Lélia (1833)/Première Partie/VIII
VIII
J’ai montré votre lettre à l’homme qu’on nomme ici Trenmor, et dont moi seule connais le vrai nom. Il a pris tant d’intérêt à votre souffrance, et c’est un homme dont le cœur est si compatissant (ce cœur que vous croyez mort !), qu’il m’a autorisée à vous confier son secret. Vous allez voir que l’on ne vous traite pas comme un enfant, car ce secret est le plus grand qu’un homme puisse confier à un autre homme.
Et d’abord sachez la cause de l’intérêt que j’éprouve pour Trenmor. C’est que cet homme est le plus malheureux que j’aie encore rencontré ; c’est que, pour lui, il n’est point resté au fond du calice une goutte de lie qu’il n’ait fallu épuiser ; c’est qu’il a sur vous une immense, une incontestable supériorité, celle du malheur.
Savez-vous ce que c’est que le malheur, jeune homme ? Vous entrez à peine dans la vie, vous en supportez les premières agitations, vos passions se soulèvent, accélèrent les mouvemens de votre sang, troublent la paix de votre sommeil, éveillent en vous des sensations nouvelles, des inquiétudes convulsives, des tourmens nerveux, et vous appelez cela souffrir ! Vous croyez avoir reçu le grand, le terrible, le solennel baptême du malheur ! Vous souffrez, il est vrai, mais quelle noble et précieuse souffrance que celle d’aimer ! De combien de poésie n’est-elle pas la source ? Qu’elle est chaleureuse, qu’elle est productive, la souffrance qu’on peut dire et dont on peut être plaint !
Mais celle qu’il faut renfermer sous peine d’infamie et de malédiction, celle qu’il faut cacher au fond de ses entrailles comme un amer trésor, celle qui ne vous brûle pas, mais qui vous glace, qui n’a point de larmes, point de prières, point de rêveries, celle qui toujours veille, froide, pâle, paralytique au fond du cœur ! celle que Trenmor a épuisée, c’est celle-là dont il pourra se vanter devant Dieu, au jour de la justice ; car devant les hommes il faut s’en cacher.
Écoutez l’histoire de Trenmor. Il est plus largement, plus richement organisé qu’aucun de vous. Pour lui la vie commune était trop petite ; aux ames comme la sienne l’univers n’offre pas assez d’alimens. Comme vous cependant il a été jeune, candide, amoureux ; comme vous, il a eu vingt ans. Seulement, comme il vivait plus vite, il les a eus à seize.
L’amour épuisé, il a été dévoré par une passion bien autrement énergique, bien plus féconde en drames terribles, bien plus intense, bien plus enivrante, bien plus héroïque dans les actes qui concourent à son but. Le jeu ! car il faut le dire, hélas ! si le but est vil en apparence, l’ardeur est puissante, l’audace est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais les femmes n’en inspirent de pareils. L’or est une puissance bien supérieure à la leur. En force, en courage, en dévouement, en persévérance, au prix du joueur, l’amant n’est qu’un faible enfant dont les efforts sont dignes de pitié. Combien d’hommes avez-vous vu sacrifier à leur maîtresse ce bien inestimable, cette nécessité sans prix, cette condition d’existence sans laquelle il n’y a pas d’existence supportable, l’honneur ! Je n’en connais guère dont le dévouement aille plus loin que le sacrifice de la vie. Tous les jours le joueur immole son honneur et supporte la vie. Le joueur est âpre, il est stoïque, il triomphe froidement, il succombe froidement ; il passe en quelques heures des derniers rangs de la société aux premiers, dans quelques heures il redescend au point d’où il était parti, et cela sans changer d’attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place où son démon l’enchaîne, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales. Tour à tour roi et mendiant, il gravit d’un seul bond l’échelle immense, toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excité par l’âcre soif qui le dévore. Que sera-t-il tout à l’heure ? Prince ou esclave ? Comment sortira-t-il de cet antre ? Nu, ou courbé sous le poids de l’or ? Qu’importe ? Il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu’il y a d’impossible pour lui, c’est le repos ; il est comme l’oiseau des tempêtes qui ne peut vivre sans les flots agités et les vents en fureur. On l’accuse d’aimer l’or ! il l’aime si peu qu’il le jette à pleines mains. Ces dons de l’enfer ne sauraient lui profiter ni l’assouvir. À peine riche, il lui tarde d’être ruiné afin de goûter encore cette nerveuse et terrible émotion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu’est-ce donc que l’or à ses yeux ? Moins, par lui-même, que des grains de sable aux vôtres. Mais l’or lui est un emblême des biens et des maux qu’il vient chercher et braver. L’or, c’est son jouet, c’est son ennemi, c’est son Dieu, c’est son rêve, c’est son démon, c’est sa maîtresse, c’est sa poésie ; c’est l’ombre qu’il poursuit, qu’il attaque, qu’il étreint, puis qu’il laisse échapper pour avoir le plaisir de recommencer la lutte, et de se prendre encore une fois corps à corps avec le destin. Allez ! c’est beau cela ! c’est absurde ; il faut le condamner, parce que l’énergie, employée ainsi, est sans profit pour la société, parce que l’homme qui dirige ses forces vers un pareil but, vole à ses semblables tout le bien qu’il aurait pu leur faire avec moins d’égoïsme. Mais, en le condamnant, ne le méprisez pas, petites organisations qui n’êtes capables ni de bien ni de mal ; ne mesurez qu’avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer fougueuse pour le seul plaisir d’exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Son égoïsme le pousse au milieu des fatigues et des dangers, comme le vôtre vous enchaîne à de patientes et laborieuses professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d’hommes qui travaillent pour la patrie sans songer à eux-mêmes ? Lui, il s’isole franchement, il se met à part, il dispose de son avenir, de son présent, de son repos, de son honneur. Il se condamne à la souffrance, à la fatigue. Déplorez son erreur, mais ne vous comparez pas à lui, dans le secret de votre orgueil, pour vous glorifier à ses dépens. Que son fatal exemple serve seulement à vous consoler de votre inoffensive nullité.
Je m’arrête ici pour aujourd’hui ; votre âge est celui de l’intolérance, et vous seriez trop violemment étourdi, si je vous disais en un seul jour tout le secret de Trenmor. Je veux laisser cette partie de mon récit faire son impression ; demain je vous dirai le reste.