Légendes gaspésiennes/01

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (p. 11-20).



IVON LEFRANÇOIS.



C ’était, il y a trente ans, dans un village de la péninsule gaspésienne. Village pauvre, terne, aux toits gris comme du brouillard. Une cinquantaine de maisons en tout, maisons basses à toit pointu, bâties proche à proche sur une pointe qui s’avance de quelques arpents dans la mer. De hautes montagnes s’élevaient en arrière, montagnes couvertes de forêts noires qui paraissaient inaccessibles aux pas des hommes.

Une grève sablonneuse s’étendait à perte de vue, une grève blonde parsemée de troncs d’arbres morts et de squelettes de vaisseaux abandonnés. En avant s’étendait le golfe bleu, mer immense où se croisaient les barges des pêcheurs. Ces barges solides comme des bâtiments, se ressemblaient toutes par la forme ; certaines différaient par les voiles. Ces voiles étaient de différente teinte, les unes unies et grises, les autres rapiécées de toile disparate, offrant le spectacle le plus pittoresque… Un air salin, pesant, mêlé d’odeurs de varech soufflait toujours dans cet horizon que de nombreux goélands rayaient de leurs ailes d’argent. Sur la grève, des herbes longues et salées, rudes au toucher et à l’œil, poussaient par touffes, en sauvages bouquets…

Baptiste Lefrançois revenait tous les soirs de la pêche avec son fils Ivon. Ils rapportaient sur leur dos lignes et filets. Du pas lourd mais sûr des marins, ils s’en allaient vers la pauvre maison où toute la famille les attendait. C’était une maisonnette basse, aux vitres enfumées, où il fallait allumer la lampe avant le soir. Des poutres inégales soutenaient le plafond. Une grande table de bois brut se tenait près d’une très petite fenêtre, et le mur mal joint était couvert de linges suspendus à des clous, d’habits noirs suintant le sel, de fusils et de fanaux rouillés. Une forte odeur de saumure se dégageait de toutes ces choses.

Quand ils étaient affamés ils se mettaient à table et mangeaient. Ensuite, ils allaient préparer la morue pour la vendre. La masse de poissons aux claires écailles était jetée sur le sable. Cela faisait une chose brillante comme du soleil lointain, comme des feux de lune sur la vague… Les enfants et les femmes venaient à leur aide. Les morues, une par une, étaient ouvertes, vidées, lavées. Puis, quand tout était fini, Ivon chargeait les paniers et les portait chez le marchand pour les vendre.

Ce marchand se nommait Levac. Il était veuf et n’avait qu’une fille qu’on appelait la Louise. C’était une jolie brune qui frisait la trentaine. Courte, de bonne taille, vive et légère, elle allait et venait aux côtés de son père, en souriant d’un sourire éternel. Ses yeux étaient vifs, et sa voix, pleine de douceur et de souplesse, avait un charme incomparable. C’était la demoiselle du village, la seule femme pour laquelle les pêcheurs enlevaient leur chapeau en la saluant. Elle était aimable et bonne, s’intéressant au sort de chacun, les félicitant et les taquinant sur le succès ou l’insuccès de leur pêche, et jamais elle ne manquait de faire voir à Ivon qu’elle le considérait comme un pêcheur adroit.

Chaque fois qu’il arrivait avec une nouvelle charge, elle lui disait de sa voix adorable en le regardant dans le fond des yeux :

— Toujours le premier ! Vous avez encore la plus belle pêche de la marée. C’est beau cela, Monsieur Ivon, c’est beau !…

Elle s’attardait à le regarder, car c’était un beau gars cet Ivon Lefrançois. Il avait les traits des plus réguliers, un visage doux comme les images des saints et des yeux profonds comme la mer. Un garçon robuste aux vingt ans rayonnants, à l’âme vaillante et candide. Avec cela un beau caractère, une humeur toujours égale, des lèvres toujours prêtes à sourire. Et la Louise, de son œil ardent, cueillait le sourire du jeune homme qui l’aimait…

Ivon Lefrançois nourrissait un secret amour pour la Louise. Il l’aimait de toute l’ardeur de son âme. Il l’aimait avec l’énergie, la fièvre, la fermeté dont on aime à l’âge où le cœur, entrant subitement dans la vie, croit à la possibilité de toutes les espérances, à la réalisation de tous les rêves. Il n’avait osé parler à personne de son amour. Il était certain d’avance que le Père Levac, qui était un homme fier, ne donnerait jamais sa fille à un pêcheur. Mais il finit par s’apercevoir qu’il ne déplaisait pas à la Louise. Alors, mû par l’audace des hommes habitués à la rude existence du large et poussé par cette force que l’amour donne même aux âmes les plus faibles, il prépara en silence ses projets d’avenir, et un soir, s’approchant, tremblant et timide, il dit bas à la Louise :

— Mademoiselle Louise, je vais partir pour les chantiers, là-bas, dans le lac Saint-Jean. V’la l’automne, la pêche achève. Puis la pêche ça donne pas gros d’argent. Je vais partir, puis quand je serai riche je viendrai et on se mariera tous les deux »… Il dit cela moitié sérieux, moitié rieur, mais son cœur battait très fort sous sa grosse blouse de toile bleue… La Louise rougit. Ses yeux étincelèrent comme le flot qui bat les falaises de Gaspé. Et de sa voix mélodieuse, de cette voix divine qui l’avait toujours remué jusqu’au plus profond de l’âme, elle répondit doucement :

— Je dis pas non, Monsieur Ivon. Vous savez, y en a pas d’autre comme vous, y en a pas d’autre »… Et d’un geste spontané, elle lui tendit sa main qu’il garda longtemps dans la sienne.

Il partit le lendemain pour les chantiers. Il fut envoyé avec un grand nombre d’autres dans une forêt du lac Saint-Jean où le bois était si épais qu’on ne voyait rien à travers.

Le froid était grand et l’ouvrage était dur. De bonne heure la neige se mit à tomber. Elle tomba durant plusieurs jours et à plusieurs reprises. La forêt fut comme ensevelie sous la neige. La cabane où les hommes se retiraient n’avait plus de forme, et son toit en pignon semblait perdu dans la froide blancheur où tout disparaissait. Ivon fut pris de dégoût pour cette forêt


Il fut envoyé dans une forêt du Lac Saint-Jean où le bois était si épais qu’on ne voyait rien à travers…

impénétrable où l’ombre se faisait de

plus en plus épaisse. Les pins séculaires, les érables, les sapins et les saules ployaient sous leur manteau de neige. Des murailles de neige s’élevaient partout. Ivon suffoquait. Il lui semblait que l’air manquait, qu’il allait étouffer dans ces bois sans issue. Il lui fallait l’horizon, l’immensité, la mer qui s’étend à perte de vue. Aussitôt l’hiver fini, il se rendit à Québec où il s’engagea comme homme d’équipage à bord d’un bâtiment faisant le transport de marchandises en Angleterre.

Il commença alors une vie nouvelle, vie d’aventures et de misère, dans laquelle il souffrit cruellement. Mais quand il pensait à la Louise le courage lui revenait. Elle était l’étoile, le phare lumineux que nul orage ne peut obscurcir. Partout son image brillait devant ses yeux comme le mirage qui fait voir de loin au voyageur le pays enchanté vers lequel tous ses rêves se tendent. Les semaines, les mois et les années passaient. Les effrois de la vie en pleine mer, les horreurs de la tempête, la longue monotonie des jours de brume, les ballottements durant des semaines sur une mer sans cesse agitée, il connut toutes ces angoisses, toutes ces horreurs. Bien des fois, durant les affreuses tempêtes, il vit la mort de près. Le vieux brick, fatigué de ses longs voyages, geignait sous la violence du vent. Les drisses sifflaient, le beaupré craquait, et souvent la misaine creva comme une bulle de savon. Les hommes, craignant d’être emportés par la vague, s’attachaient aux mâts avec des cordages. Ivon passa ainsi de longues nuits, glacé jusqu’aux os, presque mort d’épouvante et de froid.

Mais il ne cessait de penser à la Louise. À travers le vent qui faisait rage, il la voyait qui lui souriait, il l’entendait qui lui parlait, de sa voix adorable… Il allait joyeusement au supplice comme les martyrs qui, transportés d’amour, marchaient les yeux fixes, les bras tendus vers la souffrance, gage d’éternelle joie…

Il revint au bout de dix ans avec une petite fortune. Aussitôt de retour au village de son enfance, il courut, fou de joie, ivre d’amour, vers la maison de la Louise. Le père Levac n’était plus là ; le commerce avait changé de main. Comme il allait s’informer, il entendit une voix qui disait :

— « La Louise ? Elle est morte il y a deux ans, six mois après son père »… Ivon Lefrançois jeta un cri de douleur : « Morte ! Elle est morte ! » s’écria-t-il. Il tomba sur une chaise, la tête dans les mains, et son désespoir s’exhala en longs sanglots, qui ressemblaient au bruit du vent dans les cheminées… Sa plainte montait et descendait, comme la voix de l’ouragan qui hurle sur les falaises… Il se lamenta ainsi toute une nuit, errant sur la grève comme un fou…

Depuis, personne ne l’a revu. On crut qu’il s’était jeté à la mer. Et même, plusieurs vieux de ce temps-là affirment que l’on voyait parfois, sur le fleuve, par les soirs de brume, une étrange lumière… C’était l’âme du pauvre Ivon Lefrançois…