Légendes populaires/4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 371-399).


FAUT-IL BEAUCOUP DE TERRE POUR UN HOMME ?


I

La sœur aînée, qui habite la ville, est venue à la campagne faire visite à sa sœur. L’aînée a épousé un marchand de la ville ; la cadette, un paysan qui vit à la campagne. Les sœurs boivent le thé et causent. L’aînée vante son existence à la ville. Elle raconte combien elle y vit largement, quelle bonne nourriture ils ont ; et comme elle va aux promenades, aux fêtes et aux théâtres.

La sœur cadette, piquée, se met à dénigrer la vie d’un marchand et à exalter la sienne, celle d’une paysanne.

— Je ne changerais pas mon sort pour le tien, dit-elle. Notre vie, à nous autres, est obscure, c’est vrai, mais nous ne connaissons pas la crainte. Votre vie est plus affinée, mais tantôt vous gagnez beaucoup, tantôt vous perdez tout. Aujourd’hui tu es riche, demain tu tendras la main. Notre existence, à nous paysans, est plus sûre. Le paysan a le ventre étroit, mais long. Nous ne serons jamais riches, mais nous aurons toujours de quoi manger.

— Oui, mais en vivant avec les cochons et les veaux ! répondit l’aînée. Ni belles manières, ni luxe, malgré tout le travail de ton mari ; vous demeurez dans le fumier et y mourrez aussi ; et le même sort attend vos enfants.

— Sans doute ! dit la cadette, c’est le métier qui veut ça. Mais par contre, notre vie est indépendante. Nous ne nous inclinons devant personne, nous ne craignons personne. Vous autres, à la ville, vous êtes exposés à la tentation. Aujourd’hui c’est bien, mais demain viendra le diable qui tentera ton mari par les cartes, l’eau-de-vie ou les femmes ; et tout ira mal. Est-ce que ces choses-là n’arrivent pas ?

Sur le poêle, le mari, Pakhom, écoutait le bavardage des femmes.

— C’est la vraie vérité, fIt-il. Nous autres, qui remuons la terre nourricière depuis notre enfance, nous ne songeons guère aux futilités. Le seul malheur c’est qu’on a trop peu de terre. Mais si j’avais de la terre à discrétion, alors je n’aurais peur de personne, pas même du diable.

Après avoir pris le thé, les femmes causèrent encore toilette, rangèrent la vaisselle, puis allèrent se coucher.

Le diable assis derrière la porte avait tout entendu. Il fut tout aise de ce que la femme du paysan eût amené son mari à le braver. Ne s’était-il pas vanté, en effet, que s’il avait beaucoup de terre, le diable lui-même ne le vaincrait pas ? « C’est bien, pensa-t-il, à nous deux ! Je te donnerai beaucoup de terre. C’est par là que je te prendrai. »


II

Le paysan avait pour voisine une petite propriétaire, qui possédait cent vingt déciatines de terre. Elle vivait en bons termes avec les paysans, ne faisait de mal à personne ; mais elle prit pour régisseur un soldat retraité, qui se mit à accabler d’amendes les paysans. Malgré toutes les précautions que prenait Pakhom, tantôt c’était son cheval qui entrait dans l’avoine, tantôt une vache qui pénétrait dans le jardin, ou les veaux qui s’échappaient dans le pré. Et pour chaque délit, une amende.

Pakhom payait, jurait et frappait les siens. Tout cet été il eut beaucoup à souffrir du régisseur, aussi fut-il heureux quand revint le moment de rentrer le bétail, bien qu’il dût le nourrir ; mais du moins il n’avait plus peur. Dans le courant de l’hiver, le bruit se répandit que la propriétaire vendait sa terre, et qu’un paysan, qui habitait au bord de la grand’route, voulait l’acheter.

Les paysans en furent tout contrits : « Eh bien ! pensaient-ils, si la terre revient à celui-ci, ce sera encore pire, pour les amendes, qu’avec la propriétaire. Nous ne pouvons pas nous passer de cette terre. »

Les paysans se rendirent auprès de la propriétaire pour la prier de ne pas vendre à l’autre paysan, mais à eux-mêmes. Ils promirent un meilleur prix. La propriétaire consentit. Les paysans s’entendirent pour faire acheter la terre par le mir. Il y eut une, deux réunions, mais l’affaire n’avançait pas. Le diable les divisait : ils ne pouvaient s’entendre. Ils décidèrent enfin d’acheter chacun sa part, suivant ses ressources. La propriétaire consentit. Pakhom apprit que son voisin avait acheté vingt déciatines, et que la propriétaire lui avait laissé la faculté de payer la moitié du prix par annuités. Pakhom fut pris de jalousie. « On achètera toute la terre, pensa-t-il, et moi je n’aurai rien. »

Il en causa avec sa femme.

— Les gens achètent, dit-il ; il nous faut aussi acheter une dizaine de déciatines, sans quoi nous ne pourrons pas vivre. Ce régisseur nous a ruinés par ses amendes.

Il réfléchit au moyen de faire l’achat. Il avait cent roubles d’économies. En vendant le poulain et la moitié des abeilles, en louant son fils comme garçon de ferme, et en empruntant encore chez le parrain, Pakhom put réunir la moitié de la somme. Il ramassa l’argent, choisit une quinzaine de déciatines de terre avec un petit bois, et alla chez la propriétaire pour régler l’achat. Il acheta les quinze déciatines, et, le marché conclu, laissa des arrhes. On se rendit à la ville pour dresser l’acte de vente : il payait la moitié comptant et s’engageait à s’acquitter du reste en deux ans. Pakhom revint propriétaire du terrain.

Il emprunta encore du grain. Il ensemença son nouveau bien ; la récolte fut bonne. En une seule année il paya sa dette et à la propriétaire et à son beau-frère. Il devint ainsi, lui, Pakhom, un vrai propriétaire. C’était sa terre qu’il labourait et ensemençait ; c’était sur sa terre qu’il coupait le foin ; sur sa terre qu’il élevait son bétail ; c’étaient les arbres de sa terre qu’il taillait en pieux. Quand Pakhom laboure sa terre à lui, voit pousser son blé et ses prairies, il est transporté de joie. L’herbe lui semble tout autre ; les fleurs lui semblent différentes. Jadis, quand il passait sur cette terre, elle lui paraissait ce qu’est une terre ordinaire ; à présent, il la voyait transformée.


III

Ainsi vivait et se réjouissait Pakhom. Tout allait bien. Mais voilà que les paysans se mirent à causer maintes déprédations dans les blés et les prairies de Pakhom. Il avait beau les prier de cesser, ils continuaient : tantôt les bergers laissaient les vaches entrer dans les prairies, tantôt les chevaux allaient dans les blés. Pakhom les en chassait et pardonnait ; il ne voulait pas aller en justice. Cependant, à la fin, il se fâcha et fut se plaindre au tribunal du village. Il savait bien que les paysans n’agissaient pas ainsi par mauvaise intention, mais parce qu’eux-mêmes étaient à l’étroit. Il pensait : « Pourtant, je ne peux pas pardonner toujours, sans quoi on me mangera tout. Il faut faire un exemple. »

Il fit un premier exemple, un second ; on infligea une amende à l’un, une à l’autre. Les paysans voisins se montèrent contre Pakhom. Il leur arriva d’envoyer paître exprès sur sa terre. Une nuit, quelqu’un vint dans le petit bois et coupa une dizaine de tilleuls pour faire des tilles. Comme il traversait le bois, Pakhom aperçoit quelque chose de blanc. Il s’approche, et voit sur le sol des tilleuls écorcés ; il ne restait plus en terre que les souches. S’il n’avait abattu que les arbres de la lisière, s’il en avait au moins épargné un seul ! Mais le scélérat avait tout coupé. Pakhom était outré. « Ah ! si je savais qui a fait le coup, je me vengerais ! » pense-t-il. Il cherche, il cherche à qui s’en prendre : « Ce ne peut être que Simon », pense-t-il. Il va voir dans la cour de Simon mais ne trouve rien. Il se dispute avec Simon, et se persuade encore plus que c’est lui le coupable. Il envoie une dénonciation. On les appelle devant le tribunal. On juge, on juge, et le paysan est acquitté faute de preuves.

L’irritation de Pakhom s’en accrut. Il injuria l’ancien du village et le juge.

— Vous autres, vous soutenez les voleurs, leur dit-il. Si vous faisiez votre devoir, vous n’acquitteriez pas les voleurs.

Pakhom se fâcha et avec les juges et avec les voisins. On finit par le menacer d’incendie. Pakhom pouvait alors vivre sur sa terre largement, mais mal vu des paysans, il se sentait à l’étroit dans la commune.

La rumeur se répandit d’une émigration vers des terres nouvelles. Pakhom pensa : « Moi je n’ai pas besoin de quitter ma terre, mais si quelques-uns des nôtres s’en allaient, nous aurions ici plus de place. Je prendrais leur terre pour l’ajouter à la mienne et je vivrais mieux, car je me sens toujours à l’étroit ici. »

Un jour que Pakhom était à la maison, un chemineau, un paysan, entra chez lui. On le laissa passer la nuit, on lui donna à manger, et on lui demanda où Dieu le conduisait. Le paysan répondit qu’il venait d’en bas, de la Volga, qu’il y avait travaillé. De fil en aiguille, le paysan raconta comment les gens avaient émigré là : les siens s’y sont établis, se sont inscrits dans la commune, et on leur a distribué dix déciatines par âme. Il ajouta :

— Et la terre y est telle que le seigle qu’on y sème donne des épis si hauts et si épais qu’on ne voit plus les chevaux. Cinq poignées d’épis, et voilà une gerbe. Un paysan tout à fait pauvre, venu les mains vides, a maintenant six chevaux et deux vaches.

Pakhom, le cœur enflammé, pensait : « Alors pourquoi demeurer ici à l’étroit, quand on peut vivre bien, ailleurs ? Je vendrai ce que je possède ici, et avec l’argent, je bâtirai là-bas et m’y établirai. Tandis que vivre ici à l’étroit, c’est un péché ; il faut seulement que j’aille voir par moi-même. »

Vers l’été il se prépara et partit. Il descendit la Volga en bateau à vapeur, jusqu’à Samara ; puis il fit quatre cents verstes à pied et arriva au but. On lui avait dit vrai. Les paysans vivent à l’aise ; la commune, très accueillante, donne à chaque âme dix déciatines, et celui qui vient avec de l’argent, peut, en sus de la terre concédée à temps, acheter à perpétuité, à raison de trois roubles la déciatine, une terre excellente.

Pakhom s’informa de tout et revint chez lui vers l’automne. Il se mit à vendre tous ses biens. Il vendit avantageusement sa terre, il vendit sa maison, son bétail, se fit rayer de la commune, et le printemps venu, s’en alla avec sa famille vers le nouveau pays.


IV

Pakhom est arrivé dans le nouveau pays avec sa famille, il s’est inscrit en commune dans un grand village. Il a payé la bienvenue aux anciens, il a mis en règle ses papiers. On a reçu Pakhom. On lui a concédé, pour cinq âmes, cinquante déciatines de terre, en différents champs, sans compter les pâturages. Pakhom bâtit sa maison, acquiert du bétail. Rien qu’en terres concédées, il possède maintenant trois fois ce qu’il avait auparavant. Et sa terre est fertile. Sa vie, comparée à celle d’auparavant, est dix fois plus belle : terres de labour, pâturages, il en a tant qu’il veut ; il peut avoir autant de bétail qu’il en désire.

Au commencement, pendant qu’il bâtissait et s’installait, tout lui semblait beau. Mais au bout de quelque temps, il se trouva également à l’étroit sur cette terre. Pakhom désirait, comme les autres, semer du froment. On sème le froment dans la terre vierge, où pousse la stipe plumeuse, ou bien dans la terre en jachère. On cultive la terre un an ou deux, puis on l’abandonne jusqu’à ce que la stipe ait repoussé. De la terre meuble, il y en a en abondance, mais on n’y peut semer que le seigle ; le froment demande une terre forte. Et pour la terre forte les amateurs sont nombreux ; il n’y en a pas pour tout le monde ; et on se la dispute. Les plus riches la veulent labourer eux-mêmes ; les plus pauvres la vendent aux marchands, pour payer les impôts. Pakhom voulait ensemencer beaucoup. L’année suivante, il alla chez le marchand et afferma la terre pour un an.

Il sema davantage ; tout poussa bien, mais c’était loin du village, il y avait bien une quinzaine de verstes. Pakhom se rendit compte qu’en ce pays les marchands paysans avaient des maisons de campagne, qu’ils s’enrichissaient. « Je serais comme eux, pensait-il, si j’avais pu acheter de la terre à perpétuité et bâtir des maisons de campagne, j’aurais tout cela sous la main. »

Et il songeait au moyen d’acquérir de la terre à perpétuité.

Pakhom vécut ainsi trois ans. Il affermait la terre et semait du blé. Les années étaient bonnes ; le blé venait bien ; il gagnait de l’argent. Il n’avait qu’à vivre tranquillement, mais il était ennuyé d’être obligé d’affermer de la terre chaque année : « C’est trop de souci, pensait-il. Dès qu’une terre est bonne, le paysan accourt et la prend ; et je n’arrive pas à temps, je n’ai plus où semer. » Une autre fois il avait affermé un champ à des paysans, il l’avait déjà labouré, quand les paysans réclamèrent en justice, et tout son travail fut perdu : « Si j’avais de la terre à moi, je ne m’inclinerais devant personne, et tout irait bien. » Pakhom cherche où l’on peut acheter de la terre à perpétuité. Il trouve un paysan : le paysan avait cinq cents déciatines, il s’est ruiné et vend à bas prix. Pakhom se met en rapport avec lui, discute, discute ; ils finissent par tomber d’accord pour quinze cents roubles, dont la moitié au comptant et le reste à échéances. L’affaire était entendue, lorsqu’un jour, un passant, un marchand, s’arrêta chez Pakhom pour faire manger ses chevaux. On but du thé, on causa. Le marchand raconta qu’il venait de chez les Baschkirs. Il disait avoir acheté là cinq mille déciatines de terre, pour mille roubles seulement. Pakhom questionnait, le marchand répondait :

— Je n’ai eu besoin que de graisser la patte aux anciens : je leur ai fait cadeau de robes, de tapis, pour une centaine de roubles, d’une caisse de thé, et j’ai offert à boire à tire-larigot. Et j’ai acheté à vingt kopeks la déciatine.

Il montra l’acte de vente et poursuivit :

— La terre est située près d’une petite rivière, et partout y pousse la stipe plumeuse.

Pakhom ne se lassait pas de poser des pourquoi et des comment.

— De la terre à n’en pouvoir faire le tour en marchant pendant un an, disait le marchand. Tout est aux Baschkirs, et ces gens-là sont simples comme des moutons. On pourrait même l’avoir pour rien.

« Ah ! pensa Pakhom, pourquoi acheter cinq cents déciatines pour mille roubles, et par-dessus le marché m’endetter, tandis que pour cette somme je puis en avoir Dieu sait combien ? »


V

Pakhom s’informa du chemin, et dès qu’il eut reconduit le marchand, il fit ses préparatifs de départ. Il laissa la maison aux soins de sa femme, et partit avec son ouvrier. D’abord, ils se rendirent à la ville pour acheter une caisse de thé, des présents, du vin, tout ce que le marchand lui avait dit ; puis ils partirent. Ils avaient déjà parcouru cinq cents verstes, et le septième jour arrivèrent à un campement de Baschkirs. Le marchand avait dit vrai. Ils vivent tous dans la steppe près de la petite rivière, sous des tentes de laine. Ils ne labourent pas, ne mangent pas de pain, mais ils promènent dans la steppe leurs chevaux et leur bétail. Les poulains sont attachés derrière les tentes ; deux fois par jour on leur amène leurs mères ; on trait les juments, avec leur lait on fait le koumiss. Les femmes battent le koumiss et en font du fromage. Les hommes ne font que boire du koumiss, du thé, manger du mouton et jouer de la flûte. Tous sont gras, luisants, gais, et en fête tout l’été. Ce peuple est tout à fait ignorant ; il ne connaît pas le russe, mais il est très affable.

Quand ils aperçurent Pakhom, les Baschkirs sortirent de leurs tentes et l’entourèrent. Ils avaient parmi eux un interprète.

Pakhom leur apprit qu’il venait pour avoir de la terre. Les Baschkirs l’accueillirent avec empressement, et le firent entrer dans une jolie tente. Ils l’installèrent sur des tapis, étendirent sur lui des coussins de plume, et lui offrirent du thé et du koumiss. On tua un mouton et on lui donna à manger.

Pakhom prit les cadeaux qui étaient dans sa voiture et les distribua aux Baschkirs ; il leur partagea le thé. Les Baschkirs montrèrent une grande joie. Longtemps ils baragouinèrent entre eux, puis ordonnèrent à l’interprète de traduire.

— On m’ordonne de te dire qu’ils t’ont pris en affection, dit l’interprète ; que nous avons coutume de traiter nos hôtes de notre mieux et de rendre cadeaux pour cadeaux. Tu nous as offert des présents, dis-nous ce qui te plaît, nous te le donnerons en échange.

— C’est votre terre qui me plaît, surtout, répondit Pakhom. Chez nous nous sommes à l’étroit, la terre manque et elle est épuisée ; tandis que chez vous, il y a beaucoup de terre, et de la bonne. Je n’en ai jamais vu de pareille.

L’interprète traduit les paroles de Pakhom. Les Baschkirs parlent, parlent. Pakhom ne comprend pas ce qu’ils disent, il voit seulement qu’ils sont gais, crient quelque chose et rient. Enfin ils se turent, regardèrent Pakhom, et l’interprète lui dit :

— On m’ordonne de te dire que pour reconnaître ta générosité, on est enchanté de te donner autant de terre que tu en veux. Indique seulement du doigt le morceau que tu désires, il sera à toi. Les Baschkirs recommencèrent à parler, à discuter entre eux.

— Que disent-ils ? demanda Pakhom

— Les uns disent qu’il faut en référer au chef, répondit l’interprète, que sans lui la chose n’est pas possible ; les autres disent qu’on peut se passer de lui.


VI

Pendant qu’ils discutaient ainsi, tout à coup parut un homme coiffé d’un bonnet en peau de renard. Tous se turent et se levèrent :

— C’est le chef, fit l’interprète.

Pakhom prit aussitôt la plus belle robe et la présenta au chef ainsi que cinq livres de thé. Le chef accepta et se mit à la première place. Sans plus attendre, les Baschkirs exposèrent de quoi il s’agissait. Le chef écoute, écoute ; de la tête il leur fait signe de se taire, et se met à parler russe avec Pakhom.

— Il y a beaucoup de terre, prends ce que tu voudras, dit-il.

« Prendre autant que je veux, pensait Pakhom. Il faut passer un acte, car autrement, on dira : « C’est à toi, » puis on le reprendra. »

Et il répondit au chef : — Je vous remercie de vos bonnes paroles. Vous avez beaucoup de terre ; il ne m’en faut pas beaucoup à moi… Seulement il faudrait savoir quel morceau sera à moi, le délimiter, et faire un écrit. Car nous sommes tous mortels. Vous êtes de braves gens, vous donnez la terre, mais vos enfants pourraient la reprendre.

Le chef se met à rire :

— Soit, dit-il… Tout sera fait régulièrement.

— J’ai entendu dire, reprit Pakhom, qu’à un marchand venu chez vous, vous avez donné aussi de la terre, et que vous avez passé un acte ; alors vous pourriez m’en passer un aussi.

Le chef comprit tout.

— C’est entendu dit-il ; nous avons un scribe. Nous irons à la ville dresser l’acte et y faire mettre les sceaux nécessaire.

— Et quel sera le prix ? demanda Pakhom.

— Nous n’avons qu’un prix : mille roubles pour une journée.

Pakhom ne comprit pas quelle mesure était la journée.

— Combien cela fera-t-il de déciatines ? demanda-t-il.

— Nous ne le savons pas exactement. Mais nous vendons une journée de terre : tout le terrain dont tu pourras faire le tour en une journée t’appartiendra. Et le prix de la journée est de mille roubles.

Pakhom resta étonné :

— Mais dans une journée on peut faire le tour de beaucoup de terre ?

Le chef se mit à rire.

— Tout sera à toi, mais à une condition : si tu ne reviens pas à ton point départ dans la journée, ton argent sera perdu.

— Et comment marquer partout où je passerai ? fit Pakhom.

— Nous nous mettrons à la place que tu désigneras. Nous y resterons ; toi tu partiras faire le tour ; tu emporteras une pelle, et tu creuseras des trous dans lesquels tu enfonceras des jalons. Tu peux faire un tour aussi grand que tu voudras, seulement avant le coucher du soleil sois revenu à ton point de départ. Tout ce que tu délimiteras sera à toi.

Pakhom jubilait. On décida que ce serait pour le lendemain matin, dès l’aube. Il causèrent encore un peu, burent du koumiss, mangèrent du mouton, et reprirent du thé. On fit coucher Pakhom sur un lit de plume, puis les Baschkirs se retirèrent en promettant de se réunir le lendemain avant l’aurore, et de se rendre au lieu choisi avant le lever du soleil.


VII

Pahkom s’allonge sur le lit de plume mais ne peut s’endormir. Il ne pense qu’à sa terre. « Quelle besogne j’ai faite ici ! se dit-il. Je vais me tailler une grande Palestine… Dans une journée je ferai bien une cinquantaine de verstes ; en cette saison la journée est longue comme une année. Cinquante verstes ! Combien de terre cela fera-t-il ! Je me procurerai des bœufs pour deux charrues, je louerai des domestiques, je cultiverai la partie qui me plaira, et sur le reste je laisserai paître le bétail. »

Pahkom ne put s’endormir de la nuit. Un peu avant l’aube, seulement, il s’assoupit, et aussitôt il fait un rêve : il est couché sous la même tente, et il entend, au dehors, quelqu’un qui pouffe de rire. Il veut savoir qui rit ainsi. Il se lève, sort de la tente, et voit le chef des Baschkirs assis devant la tente, qui se tient le ventre à deux mains, et rit à gorge déployée. Il s’approche et demande : « Pourquoi ris-tu ? » Mais il voit que ce n’est plus le chef des Baschkirs, c’est le marchand qui vint chez lui autrefois et lui parla de la terre. Aussitôt, il demande au marchand s’il est ici depuis longtemps ? Mais ce n’est déjà plus le marchand ; c’est ce même paysan qui vint le voir. Et Pakhom s’aperçoit que ce n’est déjà plus le paysan, mais le diable lui-même, avec ses cornes et ses pieds fourchus, qui se tord de rire en regardant quelque chose. « Qu’est-ce qu’il regarde ? Pourquoi rit-il ? » pense Pakhom. Il s’approche pour regarder, et il aperçoit un homme couché pieds nus, en chemise et en caleçon, le visage en l’air, blanc comme un linceul. Alors Pakhom regarde plus fixement cet homme, et il voit que c’est lui-même, qu’il est mort.

Pakhom se réveille de peur. Il se réveille et pense : « On fait tant de rêves ! » Il se retourne et voit qu’il fait déjà clair. « Il faut éveiller les autres et partir », pense-t-il.

Pakhom se leva et réveilla son domestique qui dormait dans la voiture, lui ordonna d’atteler et alla réveiller les Baschkirs.

Ceux-ci se levèrent, s’assemblèrent. Le chef vint aussi. Ils se mirent à boire du koumiss. Ils offrirent du thé à Pakhom. Mais Pakhom craignait de s’attarder :

— Puisqu’il faut partir, partons ; il est temps, dit-il.


VIII

Les Baschkirs se réunirent et partirent les uns à cheval, les autres en tarentass. Pakhom s’installa avec son ouvrier dans son tarentass ; ils emportèrent une pelle. On arriva dans la steppe. L’aurore commençait à poindre. On monta sur une petite colline (en baschkir, schikhan). Les Baschkirs descendirent de leurs tarentass, et se réunirent en un seul groupe. Le chef s’approcha de Pakhom, et, de la main montrant le pays, lui dit :

— Tout ce que tu vois nous appartient. Choisis la part qui te plaît le mieux.

Les yeux de Pakhom étincelèrent. Unie comme la paume de la main, noire comme les graines du pavot, la terre était couverte de stipe plumeuse, et dans les ravins, il y avait de l’herbe de différentes sortes, de l’herbe à hauteur de poitrine.

Le chef ôta son bonnet en peau de renard, le mit à terre et dit :

— Voici le point de repère. Pars d’ici et reviens ici. Ce dont tu feras le tour t’appartiendra.

Pakhom sortit son argent, le déposa dans le bonnet, ôta son cafetan et ne garda que sa tunique. Il serra plus fortement sa ceinture, prit un petit sac contenant du pain, attacha à sa ceinture une petite gourde d’eau, redressa la tige de ses bottes, prit la pelle que tenait son ouvrier, et se tint prêt à partir. Il se demandait de quel côté aller. C’était bien partout. « C’est bien partout, j’irai du côté où le soleil se lève », pensa-t-il.

Il se mit du côté du soleil et attendit qu’il se levât. Il pensait : « Il ne faut pas perdre de temps, à la fraîcheur la marche est plus facile. »

Les Baschkirs à cheval se tenaient prêts eux aussi à quitter la colline à la suite de Pakhom. Dès qu’il aperçut le disque du soleil Pakhom partit dans la steppe.

Pakhom ne marchait ni lentement ni vite. Il fit une verste, s’arrêta, creusa un trou et mit un jalon. Il poursuivit sa route. Une fois bien en train, il pressa le pas. Après un certain parcours, il creusa et enfonça un autre jalon. Pakhom se retourna. On voyait nettement la colline et les gens qui étaient là ; le cercle d’une roue brillait au soleil. Pakhom jugea qu’il avait parcouru déjà cinq verstes. Se sentant chaud, il enleva sa tunique et la mit sur son épaule ; puis il renoua sa ceinture et poursuivit sa route. Il fit encore cinq verstes. Il faisait chaud. Il regarda le soleil. Il était temps de déjeuner. « Voilà déjà un quartier de la journée ! pensa-t-il. Mais il y en a quatre dans la journée. Il n’est pas encore temps de retourner. Je vais seulement enlever mes bottes. »

Il s’assit, se déchaussa, attacha ses bottes derrière sa ceinture, et reprit son chemin. Il se sentait dispos et pensait : « Je vais faire encore cinq verstes et alors, je tournerai à gauche. Le terrain est trop bon ; plus je vais, meilleur il est ! »

Il continua à marcher tout droit. Il se retourna et vit à peine la colline. Les gens paraissaient noirs comme des fourmis. « Eh bien ! pensa Pakhom, il faut retourner de ce côté, j’en ai déjà pris assez. »

Pakhom se sentait tout en sueur et avait soif. Il prit sa bouteille et but en marchant. Il s’arrête pour mettre encore un jalon et tourne à gauche. Il marche, marche : l’herbe est haute et il fait très chaud.

Pakhom commençait à se fatiguer. Il regarde le soleil et voit qu’il est juste le temps de dîner. « Eh bien ! pensa-t-il, il faut se reposer ! »

Pakhom s’arrête, s’assied, mange un peu de pain, boit de l’eau, mais ne se couche pas : « Quand on se couche, pensa-t-il, on s’endort. » Il reste un moment assis, puis souffle et poursuit son chemin. Tout d’abord, il marche d’un pas léger : le dîner lui avait rendu des forces. Mais il faisait très chaud, et le sommeil le gagnait. Pakhom se sentait harassé. Mais il pensait : « Bah ! une heure à souffrir, un siècle à jouir. »

Pakhom marche encore longtemps du même côté. Il allait tourner à gauche lorsqu’il aperçut une fraîche ravine. « C’est dommage de la laisser en dehors, pensa-t-il, il poussera ici du bon lin. » Il continua donc à aller tout droit ; engloba aussi le ravin, y planta un jalon, et fit un second détour. Il se retourna vers la colline. À peine y distinguait-on les gens. « Eh ! pensa-t-il, j’ai trop allongé les deux premiers côtés, il faut faire celui-ci plus court. »

Il longea le troisième côté en pressant le pas. Il regarde le soleil, il est proche de son déclin, et il n’a fait que deux verstes sur le troisième côté, tandis que le but est encore à une quinzaine de verstes. « Ma terre ne sera pas régulière, pensa-t-il, mais il faut aller droit au but. Il y a déjà assez de terre comme ça ». Et Pakhom creusa vivement un trou et tourna droit vers la colline.


IX

Pakhom marche droit vers la colline. Il se sent très las. Ses pieds lui font mal ; il les a tout meurtris ; il sent qu’il est à bout. Il voudrait se reposer, mais il ne le doit pas : il n’atteindrait pas le but avant le coucher du soleil. Le soleil n’attend pas. Il descend, descend. « Hélas ! pense Pakhom, je me suis peut-être trompé ; j’ai dû faire un tour trop grand. Que deviendrai-je, si je n’arrive pas à temps ? »

Il regarde tantôt la colline tantôt le soleil. C’est encore loin, jusqu’au but, et le soleil est à son déclin. Pakhom se met à courir. Ses pieds sont à vif, mais il court toujours. Il court, il court, mais il est encore loin. Il jette sa tunique, ses bottes, sa bouteille, son bonnet ; il ne garde que la pelle, sur laquelle il s’appuie : « Ah ! pense-t-il, j’ai été trop gourmand, j’ai tout perdu. Je ne pourrai jamais arriver avant le coucher du soleil ! »

D’horreur le souffle lui manque. Il court ; la sueur plaque sur son corps la chemise et le caleçon ; sa bouche est sèche. Sa poitrine se soulève comme un soufflet de forge ; son coeur bat comme un marteau ; il ne sent plus ses pieds. Il n’en peut plus. Pakhom ne pense plus maintenant à la terre, il ne songe qu’à ne pas mourir d’épuisement.

Il a peur de mourir, mais il ne peut s’arrêter. « J’ai déjà tant fait, dit-il, que si je m’arrête à présent, on se moquera de moi ! »

Il entend les Baschkirs siffler, crier. À ces cris son cœur s’enflamme encore davantage. Il rassemble ses dernières forces et continue à courir. Et le soleil semble, comme exprès, descendre plus vite. Mais le but n’est plus très loin. Pakhom voit déjà les gens sur la colline. On lui fait signe de se presser. Il voit aussi le bonnet par terre avec l’argent, et le chef assis à terre, qui se tient le ventre à deux mains. Et Pakhom se rappelle son rêve.

« Il y a beaucoup de terre, pensa-t-il, Dieu me permettra-t-il d’y vivre ! Ah ! je n’arriverai pas !… Je me suis perdu moi-même ! »

Et Pakhom continue à courir. Il regarde le soleil. Le soleil est rouge, élargi, il s’approche de la terre ; déjà son bord est caché… Quand Pakhom, en courant, arrive au pied de la colline, le soleil est couché. « Ah ! pense-t-il, tout est perdu ! » Déjà il voulait s’arrêter, mais il entend les cris des Baschkirs, et il se rappelle que si lui, d’en bas, ne voit plus le soleil, il est encore visible pour ceux qui sont au sommet de la colline. Il monte rapidement ; sur la colline il fait encore clair. Il voit le bonnet. Le chef est assis devant ; il bavarde et tient ses mains sur son ventre.

Pakhom se rappelle son rêve, crie : ah ! Ses jambes fléchissent, il tombe, et de sa main atteint le bonnet.

— Ah ! bravo, camarade ! s’écrie le chef, tu as gagné beaucoup de terre !

L’ouvrier de Pakhom accourt et veut le relever ; mais il voit que le sang coule de sa bouche, qu’il est mort.

Les Baschkirs claquèrent la langue et eurent un mot de regret.

L’ouvrier prit la pelle, creusa à Pakhom une fosse juste de la longueur des pieds à la tête : trois archines, et il l’enterra.