Lélia (1867)/39

La bibliothèque libre.
Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 67-68).



XXXIX.


Peut-être, Sténio, que j’ai eu tort envers vous ; mais ce tort n’est pas celui que vous me reprochez, et celui dont vous m’accusez, je n’en suis pas coupable. Je ne vous ai pas trompé, je n’ai pas voulu me jouer de vous ; j’ai eu peut-être quelques instants de mépris, quelques bouffées de colère à cause de vous et à côté de vous ; mais c’était contre la nature humaine, non pas contre vous, pur enfant, que j’étais irritée.

Ce n’est point pour vous humilier, encore moins pour vous décourager de la vie, que je vous ai jeté dans les bras de Pulchérie. Je n’ai pas même cherché à vous donner une leçon. Quel triomphe pourrais-je goûter à l’emporter par ma froide raison sur votre candeur inexpérimentée ? Vous souffriez, vous aspiriez à la réalisation fatale de votre avenir : j’ai voulu vous satisfaire, vous délivrer des tourments d’une attente vague et d’une ignorante inquiétude. Maintenant est-ce ma faute si, dans votre imagination riche et féconde, vous aviez attribué à ces choses plus de valeur qu’elles n’en ont ? Est-ce ma faute si votre âme, comme la mienne, comme celle de tous les hommes, possède des facultés immenses pour le désir, et si vos sens sont bornés pour la joie ? Suis-je responsable de l’impuissance misérable de l’amour physique à calmer et à guérir l’ardeur exaltée de vos rêves ?

Je ne puis ni vous haïr ni vous mépriser pour avoir subi à mes pieds le délire des sens. Il ne dépendait pas de votre âme de dépouiller le cadre grossier où Dieu l’a exilée. Et vous étiez trop jeune, trop ignorant pour discerner les vrais besoins de cette âme poétique et sainte des aspirations menteuses de la matière. Vous avez pris pour un besoin du cœur ce qui n’était qu’une fièvre du cerveau. Vous avez confondu le plaisir avec le bonheur. Nous faisons tous de même avant de connaître la vie, avant de savoir qu’il n’est pas donné à l’homme de réaliser l’un par l’autre.

Cette leçon, ce n’est pas moi, c’est la destinée qui vous la donne. Pour moi, dont le cœur maternel était glorieux de votre amour, j’ai dû me refuser à l’humiliante complaisance de vous la donner ; et, si dans les bras d’une femme vous deviez rencontrer votre première déception, j’ai eu le droit de vous remettre aux bras de celle qui voulait vous la fournir.

Mais d’ailleurs quelle profanation ai-je donc commise en vous livrant aux caresses d’une femme belle et jeune, qui, en vous prenant, s’est donnée à vous sans dégradation, sans marché ? Pulchérie n’est point une courtisane vulgaire. Ses passions ne sont pas feintes, son âme n’est pas sordide. Elle s’inquiète peu des engagements imaginaires d’un amour durable. Elle n’adore qu’un Dieu, et ne sacrifie qu’à lui : ce dieu, c’est le plaisir. Mais elle a su le revêtir de poésie, d’une chasteté cynique et courageuse. Vos sens appelaient le plaisir qu’elle vous a donné. Pourquoi mépriser Pulchérie parce qu’elle vous a satisfait ?

À mesure que je vis, je ne puis me refuser à reconnaître que les idées adoptées par la jeunesse sur l’exclusive ardeur de l’amour, sur la possession absolue qu’il réclame, sur les droits éternels qu’il revendique, sont fausses ou tout au moins funestes. Toutes les théories devraient être admises, et j’accorderais celle de la fidélité conjugale aux âmes d’exception. La majorité a d’autres besoins, d’autres puissances. À ceux-ci la liberté réciproque, la mutuelle tolérance, l’abjuration de tout égoïsme jaloux. — À ceux-là de mystiques ardeurs, des feux longtemps couvés dans le silence, une longue et voluptueuse réserve. — À d’autres enfin le calme des anges, la chasteté fraternelle, une éternelle virginité. Toutes les âmes sont-elles semblables ? Tous les hommes ont-ils les mêmes facultés ? Les uns ne sont-ils pas nés pour l’austérité de la foi religieuse, les autres pour les langueurs de la volupté, d’autres pour les travaux et les luttes de la passion, d’autres enfin pour les rêveries vagues de la poésie ? Rien n’est plus arbitraire que le sens du véritable amour. Tous les amours sont vrais, qu’ils soient fougueux ou paisibles, sensuels ou ascétiques, durables ou passagers, qu’ils mènent les hommes au suicide ou au plaisir. Les amours de tête conduisent à d’aussi grandes actions que les amours de cœur. Ils ont autant de violence, autant d’empire, sinon autant de durée. L’amour des sens peut être anobli et sanctifié par la lutte et le sacrifice. Combien de vierges voilées ont, à leur insu, obéi à l’impulsion de la nature en baisant les pieds du Christ, en répandant de chaudes larmes sur les mains de marbre de leur céleste époux ! Croyez-moi, Sténio, cette déification de l’égoïsme qui possède et qui garde, cette loi de mariage moral dans l’amour, est aussi folle, aussi impuissante à contenir les volontés, aussi dérisoire devant Dieu que celle du mariage social l’est maintenant aux yeux des hommes.

N’essayez donc pas de me changer : cela n’est pas en mon pouvoir, et le vôtre échouerait misérablement dans cette tentative. Si je suis la seule femme que vous puissiez aimer, soyez mon enfant, restez dans ma vie, j’y consens. Je ne vous manquerai pas, si vous ne me forcez pas à m’éloigner dans la crainte de vous être nuisible. Vous le voyez, Sténio, votre sort est dans vos mains. Contentez-vous de ma tendresse épurée, de mes platoniques embrassements. J’ai essayé de vous aimer comme une amante, comme une femme. Mais quoi ! le rôle de la femme se borne-t-il aux emportements de l’amour ? Les hommes sont-ils justes quand ils accusent celle qui répond mal à leurs transports de déroger aux attributs de son sexe ? Ne comptent-ils pour rien les intelligentes sollicitudes des sœurs, les sublimes dévouements des mères ? Oh ! si j’avais eu un jeune frère, je l’aurais guidé dans la vie, j’aurais tâché de lui épargner les douleurs, de le préserver des dangers. Si j’avais eu des enfants, je les aurais nourris de mon sein ; je les aurais portés dans mes bras, dans mon âme ; je me serais pour eux soumise sans effort à tous les maux de la vie : je le sens bien, j’aurais été une mère courageuse, passionnée, infatigable. Soyez donc mon frère et mon fils ; et, que la pensée d’un hymen quelconque vous semble incestueuse et fantasque, chassez-la comme on chasse ces rêves monstrueux qui nous troublent la nuit, et que nous repoussons sans effort et sans regret au réveil. Et puis, il est temps que je vous le dise, Sténio, l’amour ne peut pas être l’affaire de votre vie. Vous tenteriez en vain de vous isoler et de trouver le bonheur dans la possession exclusive d’un être de votre choix. Le cœur de l’homme ne peut vivre de lui-même, il faut qu’il se nourrisse d’aliments plus variés. Hélas ! je vous parle un langage que je n’ai jamais voulu entendre, mais que vous me parleriez bientôt si je voulais vous faire partager l’erreur de ma jeunesse. J’ai hésité jusqu’ici à vous entretenir de vos devoirs. Pendant si longtemps je me suis persuadé que l’amour était le plus sacré de tous !… Mais je sais que je me suis trompée, et qu’il y en a d’autres. Du moins, à défaut de cet idéal, il y en a un autre pour les hommes… J’ose à peine vous en parler. Vous me le défendez pourtant ; vous voulez que je vous éclaire, que je vous guide, que je vous fasse grand ! Eh bien, je n’ai qu’un moyen de répondre à votre attente : c’est de vous remettre entre les mains d’un homme réellement vertueux ; et vous pouvez m’en croire, moi, sceptique ! D’ailleurs, le seul nom de cet homme vous conviendra. Vous m’avez souvent parlé avec enthousiasme de Valmarina, vous m’avez pressée de questions auxquelles je n’ai pas voulu répondre. Dans vos jours de tristesse et de découragement, vous vouliez l’aller joindre et vous associer à ses mystérieux travaux. J’ai toujours éludé vos prières. Il me semblait que le moment n’était pas venu ; mais aujourd’hui je crois que vous n’aurez plus pour moi le genre d’amour exalté qui vous eût rendu incapable d’une ferme résolution. Allez trouver cet apôtre d’une foi sublime. Je suis plus liée à son sort et plus initiée à ses secrets que je n’ai voulu vous l’avouer. Un mot de ma bouche vous affranchira de toutes les épreuves qu’il vous faudrait subir pour arriver à son intimité. Ce mot est déjà prononcé. Valmarina vous attend.

Puisque je renonce à l’espoir de vous rendre heureux selon votre espoir, puisque vous n’avez pas trouvé dans l’enivrement du plaisir une distraction à vos souffrances, jetez-vous dans les bras d’un père et d’un ami. Lui seul peut vous donner la force et vous enseigner les vertus auxquelles vous aspirez. Ma tendresse veillera sur vous et grandira avec vos mérites.

Acceptez ce contrat. Mettez avec confiance votre main dans les nôtres. Appuyez-vous avec calme sur nos épaules prêtes à vous soutenir. Mais ne vous faites plus illusion, n’espérez plus me rajeunir au point de m’ôter le discernement et la raison. Ne brisez pas le lien qui fait votre force, ne renversez pas l’appui que vous invoquez. Appelez, si vous voulez, du nom d’amour l’affection que nous avons l’un pour l’autre ; mais que ce soit l’amour qu’on connaît au séjour des anges, là où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.