Lélia (1833)/Quatrième Partie/II
QUATRIÈME PARTIE.
II
Pulchérie resta encore long-temps dans l’attitude pensive où elle était depuis le commencement du récit de Lélia. Toutes deux gardaient le silence. Enfin la courtisane prit la main de sa sœur, et lui dit :
— Je crois qu’une seule chose peut te sauver : c’est de retourner à la solitude et à Dieu. Tu vois que je t’ai écoutée sérieusement.
— Il n’est plus temps, Pulchérie, de prendre le parti que vous me conseillez. Ma foi est chancelante, mon cœur est épuisé. Il faut pour brûler de l’amour divin plus de jeunesse et de pureté que pour toute autre noble passion. Je n’ai plus la force d’élever mon ame à un perpétuel sentiment d’adoration et de reconnaissance. Le plus souvent je ne pense à Dieu que pour l’accuser de ce que je souffre et lui reprocher sa dureté. Si parfois je le bénis, c’est quand je passe près d’un cimetière et que je pense à la briéveté de la vie.
— Vous avez vécu trop vite, reprit Pulchérie. Il faut, Lélia, que vous changiez l’exercice de vos facultés, que vous retourniez à la solitude ou que vous cherchiez le plaisir : choisissez.
— Je viens des montagnes de Monteverdor. J’ai essayé de retrouver mes anciennes extases et le charme de mes rêveries pieuses. Mais là comme partout je n’ai trouvé que l’ennui.
— Il faudrait que vous fussiez enchaînée à un état social qui vous préservât de vous-même et vous sauvât de vos propres réflexions. Il faudrait que vous fussiez assujettie à une volonté étrangère, et qu’un travail forcé fît diversion au travail incessant et rongeur de votre imagination. Faites-vous religieuse.
— Il faut avoir l’ame virginale : je n’ai de chaste que le corps. Je serais une épouse adultère du Christ ; et puis vous oubliez que je ne suis pas dévote. Je ne crois pas, comme les femmes de cette contrée, à la vertu régénératrice des chapelets et à la puissance absolutrice des scapulaires. Leur piété est quelque chose qui les repose, qui les rafraîchit et qui les endort. J’ai une trop grande idée de Dieu et du culte qu’on lui doit pour le servir machinalement, pour le prier avec des mots arrangés d’avance et appris par cœur. Ma religion trop passionnée serait une hérésie, et si on m’ôtait l’exaltation il ne me resterait plus rien.
— Eh bien ! dit Pulchérie, puisque vous ne pouvez pas vous faire religieuse, faites-vous courtisane.
— Avec quoi ? dit Lélia d’un air égaré ; je n’ai pas de sens.
— Il t’en viendra, dit Pulchérie en souriant. Le corps est une puissance moins rebelle que l’esprit. Destiné à profiter des biens matériels, c’est aussi par des moyens matériels qu’on peut le gouverner. Va, ma pauvre rêveuse, réconcilie-toi avec cette humble portion de ton être. Ne méprise pas plus long-temps ta beauté que tous les hommes adorent, et qui peut refleurir encore comme aux jours du passé. Ne rougis pas de demander à la matière les joies que t’a refusées l’intelligence. Tu l’as dit. Tu sais bien d’où vient ton mal : c’est d’avoir voulu séparer deux puissances que Dieu avait étroitement liées…
— Mais, ma sœur, reprit Lélia, n’avez-vous pas fait de même ?
— Nullement. J’ai donné la préférence à l’une sans exclure l’autre. Croyez-vous que le cœur reste étranger aux aspirations des sens ? L’amant qu’on embrasse n’est-il pas un frère, un enfant de Dieu, qui partage avec sa sœur les bienfaits de Dieu ? Pour vous, Lélia, qui avez tant de poésie à votre service, je m’étonne que vous ne trouviez pas cent moyens de relever la matière et d’embellir les impressions réelles. Je crois que le dédain seul vous arrête, et que si vous abjuriez cette injuste et folle disposition vous vivriez de la même vie que moi. Qui sait ? Avec plus d’énergie peut-être vous inspireriez de plus ardentes passions. Venez, courons ensemble sous ces allées sombres, où de temps en temps je vois scintiller faiblement l’or des costumes et voltiger les plumes blanches des barettes. Combien d’hommes jeunes et beaux, pleins d’amour et de puissance, errent sous ces arbres en cherchant le plaisir ! Venez, Lélia, excitons-les à nous poursuivre : passons rapidement près d’eux ; effleurons-les de nos vêtemens, et puis échappons-nous, comme ces phalènes que vous voyez dans le rayon des lumières se chercher, s’atteindre, se séparer et se rejoindre, pour tomber mortes et folles d’amour dans la flamme qui les dévore. Venez, vous dis-je, je guiderai vos pas tremblans, je connais tous ces hommes. J’appellerai les plus aimables et les plus élégans autour de vous. Vous serez hautaine et cruelle à votre aise, Lélia. Mais vous entendrez leurs propos, vous sentirez leur haleine sur vos épaules. Vous frémirez peut-être quand le vent du soir apportera à vos narines dilatées le parfum de leurs chevelures, et peut-être ce soir sentirez-vous une faible curiosité de connaître la vie tout entière.
— Hélas ! Pulchérie, ne l’ai-je pas horriblement connue ? Ne vous souvient-il plus de ce que je vous ai raconté ?
— Vous aimiez cet homme avec votre ame : vous ne pouviez pas songer à goûter près de lui un plaisir réel. Cela est simple. Il faut qu’une faculté, arrivée à son plus grand développement, étouffe et paralyse les autres. Mais ici ce serait différent.
La courtisane entraîna Lélia, et continua de lui parler en baissant la voix.
— Mais d’abord, continua Pulchérie, il faut songer à vous travestir. Vous ne voudriez pas sans doute livrer à la foule le grand nom de Lélia, quoique, à vous dire vrai, la continence où vous vivez provoque dans l’esprit des hommes de plus graves accusations que mes galanteries. Mais peut-être ne trouvez-vous pas au-dessous de votre destinée d’être soupçonnée de mystérieuses et terribles passions, tandis que vous mépriseriez le vulgaire renom d’une bacchante. Ainsi donc, venez prendre un domino semblable au mien, et vous pourrez, à la faveur de certaines ressemblances qui existent entre nous, et surtout entre nos voix, descendre sans danger du rôle majestueux et déplorable que vous avez choisi. Venez, Lélia.
La foule, qui se pressait sous le péristyle pour admirer les larges éclairs dont le ciel était sillonné, sépara les deux sœurs au moment où elles sortaient du vestiaire, enveloppées dans leurs capuchons de satin bleu. Lélia fut emportée par un flot de masques, parmi lesquels circulaient tant de costumes semblables au sien qu’elle n’osa point essayer de reconnaître sa sœur Pulchérie ; et timide, effrayée, dégoûtée déjà du rôle qu’elle allait tenter, elle s’enfonça dans les jardins, résolue d’abandonner aux caprices du hasard les restes d’une existence continuellement avortée.
Elle pénétra cette fois, sans le savoir, dans une partie des bosquets que le prudent prince de Bambuccj avait réservée à ses élus. C’était un labyrinthe de verdure dont l’entrée était gardée par un groupe des plus experts subalternes du prince. Ils étaient au courant de toutes les intrigues de la cour, et d’heure en heure des messagers, dépêchés de l’intérieur du palais, venaient modifier leurs consignes, et leur signaler les nouveaux initiés qu’ils pouvaient admettre dans le sanctuaire. Tout jaloux incommode, tout protecteur ombrageux en était repoussé sans appel ; les femmes seules pouvaient entrer sans se démasquer : le tout par amour des convenances.
C’était un champ d’asile, un lieu de refuge pour les amis que de fâcheux obstacles séparaient au-dehors. On y était en sûreté, et tout s’y passait avec une miraculeuse régularité. On s’y promenait par groupes ; on s’y asseyait en cercle ; les allées et les salles de verdure étaient pleines de lumière et de monde. Mais les affidés connaissaient bien par quel sentier, par quelle porte on arrivait au pavillon d’Aphrodise, dont les terrasses immenses s’étendaient sur le bord de la mer.
À peine Lélia eut-elle fait quelques pas sous ces dangereux ombrages, qu’une voix murmura auprès d’elle :
— Voici Zinzolina, la célèbre Zinzolina.
Aussitôt un groupe d’hommes dorés et empanachés se pressa sur ses traces.
— Eh quoi, Zinzolina ! ne nous reconnais-tu pas ? Est-ce ainsi que l’on oublie ses fidèles amis ? Allons, prends mon bras, belle solitaire, et fêtons encore les anciennes divinités.
— Non, non, dit un autre en essayant de s’emparer du bras de Lélia. N’écoutez point ce Piémontais bâtard : viens à moi qui suis un pur Napolitain, et qui des premiers t’ai initiée aux doux secrets d’amour. Ne t’en souvient-il plus, tourterelle aux voluptueux soupirs, serpent aux chaudes étreintes ?
Un grand cavalier espagnol mit de force le bras de Lélia sous le sien.
— C’est moi que la bonne Zinzolina a choisi entre tous, dit-il ; elle est comme moi de noble race andalouse, et rien au monde ne la déciderait à mécontenter un compatriote et un fidalgue.
— Zinzolina est de tous les pays, dit un Allemand ; elle me l’a dit dans son boudoir à Vienne.
— Tedesco ! s’écria un Sicilien, si Zinzolina nous faisait l’affront de te préférer à nous, voici un poignard qui nous vengerait d’elle.
— Allons, allons, tirons au sort, cria un jeune page ; Zinzolina mêlera nos noms dans ma toque.
— Mon nom, repartit le fidalgue, est gravé sur la lame de mon épée.
Et il la tira du fourreau d’un air menaçant.
Les gens du prince intervinrent et Lélia s’enfuit.
Mais elle ne fut pas long-temps seule. Un prince russe lui dit au détour d’une allée :
— Zinzolina, que cherches-tu ici ? Et pourquoi es-tu seule ? Veux-tu m’aimer toute une heure ? Je te donnerai cette chaîne de diamans qui est un présent des Tzars.
Lélia fit un geste de mépris. Un grand seigneur français s’en aperçut.
— Quelle grossièreté ! dit-il. Que ces étrangers sont rudes et insolens ! Depuis quand parle-t-on ainsi aux femmes ? Pour qui ce rustre vous prend-il, Zinzolina ? Écoutez-moi.
Et celui-ci offrit son palais, ses gens, ses vins et ses chevaux.
— Mais vous croyez donc bien peu au plaisir que vous offrez, leur dit Zinzolina, puisque vous y joignez tant de séductions pour la cupidité ? Vos embrassemens sont donc bien hideux, puisque vous les payez si cher ? Où est l’amour dans tout cela ? où est seulement l’ardeur des sens ? Ici la brutalité, la corruption. Vous n’avez d’autres appâts que la force, la vanité ou le gain. Le plaisir est-il donc mort, étouffé sous la civilisation ? L’amour antique a-t-il abandonné la terre et pris son vol vers d’autres cieux ?
Elle rejeta alors son capuchon sur ses épaules ; et, à l’aspect de ce visage toujours si hautain et si grave, la foule se dispersa, et les adorateurs audacieux de Pulchérie s’inclinèrent respectueusement devant Lélia.
— Tu renonces déjà à ton entreprise ? lui dit Pulchérie en la saisissant par sa large manche. Non, non, pas encore, Lélia, tout n’est pas désespéré : ton heure n’est pas venue.
— Mon heure ne viendra pas, dit Lélia. Tout ceci me déplaît et m’irrite. Leur haleine est froide, leurs chevelures sont rudes, leurs étreintes meurtrissent, et l’ambre de leurs vêtemens dissimule mal je ne sais quelles émanations âcres et grossières qui me repoussent. Au milieu d’eux, mon sang se calme, mes idées s’éclaircissent, ma volonté s’élève : je n’ai plus d’autre désir que de m’asseoir et de les regarder passer en les méprisant.
— Eh bien ! viens par ici, Lélia. Écoute parler un jeune homme que je viens de rencontrer, et que j’agace en vain. Peut-être la compassion sera-t-elle plus efficace sur toi que le reste.
Lélia suivit sa sœur sous une grotte artificielle, éclairée faiblement dans le fond par une petite lampe.
— Arrêtez-vous ici, lui dit Pulchérie en la cachant dans un angle obscur, et regardez ce bel adolescent aux cheveux bruns. Le connaissez-vous ?
— Si je le connais ! répondit Lélia, c’est Sténio. Mais que fait-il dans les jardins réservés, et dans cette grotte qui est, si je ne me trompe, une des entrées souterraines du fameux pavillon ? Lui, Sténio le poëte, Sténio le mystique, Sténio l’amoureux ?
— Oh ! écoutez-le, dit Pulchérie, vous verrez qu’il est fou d’amour, et qu’il faut le plaindre.
Alors Pulchérie laissa Lélia où elle l’avait cachée, et s’approchant de Sténio sur la pointe du pied, elle essaya de l’embrasser.
— Laissez-moi, Madame, dit fièrement le jeune homme, je n’ai pas besoin de vos caresses. Je vous l’ai dit, ce n’est pas vous que je cherchais, lorsque, trompé par le son de votre voix, je vous ai suivie dans ces jardins. Mais, depuis que j’ai arraché votre masque, je sais bien que vous n’êtes qu’une courtisane. Allez, Madame, je ne puis être à vous. Je suis pauvre, et d’ailleurs je ne désire point les plaisirs qu’il faut payer. Il n’y a au monde qu’une femme pour moi : c’est Lélia. Est-elle ici ? la connaissez-vous ?
— Je connais Lélia, car elle est ma sœur, répondit Pulchérie. Si vous voulez me suivre sous ces voûtes obscures, je vous mènerai dans un lieu où vous pourrez la voir.
— Oh ! vous mentez, dit le jeune homme, Lélia n’est pas votre sœur, et vous ne sauriez me la montrer. Je vous ai suivie jusqu’ici, crédule comme un enfant que je suis, espérant toujours que vous me la montreriez. Mais vous m’avez trompé, et voici que vous revenez seule.
— Enfant ! je puis te mener vers elle si je veux. Mais sache auparavant que Lélia ne t’aime pas. Jamais Lélia ne récompensera ton amour. Crois-moi, cherche ailleurs les joies que tu espérais d’elle, et si tu ne peux chasser cette chimère de ton esprit, du moins enivre-toi, en passant, aux sources du plaisir ; demain tu te réveilleras pour courir encore après ton fantôme. Mais au moins, durant cette course haletante et folle, ta vie ne se consumera pas toute dans l’attente et dans le rêve. Tu feras de douces haltes sous les palmiers avec les filles des hommes, et tu ne suivras le démon aux ailes de feu, qui t’appelle du fond des nuées, que rafraîchi et consolé par nos libations et nos caresses. Viens reposer ta tête sur mon sein, jeune fou que tu es ; tu verras que je ne veux pas te garder et t’endormir long-temps. Je veux seulement te soulager dans ta marche pénible, afin que tu puisses reprendre un essor plus courageux vers la poésie et vers Lélia.
— Laissez-moi, laissez-moi, dit Sténio avec force, je vous méprise et je vous hais : vous n’êtes pas Lélia, vous n’êtes pas sa sœur, vous n’êtes pas même son ombre. Je ne veux pas de vos plaisirs, je n’en ai pas besoin : c’est de Lélia seule que je voudrais tenir le bonheur. Si elle me repousse, je vivrai seul, et je mourrai vierge. Je ne souillerai pas sur le sein d’une courtisane ma poitrine embrasée d’un pur amour.
— Viens donc, Lélia, dit Pulchérie en attirant sa sœur vers Sténio ; viens récompenser une fidélité digne des temps chevaleresques.
En voyant Lélia, Sténio fit un cri de surprise, et sa joie fut si profonde qu’elle semblait une souffrance. Il fut forcé de se rasseoir, son beau visage pâlit, et sa tête se pencha involontairement sur le sein de la courtisane.
Lélia parla bas avec sa sœur, et celle-ci disparut sans que Sténio daignât regarder par quelle issue elle s’était retirée.
Alors Lélia prit la main du jeune poëte et l’emmena sous ces voûtes sombres et froides qu’éclairaient par intervalles des lampes suspendues à la voûte. Sténio tremblait et croyait faire un rêve. Il était trop troublé pour se demander où l’emmenait Lélia. Il sentait sa main dans la sienne et craignait de s’éveiller.
Lorsqu’ils furent au bout de cette galerie souterraine, Lélia remit son masque et tira le cordon de soie d’une sonnette. Une porte s’ouvrit seule comme par enchantement. Lélia et Sténio montèrent les degrés qui conduisaient au pavillon d’Aphrodise.
Comme ils traversaient un couloir silencieux où le bruit des pas s’amortissait sur les tapis, Sténio crut voir passer rapidement près de lui une femme vêtue comme Lélia ou comme Pulchérie. Il ne s’en inquiéta point, car Lélia tenait toujours sa main, et il entra avec elle dans un boudoir délicieux. Elle ôta son masque, et le jeta dans un cabinet voisin ; puis elle revint s’asseoir près de Sténio sur un divan de soie brochée d’or, et un verrou fut tiré au-dehors par je ne sais quelle main malicieuse ou discrète.
— Sténio ! vous m’avez désobéi, dit Lélia. Je vous avais défendu de chercher à me revoir avant un mois, et voici déjà que vous couriez après moi.
— Est-ce pour me gronder que vous m’avez amené ici ? dit-il. Après une séparation qui m’a paru si longue, faut-il que je vous retrouve irritée contre moi ? N’y a-t-il pas un an que je vous ai quittée ? Comment voulez-vous que je sache le compte des jours qui se traînent loin de vous ?
— Vous ne pouvez donc pas vivre sans moi, Sténio ?
— Je ne le puis pas, ou il faut que je devienne fou. Voyez comme mes joues se sont déjà creusées, comme mes lèvres se sont flétries sous le feu de la fièvre, comme mes yeux et mes paupières ont été ravagés par l’insomnie. Direz-vous encore que mon imagination seule est malade, et ne voyez-vous pas que l’ame peut tuer le corps !
— Aussi je ne vous fais pas de reproches, enfant. Votre pâleur me touche et vous embellit ; et tout à l’heure votre résistance aux séductions de ma sœur m’a donné de l’orgueil. Je comprends qu’il est beau d’être aimée ainsi, et je veux tâcher, Sténio, de trouver mon bonheur en vous. Oui, j’y suis décidée, je ne chercherai plus. La seule chose qui puisse adoucir la vie, c’est une affection comme la vôtre. Je ne la mérite pas, mais je l’accepte avec reconnaissance. Ne dites plus que Lélia est insensible. Je vous aime, Sténio, vous le savez bien. Seulement je me débattais contre ce sentiment que je craignais de mal comprendre et de mal partager. Mais vous m’avez dit bien des fois que vous accepteriez l’amour que je vous accorderais, fût-il au-dessous du vôtre : je ne résisterai donc plus. Je me livre à la bonté de Dieu et à la puissance de votre cœur. Tenez, je sens que je vous aime. Êtes-vous content, êtes-vous heureux, Sténio ?
— Oh ! bien heureux ! dit Sténio éperdu, en tombant à ses pieds et en les couvrant de ses pleurs. Est-il vrai que je ne rêve point ? Est-ce bien Lélia qui parle ainsi ? Mon bonheur est si grand que je n’y crois pas encore.
— Croyez, Sténio, et espérez. Peut-être que Dieu aura pitié de vous et de moi. Peut-être qu’il rajeunira mon cœur, et qu’il le rendra digne du vôtre. Dieu vous doit bien cette récompense, à vous qui êtes si pur et si pieux. Appelez sur moi un rayon de son feu divin.
— Oh ! ne parle pas ainsi, Lélia. N’es-tu pas cent fois plus grande que moi devant lui ? N’as-tu pas aimé, n’as-tu pas souffert bien plus long-temps que moi ? Oh ! sois heureuse, et repose-toi enfin dans mes bras d’une si rude destinée. Ne te fatigue pas à m’aimer, ne tourmente pas ton pauvre cœur, dans la crainte de ne pas faire assez pour moi. Oh ! je te le dis encore, aime-moi comme tu pourras.
Lélia passa son bras autour du cou de Sténio ; elle déposa sur ses lèvres un long baiser de mère et d’amante ; puis elle lui montra avec un ineffable sourire le ciel qui venait de recevoir leur serment.
Sténio demeura ivre d’amour et de joie à ses pieds ; puis un long silence suivit cette étreinte.
— Eh bien, Sténio ! dit Lélia en sortant d’une longue et douce rêverie, qu’avez-vous à me dire ? Êtes-vous déjà moins heureux ?
— Oh non, mon ange ! répondit Sténio.
Mais son visage disait le contraire ; ses mains tremblaient convulsivement : un nuage avait passé sur son front.
— Voulez-vous que nous allions faire une promenade en gondole dans la baie ? dit Lélia en se levant.
— Eh quoi ! déjà nous quitter ? répondit Sténio avec tristesse.
— Nous ne nous quitterons pas, dit-elle.
— Eh ! n’est-ce pas nous quitter que de retourner parmi cette foule ? Nous étions si bien ici ! Cruelle ! vous avez toujours besoin de mouvement et de distraction. Avouez-le, Lélia, l’ennui vous poursuit déjà près de moi.
— Vous mentez, mon amour, répondit Lélia en se rasseyant.
Son visage était si beau et si radieux, que Sténio prit confiance.
— Eh bien ! dit-il, embrasse-moi encore.
Lélia l’embrassa comme la première fois. Mais quand elle voulut détacher ses lèvres des siennes, Sténio fit un gémissement de souffrance et se laissa tomber sur le tapis.
— Ô mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? dit Lélia en le relevant et en attirant sa tête sur ses genoux.
— J’ai la fièvre, dit-il, je me sens mal.
— Mon amour ne vous a donc point fait de bien, enfant ? Que je suis malheureuse si je vous afflige encore !
— Lélia, n’auras-tu pas pitié de moi ?
— Pitié de toi ! Et que puis-je faire de plus ? Je t’ai soumis toutes les puissances rebelles de mon ame. J’ai abjuré tous mes fantasques projets d’avenir pour me réfugier dans ton amour. Je t’ai voué le sentiment le plus pur et le plus exquis de mon ame… Que veux-tu encore ?
— Ce que je veux ! ce que je veux !… Vous êtes froide, Lélia, oh ! froide comme le marbre ! Moi je suis mal, je brûle, l’air manque à ma poitrine ; ces parfums m’irritent le cerveau : ôtez ces fleurs, elles me tuent !
Sténio pâlissait, Lélia le regardait d’un air sombre.
— Vous me faites pitié, lui dit-elle d’un ton presque méprisant. Ce n’est point une ame que vous voulez : c’est une femme, n’est-ce pas ?
— C’est l’une et l’autre, répondit Sténio ; car enfin je ne suis pas Dieu, et ma jeunesse me torture. Vous savez bien, Lélia, que je ne voudrais pas d’une femme seulement. Mais vous, qui êtes Dieu et ame, ne pouvez-vous être femme un seul jour dans mes bras ? Comment voulez-vous que je croie à votre amour si vous ne dérogez pour moi à aucune de vos prétentions. Ô Lélia ! ne sentez-vous pas que c’est le vœu de la nature, et qu’il doit y avoir d’indicibles jouissances dans la fusion de deux êtres qui s’aiment ? N’est-il pas dans l’essence de l’homme de vouloir posséder tout ce qu’il admire ? Quand une belle fleur frappe votre vue, ne désirez-vous pas la respirer, la cacher dans votre sein, l’arracher de sa tige, afin qu’elle soit à vous, à vous seule ? Vous êtes si belle, Lélia !… Vous ne voulez pas que je sois plus heureux que tous ceux qui vous regardent et vous admirent ?
Le front de Lélia se rembrunit de plus en plus.
— Toujours, dit-elle enfin avec dépit, toujours le désir grossier mêlé aux sublimes élans de l’intelligence ! Toujours l’haleine souillée de l’homme sur les plus pures créations de la pensée ! Ainsi, voilà tout ce que vous vouliez de moi ? Voilà quelle fin miraculeuse et divine se proposait votre passion si poétique et si grande ?
Sténio désespéré se jeta le visage contre les coussins et mordit la broderie du divan.
— Oh ! vous me tuerez, dit-il en sanglotant, vous me tuerez par vos mépris !…
Il lui sembla que Lélia sortait, et il releva la tête avec effroi. Il se trouva dans une obscurité profonde, et se leva pour la chercher dans les ténèbres. Une main humide prit la sienne.
— Allons donc ! lui dit la voix adoucie de Lélia. J’ai pitié de toi, enfant : viens sur mon cœur, et oublie ta peine.