Lélia (1867)/48

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Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 85-88).



XLVIII.

LA VENTA.


Trenmor, qui aimait à voyager à pied, se procura néanmoins une voiture pour transporter Sténio, qui n’aurait pas eu la force de marcher. Ils s’en allèrent à petites journées, contemplant à loisir les lieux magnifiques qu’ils traversaient. Sténio était taciturne et paisible. Il ne demanda pas une seule fois quel était le terme et le but de ce voyage. Il se laissait emmener avec l’apathie d’un prisonnier de guerre, et son indifférence pour l’avenir semblait lui rendre la jouissance du présent. Il regardait souvent avec admiration les beaux sites de ce pays enchanté, et priait Trenmor de faire arrêter les chevaux pour qu’il pût gravir une montagne ou s’asseoir au bord d’un fleuve. Alors il retrouvait des lueurs d’enthousiasme, des élans de poésie, pour comprendre la nature et pour la célébrer.

Mais, malgré ces instants de réveil et de renaissance, Trenmor put observer dans son jeune ami les irréparables ravages de la débauche. Autrefois sa pensée active et vigilante s’emparait de toutes choses et donnait la couleur, la forme et la vie à tous les objets extérieurs ; maintenant Sténio végétait, à l’ordinaire, dans un voluptueux et funeste abrutissement. Il semblait dédaigner de faire emploi de son intelligence ; mais, en réalité, il n’était plus le maître de la dédaigner. Souvent il l’appelait en vain, elle n’obéissait plus. Il affectait alors de mépriser les facultés qu’il avait perdues, mais l’amertume de sa gaieté trahissait sa colère et sa douleur. Il gourmandait en secret sa mémoire rebelle, il fustigeait son imagination paresseuse, il enfonçait l’éperon au flanc de son génie insensible et fatigué ; mais c’était en vain, il retombait épuisé dans un chaos de rêves sans but et sans ordre. Ses idées passaient dans son cerveau incohérentes, fantasques, insaisissables, comme ces étincelles imaginaires que l’œil croit voir danser dans les ténèbres, et qui se suivent et se multiplient pour s’effacer à jamais dans l’éternelle nuit du néant.

Un matin, en s’éveillant dans une ferme où ils avaient passé la nuit, Sténio se trouva seul. Son compagnon de voyage avait disparu. À sa place il avait laissé le jeune Edméo, que Sténio accueillit cette fois bien autrement qu’à leur dernière rencontre vers le Monte-Rosa. Une amère raillerie avait succédé dans les paroles et dans les idées du poëte à l’ancienne candeur de l’amitié. Pourtant le cœur de Sténio n’était pas corrompu, et, en voyant la peine qu’il causait à son ami, il s’efforça de redevenir sérieux ; mais alors il tomba dans une sombre rêverie, et suivit Edméo sans insister pour savoir où on le conduisait. Le soir même, après avoir parcouru un pays inhabité, couvert d’épaisses forêts, ils arrivèrent au pied d’un antique donjon féodal qui depuis longtemps semblait n’avoir servi d’asile qu’à l’effraie et à la couleuvre. C’était un lieu sauvage et pittoresque. L’âpreté de l’architecture à demi ruinée était en harmonie avec les contours escarpés des roches arides qui l’entouraient. La lune était pâle, et les nuages, chassés sur son front livide par un vent d’automne, prenaient des formes bizarres, comme le paysage sinistre qu’ils traversaient de leurs grandes ombres fuyantes. La voix sèche et saccadée du torrent parmi les galets ressemblait à un rire diabolique. Sténio fut ému, et, sortant tout d’un coup de son apathie, il arrêta brusquement Edméo au moment où ils passaient la herse.

« L’aspect de ces lieux me fait souffrir, lui dit-il, je crois entrer dans une prison. Où sommes-nous ?

— Chez Valmarina, répondit Edméo en l’entraînant. » Sténio tressaillit à ce nom, qu’il n’avait jamais entendu sans émotion ; mais aussitôt, rougissant de ce reste de naïveté :

« Cela m’eût fait un grand plaisir l’année dernière, dit-il à son ami ; mais aujourd’hui cela me paraît passablement ridicule.

— Peut-être changeras-tu d’avis tout à l’heure, reprit Edméo avec calme ; et il le conduisit à travers de vastes cours sombres et silencieuses jusqu’à une galerie profonde où tout était encore silence et ténèbres. Puis, après avoir erré quelque temps dans le dédale des grandes salles froides et délabrées qu’éclairait à peine un rayon égaré de la lune, ils s’arrêtèrent devant une porte chargée d’antiques écussons armoriés, qui brillaient faiblement dans l’ombre. Edméo frappa plusieurs coups dans un ordre méthodique. Un mot de passe fut échangé avec précaution à travers un guichet, et, tout à coup les deux battants s’ouvrant avec solennité, Sténio et son ami pénétrèrent dans un immense salon décoré dans le goût des temps chevaleresques, avec un luxe sur lequel l’action du temps avait jeté une teinte sévère, et que l’éclat de mille bougies rendait plus austère encore.

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Il y avait là une assemblée d’hommes que Sténio prit d’abord pour des spectres, parce qu’ils étaient immobiles et muets, et puis pour des fous ; car ils accomplirent d’étranges solennités, mythes profonds d’un dogme à la fois sublime et terrible que Sténio ne comprenait pas. Il entra dans la chambre des initiations accompagné d’Edméo. Ce qui lui fut révélé, il ne l’a jamais trahi. Frappé dans la partie de son imagination qui était restée poétique, et dans celle de son cœur qui n’était pas encore fermée aux grands instincts de dévouement, de justice et de loyauté, il se montra digne en cet instant, et par la spontanéité généreuse des engagements qu’il prit, et par l’enthousiasme sincère qu’il éprouva, de la confiance extraordinaire qu’on lui accordait.

Pourtant, lorsqu’il fut question de l’admettre, séance tenante, au rang des initiés, quelques voix s’élevèrent contre lui, et ces voix ne furent pas celles des jeunes étrangers qui se faisaient remarquer dans l’assemblée par leur parole mystique et leur opinion exaltée. Ce furent les voix de ceux que Sténio aurait crus plus disposés à l’indulgence envers lui ; car ils étaient riches et prodigues, ils avaient de grands noms et menaient un grand train. C’étaient des princes, des hommes du monde, la fleur de la jeunesse dorée du pays. Mais s’ils avaient connu comme Sténio une vie dissipée et des plaisirs dangereux, si plusieurs d’entre eux portaient sous leur armure sainte quelque tache de cette lèpre fatale qui s’attache aux heureux du siècle, du moins ils avaient souvent lavé ces souillures par de généreux sacrifices, et Sténio ne pouvait produire aucune preuve de son jeune héroïsme. Ces hommes, qu’il avait rencontrés souvent dans les fêtes, au théâtre, et peut-être jusque dans le boudoir de la Zinzolina, puisqu’ils avaient été ses maîtres et ses exemples dans l’art funeste de se perdre, devaient être, selon lui, ses protecteurs et ses répondants lorsqu’il s’agissait de se sauver. Leur méfiance fut un châtiment austère pour lui, et son orgueil souffrit de voir qu’en se proposant leurs travers pour modèles, il n’avait saisi que leur mauvais côté, sans se douter qu’ils en eussent un vraiment grand. Ils le lui firent sentir, et son front fut un instant chargé d’une honte salutaire. Il faillit même s’irriter contre eux et se retirer en les provoquant, lorsqu’on lui demanda qui était son parrain, et qu’il se vit seul au milieu d’eux. La jeunesse d’Edméo s’opposait à ce rôle supérieur. Alors un homme qui cachait son visage à tous les autres s’approcha et se fit reconnaître de lui seul : c’était Trenmor ; il se présentait pour l’appuyer et pour répondre de lui, fortune pour fortune, vie pour vie, honneur pour honneur.

En présence de tant d’illustres personnages, élite de plusieurs nations réunies dans un sentiment de haute fraternité, Sténio, ému d’une secrète vanité hautaine et lâche, eut envie de renier le patronage de Trenmor. Il se tenait déjà pour offensé des doutes émis sur son compte : quelle serait sa confusion, si une seule voix allait s’élever pour repousser, pour dévoiler le galérien, son unique appui ? Il hésita, pâlit, regarda autour de lui d’un air ombrageux ; mais alors il vit tous les fronts s’incliner et toutes les mains s’étendre en signe d’assentiment : Trenmor avait laissé voir ses traits. Il demandait que le néophyte fût dispensé de toutes les épreuves vulgaires ; et qu’en raison de la prochaine issue de l’entreprise on l’admît sur sa simple parole.

À l’instant même Sténio fut admis à prêter serment et à prendre ses grades. On dérogeait en sa faveur à tous les usages, on forçait la lettre des statuts, on l’accueillait, lui obscur et sans mérites, sur la caution d’un homme auquel on n’avait rien à objecter, rien à refuser. « Quel est donc le pouvoir de cet homme sur l’esprit des autres ? dit Sténio en s’adressant, après la cérémonie du serment, à un jeune homme qui se trouvait près de lui. Quelle influence extraordinaire exerce-t-il dans cette assemblée ? de quelle dignité l’a-t-elle revêtu ? »

Le jeune homme regarda Sténio avec la plus grande surprise, et se tournant vers ses compagnons : « Par le ciel ! dit-il, voilà qui est étrange. Le filleul de Valmarina ne connaît pas Valmarina !

— Valmarina ? lui, Trenmor ? s’écria Sténio.

— Oh ! Trenmor, Anselme, Mario, qui vous voudrez, répondirent les nouveaux frères de Sténio. Vous savez bien qu’il va changeant de nom dans tous ses voyages ; car l’œil de nos ennemis est ouvert sur lui. Mais il sait leur échapper avec une prudence et une adresse merveilleuses. Souvent il traverse inaperçu les lignes les plus dangereuses, et, au moment où on croit le saisir sur un point, il reparaît sur un point éloigné, et se montre alors qu’on ne peut plus l’atteindre. Nulle part il n’est connu sous son véritable nom, pas même ici. Valmarina est celui qu’il se donne parmi nous ; mais un mystère impénétrable enveloppe sa naissance, sa patrie et les années de sa jeunesse. Nous ne savons de lui que ce qu’il ne peut nous cacher : c’est qu’il est le plus zélé, le plus libéral, le plus dévoué, le plus brave et le plus modeste d’entre nous.

— Et le plus capable ! s’écrièrent plusieurs voix. La Providence veille sur lui ; car elle le tire de tous les dangers, et le rend invulnérable à toutes les fatigues d’esprit et de corps. C’est lui qui, des premiers, s’est fait ici l’apôtre et le propagandiste de la foi que vous venez d’embrasser, et c’est lui qui a rendu les plus importants services à notre cause sacrée. Raconter ce qu’il a fait pour elle est impossible ; on ne pourrait en dire la moitié, car il cache ses sacrifices avec autant de soin et de jalousie qu’un autre en mettrait à les proclamer. Honneur à toi, poëte Sténio, puisque, sans être connu de toi, Valmarina t’a jugé digne d’une telle confiance et revêtu d’une telle estime ! »

Ces entretiens furent interrompus par la voix des chefs. Tous les initiés furent invités à donner leurs votes pour l’élection d’un chef suprême. Le casque d’airain d’un ancien preux, détaché d’un des trophées qui ornaient la muraille, servit d’urne pour recueillir les billets ; et, après toutes les épreuves accomplies avec la plus religieuse gravité, le nom de Valmarina fut proclamé avec enthousiasme.

Alors Valmarina se leva et dit :

« Grâces vous soient rendues pour ces marques de confiance et d’affection ; mais je n’ai pas droit à tant d’estime. Pour vous commander, il faut un homme dont toute la vie soit sans reproche, et ma jeunesse n’a pas été pure. J’ai déjà refusé dans trois assemblées l’honneur que vous me faites. Je refuse encore. Mes fautes ne sont point expiées. »

Le plus éminent le plus respectable parmi ceux qui portaient dans l’assemblée le titre de pères et de tuteurs se leva aussi tôt et répondit :

« Valmarina, mes cheveux blancs et les cicatrices qui sillonnent mon front me donnent le droit de te reprendre. Ton refus obstiné est une plus grande faute que toutes celles dont tu peux t’accuser. Quoique nous ignorions à quelle race et à quel culte tu appartiens, quoique tu fasses la guerre avec nous aux princes des prêtres et aux pharisiens, nous te voyons exercer les vertus chrétiennes avec une persévérance qui nous frappe de respect, et nul d’entre nous ne s’est jamais arrogé le droit de t’interroger sur les principes qui sont la source de tes vertus. Cependant aujourd’hui je me crois autorisé à te dire que ton humilité approche du fanatisme. Tu nous as montré le cœur d’un guerrier, ne baisse donc pas le front comme un moine. Tu as déjà souffert le martyre pour notre cause, tu as langui dans l’exil, tu as subi la torture des cachots, tu as sacrifié tous tes biens, tu as sans doute immolé toutes tes affections ; car tu vis seul et austère comme un saint des anciens jours. Ne te suicide donc pas comme un pénitent. Si ta jeunesse a été souillée de quelque faute, sans doute il n’est ici personne qui ne soit prêt à l’excuser ; car aucun de nous n’est sans péché, et aucun de nous ne peut se vanter d’avoir racheté les siens par des actions aussi grandes que les tiennes. Au nom de cette assemblée et en vertu des pouvoirs que me donnent mon âge et le rang dont on m’a honoré dans cette enceinte, j’exige que tu acceptes le commandement que nos voix viennent de te décerner. »

Des acclamations passionnées accueillirent ce discours. Valmarina resta sombre, pâle et morne.

« Père, tu me fais souffrir gratuitement, dit-il quand l’agitation eut cessé ; je ne puis me soumettre à ce pouvoir que je révère en toi. Je ne puis céder à cette sympathie qui m’honore de la part de mes frères… Je me retirerai du sein de cette assemblée, j’irai combattre isolément pour notre cause plutôt que d’accepter un commandement, un titre, une distinction quelconque. Je ne suis pas catholique ; car j’ai fait un vœu tel qu’aucun successeur du Christ ne peut m’en délier.

— Eh bien ! nous le trancherons avec l’épée, reprit le vieux prince, et tu rompras ton vœu. L’homme ne peut pas être juge de ses devoirs pour l’avenir. Tel engagement lui paraît saint et méritoire aujourd’hui, qui demain peut être puéril ou coupable. Souvent il y a piété et sagesse à se rétracter, tandis qu’il y aurait démence ou lâcheté à persévérer dans une résolution insensée. Tu nous as prouvé que tu nous étais nécessaire : tu ne peux plus nous manquer sans nous être nuisible. Songes-y…… Si nous n’étions sûrs de ta vertu comme de la clarté du soleil, si tu ne nous étais cher comme l’enfant de nos entrailles, ta conduite aujourd’hui pourrait ressembler à une défection pour notre cause ou à de l’antipathie pour nos personnes.

— Eh bien, prenez-le comme vous voudrez ! » répondit Trenmor d’un ton farouche et sans se lever. Chacun se regarda avec surprise. Jamais son front calme n’avait été chargé de ce sombre nuage, jamais son sourcil ne s’était contracté ainsi dans la colère, jamais cette sueur froide n’avait baigné ses tempes, et jamais sa bouche n’avait pâli et tremblé dans l’angoisse d’une si douloureuse émotion.

De véhémentes discussions s’élevèrent : les uns accusaient le prince de *** d’avoir manifesté un soupçon outrageant pour Trenmor ; d’autres défendaient l’intention du vieux prince et appuyaient son avis. Plusieurs insistaient pour qu’on respectât les répugnances de Valmarina ; la plupart, pour qu’on s’obstinât à les vaincre.

Valmarina fit cesser ces divisions en se levant pour demander la parole. Aussitôt le silence se rétablit.

« Vous m’y contraignez, dit-il d’un air sombre ; j’obéis à la volonté implacable du destin qui vient de parler par la bouche du ce vieillard. Dieu m’est témoin pourtant que j’avais acheté par de grands travaux et de terribles expiations le droit du cacher mon secret, et d’échapper à la honte que vous m’infligez. Mais il en est ainsi dans cette société impitoyable. Il n’est pas de refuge contre les arrêts que les hommes ont une fois prononcés. Il n’est pas de repentir efficace, pas de réparation admissible. Vous avez rêvé la justice et vous avez inventé le châtiment : vous avez oublié la réhabilitation, car vous n’avez pas cru l’homme corrigible. Vous avez prononcé sur lui une condamnation que Dieu dans sa perfection et sa toute-puissance n’aurait pas le droit de prononcer sur la faiblesse humaine !…

— Maudis la société qui protège les tyrans et asservit les hommes libres, interrompit vivement un des anciens ; mais n’outrage pas les réformateurs que toi-même as convoqués ici pour détruire le mal et ramener la vertu sur la terre. Il est possible que, produits par cette société corrompue, nous ayons gardé malgré nous quelques-uns de ces mêmes préjugés que nous venons combattre. Mais sache que nous avons la force de les vaincre quand il s’agit de reconnaître un mérite éclatant comme le tien. Garde ton secret, nous ne voulons pas l’entendre. » Les applaudissements recommencèrent.

« Et pourtant, reprit le pénitent, le doute s’est glissé parmi vous ; et, si je garde mon secret, le ver rongeur du doute peut faire ici de larges trouées. Hélas ! non, nul homme n’a le droit d’avoir un secret, et le moment est venu de confesser le mien. J’avais cru que l’amertume de ce calice pourrait être détournée ; je m’étais abusé. Je dois à la cause que nous servons de prouver que je ne suis pas digne de la servir avec éclat ; autrement, ceux d’entre vous qui m’estiment le plus s’imaginent que je me crois au-dessus de cette cause, et que, dans un sentiment d’orgueil fanatique, je méprise les gloires humaines. Non ! je ne les méprise pas, je n’ai pas le droit de les mépriser. Je les regarde comme la sainte et désirable couronne des héros et des martyrs. Mais ma main est impure et ne peut soutenir une palme. Je n’attendrai pas que les hommes portent sur moi cet arrêt. Je dois le prononcer moi-même ! Ce n’est pas que je craigne les hommes ; le jugement des plus grands et des plus purs d’entre vous ne m’épouvante pas, car mon cœur est sincère et mon crime est expié. Mais je respecte la cause, et ce que je crains, c’est de lui faire tort en me laissant proclamer son représentant. Ma destinée n’est pas de travailler pour une récompense terrestre. Vous pouvez bien admettre qu’il est des fautes que le ciel seul peut absoudre, des infortunes dont la mort seule peut délivrer…. Au reste, vous allez en juger… Un soir d’hiver, il y a dix ans environ, le seigneur de ce château accorda l’hospitalité à un misérable…

— À un infortuné qui se traînait seul et fatigué parmi nos forêts, interrompit Edméo, qui se leva d’un air inspiré, et qui, imposant son enthousiasme à l’assemblée, fut écouté à la place de Valmarina. Le seigneur de ce château était mon oncle, comme vous savez tous, un des seigneurs les plus riches de ces contrées. C’était un philosophe, un cœur généreux, passionné pour les grandes choses, ami de jeunesse d’Alfieri, disciple de Rousseau, partisan de la liberté, et ne nourrissant qu’une pensée, qu’un espoir, celui de voir sa patrie recouvrer son indépendance et son unité. Il passait parmi le vulgaire pour un exalté, pour un fou. Il accueillit le proscrit qui frappait à sa porte, il le fit asseoir à sa table, il l’écouta sous le manteau du foyer domestique, antique sanctuaire de la famille, symbole de l’inviolable hospitalité. Il apprit tous ses secrets… (ces secrets que l’on veut vous révéler et que vous ne voudrez pas entendre), et les ensevelit dans son cœur. Il s’entretint avec lui des principes sacrées de la morale et de la justice humaine, en remontant jusqu’aux grandes causes, à l’essence de la justice et de la bonté divines ; et le soleil pâle et tardif des matinées d’hiver les surprit devant l’âtre, parlant encore et ne songeant point à se séparer. Alors le proscrit voulut partir, son hôte le retint ce jour-là et les jours suivants ; et le proscrit, malgré sa tristesse et sa retenue, ne partit point. Mon oncle s’y opposa avec des prières irrésistibles.

« Trois mois après, le seigneur mourut et légua ses châteaux, ses terres, toute son immense fortune au proscrit ; déshéritant son neveu, frivole enfant qui jouissait d’ailleurs d’une assez grande aisance, et qui ne pouvait faire un noble usage des biens considérables placés en de meilleures mains. L’étranger accepta ce legs, et le préserva des rapines et des intrigues qui veillent toujours au chevet des moribonds. Mais trois mois après, il vint rapporter au neveu dépouillé les titres des propriétés et la clef des trésors de son oncle. — Enfant, lui dit-il, je trahis la volonté d’un mourant, et je remets peut-être en de mauvaises mains la précieuse subsistance de mille familles. Peut-être, si j’avais toujours vécu dans le sentiment du devoir, aurais-je le droit et le courage aujourd’hui de faire de cette fortune le seul noble usage auquel elle puisse être attribuée. Mais, comme toi, j’ai usé ma jeunesse dans le désordre ; et, puisque Dieu m’en a retiré, je puis croire que son intention est de t’en retirer aussi et de t’éclairer sur les vrais devoirs. En tous cas, je ne puis remplir envers toi le rôle de la Providence, je ne suis ni ton parent ni ton ami, mais seulement ton débiteur.

« Et, disant ainsi, cet homme disparut, se dérobant à mes remercîments et à mes instances. Je ne le revis que l’année suivante. Il me pria de secourir de nobles infortunes qui n’étaient pas les siennes, et, quoiqu’il vécût dans l’indulgence, il ne voulut jamais accepter rien pour lui-même…

— Puisque vous avez dit mon histoire, je dirai la vôtre, interrompit Valmarina. Mais, qui ne la sait point ici ? Toi, Sténio, nouvel adepte, apprends la source des richesses qu’on me voit répandre pour féconder le sillon sacré. C’est la vertu de ce jeune homme, à peine plus âgé que toi de quelques années, de ce jeune homme qui jusqu’à seize ans vécut dans l’ignorance du rôle sublime que le ciel lui réservait, et dont l’instinct dormait au fond de son cœur. Tu n’as vu en lui qu’un rêveur ordinaire. C’est ici que les grandes vertus et les grandes actions, cachées aux yeux d’un monde qui ne les comprendrait pas, éclatent sans faste et sans ostentation, au sein d’une famille d’élus dont le suffrage console et n’enivre pas comme la louange banale du vulgaire. C’est qu’ici nul n’a rien à envier à la gloire d’autrui. Chacun a fourni ses titres et subi son épreuve…

— De toi seul nous nous ne savons rien, enfant, dit le vieillard à Sténio ; mais de toi, à cause du parrain qui vient de te présenter au baptême, nous attendons beaucoup ; sois attentif aux dernières révélations qui vont t’être faites ainsi qu’à tes jeunes frères. Cette assemblée va décider de grandes choses.

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L’assemblée se sépara après avoir reçu et enregistré tous les serments. La tâche fut distribuée à chacun suivant ses moyens et ses forces. Sténio demanda et obtint la permission d’agir conjointement avec Edméo, sous la direction de Valmarina. Celui-ci accepta un emploi périlleux, mais secondaire ; son refus du commandement suprême fut irrévocable.

Chaque seigneur alla brider lui-même, dans les vastes écuries du vieux manoir, son destrier encore fumant de la course qui l’y avait amené. Aucun ne s’était fait escorter, crainte d’imprudence ou de trahison. Les plébéiens échangèrent d’affectueux embrassements avec ceux qui abjuraient tout souvenir de supériorité fictive, pour cimenter la nouvelle alliance. Les jeunes gens traversèrent à pied la forêt ; Sténio suivit Edméo et Trenmor. La lune s’abaissait vers l’horizon, et le jour ne paraissait pas encore. Chacun se pressait, afin de sortir de ces parages à la faveur de l’obscurité. Tous marchaient par des chemins différents, dans le plus profond silence. De temps à autre seulement on entendait le pied d’un cheval heurtant un caillou, ou le retentissement de sa marche sur les ponts de bois du torrent. Aucun rayon ne scintillait plus aux vitraux du vieux manoir ; aucun hôte n’y reposa ses membres fatigués. Les oiseaux de nuit, un instant écartés et silencieux, reprirent possession de leur domaine ; et les portraits des aïeux, un instant éclairés d’une vive lumière, rentrèrent dans les ténèbres, muets témoins du pacte étrange que leurs neveux venaient de contracter avec les neveux de leurs vassaux.