Lélia (1833)/Deuxième Partie/XXVI

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H. Dupuy et L. Tenré (1p. 217-221).


XXVI



Tu m’as dit souvent, Lélia, que j’étais jeune et pur comme un ange des cieux, tu m’as dit quelquefois que tu m’aimais. Ce matin encore, tu m’as souri en disant : — Je n’ai plus de bonheur qu’en toi. — Mais ce soir tu as oublié tout, et tu renverses sans pitié les fondemens de mon bonheur.

Soit ! brise-moi, jette-moi à terre comme cette fleur que tu viens de respirer et que maintenant tu abandonnes sur le gravier du ruisseau. Si à me voir emporté comme elle et ballotté, flétri, au caprice de l’onde, tu trouves quelque amusement, quelque satisfaction ironique et cruelle, déchire-moi, foule-moi sous ton pied ; mais n’oublie pas qu’au jour, à l’heure où tu voudras me ramasser et me respirer encore, tu me retrouveras fleuri et prêt à renaître sous tes caresses.

Eh bien ! pauvre femme, tu m’aimeras comme tu pourras. Je savais bien que tu ne pouvais plus aimer comme j’aime ; d’ailleurs, il est juste que tu sois la plus adorée et la plus souveraine de nous deux. Je ne mérite pas l’amour que tu mérites, je n’ai pas souffert, je n’ai pas combattu comme toi ; je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence et de la lutte qui s’ouvre. Toi sillonnée de la foudre, toi cent fois renversée et toujours debout, toi qui ne comprends pas Dieu et qui crois pourtant, toi qui l’insultes et qui l’aimes, toi flétrie comme un vieillard et jeune comme un enfant, Lélia, ma pauvre ame ! aime-moi comme tu pourras ; je serai toujours à genoux pour te remercier, et je te donnerai tout mon cœur, toute ma vie, en échange du peu qui te reste à me donner.

Laisse-toi seulement aimer ; accepte sans dédain les souffrances que j’apporte en holocauste à tes pieds ; laisse-moi consumer ma vie et brûler mon cœur sur l’autel que je t’ai dressé. Ne me plains pas, je suis encore plus heureux que toi, c’est pour toi que je souffre ! Oh ! que ne puis-je mourir pour toi, comme Viola mourut de son amour ! Qu’il y a de volupté dans ces tortures que tu mets dans mon sein, qu’il y a de bonheur à être seulement ton jouet et ta victime, à expier, jeune, pur et résigné, les vieilles iniquités, les murmures, les impiétés amassées sur ta tête ! Ah ! si l’on pouvait laver les taches d’une autre ame avec les douleurs de son ame et le sang de ses veines, si l’on pouvait la racheter comme un nouveau Christ et renoncer à sa part d’éternité pour lui épargner le néant !

C’est ainsi que je vous aime, Lélia. Vous ne le savez pas, car vous n’avez pas envie de le savoir. Je ne vous demande pas de m’apprécier, encore moins de me plaindre ; venez à moi seulement quand vous souffrirez, et faites-moi tout le mal que vous voudrez, afin de vous distraire de celui qui vous ronge…

— Eh bien ! dit Lélia, je souffre mortellement à l’heure qu’il est ; la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi ? Cela me soulagera peut-être. Voulez-vous jeter des pierres vers le ciel, outrager Dieu, maudire l’éternité, invoquer le néant, adorer le mal, appeler la destruction sur les ouvrages de la Providence, et le mépris sur son culte ? Voyons, êtes-vous capable de tuer Abel pour me venger de Dieu mon tyran ? Voulez-vous crier comme un chien effaré qui voit la lune semer des fantômes sur les murs ? Voulez-vous mordre la terre et manger du sable comme Nabuchodonosor ? Voulez-vous comme Job cracher votre colère et la mienne dans de véhémentes imprécations ? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans l’athéisme jusqu’au cou et ramper dans la fange où j’expire ? Je souffre, et je n’ai pas de force pour crier. Allons, rugissez pour moi ! Eh bien ! vous pleurez !… Vous pouvez pleurer, vous ? Heureux ceux qui pleurent ! Mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux. Vous pleurez ? Eh bien ! écoutez pour vous distraire un chant que j’ai traduit d’un poëte étranger.