Aller au contenu

Légendes gaspésiennes/03

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (p. 27-38).



LA DAME AUX CAPUCINES.



L a route serpentait, brune et chaude, couverte d’un petit sable roux, dans les hautes montagnes coiffées de sapins à l’épais enchevêtrement. Ces régions gaspésiennes, encore à demi boisées d’arbres magnifiques, sentent partout la sève et les herbes humides. L’air était pur. C’était un de ces clairs après-midis de septembre où l’atmosphère semble saturée des senteurs étranges de moissons et de feuilles séchées. Les nuages, blancs et floconneux, gonflés comme des voiles, passaient avec lenteur au-dessus des forêts sombres, se confondant avec le vol des gros oiseaux sauvages qui planent sur les cimes majestueuses. La route s’élançait dans les terres, s’enfonçait dans les bois, et c’était d’un bout à l’autre un superbe déploiement de paysages accidentés.

Le curé de C. se promenait en voiture, ce dimanche-là avec son ami, le curé de S., venu d’une paroisse voisine pour lui rendre visite. Le léger « quatre-roues », bien reluisant et souple, était attelé à un jeune cheval noir, qui avait bon train et belle figure. Le vent était chargé d’odeurs de bois et de plaines. Et les deux amis se laissaient aller au plaisir de la promenade en causant et en jetant des regards charmés sur la majesté des paysages d’alentour.

Le curé de C. était grand et maigre, nerveux, mais toujours souriant, le front marqué de ces rides particulières qu’ont les penseurs et les hommes coutumiers des luttes intérieures. Curé de ce village gaspésien depuis de nombreuses années, il en connaissait bien toutes les routes et tous les foyers. Aucun visage, parmi les grands et les petits, ne lui était étranger. Quand il passait à pied ou en voiture, ceux qui le rencontraient le saluaient avec vénération. Tous l’aimaient. Il était le vrai prêtre, celui qui n’a pas de famille, mais qui est le père de tous. Pasteur véritable, il était par vocation apôtre et colonisateur. Il facilitait les mariages, encourageait les familles chargées d’enfants, et cherchait à retenir les gens sur leurs terres. Quand il entendait dire qu’un jeune parlait de partir pour les fabriques d’Amérique, il le faisait mander à son presbytère et lui disait doucement : « Écoute, mon garçon, tu ne seras pas plus heureux ailleurs, sois-en sûr. L’argent est dur à faire partout. Reste encore un an sur la terre, tu verras, ça va bien aller, tu seras content… » Et le jeune homme restait, devenant un solide bûcheron et parfois un « habitant » prospère.

La voiture avançait toujours sur la route blonde, tantôt longeant les terres dont le grain était presque mûr, tantôt passant dans la forêt aux arbres touffus qui forment dôme. Parfois une perdrix surprise s’envolait d’une branche à l’autre, ou bien un cri d’épervier traversait l’air. Le soleil, jouant dans les feuilles, en faisait surgir une pluie de rayons. Ici, c’était la chanson d’une fraîche rivière, là le murmure d’un ruisseau sur les cailloux… Par intervalles, dans les pentes et sur le haut des côtes, « la mer » — le golfe Saint-Laurent — apparaissait, infinie, immense et lointaine, semblable à quelque grand désert bleu dont on ne percevrait que de très fuyantes fumées…

Les maisons se succédaient, les unes grandes, les autres petites, toutes maisons de bois à toit pointu, flanquées d’un jardinet ou d’un parterre aux riantes couleurs. Une clôture de pieux séparait les terres entre elles, et souvent on voyait, soit près des maisons ou dans les recoins plus éloignés, par-dessus cette rustique clôture, on voyait des rosiers sauvages ou des lierres se rejoindre et s’embrasser…

Les promeneurs étaient arrivés au tournant de la route, où le chemin laissant la région silencieuse des sombres montagnes redescend vers le village et l’église. Le long clocher s’élevait au-dessus des savanes aux vertes dentelles… Ils passèrent alors devant une grande maison, blanchie à la chaux, simple d’apparence, mais combien gaie et jolie avec son toit retombant en parasol et sa floraison de capucines qui s’étendaient tout autour ! Car en avant de cette maison, ainsi qu’en arrière, sur les murs de côté, grimpant avec profusion partout, encerclant le perron, décorant le seuil, il n’y avait que des capucines. Ces jolies petites fleurs, faites en cloches, d’un rouge vif teinté de jaune, semblaient jeter des lueurs dans l’air et illuminer le proche horizon. De loin cela ressemblait à quelque coucher de soleil en flammes…

— Nous sommes chez la « Dame aux Capucines », dit le curé à son ami. Nos gens l’ont surnommée ainsi à cause de sa prédilection pour cette fleur. Voilà vingt ans, je crois, qu’elle demeure ici. Elle est la fille d’un vieux médecin de Montréal.

— De Montréal ?

— Oui, de Montréal. Vous êtes aussi surpris que je le fus moi-même… C’est une simple et charmante histoire que la sienne. Tenez, je vais vous la conter telle qu’elle me l’a contée elle-même l’année dernière, quand elle me fit appeler pour un de ses fils gravement malade. Je passai toute une journée près de l’enfant mourant et de sa mère en pleurs. Vers le soir, le malade prit du mieux, et cette femme me fit alors le simple récit que je vous répéterai avec la plus grande exactitude. Je ne crois pas en avoir oublié un seul mot. Donc, écoutez l’histoire de la Dame aux Capucines » :

— Mon Père, dit-elle, pratique depuis longtemps la médecine à Montréal, et c’est là que je suis née. Mais la famille de ma mère se trouve dans une des plus belles paroisses de la vallée de Matapédia. J’y ai passé une grande partie de mon enfance, auprès de ma grand’mère, une petite vieille toute mignonne et jolie, aussi intelligente que bonne. Elle vivait là avec deux de ses fils, puis sa bru et leurs enfants. C’était le bien paternel. La terre était immense et la maison ressemblait aux vieilles demeures seigneuriales. Elle était longue et basse, avec une galerie tout le tour et des lucarnes à petit pignon. À l’intérieur tout était grand et spacieux. Au bout de la cuisine se trouvait une large cheminée de pierre grise. C’est là, près du feu qui brille et qui réchauffe, que ma grand’mère me prenait sur ses genoux et me contait toutes sortes d’histoires… Je vois encore son fin visage et ses yeux clairs, tout illuminés des lueurs de la flamme. Comme je la trouvais belle et comme je l’aimais ! Sa voix était d’une douceur incomparable et je l’écoutais toujours avec une joie nouvelle.

Le séjour chez ma grand’mère était pour moi le paradis. Dès que je revenais chez mon père, j’étais hantée et troublée par mes souvenirs. Le vert de l’herbe, le bleu du ciel, l’immensité des champs, tout cela m’était nécessaire comme de manger et de dormir. La ville me semblait une prison où je ne pouvais ni courir ni m’ébattre… Je devenais triste, maussade, presque sans joie et sans pensée. Alors, mes parents, très inquiets, me renvoyaient à ma chère maison des champs. Là, c’était la liberté à travers la plaine, les courses dans les buissons et les ravins, la recherche des nids d’oiseaux dans l’épaisseur des feuilles, l’eau pure des sources qui tombe de nos mains en gouttelettes… J’allais avec grand’mère donner leur ration de grain aux poules. Nous leur jetions le blé à poignée dans l’herbe… Ces têtes grouillaient, sautaient autour de nous, cela nous montait sur les jambes, et la coiffe de grand’mère volait au vent… Je dénichais les œufs dans le poulailler. J’allais aux champs avec les hommes, je suivais les glaneuses de petits fruits dans la savane. L’hiver j’allais avec ceux qui tendent des pièges aux lièvres dans les buissons les plus proches, et le soir nous glissions tous ensemble sur la neige blanche qu’éclaire la lune… Mais ce que je préférais ce sont les jeux dans la grange. Oh ! le plaisir de jouer dans le foin, de sauter de poutre en poutre, de fenil en fenil, d’enfoncer jusqu’au cou dans la paille fraîche et de s’en faire un lit parfumé ! Des senteurs inconnues s’échappaient du foin séché. Une poussière d’or s’en désagrégeait, et cela dansait devant mes yeux comme une mystérieuse pluie d’étoiles… Dans la saison des longs soirs, on y retournait après souper, jusqu’à la nuit. À travers les fentes du toit, je voyais poindre une à une les étoiles. Puis la lune se levait à son tour, faisant des lumières et des ombres, créant des profondeurs, creusant des grottes, dressant des tours mystérieuses… Et cette grange, vieille et délabrée, me semblait le château le plus merveilleux qu’aucune fée n’a jamais imaginé… Oh ! les clairs de lune dans la porte des granges, la senteur du foin nouveau et le mystère des fenils !…

Je fus bientôt grande, hélas ! et je fis, comme les autres, mes années de couvent. Puis ma chère grand-mère mourut. Cette mort me fit un mal affreux. Je me trouvai alors en face de la vie, à l’âge où l’avenir se dresse devant nous… J’étais à l’âge du mariage… Je rencontrai un jeune homme très bon (qui est aujourd’hui mon mari) et je l’aimai. Avec l’argent qu’il attendait de son père, il rêvait de devenir un marchand de la ville. Moi, je pensais aux enfants que nous aurions ; je leur voulais une enfance semblable à la mienne. Je me disais : « Ils joueront comme moi dans les granges et se feront des nids dans le foin embaumé ! Ils dénicheront les poules dans les greniers, et l’hiver, ils glisseront comme moi dans une traîne sauvage, au clair de la lune, sur de la belle neige toute blanche qu’aucune fumée n’a jamais ternie ! » J’appris que cette ferme-ci était à vendre, au complet, avec les instruments et les animaux. Je décidai mon mari et nous en prîmes possession. Et je retrouve dans les joies de mes enfants mon enfance à moi toute rayonnante, toute radieuse. Souvent l’image de ma grand’mère revient dans ma pensée, et je conterai bientôt à mes petits enfants toutes ces belles histoires qu’elle m’a jadis contées… »

— J’ai fini son récit. Il n’est pas compliqué, dit le curé de C.

— Oh ! quelle admirable femme ! Si elles étaient toutes comme celle-là, nos Canadiens des États seraient tous revenus sur leurs terres !

— D’abord, mon ami, ils n’en seraient pas partis…

— Vous avez raison, ils n’en seraient pas partis…

Ils apercevaient maintenant l’église toute proche, avec son fin clocher gris argent. Le soleil descendait derrière les hautes montagnes et les lointains contours de la route commençaient de s’effacer. À leur gauche se déroulaient les plaines rasées, les petits coteaux où ruminaient les vaches, les toits silencieux et les bouquets d’arbres qui se dressent comme d’immobiles armées à l’horizon du ciel. À leur droite s’étendait la mer verte et grise, ornée de clartés, tachée d’ombres, et dans l’atmosphère très pure se profilait la côte gaspésienne, attirante et capricieuse. Et les deux amis, rêveurs, regagnèrent le presbytère, tandis que dans la brise du soir les embruns de la mer s’élevaient, mêlés à la saine odeur de la terre humide et féconde…