ès pays de Flandres. Et il disait ; « Vous ne sonnez mot de mes prunes, Messire ; ne seraient-elles point bonnes ? »

— « Ha ! » s’exclamait Hessels, « que ne suis-je libre ! »

— « Las, oui ! que n’êtes-vous libre ! » répondait Smetse, « vous me bailleriez à quelque bon petit bourreau de vos amis, lequel librement me taillerait comme jambon suivant vos savants préceptes, car vous fûtes, ce crois-je, docteur ès gênes ; mais n’êtes-vous point de mon bâton gêné ? Las ! oui, que n’êtes-vous libre ! vous me hisseriez à quelque benoîte potence, et l’on me verrait me balançant en l’air, et librement rirait maître Hessels. Et ainsi aurait-il sa revanche de ce que je le houcepeigne de présent avec si grande liberté. Car rien n’est libre en ce monde comme un libre bâton tombant librement sus un non libre conseiller. Las, oui ! que n’êtes-vous libre ! vous me libéreriez le corps de la tête, ainsi que vous le vîtes faire avec si grande joie à messieurs d’Egmont et de Hornes. Las, oui ! que n’êtes-vous libre ! on verrait Smetse en quelque bon petit bûcher, lequel le rôtirait librement, ainsi qu’il advint aux pauvres fillettes réformées : et Smetse, comme elles, chanterait d’une âme libre le Dieu des libres croyants et la libre conscience plus forte que le feu, cependant que maître Hessels boirait bruinbier et dirait qu’elle mousse. »

— « Ha, » disait le diable, « pourquoi me frapper si cruellement, sans nulle compassion pour mes cheveux blancs ? »

— « Pour ce que ton poil blanc, » dit Smetse, « est poil de vieux tigre mangeur de nos pays ; pour ce qu’il m’est plaisant de le frotter de chêne et aussi afin que tu me bailles permission de demourer encore sept ans en cettuy monde où je me trouve bien, s’il te plaît. »

— « Sept ans ! » dit le diable ; « n’y compte point ; j’aime mieux saigner sous ton bâton. »

— « Ha ! je le vois bien, » répondait Smetse, « votre peau est friande de coups. Ceux-ci sont bons, au demourant. Toutefois la plus grasse chère est malsaine à qui abuse. Adoncques, quand vous en aurez assez, daignez m’avertir. Je cesserai ce festoîment, mais il me faudra pour lors bailler les sept ans. »

— « Jamais. » dit Hessels ; et, levant le nez en l’air comme chien qui ulle, il cria : « À l’aide tous les diables ! » Mais ce tant aigrement et épouvantablement, qu’au bruit de sa voix fêlée sonnant comme cent trompettes, accoururent tous les manouvriers.

— « Vous ne vous écriez haut assez, » disait Smetse, « Je vais vous aider, » Et il le battit plus fort, et le diable cria davantage.

— « Voyez-ci, » disait Smetse, « comme bien le bâton fait chanter cettuy gentil rossignol sus mon prunier. Il y dit son lied d’amour appelant sa mignonne. Elle viendra tantôt, Messire ; mais venez, s'il vous plaît, l’attendre en bas, car le serein est, ce l’on dit, funeste sus la hauteur, à cause des coups. »

— « Baes, » dirent aucuns manouvriers, « n’est-ce point Messire Jacob Hessels, le conseiller de sang, qui est là juché sus ton prunier ? »

— « Oui, garçons, » répondit Smetse, « c’est ce digne homme. Il cherche les hauteurs maintenant comme il fit toute sa vie, aussi la finit-il en l’air, tirant la langue aux passants. Car ce qui est de la potence retourne à la potence, et il faut rendre à la corde ce qui est à la corde. C’est écrit. »

— « Baes, » dirent-ils, « ne pouvons-nous t’aider à le faire descendre ? »

— « Oui, » dit-il. Et les manouvriers s’en furent en la forge.

Cependant le diable ne sonnait mot, essayant d’ôter son séant de la branche. Et il s’agitait, démenait, tordait de cent façons, et pour se soulever usait comme d’un levier de ses pieds, mains et tête ; mais vainement.

Et Smetse, le frappant très-bien, disait : « Messire conseiller, vous tenez, ce crois-je, à la selle ; je vous en veux ôter, ôter incontinent, car si je ne le fais, vous daubant à toute force, vous arracherez de terre l’arbre et les racines, et les gens vous verront ès tous lieux pourmener, traînant prunier au séant comme queue, ce qui serait piteux et risible spectacle à donner par noble diable comme vous êtes. Baillez-moi plutôt les sept ans. »

— « Baes, » dirent les manouvriers, lesquels s’en étaient revenus de la forge avec barres et marteaux, nous voici à ton ordre ; que nous faut-il faire ? »

— « Puisque, » dit Smetse, « je l’ai peigné de chêne, il le faut maintenant épouiller de barres et marteaux. »

— « Merci, Smetse, merci ! » cria le diable ; barres et marteaux, ceci est trop ; tu as les sept ans, forgeron. »

— « Hâte-toi, » dit Smetse, « d’écrire la quittance. »

— « La voici, » dit-il.

Le forgeron la prit, vit qu’elle était bonne et dit :

— « Il me plaît que tu descendes. »

Mais le diable était tant éréné et faible des coups reçus qu’il chut sus le dos, cuidant sauter. Et il s’en fut boitant, montrant le poing à Smetse et disant : « Je t’attends, dans sept ans, ès enfers, forgeron. »

— « Tu le peux, » dit Smetse.

IX.

Ainsi que s’en allait le diable, Smetse, considérant ses manouvriers, vit qu’ils s’entre-regardaient, parlaient bassement et semblaient gênés de leur contenance comme gens qui veulent mais n’osent parler.

Et Smetse se disait : « Me vont-ils dénoncer à l’ecclésiastique ? »

Soudain Flipke l’Ours vint à lui : « Baes, » dit-il. nous connaissons bien que ce fantôme d’Hessels fut à toi envoyé par celui qui gouverne en bas ; tu as fait pacte avec le diable et n’es riche que de son argent : depuis longtemps jà, nous en avons le doute. Mais afin que tu ne sois point vexé, nul n’en a parlé en la ville et nul n’en parlera davantage : nous te voulons dire ceci afin que tu sois tranquille. Adoncques maintenant, baes. bonsoir et bon repos. »

— « Merci, garçons, » dit Smetse bien attendri.

Et ils s’en furent.

X.

Entrant en la cuisine, le forgeron vit sa femme à genoux se frappant la poitrine, plourant, soupirant, sanglotant et disant : « Jésus Dieu Seigneur ! il a fait pacte avec le diable ; mais ce n’est de mon consentement, je l’affie. Et vous aussi, Madame la Vierge, vous le savez, et vous aussi, Messieurs tous les saints. Ha ! je suis bien marrie, non point pour moi, mais pour mon pauvre homme, qui afin d’acquérir quelque misérable or, vendit son âme au diable. Las ! oui, il l’a vendue. Ha ! Messieurs les saints, qui êtes bien heureux et bien glorieux, priez le très-bon Dieu pour lui, et daignez considérer que si, comme je l’ose espérer, je meurs chrétiennement et vais en paradis, je serai là toute seule mangeant la tourte au riz avec cuillers d’argent, ce pendant que mon pauvre homme brûlera ès enfers, y criera faim et soif et que je ne lui pourrai donner à boire mi à manger. Las ! j’en serais si malheureuse ! Ha ! Messieurs les saints, Madame la Vierge, Monseigneur Jésus, il ne pécha que cette fois, et fut tout le reste de sa vie bon homme, bon chrétien, donnant aux pauvres et doux de cœur. Sauvez-le du feu qui brûle toujours, et ne séparez point là-haut ceux qui furent unis si longtemps en bas. Priez pour lui, priez pour moi, las !

— « Femme, » dit Smelse, « tu es doncques bien marrie ? »

— « Ha, méchant homme, » dit-elle, « je sais présentement tout ; c’était le feu d’enfer qui éclatant en la maison alluma la forge, c’étaient diables ces maîtres boulangers, brasseurs et marchands de vin, diable aussi ce laid homme qui te montra le trésor et me bailla à moi l’horrifique soufflet. Qui osera vivre tranquille en cette maison d’ores en avant ? Las ! notre manger est du diable, du diable nos boissons ; du diable nos viandes, pains et fromages, du diable notre argent, maison et tout. — Qui creuserait sous ce logis verrait sourdre le feu d’enfer incontinent. Ils sont là tous, je les vois en haut, en bas, à droite, à gauche, attendant leur proie la gueule bée, comme tigres. Ha ! quel beau spectacle ce me sera de voir mon pauvre homme rompu en cent morceaux par tous les diables, et ce dans sept ans, car il l’a dit, je l’ai bien ouï, il reviendra dans sept ans. »

— « Ne ploure point, femme, » dit Smetse, « dans sept ans je pourrai comme aujourd’hui être son maître. »

— « Mais, » dit-elle. « s’il n’était point monté sus le prunier, qu’eusses-tu fait, pauvre gueux ? Et se laissera-t-il, comme aujourd’hui, choir en tes piéges ? »

— « Femme, » dit Smetse, « il y choira, car les piéges sont célestes et ce qui vient de Dieu peut toujours contre diables. »

— « Ne mens-tu point, » dit-elle, « et me veux-tu dire quels ils sont ? »

— « Je ne le puis, » dit-il, « car diables ont fines oreilles et m’entendraient te parler, si bassement que ce fût ; pour lors assurément je serais, sans merci, ès enfers emporté. »

— « Ha, » dit-elle, « je ne le voudrais point, non obstant qu’il ne me soit point plaisant vivre céans, ignorant toujours tout comme personne étrangère. Toutefois, je t’aime mieux te taisant et sauvé que parlant et damné. »

— « Femme, » dit-il, « tu es sage parlant ainsi. »

— « Je, » dit-elle, « prierai pour ta délivrance chaque jour et ferai dire pour toi une bonne messe à Sant-Bavon. »

— « Mais, » dit-il, « sera-ce de l’argent du diable que tu paieras la dite messe ? »

— « N’aie nul souci, » dit-elle, « cettuy argent entrant ès coffres de l’église sera soudain sanctifié.

— « Fais doncques à ton gré, femme, » dit Smetse.

— « Ha, » dit-elle, « monseigneur Jésus aura à chacun jour une grosse chandelle, et madame la Vierge pareillement. »

— « N’oublie point, » dit Smetse, « monseigneur Saint Joseph, car nous lui devons beaucoup. »

XI.

Mais la fin de la septième année vint en son temps, et sus le dernier soir, passa le seuil du logis de Smetse Smee un homme ayant face espagnole haute et âpre, nez en bec d’autour, œil dur et fixe, barbe blanche, longue et pointue. Au demourant vêtu de fer ouvré et doré bien finement ; orné de l’ordre illustre de la Toison ; portant belle écharpe rouge ; appuyant sa main gauche sus la poignée de son épée et de la droite tenant le pacte des sept ans et un bâton de commandement.

Entrant en la forge, il marcha vers Smetse Smee droitement, portant haut la tête et sans daigner regarder nul des manouvriers.

Le forgeron se tenait en un coin, songeant comme il pourrait faire seoir sus le fauteuil le diable qui le devait emporter, quand soudain Flipke se coula jusques à lui et lui dit en l’oreille : « Baes, le duc de sang est céans, garde-toi. »

— « Las, » dit Smetse se parlant à lui-même, « c’est fini de moi, puisque d’Albe me vient emporter. »

Cependant le diable était au forgeron venu ; sans parler il l’avait pris au bras pour l’entraîner et lui montrait le pacte.

— « Monseigneur, » dit Smetse bien lamentablement, « où me voulez-vous mener ? Ès enfers ? Je vous suis. C’est trop d’honneur à moi chétif, que d’obéir à noble diable comme vous êtes. Mais est-il de vrai l’heure du partement ? Je ne le crois, et votre Altesse a l’âme trop droite pour me vouloir emmener avant que ne l’a dit le pacte. Entretandis qu’elle daigne s’asseoir : Flipke, un siége à Monseigneur, le plus beau de mon humble logis, le grand, le moelleux fauteuil, lequel est en ma cuisine, lez le bahut, près la cheminée, sous la pourtraicture de Monsieur saint Joseph. Époussette-le bien, garçon, qu’il n’y demoure poussière aucune ; et vitement, car le noble duc se tient debout. »

Cependant Flipke, lequel était tout soudain couru à la cuisine, disait :

— « Baes, j’ai grande peine à porter, à moi seul, le fauteuil, tant il est lourd. »

Lors Smetse feignit entrer en colère et dit à ses manouvriers : « Ne l’entendez-vous point ? Il ne le peut seul porter. Allez l’aider, et s’il y faut dix d’entre vous, que dix y aillent. En hâte, doncques. Fi ! les malappris, ne voyez-vous que le noble duc se tient debout ? »

Aucuns manouvriers ayant obéi portèrent le fauteuil en la forge, et Smetse dit : « Placez-le derrière Monseigneur. N’y reste-t-il poussière ? Par Artevelde ! ils n’ont point frotté cette place. Je le ferai moi-même. Le voici net comme verre rincé fraîchement. Que votre Altesse daigne se seoir. »

Ce qu’ayant fait le diable, il regarda autour de lui avec grand orgueil et dédain. Mais le forgeron chut soudain à genoux et lui dit ricassant : « Sire duc, considérez devant vous le plus chétif de vos serviteurs, pauvre bonhomme vivant en chrétien, servant Dieu, honorant ses princes, et désirant, si telle est votre seigneuriale voulenté, persister en ce train de vie sept ans encore. »

— « Tu n’en auras une minute, » répondit le diable, viens-t’en, Flamand, viens-t’en. »

Et il se voulut lever du fauteuil, mais il ne le put. Et comme il y employait toute sa force, faisant mille vains efforts, le bon forgeron disait joyeusement : « Votre Altesse se veut-elle lever ? Ha ! il est trop tôt. Qu’elle attende, elle n’est point reposée de son long voyage ; long, je l’ose dire, car il y a bien cent lieues de l’enfer à ma forge, et c’est long chemin à faire à si nobles pieds, par les chemins qui sont poudreux. Ha, Monseigneur, délassez-vous un petit sus ce bon fauteuil ; toutefois, si vous avez grande hâte d’issir de céans, octroyez-moi les sept ans, et je vous baille en retour votre noble congé et un plein flacon de vin espagnol.

— « Il ne me chault de ton vin. » répondit le diable.

— « Baes, » dit Flipke, « offre-lui sang, il boira.

— « Flipke, » dit Smetse, « tu le sais assez, nous n’avons point céans sang en cave, car ce n’est boisson flamande, nous la laissons à Espagne ; doncques, son Altesse me daignera excuser ; toutefois, je cuide qu’elle a soif non de sang, mais de coups, et je lui en vais bailler son illustre soûl, puisqu’elle ne me veut octroyer les sept ans.

— « Forgeron, » interrogea le diable regardant Smetse avec grand mépris, « tu ne m’oserais battre, ce crois-je ? »

— « Si, Monseigneur, » dit le bon homme. « Vous me voulez mort, moi je tiens à ma peau, et ce n’est sans raison, car elle me fut toujours fidèle et bien attachée. Ne serait-ce acte criminel de rompre ainsi tout soudain cette tant belle amitié ? En outre vous me voulez mener ès enfers, où l’air est tout empuanti des diverses rôtisseries d’âmes damnées qui y sont. Ha, plutôt que d’y aller, j’aimerais mieux battre votre Altesse pendant sept ans. »

— « Flamand, » dit le diable, « tu parles sans respect.

« Monseigneur, » dit Smetse, « mais je frapperai avec vénération. »

Et, ce disant, de son poing fermé lui bailla sous le nez un coup horrifique, ce dont le diable parut étonné, ahuri et colère, comme puissant roi frappé par chétif valet. Et il se voulut élancer sus le forgeron, serra les poings, grinça des dents et jeta, tant il était colère, le sang par le nez, la bouche, les yeux et les oreilles.

— « Ha, » disait Smetse, « vous me semblez fâché, Monseigneur. Mais daignez considérer que puisque vous ne voulez entendre mes paroles, il me faut vous parler par coups. Ainsi patrocinant, ne fais-je de mon mieux pour vous attendrir sus mon sort pitoyable ? Las ! daignez considérer comme mon humble poing supplie de son mieux votre œil illustre, demande sept ans à votre noble nez, les imploure de votre ducale mâchoire. Ces soufflets respectueux ne disent-ils point bien à vos joues généralissimes combien je serais heureux, joyeux et gras durant les sept ans ? Ha, laissez-vous convaincre. Mais, je le vois, il vous faudra tenir autres propos, propos de barres, oraisons de tenailles, supplications de marteaux. Garçons, » ajouta le forgeron parlant à ses manouvriers, « vous plaît-il deviser avec Monseigneur ? »

— « Oui, baes, » dirent-ils.

Et ensemble avec Smetse ils choisirent les utils ; toutefois c’étaient les vieux qui prenaient les plus lourds et étaient les plus chauds de colère pour ce qu’ils avaient au temps jadis, et du fait du duc, perdu maints parents et amis par fer, fosse et feu, et ils disaient : « Dieu est avec nous, il envoie l’ennemi en nos mains. Sus au duc de sang, au gouverneur des bûchers, au seigneur de la hache ! »

Tous, jeunes et vieux, maudissaient le diable, et leurs voix grondaient comme foudre ; et ils vinrent à lui menaceusement, entourant le fauteuil et levant leurs utils pour frapper.

Mais Smetse les arrêta et parla au diable : « Si, » dit-il, « Votre Altesse tient à ses nobles os, qu’elle daigne se hâter de me bailler les sept ans, car l’heure de rire est passée, ce crois-je. »

— « Baes, » s’exclamèrent les manouvriers, d’où te vient cette bonté sans mesure ? Pourquoi tenir avec ce maroufle si long et bénin parlement ? Laisse-nous d’abord le rompre, et tantôt de lui-même il t’offrira les sept ans. »

— « Sept ans ! » dit le diable, « sept ans ! il n’en aura pas l’ombre d’une minute. Frappez, Gantois, le lion ès rêts, vous qui ne trouviez pas de trou assez profond pour vous cacher, quand libre il montrait sa griffe. Couards flamands, voyez-ci le cas que je fais de vous et de vos menaces. » Et il cracha sus eux.

À cette salive, les barres, marteaux et autres outils churent sus lui menus comme grèle, lui rompant les os et le fer de son armement, et Smetse et les manouvriers disaient frappant à l’envi :

« Couards nous fûmes étant bons, justes, confiants et doux, vaillant il fut ayant force et soldats d’en user pour tuer les faibles et meurtrir les désarmés.

« Couards nous fûmes d’avorr voulu adorer Dieu dans la sincérité de notre cœur, vaillant il fut de nous en avoir voulu empêcher par le fer, la fosse et le feu.

« Couards nous fûmes d’avoir toujours ri voulentiers, bu de même joyeusement comme hommes qui, ayant fait ce qu’ils doivent, se moquent du demourant ; vaillant il fut ce sombre personnage, quand, emmi nos plaisirs du carnaval, il fit arrêter de pauvres hommes du peuple et mit la mort où était le plaisir.

« Couardes furent les dix-huit mille huit cents personnes qui moururent pour la gloire de Dieu ; couardes les innombrables autres qui par les mutinations, colère et insolence des gens de guerre, perdirent la vie ès pays de deçà et de delà, et dont le nombre est infini. Vaillant il fut d’avoir ordonné leurs supplices, et plus vaillant encore de s’en être vanté en un banquet.

« Couards nous fûmes toujours, nous qui, après la bataille, traitions comme frères nos prisonniers ; vaillant il fut lui, qui, après l’échec de Frise, fit massacrer les siens.

« Couards nous fûmes besognant sans cesse, épandant sus l’entier monde les produits de nos mains ; vaillant il fut lorsque, se couvrant d’un manteau de religion, il tua nos riches sans distinction de romains ou de réformés, et nous robba par pillages et concussions trente-six millions de florins. Car le monde est à l’envers : couarde est l’active abeille qui fait le miel, et vaillant le paresseux frelon qui le vole. Crache, noble duc, sus les couards flamands. »

Mais le duc ne pouvait ne cracher ne tousser, car par la force des coups il n’avait plus forme d’homme, tant les chairs, os et armement étaient ensemble mêlés et confondus. Mais on ne voyait couler le sang, ce qui était cas merveilleux. Soudain, cependant que les manouvriers, las de frapper, prenaient haleine, une voix faible issit hors de cette platelée d’os, de chair et de fer, disant :

« Tu as les sept ans, Smetse. »

— « Adoncques, Monseigneur, » dit le forgeron, « signez la quittance. »

Ce que fit le diable.

— « Et maintenant, » ajouta Smetse, « que votre Altesse se daigne lever. »

À ce propos, par grand prodige le diable reprit sa forme ; mais comme il s’en allait levant la tête avec haut orgueil et ne daignant regarder à ses pieds, il butta contre un marteau gisant à terre et chut sus le nez bien honteusement, donnant ainsi à rire à tous les manouvriers, lesquels n’y faillirent point. S’étant ramassé, il les menaça du poing, mais ils s’éclaffèrent de rire davantage ; il vint sus eux, grinçant des dents ; ils le huèrent ; il voulut frapper de son épée un court petit trapu manouvrier, mais cettuy-ci lui ôta l’épée des mains et la rompit en trois morceaux ; il en frappa un autre du poing au visage, mais cettuy-là lui bailla si bon et vaillant coup de pied qu’il l’envoya s’étendre sus le quai les jambes en l’air. Là, plourant de honte, il se fondit en une fumée rougeâtre comme sang vaporant, et les manouvriers ouïrent mille voix joyeuses et ricassantes disant : « Battu le duc de sang, honni le seigneur de la hache, vilipendé le prince des bûchers ! Vlaenderland tot eeuwigheid ! Flandres pour l'éternité ! » Et mille mains battirent plaudissant ensemblement, et le jour se leva.

XII.

Smetse, cherchant sa femme, la trouva en la cuisine, agenouillée devant la pourtraicture de Monsieur saint Joseph : « Or çà, commère, dit-il, comment trouvas-tu la danse ? Ne fut-elle bien joyeuse ? Ha, l'on nommera d'ores en avant, notre logis, la maison des diables battus. »

— « Oui, » dit la femme branlant la tête, « oui, et aussi la maison de Smetse emporté ès enfers. Car tu t'en iras la-dessous : Oui, je le sais, sens et pressens. Ce diable qui tantôt vint céans armé en guerre est fâcheux présage. Il reviendra, non plus seul, mais avec cent mille diables armés comme lui. Ha, mon pauvre homme ! Et ils porteront lances, épées, hallebardes, haquebutes à crocs et mousquets. Ils traîneront avec eux canons et en tireront sus nous, et mettront tout en morceaux, toi, moi, la forge et les manouvriers. Las ! tout sera moulu ! Et là où est présentement notre forge, ne sera plus qu’une triste poussière. Et les gens passant sus le quai diront en voyant la dite poussière : « Ci-gît la maison de Smetse le fol qui vendit son âme au diable. » Et je, étant ainsi morte, irai en paradis comme je l’ose espérer. Mais toi, mon homme : ha, malheur ineffable ! ils t’emporteront et traîneront par les feu, fumée, soufre, poix, huile bouillante, jusques au lieu épouvantable où sont punis ceux qui, ayant voulu trahir le pacte fait avec le diable, n’y furent point aidés par Dieu ou ses saints expressément. Pauvre petit bonhomme, mon doux compère, sais-tu ce qui t’est là gardé ? Ho ! un gouffre profond comme est haut le ciel, garni à ses horrifiques parois de pointes de roc saillantes, de fers de lances, d’horribles épées, de mille épouvantables hallebardes. Et sais-tu ce que c’est que ce gouffre, mon homme ? C’est le gouffre où l’on tombe toujours, m’entends-tu bien, toujours, toujours, déchiré aux rocs, taillé par les épées, ouvert par les hallebardes, toujours, toujours, pendant la toujours longue éternité. »

— « Mais, femme, » dit le forgeron, « vis-tu oncques l’abîme dont tu parles ? »

— « Non, » dit-elle, « mais je sais comme il est, car on me l’a souventefois dit en Saint-Bavon. Et le bon chanoine prêcheur ne devait point mentir.

— « Ha ! non, » dit Smetse.

XIII.

Le soir dernier de la septième année étant venu. Smetse se tenait en sa forge, considérant le sac enchanté, et s’interrogeait bien angoisseusement comment il y ferait entrer le diable.

Cependant qu’il se lamentait, fut soudain la forge emplie d’une odeur infecte, punaise et fétide, innumérables poux couvrirent les solier, plafond, enclumes, marteaux, barres et soufflets, Smetse et ses manouvriers, lesquels furent comme aveuglés, car les dits poux étaient aussi épais en la forge que nuage, fumée ou brouillard.

Et une voix mélancolique et impérative fut ouïe disant : « Smetse, viens-t’en, les sept ans ont sonné. »

Et Smetse et ses manouvriers, regardant comme ils pouvaient du côté d’où venait la voix, virent, à travers le brouillard des poux venir à eux un homme qui avait le front ceint d’une couronne royale et un manteau de drap d’or sus le dos. Mais l’homme était nu sous le manteau, et sus sa poitrine se voyaient quatre grands apostèmes, lesquels n’étaient qu’une plaie et d’où sortait l’infection qui empuantissait la forge et les nuées de poux qui y sautaient. Et il avait à la jambe droite un cinquième apostème plus ord, fétide et punais que les autres. L’homme était blanc de teint, châtain de cheveux, roux de barbe, avait les lèvres quelque peu élevées et la bouche ouverte un tantinet. En ses yeux gris habitaient mélancolie, envie, dissimulation, hypocrisie, rigueur et male rancune.

Les vieux manouvriers l’ayant considéré s’écrièrent comme un tonnerre : « Smetse, le roi de sang est céans, garde-toi. »

— « Braillards, » s’exclama le forgeron, « paix là, silence et vénération ! Que chacun ôte son couvre-chef au plus grand roi qui fut oncques, Philippe deuxième du nom, roi de Castille, de Léon, d’Aragon, duc de Bourgogne et de Brabant, palatin de Hollande et de Zélande, prince illustre emmi les illustres, grand emmi les grands, victorieux emmi les victorieux. Sire, » ajouta le forgeron parlant au diable, « vous me faites l’honneur inouï de me venir prendre pour me mener ès enfers, mais mon humble bassesse forgeronnique ose exposer à votre Altesse Royale et Palatine que l’heure du pacte n’a point encore sonné. Adoncques, s’il plaît ainsi à Votre Mafesté, je passerai sus terre le bref temps qui me reste à vivre. »

— « Je le veux, » répondit le diable.

Cependant Smetse semblait ne pouvoir ôter ses yeux du diable et il paraissait grandement triste et marri, et il hochait la tête disant aucunes fois :

« Las ! las ! dur tourment, cruel mal heur ! » Et il soupirait bien profondément.

— « Quel mal te point ? » dit le diable.

— « Je, Sire, » répondit Smetse, « ne pâtis mal aucun, sinon la grande douleur que j’ai de voir combien Dieu vous fut sévère, vous laissant ès enfers la maladie de laquelle vous mourûtes. Ha, c’est un bien pitoyable spectacle de voir un grand roi comme vous fûtes rongé de ces poux et dévoré de ces apostèmes. »

— « Il ne me chault de ta pitié, » répondit le roi.

— « Sire, » dit Smetse poursuivant son propos. « daignez ne point mal juger mes paroles. Je ne fus oncques instruit ès belles manières de dire ; non obstant ce, j’ose compâtir à votre illustre souffrance, et ce d’autant plus que je connais, pour l’avoir pâti, votre mal ; et vous pouvez, Sire, en voir encore sus ma peau les marques épouvantables. » Et Smetse, découvrant sa poitrine, montra les traces de blessures reçues des traîtres Espagnols alors qu’il courait la mer avec ceux de Zélande.

— « Mais, » dit le diable-roi, « tu me sembles, forgeron, être si bien guéri ! Fus-tu vraiment autant malade que moi ? »

— « Autant que vous, Sire, » répondit Smetse : « je n’étais qu’un monceau de vive pourriture ; autant que vous, j’étais fétide, infect et punais, et chacun me fuyait autant que vous ; autant que vous, j’étais rongé de poux ; mais ce que ne put pour vous l’illustrissime docteur Olias de Madrid, un humble charpentier le put pour moi. »

À ce propos le diable-roi dressa l’oreille : « En quel lieu, » dit-il, « habite ce charpentier, et quel nom a-t-il ? »

— « Il, » dit Smetse. « habite ès cieux et il a nom Monsieur saint Joseph. »

— « Ce grand saint t’est doncques apparu par miracle spécial ?

— « Oui, Sire. »

— « Et par quelles vertus as-tu mérité cette sacrée et rare faveur ? »

— « Sire, » répondit Smetse, « je n’eus oncques vertus assez pour mériter seulement l’ombre d’un brin de grâce particulière ; mais, souffrant, j’ai prié humblement et avec confiance mon benoît patron, Monsieur saint Joseph, et il a daigné me venir en aide. »

— « Narre-moi le fait, forgeron. »

— « Sire, » répondit Smetse montrant le sac, voyez-ci mon remède. »

— « Ce sac ? » interrogea le diable.

— « Oui, Sire ; mais que Votre Majesté daigne de près considérer le chanvre duquel il est fait. N’en jugez-vous point l’espèce tout à fait étrange ? Las ! » dit Smetse poursuivant son propos et paraissant entrer en extase, « nous ne sommes point destinés, nous autres pauvres hommes, à voir tous les jours pareil chanvre. Aussi n’est-ce point chanvre terrestre, mais chanvre céleste, chanvre du bon paradis, semé par Monsieur saint Joseph autour de l’arbre de vie, récolté et tissé par ses ordres exprès pour en faire sacs à serrer les fèves que mangent Messieurs les anges aux jours d’abstinence. »

— « Mais, » interrogea le diable, « comment ce sac te vint-il ès mains ? »

— « Ha, Sire, par grande merveille : j’étais, un soir, au lit, pâtissant vingt morts de mes ulcères, et tout prêt à trépasser ; je voyais ma bonne femme plourer, j’ouyais mes voisins et manouvriers, desquels il en est beaucoup céans, disant auprès de mon lit les prières des agonisants ; mon corps était plein de douleur et mon âme de désespérance. Je m’avisai toutefois de prier mon benoît patron et jurai que s’il me tirait de cettuy estrif, je lui brûlerais en Saint-Bavon une telle chandelle que la graisse de vingt moutons ne pourrait suffire à la façon. Et je ne priai point en vain, Sire, car soudain un trou se fit dans le plafond au-dessus de ma tête, une vive lumière, un parfum céleste emplirent la chambre, un sac descendit par le trou, un homme vêtu de blanc suivit le sac, marcha en l’air jusques à mon lit, jeta bas les draps qui me couvraient, et avant que j’eusse eu le temps de cligner de l’œil, me mit dans le sac et en tira les cordons autour de mon col. Mais voyez-ci le miracle : aussitôt vêtu de ce bon chanvre, voici qu’une douce chaleur me pénètre, mes ulcères se ferment et mes poux crèvent très tous avec un bruit terrible. L’homme alors souriant me narre le fait du chanvre céleste et des fèves angéliques, et finit son propos me disant : « Conserve ce remède, Monsieur saint Joseph te l’envoie. Quiconque en usera sera guéri de tous maux et sauvé pour toute l’éternité, s’il ne vend entretandis son âme au diable. » Puis l’homme s’en fut. Et il ne m’a point trompé, le bon messager, car avec l’aide du sac céleste, je guéris Toon, mon manouvrier, des froides humeurs, Pier des fièvres, Dolf du scorbut, Hendrik de la pituite, et vingt autres qui de présent me doivent d’être encore en vie. »

Quand Smetse eut fini son propos, le diable-roi parut abîmé en ses réflexions, puis soudain il leva les yeux au ciel, joignit les mains, se signa à outrance, et tombant à genoux il se battit la poitrine, et s’écriant bien lamentablement il pria ainsi : « Ha Monsieur saint Joseph, doux Sire, benoît saint, époux immaculé de la Vierge sans tache, vous avez daigné guérir ce forgeron, et il eût, de par vous, été sauvé pour l’éternité s’il n’eût vendu son âme au diable. Mais je, Monsieur, je, pauvre roi, qui vous prie, ne me daignerez-vous guérir et sauver comme vous le voulûtes faire à lui ? Vous le savez assez, doux Sire, j’ai usé ma vie, ma personne, mes biens et ceux de mes sujets à la défense de notre sainte religion ; j’ai haï comme il convient la liberté de croire autre chose que ce qui est commandé ; je l’ai combattue par le fer, la fosse et le feu ; j’ai sauvé ainsi du venin de la réforme Brabant, Flandres, Artois, Hainaut, Valenciennes, Lille, Douai, Orchies, Namur, Tournai, Tournaisis, Malines et mes autres pays. Ce non obstant, j’ai été jeté au feu d’enfer, et je pâlis sans cesse l’indicible tourment de mes ulcères rongeurs et de mes poux dévorants. Ha ! ne me guérirez-vous, ne me sauverez-vous ? Vous le pouvez, Monsieur. Oui, vous ferez pour le roi dolent le miracle qui sauva le forgeron. Alors pourrai-je aller en paradis vous bénir et glorifier durant les siècles des siècles. Sauvez-moi, Monsieur saint Joseph, sauvez-moi. Amen. »

Et le diable roi se signant tour à tour, se battant la poitrine et marmonnant force patenôtres, se leva et dit à Smetse : « Ensacque-moi, forgeron. »

Ce que fit Smetse bien subtilement, coula le diable dans le sac, laissant seulement passer la tête, serra autour du col le fort cordon, et posa le diable sus une enclume.

À ce spectacle les manouvriers s’éclaffèrent de rire, battirent des mains et s’entredirent mille choses joyeuses.

— « Forgeron, » interrogea le diable, « ces Flamands se gaussent-ils de moi ? »

— « Oui, Sire. »

— « Et que disent-ils, forgeron. »

— « Ha, Sire, ils disent qu’à l’avoine se prennent chevaux ; au foie, chiens ; au chardon, baudets ; au bran, pourceaux ; au sang caillé, truites ; au fromage, carpes ; au goujon, brochets, et les cafards de votre farine à des récits de faux miracles. »

— « Ho ! le traître forgeron, » ulla le diable grinçant des dents, « il a pris en vain le nom de Monsieur saint Joseph, il a menti sans vergogne ! »

— « Oui, Sire. »

— « Et tu m’oserais battre comme Jacob Hessels et mon fidèle duc ? »

— « Davantage, Sire. Toutefois vous serez battu si le voulez, et libre s’il vous plaît, libre me rendant le pacte, battu vous obstinant à me vouloir emporter. »

— « Te rendre le pacte ! » ulla le diable, « j’aimerais mieux souffrir mille morts en un moment. »

— « Sire roi. » dit Smetse, « je vous conjure de songer à vos os, lesquels ne me semblent jà bien valides, pensez aussi que l’occasion nous est belle de revancher sus vous notre pauvre Flandre tant ensanglantée de votre fait ; mais il me déplaît de repasser là où a passé la colère du Dieu très-juste. Adoncques hâtez-vous de me rendre le pacte, faites-moi grâce, Sire roi, ou il pleuvra tantôt.

— « Faire grâce, » dit le diable, « faire grâce à Flamand, périsse plutôt Flandres ! Ha, que n’ai-je, un seul jour, puissance, armées et trésors autant que j’en veux, Flandres aurait trépassé vitement. Lors on y verrait la famine régner, séchant le sol, tarissant l’eau des sources et la vie des plantes, les blêmes et derniers habitants des villes dépeuplées y errer comme fantômes, s’entretuant sus les monceaux pour y chercher quelque pourrie nourriture, les bandes de chiens affamés arracher pour les dévorer les nouveaux-nés au sein tari des mères ; la famine se tenir où était l’abondance, la poussière où étaient les villes, la mort où était la vie, et les corbeaux où étaient les hommes ; et sus la terre nue, pierreuse et désolée, sus ce cimetière, je planterais une croix notre avec cette inscription : « Ci-gît Flandres l’hérétique, Philippe d’Espagne lui passa sus le ventre. »

Et ce disant le diable écumait de male rage ; mais à peine sa dernière parole était-elle froide que tout ce qu’il y avait en la forge de barres et de marteaux lui tomba sus. Puis Smetse et ses manouvriers, frappant tour à tour dirent : « Ceci est pour nos chartes rompues et nos privilèges violés, malgré tes serments, car tu fus parjure.

« Ceci est pour ce qu’appellé par nous, tu n’osas venir en nos pays alors que la seule présence eut calmé les plus échauffés ; car tu fus couard.

« Ceci est pour les riches catholiques et réformés frappés par toi, afin de t’enrichir de leurs biens ; car tu fus larron.

« Ceci est pour l’innocent marquis de Berg-op-Zoom que tu empoisonnas en sa prison afin d’hériter de lui ; pour le prince d’Ascoly, à qui tu fis épouser dona Eufrasia, grosse de ton fait, afin d’enrichir de ses biens le bâtard à venir. Le prince mourut aussi comme tant d’autres, car tu fus empoisonneur de corps.

« Ceci est pour les faux témoins payés par toi, et ta promesse d’anoblir celui qui, pour de l’argent, tuerait le prince Guillaume, car tu fus empoisonneur d’âmes. »

Et les coups tombaient dru, et la couronne du diable-roi était chue à terre, et son corps n’était plus, comme celui du duc, qu’une platelée d’os et de chair non mêlés de sang. Et les manouvriers frappant disaient :

« Ceci est pour ce que tu inventas le garrot, afin d’en étrangler Montigny, ami de ton fils, car tu fus trouveur de supplices nouveaux.

« Ceci est pour le duc d’Albe, pour les comtes d’Egmont et de Hornes, pour tous nos pauvres morts pour nos marchands allant enrichir Allemagne et Angleterre, car tu fus meurtrier et ruine du pays.

« Ceci est pour ta femme, qui trépassa de ton fait, car tu fus époux sans amour.

« Ceci est pour ton pauvre fils Charles qui mourut sans avoir été malade, car tu fus père sans entrailles.

« Ceci pour ce qu’à la douceur, confiance et bon vouloir de nos pays, tu répondis par haine, cruauté et meurtre, car tu fus roi sans justice.

« Et ceci est pour l’empereur, ton père, lequel par ses exécrables placards et édits, premier sonna pour nos pays la cloche de la male heure. Houspeigne-le de par nous et dis-nous s’il ne te plaît encore de rendre au baes le pacte ? »

— « Oui, » ploura une voix mélancolique, issant hors la platelée d’os et de chair, « tu as tout, Smetse, tu es quitte. »

— « Baille-moi, » dit le forgeron. « le parchemin. »

— « Ouvre le sac, » répondit la voix.

— « Oui dea, » fit Smetse, « oui, oui, je vais incontinent ouvrir le sac tout grand, et Mons Philippe en sortira et m’emmènera ès enfers bien subtilement. Ô le bon petit diable. Mais ce n’est encore l’heure des hautes malices. Adoncques j’ose supplier Votre Majesté de me rendre, davant, le parchemin, lequel sans fatigue elle pourrait passer par cette ouverture qui est entre son col et le bord du sac. »

— « Je ne le ferai, » dit le diable.

— « Ce sera, » dit Smetse, « comme il plaira à votre subtile Majesté. Ensacquée elle est, ensacquée elle veut rester, je ne m’y oppose. À chacun son caprice, le mien sera toutefois de la bien laisser en son sac, puis ainsi de l’emmener à Middelburg, en Walcheren, et là de demander à la commune qu’il me soit permis de faire bâtir, sus le marché, un bon petit fourreau de pierre, d’y enclore Votre Majesté et d’en laisser seulement sortir sa trogne mélancolique. Ainsi logée, elle pourra voir de près le bonheur, joie et richesse des réformés : ce lui sera plaisir bien grand, qui pourra être augmenté, aux jours de foire et de marché, par quelques félons soufflets qu’on lui baillera au visage, quelques traîtres coups de bâton ou quelque boue peu respectueuse. Vous aurez, en outre, Sire, l’indicible satisfaction de voir de Flandres, de Brabant et de vos autres pays tant ensanglantés de votre fait, moult bons pèlerins venant à Middelburg payer en beaux écus de bâton leur dette antique à Votre Majesté miséricordieuse. »

— « Je ne veux, » dit le diable, « cette honte ; prends, forgeron, prends le parchemin. »

Smetse ayant obéi vit que c’était bien le sien, et l’étant allé tremper en l’eau bénite le parchemin se fondit en poussière.

Ce dont il fut bien joyeux et il ouvrit le sac au diable, duquel les os brisés furent joints incontinent l’un à l’autre. Et il rentra en son corps maigre, ses poux rongeurs et sa dévorante pourriture.

Puis, s’étant couvert de son manteau de drap d’or, il issit de la forge, cependant que Smetse lui criait : « Bon voyage et vent arrière, Mons Philippe ! »

Et sus le quai buta le diable contre une pierre qui soi levant ouvrit grand trou, où il fut soudain comme huître avalé.

XIV.

Cependant que s’en allait le diable, Smetse ne se pouvait ravoir tant il était joyeux, et il courut à sa femme, laquelle s’était venue bouter à la porte de la cuisine, et par grande joie le bon forgeron poussa, frappa, baisa, embrassa la commère, la secoua, serra contre lui, alla à ses manouvriers, leur donna à tous la main, s’écriant : « Par Artevelde ! je suis quitte, Smetse est quitte ! » Et il semblait n’avoir langue que pour dire son quitte ! Et il le soufllait en l’oreille à sa femme, sous le nez à ses manouvriers, et sus le mufle à un vieux chat pelé et tousseux lequel, éveillé en son coin, lui donna pour son quitte de la griffe sus la physionomie.

« Le maroufle, » répondit Smetse, « ne me paraît aise de ma délivrance suffisamment. Serait-ce quelque diable encore ? Car l’on dit qu’ils se mussent sous toutes formes. « Çà, » dit-il au chat, lequel fouffait par grande épouvante, « as-tu ouï, entendu et compris, diable chat ? Je suis quitte et libre, quitte et franc, quitte et joyeux, quitte et riche. Et j’ai fait quinauds tous les diables. Et d’ores en avant festoierai-je allègrement ainsi qu’il convient à un quitte forgeron. Femme, j’entends qu’aujourd’hui on envoie à Slimbroek cent philipdalers, car le pauvre méchant se doit aussi tantôt éjouïr de ce que Smetse est quitte. »

Mais la femme ne répondit mot, et le forgeron la cherchant la vit descendant l’escalier et tenant ès mains un grand bassin plein d’eau bénite, en laquelle trempait belle branche de buis des Rameaux.

Entrée en la forge, la femme commença de ladite branche à asperger son homme et les manouvriers et aussi les marteaux, enclumes, soufllets et autres utils.

— « Femme, » dit Smetse essayant d’échapper à l’eau, « que fais-tu ? »

— « Je te sauve, » dit-elle, « forgeron présomptueux. Cuides-tu, de vrai, être libre des diables, cependant que tu possèdes les biens qui sont à eux ? Cuides-tu même, puisqu’ils n’ont plus ton âme qui était le prix de ta richesse, qu’ils te vont laisser ladite richesse ? Ha le sot forgeron ! Ils viendront céans derechef, oui ; et si je ne t’arrose de cette eau sainte et moi pareillement et tous les manouvriers, quel pourra dire les maux desquels ils nous géhenneront, las ! »

Et la femme besognait bien de son rameau, quand soudain par un fort tonnerre grondant sous la terre trembla le quai, se fendirent les pierres, frissèrent les vitres des maisons, s’ouvrirent toutes les portes, fenêtres et issues de la forge, et un vent chaud souffla.

« Ha, » s’exclama la femme, « les voici ; prie, mon homme ! »

Et de fait parut dans le ciel un homme nu et beau merveilleusement. Il était debout sur un char de diamant, traîné par quatre chevaux de feu. Et il tenait en sa main droite une bannière, et sus cette bannière il était écrit : « Plus beau que Dieu. » Et du corps de l’homme, lequel était chair lumineuse, sortaient beaux rayons éclairant la Lys, le quai et les arbres comme un soleil. Et lesdits arbres commencèrent osciller et tordre leurs troncs et branches, et tout le quai sembla se mouvoir comme navire sus la mer, et des milliasses de voix s’exclamèrent ensemblement : « Seigneur, nous crions vers toi notre faim et notre soif, seigneur, repais-nous, seigneur, rafraîchis-nous. » — « Ha, » s’exclama la femme, « voici monseigneur Lucifer et tous ses diables ! » Et les voix ayant cessé, l’homme fit de la main un signe et soudain l’eau de la Lys monta comme si Dieu en eût soulevé le lit. Et la rivière devint pareille à mer houleuse ; toutefois les vagues n’allaient du tout vers le quai, mais chacune s’agitait isolément, portant à sa crête écume de feu. Puis chaque écume monta tirant à elle l’eau comme une colonne, et il semblait au pauvre Smetse et à sa femme et aux manouvriers qu’il y eût là bien cent mille milliasses de colonnes d’eau oscillant et s’agitant.

Puis chacune colonne fut formée en un animant horrifique, et soudain parurent s’entremêlant, frappant et blessant, tous les diables tourmenteurs des pauvres damnés. Là se voyaient, montés sus jambes d’hommes torses et branlantes, crabes monstrueux, dévorateurs de ceux qui furent rampants en leur vie ; près desdits crabes, se tenaient, agitant de l’aile, autruches plus grandes que cheval. Elles avaient sous la queue lauriers, sceptre et couronne, et derrière cette queue étaient contraints de courir ceux qui, en notre monde et sans souci aucun de bien faire, poursuivirent les vains honneurs. Et les autruches allaient plus vite que vent, et ils couraient sans cesse derrière elles afin d’atteindre les lauriers, sceptres et couronnes ; mais ils ne le pouvaient oncques. Ainsi étaient-ils menés jusques à quelque traître étang plein de boue félonne, où ils tombaient bien honteusement et y demouraient englués durant toute l’éternité, cependant que l’autruche raillarde vaguait sus le bord agitant ses fanfreluches.

Emmi les autruches s’ébattaient beaux escadrons de singes multicolores diaprés comme papillons, et réservés aux avares usuriers juifs et lombards. Lesquels, entrant ès enfers, regardaient bien autour d’eux, clignant de l’œil sous leurs lunettes, ramassaient clous rouillés, vieilles pantoufles, ordes guenilles, boutons montrant leur bois et autres antiquailles, puis cavaient hâtivement quelque trou, y celaient leur butin et s’allaient seoir à quelque distance. Les singes, voyant ce, sautaient sus le trou, le vidaient et en jetaient au feu le contenu. Lors les avares de plourer, se lamenter et d’être par les singes battus, et de querir finablement quelque endroit plus secret, et d’y enfouir derechef leurs nouvelles rapines, et de voir derechef vider le trou et d’être derechef battus, et ainsi durant toute l’éternité.

En l’air, au-dessus des singes, battaient de l’aile aigles ayant au lieu de bec vingt et six canons de mousquet tirant ensemblement. Ces aigles étaient dits royaux pour ce qu’ils étaient réservés aux princes conquérants qui durant leur vie aimèrent trop le bruit des canons et guerres. Et pour leur ébattement ils leur tiraient desdits canons sus le mufle toute l’éternité.

À côté des autruches, singes et aigles, se dressait, balançait et tordait grand serpent ayant pelage d’ours ; il était long et gros outre toute mesure, et agitait cent mille bras velus tenant chacun une hallebarde de fer aiguisé comme rasoir. On le nommait le serpent des Espagnes pour ce qu’ès enfers il taillait de ses hallebardes sans merci toutes les troupes des traîtres pillards qui gâtèrent nos pays.

Se gardant dudit serpent avec grande prudence, voltigeaient malicieux petits pourceaux ailés desquels la queue était andouille. Ladite queue était réservée à la rage éternelle du gourmand qui tombait ès enfers. Car le pourceau venait à lui, lui mettait l’andouille au bec, il y voulait mordre, mais soudain le pourceau s’envolait, et ainsi durant toute l’éternité.

Là furent vus aussi, se pavanant dans leurs plumes mirifiques, paons monstrueux. Aussitôt que quelque maître fat et vaniteux venait en leur logis, se rengorgeant dans ses beaux atours, le paon allait à lui et, ouvrant la queue, le semblait inviter à tirer quelque belle plume pour en orner son couvre-chef ; mais sitôt que le fat approchait cuidant tirer la plume, voilà Monsieur du Paon de lui lâcher en pleine face eau puante et fétide qui gâtait tous ses beaux habillements. Et toute l’éternité le maître fat voulait tirer la plume, et toute l’éternité il était ainsi lavé.

Emmi ces horriques animants, vaguaient par couples sauterelles mâles et femelles de taille humaine, l’une jouant du fifre et l’autre brandissant un maître bâton bien noueux. Sitôt qu’elles voyaient un homme qui durant sa vie sauta par couardise du bien au mal, du blanc au noir, du feu à l’eau, n’adorant oncques que le plus fort, les sauterelles allaient audit homme, l’une jouait du fifre, et l’autre, s’appuyant sus son bâton bien majestueusement, lui disait : « Saute pour Dieu, » l’homme sautait ; « Saute pour diable, » l’homme sautait derechef ; Saute pour Calvin, saute pour la messe, saute pour la chèvre, saute pour le chou, » et toujours sautait le pauvre homme ; mais il ne le faisait oncques haut assez au gré de la sauterelle au bâton, de mode qu’il était à chacune fois houcepeigné sans pitié. Et il sautait sans cesse et il était sans cesse battu, cependant que sans cesse le fifre se faisait ouïr plaisamment, et ainsi durant toute l’éternité.

Plus loin, nues et balancées sus des draps d’or, de soie et de velours, couvertes de perles et de mille beaux bijoux, plus belles que les plus belles en Gand, Brusselle et Bruges, lascives et sous-riantes, chantant et jouant mille beaux instruments, se tenaient les femmes des diables. Celles-là servaient à châtier les vieux paillards, corrupteurs de jeunesse ; lesquels voyant venir elles appelaient bien amoureusement, mais ils ne pouvaient oncques d’elles approcher. Toute l’éternité les pauvres paillards les devaient considérer sans leur pouvoir seulement toucher le bout de l’ongle du petit doigt. Et ils plouraient et se lamentaient, mais en vain, et ainsi durant les siècles des siècles.

Là étaient aussi malicieux petits diables battant tambours, faits de la peau des hypocrites desquels le masque tombait sus la caisse en façon d’ornement. Et il fallait auxdits hypocrites, sans peau, sans masque, dans toute leur laideur, honnis, hués, sifflés, conspués, mangés d’horribles mouches et suivis des diables battant tambours, vaguer par l’enfer durant toute l’éternité.

Il était bon de voir aussi là les diables des présomptueux. C’étaient grasses et belles outres pleines de vent, finissant en bec, au bout duquel était un chalumeau. Lesdites outres avaient pieds d’aigle et deux bons petits bras, terminés par des mains dont les doigts étaient longs assez pour pouvoir enceindre l’outre entière. Quand le présomptueux entrait ès enfers disant : « Je suis grand, je suis beau, fort, puissant, victorieux, je vaincrai Lucifer et épouserai sa femelle Astarté, » les outres venaient à lui et, le saluant bien bassement, disaient : « Monsieur, ne vous plaît-il point que nous vous disions quelque mot en secret touchant vos fiers desseins ? » — « Oui, » disait-il. Lors, à deux, les outres lui boutaient leur chalumeau en l’oreille sans qu’il le pût ôter, et elles commençaient à se presser de leurs longs doigts le ventre, afin d’en faire sortir un vent horrifique lui entrant en la tête, laquelle s’enflait très-bien, et toujours davantage, et voilà Monsieur du Présomptueux de s’élever en l’air et d’aller durant toute l’éternité se pourmener, cognant de la tête le plafond de l’enfer et agitant toujours les jambes pour descendre ; mais vainement.

Diables merveilleux étaient singes d’argent vif, toujours courant, sautant, dansant, allant et venant. Ledit diable allant au paresseux qui lui était jeté, lui baillait bêche à bêcher le sol, arme à fourbir, arbre à tailler, livre à méditer. L’ouvrage étant donné, le paresseux le regardait disant : « À demain, » et il se détirait les bras, rêvassait et bâillait, mais à peine ouvrait-il la bouche toute grande que le singe y boutait une éponge trempée en quintescence de rhubarbe et d’aloès : « Ceci, » ricassait—il, « est pour le jour d’hui ; travaille, guenille, travaille. » Puis cependant que le paresseux rendait sa gorge, le diable le secouait, agitait de cent façons, ne le laissant oncques plus en repos que taon cheval, et ainsi durant toute l'éternité.

Plaisants diables étaient jolis petits enfants bien éveillés et malicieux, ayant mission d'enseigner aux rhéteurs pédants à penser, parler, rire et plourer selon la simple nature. Et quand ils ne le faisaient, ils leur en donnaient sus les doigts bien amèrement. Mais les pauvres pédants ne pouvaient plus apprendre, étant trop lourds, vieux et niais ; ainsi avaient-ils sus leurs doigts tous les jours et du fouet le dimanche.

Et tous ces diables ensemble s'exclamaient : « Maître, nous souffrons la faim ; maître, donne-nous à manger, paye un tantinet les bons services que nous te rendons. »

Et soudain l'homme qui était sus le char ayant fait un signe, la Lys jeta tous ces diables sus le quai comme mer jette son eau sus le rivage, et abordant ils sifflèrent aigrement et épouvantablement.

Et Smetse, sa femme et les manouvriers entendirent avec fracas ouvrir les portes des caves, tous les tonneaux de bruinbier montèrent en sifflant l'escalier, en sifflant traversèrent la forge, et, en sifflant et après avoir décrit grande ellipse, s'en furent tomber emmi la foule de tous les diables. De même firent les bouteilles pleines de vin, de même les jambons, pains et fromages ; de même les beaux crusats, angelots, philipdalers et autres monnaies qui furent toutes changées en boissons et nourritures. Et les diables s’entredaubèrent, cognèrent, blessèrent, ne formant qu’une masse de monstres combattant, ullant et sifflant à qui aurait davantage. Quand il ne resta plus goutte ne miette, l’homme qui était sur le char fit un signe, et tous les diables se fondant en eau noire coulèrent en la rivière, où ils disparurent ; et l’homme quitta le ciel.

Et Smetse Smee était pauvre comme devant, sauf un beau petit sac plein de royaux d’or, lequel la femme avait par grand hasard aspergé d’eau bénite et qu’il garda non obstant qu’il vînt du diable. Ce qui ne lui profita du tout. Et il vécut bien jusqu’à ce qu’il mourut soudainement en sa forge, à l’âge avancé et béni de nonante et trois ans.

XV.

Étant mort, son âme s’en fut vers l’enfer, vêtue forgeronniquement. Y venant il vit, par les fenêtres ouvertes, les diables qui l’avaient effrayé en se montrant sus la Lys, et qui présentement géhennaient et tourmentaient de leur mieux les pauvres damnés. Et Smetse vint au portier ; mais cettui-ci, le voyant, ulla bien effroyablement : « Smetse est là, Smetse Smee, le traître forgeron. » Et il ne le voulut point laisser entrer. Ouyant le vacarme, Monseigneur Lucifer, Madame Astarté et toute sa cour vinrent aux fenêtres, et tous les diables pareillement.

Et tous s’écrièrent par peur :

— « Fermez les portes, c’est Smetse qui a charme, Smetse le traître forgeron, Smetse le batteur des pauvres diables. S’il entre céans, il bouleversera, gâtera, brisera tout. Au large, Smetse ! »

— « Messieurs, » dit Smetse, « si je viens en ce lieu considérer vos mufles, qui ne sont beaux, je l’affie, ce n’est du tout pour mon plaisir ; au demourant, je ne suis point désireux d’entrer chez vous. Adoncques ne menez point si grand bruit, messieurs les diables.

— « Oui-da, beau forgeron, » répondit Madame Astarté, « tu fais patte de velours présentement, mais quand tu seras en notre logis ; tu montreras tes griffes et ta méchanceté félonne, et tu nous feras mourir, moi, mon bon époux et mes amis. Escampe, Smetse ; escampe, forgeron. »

— « Madame, » dit Smetse, « vous êtes la plus belle diablesse que je vis oncques, ce ne vous est toutefois motif suffisant pour tant mal juger l’intention du prochain. »

— « Oyez-vous le bonhomme ? » dit Madame Astarté, « comme il cache sa vilenie sous des mots de sucre ! Chassez-le, diables, mais ne lui faites trop grand mal. »

— « Madame, » dit Smetse, « daignez m’entendre. »

— « Escampe, forgeron, » s’exclamèrent les diables ; et ils lui jetèrent charbons ardents, pierres rougies, et tout ce qu’ils purent ramasser. Et Smetse s’enfuit le grand pas.

Ayant marché aucun temps, il vint devant le purgatoire. Vis-à-vis était une échelle avec cette inscription au bas : « Ci est la route du bon paradis. »

Et Smetse, bien joyeux, monta sus l’échelle, laquelle était faite de fil d’or, duquel fil sortaient aucunes fois pointes aiguës en vertu de la parole de Dieu qui dit : « Large est le chemin de l’enfer, difficile et navrant est le chemin du ciel. » Et de fait, Smetse eut tôt les pieds navrés. Toutefois il monta sans cesse, et ne s’arrêta que lorsqu’il eut compté dix cent mille échelons et qu’il ne vit plus rien de la terre ni de l’enfer. Et la soif le prit ; ne trouvant rien à boire, il devenait maussade, quand soudain il vit passer un petit nuage et le huma joyeusement. Il ne lui parut toutefois autant délicieux comme bruinbier, mais il se consola songeant que l’on ne peut partout avoir ses aises. Étant encore plus élevé sus l’échelle, il eut soudain grande peine à retenir son couvre-chef, à cause d’un traître vent d’automne, lequel descendait vers la terre pour y faire tomber les feuilles dernières. Et il fut par ledit vent secoué très-bien, et faillit choir. Cettuy estrif passé, la faim le prit, et il regretta le bon bœuf fumé aux pommes de pin, lequel est tant salutaire aux pauvres voyagiers. Mais il prit quelque courage, songeant que l’homme ne peut s’aviser de tout.

Soudain il aperçut un aigle horrifique venant sus lui de la terre. Cuidant assurément qu’il fût quelque gras mouton, l’aigle monta au-dessus de lui et voulut lui tomber sus comme balle de mousquet ; mais le bon forgeron fut sans peur, se détourna à propos et saisit l’oiseau au col, qu’il tordit bien subtilement. Puis, montant toujours, il s’empêcha à le plumer, y mangea morceaux crus et les trouva coriaces. Toutefois il prit cette viande en patience, parce qu’il n’en avait point d’autre. Puis, patiemment et bravement, il monta pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, ne voyant rien sinon le bleu du ciel et d’innumérables soleils, lunes et étoiles au-dessus de sa tête, à ses pieds, à droite, à gauche et partout. Et il lui sembla être au centre d’une belle sphère, de laquelle les intérieures parois eussent été peintes de ce beau bleu semé de tous ces soleils, lunes et étoiles. Et il prit peur à cause du grand silence et de l’immensité.

Soudain il sentit douce chaleur, ouït voix harmonieuses, lointaine musique, bruit de cité besognante, et il vit une infiniment grande ville ceinte de murailles, au-dessus desquelles se montraient maisons, arbres et tours. Et il sentit que malgré lui il montait plus vitement, et quittant le dernier échelon, il prit pied à la porte de la ville.

— « Par Artevelde ! » dit-il, « je suis devant le bon paradis. »

Et il frappa à la porte ; Monsieur saint Pierre lui vint ouvrir.

Smetse eut peur un petit, considérant la gigantale apparence du bon saint, sa forte chevelure, sa barbe rousse, sa large face, son front élevé et ses yeux perçants, desquels il le regardait fixement.

— « Quel es-tu ? » dit-il.

— « Monsieur saint Pierre, » dit le forgeron, « je suis Smetse Smee, qui en son vivant habita en Gand sus le quai aux Oignons, et vous prie présentement de le vouloir bien laisser entrer en votre bon paradis. »

— « Non ! » répondit Monsieur saint Pierre. »

— « Ha ! Monsieur, » dit Smetse bien piteusement, si c’est pour ce que de mon vivant je vendis mon âme au diable, je vous ose affier que je me suis bien repenti et racheté de ses griffes, et n’ai rien gardé de ses biens. »

— « Fors un sac plein de royaux, » répondit Monsieur, « et pour ce tu n’entreras céans. »

— « Monsieur, » dit le forgeron, « je ne suis tant coupable que vous le croyez bien ; le sac était en mon logis demouré à cause qu’il avait été béni, et pour ce fait l’avais-je cuidé pouvoir garder. Mais prenez-moi en pitié, car je ne savais ce que je faisais. Daignez aussi considérer que je viens de lointain pays, que je suis grandement fatigué et me délasserais en ce bon paradis voulentiers. »

— « Trousse tes guenilles, forgeron, » dit Monsieur, qui tenait la porte entre-bâillée.

Cependant Smetse s’était glissé à travers l’ouverture, et ôtant vitement son tablier de cuir, il s’y assit disant :

— « Monsieur, je suis sus mon bien, vous ne me pouvez ôter d’ici. »

Mais Monsieur saint Pierre manda à une troupe d’anges hallebardiers qui étaient là de chasser le forgeron : ce que firent les anges hallebardiers bien subtilement.

Cependant Smetse ne cessait de frapper sus la porte à grands coups, et se lamentait, plourait et s’écriait : « Monsieur, ayez pitié de moi, daignez me faire entrer, Monsieur ; je me repens de tous mes péchés commis, voire même des autres ; Monsieur, baillez-moi permission d’entrer dans le benoît paradis ; Monsieur… » Mais Monsieur, ouyant ce, passa la tête au-dessus du mur :

— « Forgeron » dit-il, « si tu persistes à mener si grand tapage, je te fais mener en purgatoire. »

Et le pauvre Smetse se tut, et il s’assit sur son séant, et il passa bien tristement les jours à regarder ceux qui entraient.

Et ainsi s’écoula une semaine, en laquelle il ne vécut que de quelques petits pains qu’on lui jetait par-dessus le mur, et de raisins cueillis à une méchante vigne, laquelle couvrait un pan extérieur du mur du bon paradis.

Et Smetse fut bien mélancolique menant cette paresseuse existence. Et il chercha en sa tête quelque besogne pour s’ébaudir un petit. L’ayant trouvée, il s’écria bien fort, et Monsieur saint Pierre passa la tête au dessus du mur.

— « Que veux-tu, Smetse ? » dit-il.

— « Monsieur, » répondit le forgeron, « ne vous plaît-il que je descende sus terre pour une nuit, afin d’y voir ma bonne femme et de veiller à mes affaires ? »

— « Tu le peux, Smetse, » répondit Monsieur saint Pierre.

XVI.

Il était pour lors la veille de la fête de tous les saints ; grand était le froid, et la femme de Smetse se tenait en sa cuisine, besognant quelque bonne mixture de sucre, jaune d’œuf et bruinbier, pour se guérir d’un méchant catarrhe qui la géhennait depuis que son homme était trépassé.

Smetse vint frapper à la fenêtre de la cuisine, ce dont fut sa femme bien effrayée.

Et elle s’écria bien lamentablement : « Ne me viens point tourmenter, mon homme, pour avoir prières, j’en dis autant que je peux, mais je ferai davantage s’il est besoin. Te faut-il messes ? Tu en auras, et prières et indulgences pareillement. J’en achèterai, mon
La femme de Smetse se tenait en sa cuisine, besognant quelque bonne mixture pour se guérir d’un méchant catarrhe qui la gênait depuis que son homme était trépassé.
homme, je te l’affie ; mais retourne-t’en bien vite. »

Cependant Smetse frappait toujours. « Ce ne sont point, dit-il, messes ni prières qu’il me faut, mais un abri, le manger et le boire, car âpre est le froid, aigre le vent, rude la gelée. Femme, ouvre-moi. »

Mais elle, l’ouyant ainsi parler, priait et s’écriait davantage, et elle se frappait la poitrine et se signait, mais ne songeait du tout à ouvrir, disant seulement : « T’en reva, t’en reva, mon homme, tu auras messes et prières. »

Soudain le forgeron avisa la fenêtre du grenier, laquelle était ouverte ; il entra par là en la maison, descendit l’escalier, et, ouvrant la porte, parut devant sa femme ; mais comme elle se reculait sans cesse, s’écriant et appelant les voisines à la force, Smetse ne voulut point avancer sus elle afin de ne lui point faire peur davantage, et il s’assit sus un tabouret disant :

— « Ne vois-tu assez, commère, que je suis vraiment Smetse et ne te veux nul mal ? »

Mais la femme ne voulait rien entendre et s’était mise en un coin. Là, claquetant des dents, écarquillant les yeux, elle faisait de la main signe à Smetse de s’éloigner, car elle ne pouvait plus parler, tant sa peur était grande.

— « Femme, » disait le forgeron bien amicalement, « est-ce ainsi que tu accueilles et festoies ton pauvre mari, après le temps si long qu’il passa loin de toi ? Las ! as-tu perdu la souvenance de notre vieille union et amitié ? »

Ouyant cette voix qui était douce et joyeuse, la femme répondit bien bassement et timidement :

— « Non, Monsieur le trépassé. »

— « Adoncques, » dit-il, « pourquoi avoir si grande frayeur ? Ne reconnais-tu point de ton homme la trogne grasse, la panse ronde et la voix qui chantait céans naguères si voulentiers ? »

— « Si, » dit-elle. « je les reconnais bien. »

— « Et pourquoi, » dit-il, « n’oses-tu, me reconnaissant, venir à moi et me toucher ? »

— « Ha, » dit-elle, « je n’oserais, Monsieur, car on dit que chacun membre que touche un trépassé est membre mort. »

— « Viens, femme, » dit le forgeron, « et ne crois du tout à ces menteries. »

— « Smetse, » dit-elle, « ne me ferez-vous vraiment nul mal ? »

— « Nul, » dit-il, et il lui prit la main.

— « Ha, » dit-elle soudain, « mon pauvre homme, tu as froid et soif et faim assurément ? »

— « Oui, » dit-il.

— « Adoncques, » dit-elle, « bois, mange et chauffe-toi. »

Cependant que Smetse mangeait et buvait, il narra à sa femme comment il n’avait pu entrer endéans le paradis, et son dessein qu’il avait d’emporter de la cave plein tonnelet de bruinbier et bouteilles de vin de France, pour en vendre à un chacun qui entrerait en la sainte Cité, en être bien payé, et de la monnaie reçue acheter meilleure nourriture.

— « Ceci, » dit-elle, « mon homme, est bien, mais Monsieur saint Pierre te baillera-t-il permission d’établir aux portes du paradis ladite taverne ? »

— « J’en ai, » dit-il, « l’espérance. »

Et Smetse, chargé de son tonnelet et muni de ses bouteilles, monta vers le bon paradis.

Ayant pris pied lez le mur, il établit là sa taverne en plein vent, car l’air est bon en ce céleste endroit, et le premier jour un chacun qui entra but chez Smetse et le paya bien par compassion.

Mais plusieurs s’enivrèrent, et étant entrés ainsi, Monsieur saint Pierre s’enquit des causes de ce fait, et les ayant connues, il enjoignit à Smetse de cesser à vendre ses boissons, et il le fit fouetter bien amèrement.

XVII.

Toutefois la femme du forgeron trépassa bientôt, à cause de la frayeur qui l’avait saisie en voyant le fantôme de son homme.

Et son âme s’en fut droitement vers le paradis, et elle vit là, sis, son séant contre le mur, le pauvre Smetse, rêvassant bien mélancoliquement. Il, l’ayant aperçue, se leva soudain bien joyeux et dit :

— « Femme, je vais entrer avec toi. »

— « L’oserais-tu ? » dit-elle.

— « Je me cacherai, dit, sous ta jupe qui est ample assez et ainsi je passerai sans être aperçu. »

Ce qu’ayant fait Smetse, la femme frappa à la porte et Monsieur saint Pierre vint ouvrir : « Entre, dit-il, « bonne commère. » Mais voyant de Smetse les pieds passer derrière la jupe de la femme : « Ce méchant forgeron, » dit-il, « se viendra-t-il toujours gausser de moi ? Sors de céans, vendu au diable ! »

— « Ha, Monsieur, » dit la femme, « ayez pitié de lui, ou me laissez lui tenir compagnie. »

— « Non, » dit Monsieur saint Pierre, « ta place est
« As-tu faim ? » dit-elle.
« Oui, » dit-il.
ici, la sienne est hors. Entre doncques, et qu’il escampe vitement. »

Et la femme entra, et Smetse resta hors. Mais sitôt que vint l’heure de midi et que les anges cuisiniers eurent apporté à la commère sa belle tourte au riz, elle vint au mur du paradis, et passant la tête par-dessus :

— « Es-tu là, » dit-elle, « mon homme ? »

— « Oui, » dit-il.

— « As-tu faim ? » dit-elle.

— « Oui, » dit-il.

— « Adoncques, » dit-elle, « déploie ton tablier de cuir, j’y vais jeter la tourte qui me fut tantôt baillée ; mais cache-la bien, mon homme, et mange-la vitement. »

— « Mais toi, » dit-il, « ne manges-tu point ? »

— « Non, » dit-elle, « car j’ai ouï dire que l’on soupait tantôt. »

Et Smetse mangea la tourte au riz, et il en fut tout à fait et soudain réconforté, car cette tourte était plus succulente et délicieuse que les plus fines viandes. Cependant la femme, qui s’était allée pourmener par le bon paradis, revint narrer à Smetse ce qu’elle y avait vu.

— « Ha, » dit-elle, « mon homme, il fait bien beau céans, que ne t’y puis-je voir ! Autour de Monseigneur Jésus sont les pures intelligences qui devisent avec lui de tout ce qui est bonté, amour, justice, savoir et beauté, et aussi des meilleurs moyens de bien gouverner et rendre heureux les hommes. Leurs paroles sont comme musique. Et à chacun moment ils jettent sus les mondes les semences des belles, bonnes, justes et vraies idées. Mais les hommes sont si méchants et niais qu’ils écrasent lesdites semences ou les laissent sécher. Plus loin, établis en divers lieux, se tiennent les potiers et orfévres, maçons, peintres, tanneurs et foulons, charpentiers et constructeurs de navires, et faut voir quels beaux ouvrages ils produisent chacun en leur métier. Et à toutes fois qu’ils ont fait quelque progrès, ils en jettent aussi la semence sus les mondes, mais elle est perdue souventefois. »

— « Femme, » dit Smetse, « n’as-tu point vu de forgerons ? »

— « Si, » dit-elle.

— « Las, » dit-il, « je voudrais bien besogner avec eux, car j’ai honte de me devoir tenir ici vivant comme ladre, rien ne faisant et mendiant mon pain. Mais, femme, écoute : puisque Monsieur Saint Pierre ne me veut laisser entrer, va demander grâce pour moi à Monseigneur Jésus, qui est si bon et me l’octroiera assurément. »

— « J’y vais, » dit-elle, « mon homme. »

Monseigneur Jésus, qui se tenait là avec ses docteurs, voyant venir à lui la femme : « Je te reconnais, commère, dit-il ; tu fus de ton vivant mariée à Smetse le forgeron, lequel me traita si bien lorsque, sous la figure d'un enfantelet, je descendis sus terre avec Monsieur Joseph et Madame Marie. N'est-il en paradis, ton homme ? »

— « Las ! non, Monseigneur, » répondit la femme, « mon homme est à la porte, bien triste et marri, car Monsieur saint Pierre ne le veut laisser entrer. »

— « Pourquoi ? » dit Monseigneur Jésus.

— « Ha, je ne le sais, » dit-elle.

Mais l'ange qui écrit sus un registre de cuivre les fautes des hommes parlant soudain dit : « Smetse ne peut entrer en paradis, car Smetse a vendu son âme au diable. »

— « Ha, » dit Monseigneur Jésus, « c'est grand crime ; mais ne s’est-il repenti ? »

— « Oui, Monseigneur, » dit la femme, « il s'est repenti et, de plus, il a été toute sa vie bon, charitable et miséricordieux. »

— « Allez le querir, » dit Monseigneur Jésus, « je le veux moi-même interroger. »

Aucuns anges hallebardiers ayant obéi, menèrent Smetse devant le fils de Dieu, lequel parla ainsi :

— « Smetse, est-il vrai que tu aies vendu ton âme au diable ? »

— « Oui, Monseigneur, » répondit le forgeron, duquel les genoux s’entre-cognaient par peur.

— « Ha, Smetse, ceci n’est bien, car un homme doit plutôt souffrir tout mal, douleur, angoisse, que de vendre son âme à ce qui est méchant, laid, injuste et menteur, comme est le diable. Mais n’as-tu à me narrer quelque action bien méritoire pour amoindrir un tantinet ce grand crime ? »

— « Monseigneur, » répondit Smetse, « j’ai combattu longtemps avec ceux de Zélande pour la libre conscience et, ce faisant, j’ai souffert comme eux la faim et la soif. »

— « Ceci est bien, Smetse, mais as-tu persisté en cette belle conduite ? »

— « Las ! non, Monseigneur, » dit le forgeron, « car, parler sans feinte, la constance a manqué à mon courage, et je suis rentré en Gand, où, comme tant d’autres, j’ai porté le bât espagnol. »

— « Ceci est mal, Smetse, » répondit Monseigneur Jésus.

— « Monseigneur, » ploura la femme, « nul n’a été plus que lui généreux aux pauvres, doux à chacun, humain à ses ennemis, voire même au méchant Slimbroek. »

— « Ceci est bien, Smetse, » dit Monseigneur Jésus ; « mais n’as-tu quelque autre mérite à faire valoir ? »

— « Monseigneur, » dit le forgeron, « j’ai toujours besogné avec joie, détesté paresse et mélancolie, cherché joie et liesse, aimé à chanter et bu voulentiers la bruinbier qui me venait de vous »

— « Ceci est bien, Smetse, mais ce n’est assez. »

— « Monseigneur, » répondit le forgeron, « j’ai battu autant que j’ai pu les méchants fantômes de Jacob Hessels, du duc d’Albe et de Philippe deuxième, roi d’Espagne. »

— « Smetse, » dit Monseigneur Jésus, « ceci est très-bien, je te baille permission d’entrer en mon paradis. »

FIN.

TABLE DES MATIÈRES.


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