Lélia (1867)/59

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Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 116-117).

LIX.


Lélia, j’ai lu avidement le résumé des nobles et touchantes émotions de votre âme depuis les années qui nous séparent. Vous êtes calme, Dieu soit loué ! Moi aussi je suis calme, mais triste ; car depuis longtemps je suis inutile. Je vous l’ai caché pour ne pas altérer votre précieuse sérénité ; mais maintenant je puis vous le dire, j’ai passé tout ce temps dans les fers ; et cela sur une terre étrangère aux querelles politiques qui m’ont expulsé du pays où vous êtes, sur une terre de refuge et de prétendue liberté. J’ai été trouvé suspect, et le soupçon a suffi pour que l’hospitalité se changeât pour moi en tyrannie. Enfin j’échappe à la prison, et je vais reprendre ma tâche. Ici, comme ailleurs sans doute, je trouverai des sympathies ; car ici, plus qu’ailleurs peut-être, il y a de grandes souffrances, de grands besoins et de grandes iniquités.

Vos récits et vos peintures de la vie monastique m’ont apporté au sein de ma misère des heures charmantes et de poétiques rêveries. Moi aussi, Lélia, j’ai eu dans le cachot mes jours de bonheur en dépit du sort et des hommes. Jadis j’avais souvent désiré la solitude. Aux jours des angoisses et des remords sans fruit, j’avais essayé de fuir la présence de l’homme ; mais en vain avais-je parcouru une partie du monde. La solitude me fuyait ; l’homme, ou ses influences inévitables, ou son despotique pouvoir sur toute la création, m’avaient poursuivi jusqu’au sein du désert. Dans la prison j’ai trouvé cette solitude si salutaire et si vainement cherchée. Dans ce calme mon cœur s’est rouvert aux charmes de la nature. Jadis à mon admiration blasée les plus belles contrées qu’éclaire le soleil n’avaient pas suffi ; maintenant un pâle rayon entre deux nuages, une plainte mélodieuse du vent sur la grève, le bruissement des vagues, le cri mélancolique des mouettes, le chant lointain d’une jeune fille, le parfum d’une fleur élevée à grand’peine dans la fente d’un mur, ce sont là pour moi de vives jouissances, des trésors dont je sais le prix. Combien de fois ai-je contemplé avec délices, à travers l’étroit grillage d’une meurtrière, la scène immense et grandiose de la mer agitée promenant sa houle convulsive et ses longues lames d’écume d’un horizon à l’autre ! Qu’elle était belle alors, cette mer encadrée dans une fente d’airain ! Comme mon œil, collé à cette ouverture jalouse, étreignait avec transport l’immensité déployée devant moi ! Eh ! ne m’appartenait-elle pas tout entière, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, où ma pensée errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse, dans son vol céleste, que les hirondelles aux grandes ailes noires, qui rasaient l’écume et se laissaient bercer endormies dans le vent ? Que m’importaient alors la prison et les chaînes ? Mon imagination chevauchait la tempête comme les ombres évoquées par la harpe d’Ossian. Depuis je l’ai franchie sur un léger navire, cette mer où mon âme s’était promenée tant de fois. Eh bien ! alors elle m’a semblé moins belle peut-être. Les vents étaient lourds et paresseux à mon gré ; les flots avaient des reflets moins étincelants, des ondulations moins gracieuses ; le soleil s’y levait moins pur, il s’y couchait moins sublime. Cette mer qui me portait, ce n’était plus la mer qui avait bercé mes rêves, la mer qui n’appartenait qu’à moi, et dont j’avais joui tout seul au milieu des esclaves enchaînés.

Maintenant je vis languissamment et sans efforts, comme le convalescent à la suite d’une maladie violente. Avez-vous éprouvé ce délicieux engourdissement de l’âme et du corps après les jours de délire et de cauchemar, jours à la fois longs et rapides, où, dévoré de rêves, fatigué de sensations incohérentes et brusques, on ne s’aperçoit point du temps qui marche et des nuits qui succèdent aux jours ? Alors, si vous êtes sortie de ce drame fantastique où vous jette la fièvre pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l’idylle et les douces promenades, sous le soleil tiède, parmi les plantes que vous avez laissées en germe et que vous retrouvez en fleurs ; si vous avez lentement marché, faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous ; si vous avez écouté vaguement tous ces bruits de la nature longtemps perdus et presque oubliés sur un lit de douleur ; si vous avez enfin repris à la vie, doucement, et par tous les pores, et par toutes les sensations une à une, vous pouvez comprendre ce que c’est que le repos après les tempêtes de ma vie.

Mais nous n’avons pas le droit de nous arrêter plus d’un jour au bord de notre route. Le ciel nous condamne au travail. Moi, plus qu’un autre, je suis condamné à accomplir un dur pèlerinage. Il est dans le repos des délices infinies ; mais nous ne pouvons pas nous endormir dans ces voluptés, car elles nous donneraient la mort. Elles nous sont envoyées en passant comme des oasis dans le désert, comme un avant-goût du ciel ; mais notre patrie ici-bas est une terre inculte que nous sommes destinés à conquérir, à civiliser, à affranchir de la servitude. Je ne l’oublie pas, Lélia, et déjà je me remets en marche, souhaitant que la paix des cieux reste avec vous !