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Lélia (1833)/Deuxième Partie/XXX

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H. Dupuy et L. Tenré (1p. 289-295).


XXX



Eh bien ! Trenmor, je quitte le désert. Je vais au hasard chercher du mouvement et du bruit parmi les hommes. Je ne sais où j’irai. Sténio s’est résigné à vivre un mois séparé de moi : que je passe ce temps ici ou ailleurs, il n’importe pour lui. Moi, je veux me rendre compte d’une chose : c’est à savoir si je suis plus ou moins mal sur la terre, avec ou sans une affection. Quand je commençai d’aimer Sténio, je crus que l’affection m’emporterait au-delà du point où elle m’a laissée. J’étais si fière de croire à un reste de jeunesse et d’amour !… Mais tout cela est déjà retombé dans le doute, et je ne sais plus ce que je sens ni ce que je suis. J’ai voulu la solitude pour me recueillir, pour m’interroger. Car abandonner ainsi sa vie sans rames et sans gouvernail sur une mer plate et morne, c’est échouer de la plus triste manière. Mieux vaut la tempête, mieux vaut la foudre : au moins on se voit, on se sent périr.

Mais pour moi la solitude est partout, et c’est folie que de la chercher au désert plus qu’ailleurs. Seulement là elle est plus calme, plus silencieuse. Eh bien ! cela me tue ! J’ai découvert, je pense, ce qui me soutient encore dans cette vie de désenchantement et de lassitude : c’est la souffrance. La souffrance excite, ranime, irrite les nerfs ; elle fait saigner le cœur, elle abrège l’agonie. C’est la convulsion violente, terrible, qui nous relève de terre, et nous donne la force de nous dresser vers le ciel pour maudire et crier. Mourir en léthargie, ce n’est ni vivre ni mourir : c’est perdre tous les avantages, c’est ignorer toutes les voluptés de la mort !

Ici toutes les facultés s’endorment. À un corps infirme où l’ame se soutiendrait vigoureuse et jeune, cet air vif, cette vie agreste, cette absence de sensations violentes, ces longues heures pour le repos, ces frugales habitudes seraient autant de bienfaits. Mais moi ! c’est mon ame qui rend mon corps débile, et tant qu’elle souffrira, il faudra que le corps dépérisse, quelles que soient les salutaires influences de l’air et du régime animal. Or, cette solitude me pèse à l’heure qu’il est. Étrange chose ! Je l’ai tant aimée, et je ne l’aime plus ! Oh ! cela est affreux, Trenmor !

Quand toute la terre me manquait, je me réfugiais dans le sein de Dieu. J’allais l’invoquer dans le silence des champs. Je me plaisais à y rester des jours, des mois entiers, absorbée dans une pensée d’avenir meilleur. Aujourd’hui me voilà si usée, que l’espoir même ne me soutient plus. Je crois encore parce que je désire ; mais cet avenir est si loin, et cette vie ne finit pas ! Quoi ! est-il impossible de s’y attacher et de s’y plaire ? Tout est-il perdu sans retour ? Il y a des jours où je le crois, et ces jours-là ne sont pas les plus cruels ; ces jours-là je suis anéantie. Le désespoir est sans aiguillon, le néant sans terreurs. Mais les jours où, avec un souffle tiède de l’air, un rayon pur du matin, se réveille en moi une velléité d’existence, je suis le plus infortuné des êtres. L’effroi, l’anxiété, le doute me rongent. Où fuir ? où me réfugier ? Comment sortir de ce marbre qui, selon la belle expression du poëte, me monte jusqu’aux genoux, et me retient enchaînée comme le sépulcre retient les morts ?

Eh bien ! souffrons ! cela vaut mieux que de dormir. Dans ce désert pacifique et muet, la souffrance s’émousse, le cœur s’appauvrit, Dieu, rien que Dieu, c’est trop, ou trop peu ! Dans l’agitation de la vie sociale, ce n’est pas une compensation suffisante, une consolation à notre portée. Dans l’isolement, c’est une pensée trop immense : elle écrase, elle effraie, elle fait naître le doute. Le doute s’introduit dans l’ame qui rêve, la foi descend dans l’aine qui souffre.

Et puis j’étais habituée à ma souffrance. C’était ma vie, c’était ma compagne, c’était ma sœur ; cruelle, implacable, sans pitié, mais fière, mais assidue, mais toujours escortée de stoïque résolution et d’austères conseils.

Reviens donc, ô ma douleur ! Pourquoi m’as-tu quittée ? Si je ne puis avoir d’autre amie que toi, du moins je ne veux pas te perdre. N’es-tu pas mon héritage et mon lot ? C’est par toi seul que l’homme et grand. S’il pouvait être heureux dans ce monde d’aujourd’hui, s’il pouvait traverser d’un front serein et voir d’un œil tranquille la laideur du genre humain qui l’entoure, il ne serait pas plus que cette foule stupide et lâche, qui s’enivre dans le crime et s’endort dans la fange. C’est toi, ô douleur sublime, qui nous rappelles au sentiment de notre dignité, en nous faisant pleurer sur l’égarement des hommes ! C’est toi qui nous mets à part, et nous places, brebis du désert, sous la main du pasteur céleste qui nous regarde, nous plaint, en attendant peut-être qu’il nous console !

Oh ! l’homme qui n’a pas souffert n’est rien ! C’est un être incomplet, une force inutile, une matière brute et sans valeur, que le ciseau de l’ouvrier brisera peut-être en essayant de la façonner. Aussi j’estime Sténio moins que toi, Trenmor, quoique Sténio n’ait pas un vice et que tu les aies eus tous. Mais toi, rude acier, Dieu t’a fondu dans la fournaise ardente ; et, après t’avoir tordu de cent façons, il a fait de toi un métal solide et précieux.

Pour moi, que deviendrai-je ? Oh ! si je pouvais m’élever du même vol que toi, et devenir plus puissante que tous les maux et tous les biens de la vie !