Lélia (1867)/62

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Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 119-124).



LXII.

DON JUAN.


Durant ces années qui avaient dispersé comme des feuilles d’automne des êtres autrefois si unis, Sténio, par ennui de ses habitudes, ou par nécessité d’échapper à des soupçons politiques, s’était éloigné des rivages qu’enchante le soleil. Il était venu demander à nos froides contrées les merveilles de leurs inventions, le luxe de leurs plaisirs, et aussi, peut-être, les orgueilleux sophismes de leur philosophie. Sténio était riche. Le faste, le bruit, les spectacles, le jeu, la débauche, tous les moyens d’abuser de l’argent et de la vie ne lui manquèrent pas. Mais ce qui le charma le plus, ce fut de trouver un monde tout fait pour son égoïsme et une race toute semblable, et par instinct et par goût, à ce qu’il était devenu par faiblesse et par désespoir. Il fut émerveillé de voir ériger en principe, et pratiquer systématiquement, raisonnablement, ce qu’il avait fait jusqu’alors par défi et avec délire. Il entendit des professeurs justifier, du haut de leur philosophie, tous les caprices, tous les mauvais désirs, toutes les méchantes fantaisies, sous prétexte que l’homme n’a pas d’autre guide que sa raison, et pas d’autre raison que son instinct. Il apprit chez nous toutes les merveilles de la psychologie, toutes les finesses de l’éclectisme, toute la science et toute la morale du siècle : à savoir, que nous devons nous examiner nous-mêmes attentivement, sans nous soucier les uns des autres, et faire ensuite chacun ce qui nous plaît, à condition de le faire avec beaucoup d’esprit. Sténio cessa donc d’être fou, il devint spirituel, élégant et froid. Il hanta les salons et les tavernes, portant dans les tavernes les belles manières d’un grand seigneur, et dans les salons l’impertinence d’un roué. Les prostituées le trouvèrent charmant ; les femmes du monde, original. Il suivit religieusement les modes. Il dépensa son génie dans les albums et fut inspiré tous les soirs en chantant devant trois cents personnes ; après quoi, il discutait sur la passion et sur le génie, sur la science, sur la religion, sur la politique, sur les arts, sur le magnétisme ; et, à minuit, il allait souper chez les filles.

Quand il fut ruiné, il retomba malade, il eut le spleen, tout son esprit l’abandonna, et il parla de se brûler la cervelle. Un homme éminent dans les affaires de l’État crut le comprendre et lui offrit de vendre sa muse. Cette insulte rendit Sténio à lui-même. Il s’éloigna profondément blessé, et revint dans son pays, dévoré de tristesse, rapportant, pour tout fruit de ses voyages, cette grande leçon qu’un homme sans argent est méprisable aux yeux des riches, et qu’il faut cacher la pauvreté comme une honte quand on ne veut pas en sortir par l’infamie.

Il trouva qu’un grand changement s’était opéré dans sa province. Le cardinal Annibal et l’abbesse des Camaldules avaient fait dans les mœurs et dans les habitudes une sorte de révolution. Le prélat attirait la foule par ses prédications ; mais c’était surtout aux Camaldules que l’élite des hautes classes se plaisait à l’entendre. Dans cette enceinte privilégiée et devant ce public choisi, son éloquence semblait s’élever au dessus d’elle-même. Soit la présence de l’abbesse derrière le voile du chœur, soit la confiance que lui inspirait un auditoire plus sympathique et moins nombreux que celui des basiliques, le cardinal se sentait véritablement inspiré, et il savait envelopper sous les formes mystiques les plus ingénieuses le fond incisif et pénétrant de son libéralisme éclairé. De son côté, l’abbesse avait ouvert des conférences théologiques dans l’intérieur du couvent, où étaient admises les parentes et les amies des jeunes filles élevées dans le monastère. Ces cours étaient suivis avec assiduité, et n’opéraient pas moins d’effet que les sermons du cardinal. Lélia était la première femme qu’on eût entendue parler avec clarté et élégance sur des matières abstraites, et l’intelligence des femmes qui l’écoutaient s’ouvrait à un monde nouveau. Lélia savait les amener à ses idées sans effaroucher leurs préjugés et sans mettre leur dévotion en méfiance. Elle trouvait où s’appuyer dans la morale chrétienne pour leur prêcher ce qu’elle avait tant à cœur : la pureté des pensées, l’élévation des sentiments, le mépris des vanités si funestes aux femmes, l’aspiration vers un amour infini, si peu connu ou si peu compris d’elles. Insensiblement elle s’était emparée de leurs âmes, et le catholicisme, qui jusqu’alors n’avait été pour elles qu’une affaire de forme, commençait à enfoncer de profondes racines dans leurs convictions. Il faut avouer aussi que la mode aidait au succès de ce prosélytisme ; c’était le temps des dernières lueurs que jeta la foi catholique. De grandes intelligences, avides d’idéal, s’étaient dévouées à la faire revivre ; mais elles ne servirent qu’à hâter la chute de l’Église ; car l’Église les trahit, les repoussa, et demeura seule avec son aveuglement et l’indifférence des peuples.

Lorsque Sténio entra dans le boudoir de Pulchérie, il le trouva converti en oratoire. La statue de Léda avait fait place au marbre de Madeleine pénitente. Un collier de perles magnifiques était devenu un rosaire terminé par une croix de diamants. Au lieu du sofa, on voyait un prie-Dieu, et la joyeuse coupe de Benvenuto, enchâssée dans une conque de lapis, s’était convertie en bénitier.

Comme Sténio se frottait les yeux, la Zinzolina revint du sermon. Elle entra, vêtue de velours noir, la tête enveloppée d’une mantille, un livre de chagrin à fermoirs d’argent sous le bras, une grande croix d’or au cou. Sténio se renversa sur le prie-Dieu en éclatant de rire. « Quelle mascarade est-ce là ? s’écria-t-il ; depuis quand sommes-nous dévote ? On dit que le diable se fit ermite lorsque… mais, Dieu me préserve de vous appliquer cet insolent proverbe, ô ma vénérable matrone romaine ! Vous êtes encore belle, quoique vous ayez pris un peu d’embonpoint, et que vos cheveux d’or se soient enrichis de quelques reflets d’argent… »

Il fut un temps où Pulchérie, dans tout l’éclat de la jeunesse et dans toute la certitude de ses triomphes, eût accueilli gaiement les sarcasmes de Sténio ; mais, comme Sténio l’avait très-bien remarqué, l’astre de sa beauté entrait dans son déclin, et les plaisanteries amères de son jeune amant excitèrent son dépit. L’âme de Pulchérie était plus flétrie encore que ses traits ; la piété eût bien difficilement rajeuni ce cœur usé par tant de désirs éphémères, par tant de faiblesses incorrigibles. Elle allait donc à l’église autant pour suivre la mode que pour expliquer extérieurement, au gré de sa vanité, la baisse de ses succès. Elle essaya de défendre la sincérité de sa dévotion ; mais elle le fit si faiblement, et les railleries de Sténio furent si cruelles, qu’elle eut tout le désavantage de la lutte, et, le sentant bien, elle se mit à pleurer.

Quand ses larmes cessèrent d’amuser Sténio, pour s’épargner le soin de la consoler, il se mit à l’endoctriner d’un ton pédant, et lui répéta tous les lieux communs du Nord, pensant qu’ils seraient tout nouveaux dans le Midi. Il lui permit d’être catholique, lui donnant à entendre, fort peu délicatement, que la religion était faite pour les intelligences bornées, que le peuple en avait besoin, et qu’il était bon de l’encourager. Il en vint à lui prouver que ce qu’elle faisait était d’un bon exemple pour sa femme de chambre, et que d’ailleurs c’était une affaire de bonne compagnie que de se conformer au ton du jour. Il termina sa dissertation en lui disant que ce qui était bienséance dans sa manière extérieure serait, dans son intimité, du dernier mauvais goût, et il l’engagea à faire de la dévotion le matin et de la galanterie le soir. À ce discours, la Zinzolina prit sa revanche et se moqua de lui, surtout lorsqu’elle apprit qu’il était ruiné. Elle fit alors la généreuse, lui offrit sa table et sa voiture ; et ce fut certainement de grand cœur, car la Zinzolina était libérale à la manière de ses pareilles ; mais l’air de protection qu’elle prit avec Sténio fut pour lui le dernier coup. Un homme en place avait marchandé les chants de sa lyre ; une prostituée lui promettait les dons de ses amants. Il se leva furieux, et sortit pour ne jamais la revoir.

Quand il vit la dévotion régner partout, et qu’il apprit le grand crédit de l’abbesse des Camaldules, son ironie ne connut plus de bornes. Toute l’amertume qu’il avait couvée contre Lélia se réveilla à l’idée de la voir heureuse ou puissante. Il s’était consolé de ce qu’il appelait une vengeance de sa part, en se persuadant qu’elle le paierait cher, que l’ennui dévorerait sa vie, que ses compagnes la tourmenteraient, et que, douée, comme elle l’était, d’un caractère inflexible, elle ferait bientôt un éclat qui la forcerait de quitter le cloître. Quand il vit qu’il s’était trompé, il s’imagina devoir être humilié par cette destinée florissante, et sa mélancolie maladive empira. Il comprit sa vie petitement et jalousa tout ce qui n’était pas flétri et brisé comme lui. Il envia jusqu’aux titres, jusqu’aux richesses des autres hommes. Il fut saisi d’une haine instinctive contre le cardinal, et se plut à émettre des doutes outrageants sur la pureté des relations de l’abbesse avec lui. Il oublia cette tolérance élégante et sceptique qu’il avait apprise au foyer de la civilisation, et, prenant du parti qu’il avait abandonné ce que ce parti avait précisément d’étroit et d’erroné, il déclama aigrement contre la piété, accusa de jésuitisme non-seulement tout ce qui intriguait dans l’État, mais encore tout ce qui cherchait le progrès par les voies religieuses. Il avait conservé la dignité de sa poésie en repoussant les viles séductions de la cupidité ; il perdit cette dignité en forçant son génie à produire des satires pleines de fiel et des pamphlets gonflés de haine. C’est ainsi qu’au lieu de donner la main aux esprits nobles et sincères qui rêvaient la liberté et la servaient de tous leurs moyens, la jeunesse contemporaine de Sténio, croyant sauver la liberté, accusa de perfidie et repoussa brutalement ceux qui auraient aidé au triomphe de la vérité, s’il était possible que la lumière et la justice présidassent aux contestations humaines.

Un jour Sténio trouva plaisant de se déguiser en femme et de s’introduire dans le couvent pour assister à une des conférences de l’abbesse des Camaldules. Placé très-loin d’elle, il ne put voir ses traits, mais il entendit ses discours.

Forcée de se renfermer dans les usages du catholicisme, Lélia avait conservé à cet enseignement religieux la forme naïve d’une discussion où l’avocat de la mauvaise cause établit des prétentions que le défenseur de la vérité réfute toujours victorieusement. Dans le principe, le rôle de l’agresseur avait été rempli par une jeune fille exposant des doutes timides, ou par une religieuse feignant de regretter le monde. Mais, peu à peu, des femmes d’esprit qui assistaient à ces exhortations prièrent l’abbesse de leur permettre d’élever la voix librement contre elle, afin de lui soumettre leurs incertitudes ou de lui exposer leurs chagrins. À elle, de les redresser et de les consoler. Elle se rendit à leur désir, et, consultée à l’improviste sur plusieurs sujets ingénieux et délicats, elle leur répondit toujours avec une sagesse et les exhorta avec une onction qui les remplit d’admiration et d’attendrissement.

Sténio, témoin de ce gracieux échange d’épanchements nobles et pieux, moitié ravi de l’éloquence de Lélia, moitié irrité de ses faciles victoires sur toutes ces argumentations qui lui semblaient faibles et frivoles, eut la fantaisie de demander la parole à son tour. Il y avait longtemps qu’il ne s’était montré dans le pays ; on avait oublié ses traits ; d’ailleurs il était déguisé habilement ; sa beauté avait conservé un caractère féminin, et sa voix une douceur presque enfantine. Personne ne se douta de la supercherie, et, au premier moment, Lélia elle-même y fut trompée.

« Ô ma mère, dit-il d’un ton doucereux et triste, vous me prescrivez toujours la prudence, vous me recommandez toujours la sagesse ! Vous me dites de consulter, dans le choix d’un époux, non les dons brillants de l’esprit et de la figure, mais les qualités du cœur et la droiture de l’intelligence. Je comprends qu’avec ces précautions je pourrai échapper aux déceptions et aux souffrances ; mais les fins de l’âme chrétienne en cette vie sont-elles donc de fuir la douleur et de se conserver tranquille au sein de l’égoïsme ? Je pensais qu’au contraire le premier de nos devoirs était le dévoûment, et que, si la jeunesse et la beauté ont été investies par le ciel d’une puissance irrésistible, c’était dans le but de révéler l’idéal aux hommes et de le leur faire aimer. Ces dons que vous croyez sans doute funestes, vous, Madame, qui les possédiez et qui les avez ensevelis sous le cilice, n’ont pourtant pas été départis inutilement ; car le Tout-Puissant ne créa rien d’inutile, à plus forte raison rien de nuisible à l’être qui reçoit la vie et qui n’a pas le pouvoir de la refuser. Moi, je crois que, plus nous sommes faites pour inspirer l’amour, plus nous devons obéir aux desseins du ciel en ouvrant notre âme à l’amour, à un amour généreux, fidèle et plein d’abnégation. La miséricorde est le plus bel attribut de Dieu ; d’où vient que vous fermez notre cœur à la miséricorde, en nous prescrivant d’aimer seulement ceux qui n’en ont pas besoin et qui ne nous donneront jamais l’occasion de l’exercer ? Quel mérite aurais-je d’être la compagne du juste ? Le juste assurera ma paix en ce monde ; mais en quoi me rendra-t-il digne d’un monde meilleur ? Et quand j’irai me présenter devant le tribunal de Dieu sans lui apporter le trésor de mes larmes pour laver mes faiblesses, ne me sera-t-il pas répondu ce que Jésus disait aux Pharisiens superbes : Vous avez reçu votre récompense.

« Écoutez, madame l’abbesse : les hommes sages et forts n’ont que faire de la tendresse des femmes. Ceux à qui Dieu la destinait pour soulager et fortifier leurs cœurs, ce sont les pécheurs, ce sont les faibles, ce sont les hommes égarés. Vous ne voulez donc pas qu’ils reviennent à la vertu et au bonheur, ces infortunés que le Christ est venu racheter au prix de son sang ? N’est-ce pas pour eux qu’il s’est immolé, et ne devons-nous pas nous proposer la compassion et la charité du Christ pour modèle dans l’emploi de nos plus grandes facultés ? Ô ma mère, au lieu de haïr les méchants, il faudrait songer à les convertir. Et comme ils ne peuvent rien les uns pour les autres ; comme, dans le commerce des femmes avilies auquel vous les reléguez, ils ne peuvent que se corrompre et se damner de plus en plus, Dieu nous commande peut-être de nous abaisser jusqu’à eux pour les élever ensuite jusqu’à lui. Sans doute, ils nous feront souffrir par leurs emportements, par leurs infidélités, par tous les défauts et tous les vices qu’ils ont contractés dans l’habitude d’une méchante vie ; mais nous souffrirons ces maux en vue de leur salut et du nôtre ; car il est écrit qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur converti que pour cent justes persévérants.

« Permettez, Madame, que je raconte ici une légende que vous connaissez sans doute, car elle est originaire de votre pays, et les poëtes l’ont traduite dans toutes les langues. Il y avait un débauché qui s’appelait don Juan… Que ce nom n’effarouche pas la pudeur, mon récit n’aura rien que d’édifiant. Il avait commis bien des crimes, il avait fait des victimes innombrables. Il avait enlevé une fille vertueuse, et puis il avait tué le père outragé de cette infortunée ; il avait abandonné les plus belles et les plus pures d’entre les femmes ; il avait même, dit-on, séduit et trahi une religieuse… Dieu l’avait condamné, il avait permis aux esprits de ténèbres de s’emparer de lui ; mais don Juan avait aux cieux la protection ineffable de son ange gardien. Ce bel ange se prosterna devant le trône de l’Éternel, et lui demanda la grâce de changer son existence immuable et divine pour l’humble et douloureuse condition de la femme. Dieu le permit. Et savez-vous, mes sœurs, ce que fit l’ange quand il fut métamorphosé en femme ? Il aima don Juan et s’en fit aimer, afin de le purifier et de le convertir. »

Sténio se tut. Son discours avait produit une agitation étrange. Sa vieille légende était toute neuve pour les jeunes filles et pour la plupart des nonnes qui l’écoutaient. Plusieurs regardaient l’étrangère qui venait de parler, avec une curiosité pleine d’émotion. Le son de sa voix les avait troublées, et le feu de son regard attirait involontairement le leur. Quelques-unes se tournèrent, effrayées, vers l’abbesse, et attendirent sa réponse avec anxiété.

Lélia demeura quelques instants confondue de l’audace de Sténio, et se demanda si elle ne le ferait pas chasser immédiatement de l’enceinte sacrée. Mais, songeant que cet éclat serait pire encore que le discours qu’on venait d’entendre, elle prit le parti de lui répondre.

« Mes sœurs, dit-elle, et vous, mes enfants, vous ne savez pas la fin de la légende, et je vais vous la raconter. Don Juan aima l’ange et ne fut pas converti. Il tua son propre frère et reprit le cours de ses iniquités. Lâche et méchant, il avait peur de l’enfer quand il était ivre. À jeun, il blasphémait Dieu, profanait ses autels et foulait aux pieds les plus belles œuvres de ses mains. L’ange devenu femme perdit la raison, c’est-à-dire la mémoire du ciel sa patrie, la conscience de sa nature divine, l’espérance de l’immortalité. Don Juan mourut dans l’impénitence finale, tourmenté par les démons, c’est-à-dire par les remords tardifs et impuissants de sa conscience. Il y eut au ciel un ange de moins, et dans l’enfer un démon de plus.

Apprenez, mes enfants, que, dans ce temps d’étranges désespoirs et d’inexplicables fantaisies, don Juan est devenu un type, un symbole, une gloire, presque une divinité. Les hommes plaisent aux femmes en ressemblant à don Juan. Les femmes s’imaginent être des anges et avoir reçu du ciel la mission et la puissance de sauver tous ces don Juan ; mais, comme l’ange de la légende, elles ne les convertissent pas, et elles se perdent avec eux. Quant aux hommes, sachez que cette absurdité de revêtir de grandeur et de poésie la personnification du vice est un des plus funestes sophismes qu’ils aient accrédités. Ô don Juan ! hideux fantôme, combien d’âmes tu as perdues sans retour ! C’est leur stupide admiration pour toi qui a flétri tant de jeunesses et précipité tant de destinées dans un abîme sans fond ! En marchant sur tes traces elles ont espéré s’élever au-dessus du commun des hommes. Maudit sois-tu, don Juan ! On t’a pris pour la grandeur, et tu n’es que la folie. La poussière de tes pas ne vaut pas plus que la cendre balayée par le vent. Le chemin que tu as suivi ne mène qu’au désespoir et au vertige.

« Fat insolent ! où donc avais-tu pris les droits insensés auxquels tu as dévoué ta vie ! À quelle heure, en quel lieu Dieu t’avait-il dit : « Voici la terre, elle est à toi, tu seras le seigneur et le roi de toutes les familles. Toutes les femmes que tu auras préférées sont destinées à ta couche ; tous les yeux à qui tu daigneras sourire fondront en larmes pour implorer ta merci. Les nœuds les plus sacrés se dénoueront dès que tu auras dit : Je le veux. Si un père te réclame sa fille, tu plongeras ton épée dans son cœur désolé, et tu souilleras ses cheveux blancs dans le sang et la boue. Si un époux furieux vient te disputer, le fer à la main, la beauté de sa fiancée, tu railleras sa colère et tu te confieras dans ta mission irrévocable. Tu l’attendras de pied ferme, sans hâter le coup qui doit le frapper. Un ange que j’enverrai obscurcira son regard et le mènera au-devant de la blessure ! »

« C’est-à-dire que Dieu, n’est-ce pas, gouvernait le monde pour tes plaisirs ? il commandait au soleil de se lever pour éclairer les hameaux et les tavernes, les couvents et les palais où la verve libertine improvisait ses aventures ; et, quand la nuit était venue, quand ton orgueil insatiable s’était abreuvé de soupirs et de larmes, il allumait au ciel les silencieuses étoiles pour protéger ta retraite et guider les nouveaux voyages ?

« L’infamie, infligée par toi, était un honneur digne d’envie. La flétrissure de tes perfidies était un sceau glorieux, ineffaçable, qui marquait ton passage comme les chênes foudroyés la course des nuées ardentes. Tu ne reconnaissais à personne le droit de dire : « Don Juan est un lâche, car il abuse de la faiblesse, il trahit des femmes sans défense. » Non, tu ne reculais pas devant le danger. Si un vengeur s’armait pour les victimes de ta débauche, tu ne faisais pas fi d’un cadavre, et tu ne craignais pas de trébucher en mettant le pied sur ses membres engourdis.

« Un jour sans promesse et sans mensonge, une nuit sans adultère et sans duel, auraient été une honte irréparable. Tu marchais tête levée, et tes yeux cherchaient hardiment la proie que tu devais dévorer. Depuis la vierge timide qui frémissait au bruit de tes pas, jusqu’à la courtisane effrontée qui mettait au défi ton courage et ta renommée, tu ne voulais ignorer aucune des joies de l’âme ou des sens : le marbre du temple ou le fumier de l’étable servait d’oreiller à ton sommeil.

« Que voulais-tu donc, ô don Juan ! que voulais-tu de ces femmes éplorées ? Est-ce le bonheur que tu demandais à leurs bras ? Espérais-tu faire une halte après ce laborieux pèlerinage ? Croyais-tu que Dieu t’enverrait enfin, pour fixer tes inconstantes amours, une femme supérieure à toutes celles que tu avais trahies ? Mais pourquoi les trahissais-tu ? Est-ce qu’en les quittant tu sentais au dedans de toi-même le dépit et le découragement d’une illusion perdue ? Est-ce que leur amour n’atteignait pas à la hauteur de tes rêves ? Avais-tu dit dans ton orgueil solitaire et monstrueux : « Elles me doivent une félicité infinie que je ne puis leur donner : leurs soupirs et leurs gémissements sont une douce musique à mon oreille ; les tortures et les angoisses de mes premières étreintes réjouissent mes yeux. Esclaves soumises et dévouées, j’aime à les voir s’embellir d’une joie menteuse pour ne pas troubler mon plaisir ; mais je leur défends de planter leur espérance sur le seuil de ma pensée, je leur défends d’attendre la fidélité en échange du sacrifice ! »

« Est-ce que tu tressaillais de colère chaque fois que tu devinais au fond de leur âme l’inconstance qui les faisait égales à toi, et qui peut-être allait te gagner de vitesse ? Étais-tu honteux et humilié quand leurs serments te menaçaient d’un amour opiniâtre et acharné qui aurait enchaîné ton égoïsme et ta gloire ? Avais-tu lu quelque part dans les conseils de Dieu que la femme est une chose faite pour le plaisir de l’homme, incapable de résistance ou de changement ? Pensais-tu que cette perfection idéale de renoncement existait pour toi seul sur la terre et devait assurer l’inépuisable renouvellement de tes joies ? Croyais-tu qu’un jour le délire arracherait aux lèvres de ta victime une promesse impie, et qu’elle s’écrierait : « Je t’aime parce que je souffre, je t’aime parce que tu goûtes un plaisir sans partage, je t’aime parce que je sens à tes transports qui se ralentissent, à tes bras qui s’ouvrent et m’abandonnent, que tu seras bientôt las de moi et que tu m’oublieras. Je me dévoue parce que tu me repousses, je me souviendrai parce que tu m’effaceras de ta mémoire. Je t’élèverai dans mon cœur un sanctuaire inviolable, parce que tu vas inscrire mon nom dans les archives de ton mépris ! »

« Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n’étais qu’un fou, ô don Juan ! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l’homme qu’elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n’étais qu’un sot ; si tu as cru qu’elle ne s’indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n’étais qu’un aveugle. Va ! tu n’étais qu’un libertin sans cœur, une âme de courtisan effronté dans le corps d’un rustre !

« Oh ! qu’ils t’ont mal compris ceux qui ont vu dans ta destinée l’emblème d’une lutte glorieuse et persévérante contre la réalité ! S’ils avaient renouvelé à leurs dépens l’épreuve que tu as tentée, ils ne te feraient pas la part si belle ; ils confesseraient à haute voix la misère de tes ambitions, la mesquinerie de tes espérances. S’ils avaient comme toi combattu corps à corps avec l’impureté, comme ils sauraient ce qui t’a manqué, à toi qui n’as jamais connu l’amour, et qui, au lieu de reprendre avec ton bon ange la route des cieux, l’as précipité dans l’enfer à ta suite !

« C’est pour cela, don Juan, que ta mort les effraie et les consterne, et qu’ils t’adorent à genoux. Leurs yeux ne franchissent pas l’horizon que tu avais embrassé ; ils ne sont heureux, comme toi, qu’avec des grincements de dents. L’épuisement et la douleur de tes derniers jours, le duel implacable de ton cerveau égaré contre ton sang engourdi, l’agonie et le râle de tes nuits sans sommeil les frappent de terreur comme une menace prophétique.

« Ils ne savent pas, les insensés, que tes plaintes étaient des blasphèmes, et que ta mort est un châtiment équitable. Ils ne savent pas que Dieu punit en toi l’égoïsme et la vanité, qu’il t’a envoyé le désespoir pour venger les victimes dont la voix s’élevait contre toi.

« Mais tu n’as pas le droit de te plaindre ; le châtiment qui t’a frappé n’est qu’une représaille. Tu n’étais pas sage, don Juan, si tu ignorais le dénoûment fatal de toutes les tragédies que tu avais jouées. Tu avais bien mal étudié les modèles qui t’avaient précédé dans la carrière et que tu voulais rajeunir. Tu ne savais donc pas que le crime, pour avoir quelque grandeur, pour prétendre à l’empire du monde, doit vivre dans la conscience anticipée de la peine qu’il mérite chaque jour ? Alors peut-être il peut se vanter de son courage, car il n’ignore pas la fin qui lui est réservée. Mais si tu croyais échapper à la vengeance céleste, don Juan, tu n’étais donc qu’un lâche !

« Ô mes sœurs ! ô mes filles ! voilà ce que c’est que don Juan. Aimez-le maintenant si vous pouvez. Que votre imagination s’exalte à l’idée de livrer les trésors de votre âme au souffle empoisonné de l’impie ; que les romans, les poëmes, le théâtre, vous montrent la perversité triomphante de votre grossier contempteur. Adorez-le à genoux, abjurez pour lui tous les dons du ciel, faites-en un chemin splendide où ses pieds viennent répandre le sang et la fange ! Allez ! courbez vos fronts, quittez le sein de Dieu, jeunes anges qui vivez en lui. Faites-vous victimes, faites-vous esclaves, faites-vous femmes !

« Ou plutôt déjouez ce piége grossier que le vice vous tend. Pour se dispenser de vous obtenir par des voies meilleures, sans doute son rôle est de se rendre aimable, sa tactique est de se peindre intéressant. Il vous dira qu’il souffre, qu’il soupire après le ciel qui le repousse, qu’il n’attend que vous pour y retourner ; mais il a déjà fait ces lâches mensonges et ces perfides promesses à des femmes aussi candides que vous ; et, quand il vous aura profanées et brisées comme elles, comme elles vous serez délaissées et enregistrées comme une date sur la liste de ses débauches.

« Sans doute il est des circonstances, heureusement bien rares, où le pardon et la patience de la femme servent, dans les desseins de Dieu, à la conversion de tels hommes. Quand de telles circonstances se rencontrent dans notre vie, malgré nous et en dépit de toute prévision, acceptons cette épreuve. Il y a des souffrances qui nous viennent de Dieu : que le dévouement, la douceur et l’abnégation soient les ressources de la femme à qui la Providence a envoyé le fléau d’un pareil époux. Mais ce dévouement doit avoir une limite ; car ce qu’il y a de pis au monde, c’est d’oublier que le vice est haïssable en lui-même et de se mettre à aimer le vice. Si, comme les hommes aiment à le proclamer, la femme est un être faible, ignorant et crédule, de quel droit nous appellent-ils pour les convertir ? Nous ne le pouvons pas sans doute ; et eux, nos supérieurs, nos maîtres, ils peuvent donc nous pervertir et nous perdre ? Voyez quelle hypocrisie ou quelle absurdité dans leur raisonnement !

« S’il est des souffrances qui viennent de Dieu, il en est bien plus, croyez-moi, qui nous viennent de nous-mêmes et que nous avons cherchées par notre témérité. Désirer l’amour du méchant, mettre son idéal dans la société du vice !… Mais cela est-il croyable, cela est-il possible ? Le mal est si contagieux que les anges mêmes y succombent. Quel orgueil insensé ira donc tenter un pareil sort ? Ah ! si jamais l’une de vous éprouve cette tentation, qu’elle s’examine bien elle-même, et elle verra que son prosélytisme n’est qu’un prétexte de la vanité. Il serait si beau de convertir don Juan ! il serait si glorieux de l’emporter sur toutes celles qui ont échoué ! Eh bien, vous êtes belle, vous êtes persuasive, vous êtes un être privilégié ; peut-être marquerez-vous dans la vie de don Juan. Il n’a jamais aimé la même femme plus d’un jour ; peut-être aura-t-il pour vous deux jours de fidélité. Ce sera un beau triomphe ; on en parlera. Mais que deviendrez-vous le troisième jour ? Oserez-vous vous présenter devant Dieu pour lui demander sa paix que vous possédiez et que vous avez aliénée pour l’honneur de posséder don Juan ? Vous aviez promis au Seigneur de lui ramener cette âme égarée ; et pourtant vous revenez seule, abattue, souillée. Votre âme a perdu sa virginité, votre beauté sa puissance, votre jeunesse son espoir. Le souffle de don Juan est sur vous. Faites pénitence ; il faudra beaucoup prier, beaucoup pleurer avant que cette tache soit lavée et que cette blessure ait fini de saigner. Mais quoi ! votre réconciliation avec Dieu vous épouvante ! vous craignez les reproches de la conscience, l’horreur de la solitude ! vous vous jetez dans le tumulte du monde ! Vous espérez vous enivrer et oublier votre mal. Mais le monde vous raille et vous dédaigne. Le monde est cruel, impitoyable. Vos larmes, qui eussent attendri le Seigneur, ne seront pour le monde qu’un sujet de risée. Alors il vous faut vaincre l’insolence du monde, et relever votre vanité froissée en cherchant de nouveaux triomphes. Il vous faut d’autres amours, vous ne pouvez pas rester seule et abandonnée. Vous ne pouvez pas être un objet de pitié pour les autres femmes. Il faut vous obstiner à soumettre don Juan. Retournez à lui ; votre persévérance l’enorgueillira, et, pendant un jour encore, vous croirez être au comble du bonheur et de la gloire. Mais avec don Juan, il est un lendemain inévitable. Un charme magique pèse sur lui, l’ennui le poursuit partout et le chasse de partout. Il le chassera de vos bras comme de ceux des autres. Suivez-le si vous l’osez !

« Mais non, faites mieux, abandonnez-vous à la colère, à la vengeance. Oubliez don Juan, prouvez-lui que vous êtes aussi forte, aussi légère que lui, cherchez un réparateur de votre affront, un consolateur à votre peine. Un autre don Juan se présentera, car il y en a beaucoup dans le temps où nous vivons. Il en viendra un plus beau, plus élégant, plus impudent que le premier. Celui-là ne vous eût pas cherchée alors que vous étiez pure. Il n’aime que le vice effronté ; et quand il saura que vous avez été profanée, il se flattera de vous trouver telle qu’il vous désire. Il vous poursuivra, il vous persuadera sans peine ; car il sait que c’est le dépit et non le besoin d’aimer qui vous attire à lui. Il a trop d’expérience pour croire à un amour que vous n’éprouvez pas, et lui, qui n’en éprouve pas davantage, il ne craindra pas de vous tromper par les plus absurdes promesses. Avec le premier vous aviez eu deux ou trois jours de tendresse, avec le second vous n’en aurez pas un seul.

« Je m’arrête ; c’est assez mettre sous vos yeux le tableau hideux de l’égarement et du désespoir. Détournez vos regards, ô mes douces et chastes compagnes ! élevez-les au ciel et voyez si les anges s’ennuient de la société de l’Éternel ! voyez si la légende est vraie et si les bienheureux abjurent leurs ineffables délices pour la société des hommes corrompus ! »

La belle Claudia pleurait…..

Sténio n’entendit pas la fin du discours de l’abbesse. Elle avait, comme de coutume, ramené à elle tout son auditoire, et la gloire de don Juan était renversée. Comme il vit que, malgré l’attention qu’on donnait à l’abbesse, de temps en temps des regards incertains et curieux s’attachaient sur lui, il craignait d’être reconnu s’il sortait avec la foule. Il s’échappa sans bruit et revint chez lui quitter son travestissement, tout en roulant dans son esprit mille projets de vengeance, tous plus fous les uns que les autres.