Lélia (1867)/44

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Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 76).



XLIV.


Vous savez quels liens mystérieux m’attachent à des luttes funestes et à de pâles espérances. Rappelé par mes frères d’infortune, je vais offrir un adversaire ou une victime de plus aux bourreaux et aux assassins de la vérité. Je pars peut-être pour ne plus revenir, et, puisque vous l’exigez, je ne vous verrai pas. Je vous avoue que je m’étonne un peu d’une retraite de votre part dans un couvent catholique. Je sais quel empire ces croyances ont exercé sur vos premières années ; mais je ne saurais croire qu’elles puissent le ressaisir pour longtemps. Il faut pourtant qu’il s’agisse ici pour vous d’autre chose que d’un besoin momentané de solitude et de repos ; car ni votre solitude ni votre repos n’ont coutume d’être interrompus et troublés par ma présence. Vous m’avez habitué a me regarder comme un autre vous-même ; et d’ailleurs ce n’est point un adieu fraternel, une étreinte des mains à travers une grille, qui eussent pu vous distraire de vos rêveries et porter le bruit du monde dans votre méditation. Vous semblez vous être imposé cette retraite comme une pratique de dévotion, et cet effort pour vous rattacher à des idées devenues trop étroites pour vous me paraît assez triste. Il y a dans les déterminations puériles quelque chose de maladif qui atteste l’impuissance de l’âme. Plus vous vous efforcez de nier par votre conduite l’amour que vous avez pour Sténio, plus il me semble que cet amour malheureux s’obstine à vous tourmenter. Songez-y, ma sœur, il faut pourtant que cet amour se développe ou se brise. Les demi-sentiments ne conviennent qu’aux natures faibles. Les tentatives inutiles sont déplorables : elles usent nos forces en pure perte. Me laisserez-vous partir sous le poids de ces inquiétudes ?