Aller au contenu

Lélia (1867)/66

La bibliothèque libre.
Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 135-138).

LXVI.


La mort de Sténio fut le signal d’autres événements tragiques. Le cardinal mourut, peu de temps après, d’un mal si rapide et si violent qu’on l’attribua au poison. Magnus avait abandonné son ermitage. Il avait erré plusieurs jours dans les montagnes, en proie à un affreux délire. Les montagnards consternés entendirent ses cris lamentables retentir dans l’horreur de la nuit ; ses pas inégaux et précipités ébranlèrent le seuil de leurs chalets et les y retinrent jusqu’au jour éveillés et tremblants. Enfin, il disparut et alla s’ensevelir dans un couvent de chartreux. Mais bientôt d’étranges révélations sortirent de cet asile, et allèrent bouleverser les existences les plus sereines et les plus brillantes. Annibal succomba sans être appelé à aucune explication. Plusieurs évêques qui l’avaient secondé dans ses vues généreuses, grand nombre de prêtres les plus distingués du clergé par leurs lumières et la noblesse de leur conduite, furent disgraciés ou interdits. Quant à Lélia, on pensa que de tels châtiments seraient trop doux pour l’expiation de ses crimes, et qu’il fallait lui infliger l’humiliation et la honte. L’inquisition instruisit son procès. Le prélat puissant qui l’avait soutenue dans sa carrière était abattu. Les animosités profondes, résultat de cette nouvelle direction donnée par eux et par leurs adhérents aux idées religieuses, et qui avaient grondé sourdement sous leurs pieds, éclatèrent tout à coup et prirent leur revanche. On versa le venin de la calomnie sur la tombe à peine fermée du cardinal, libation impure offerte aux passions infernales. On rechercha les actions secrètes de sa vie, et, au lieu de blâmer celles qui auraient pu être répréhensibles, on les passa sous silence pour ne s’occuper que des dernières années de sa vie ; années qui, sous l’influence de Lélia, étaient devenues aussi pures que l’âme de Lélia le souhaitait pour sympathiser entièrement avec celle du prélat. On prit plaisir à répandre la fange du scandale et de l’imposture sur cette amitié sacrée qui eût pu produire de si grandes choses dans l’intérêt de l’Église, si l’Église, comme toutes les puissances qui finissent, n’eût pris à tâche de se précipiter elle-même dans l’abîme où elle dort aujourd’hui sans espoir du réveil.

L’abbesse des Camaldules fut donc accusée d’avoir été l’épouse adultère du Christ et d’avoir entraîné dans des voies de perdition un prince de l’Église qui, avant sa liaison funeste avec elle, avait été, disait-on, une des colonnes de la foi. En outre, elle fut accusée d’avoir professé des doctrines étranges, nouvelles, pleines de passions mondaines, et toutes imprégnées d’hérésie ; puis d’avoir entretenu des relations criminelles avec un impie qui s’introduisait la nuit dans sa cellule ; enfin, d’avoir mis le comble au délire de l’apostasie et à l’audace du sacrilège en faisant inhumer le cadavre de cet impie dans la terre consacrée aux sépultures des Camaldules : infraction aux lois de l’Église, qui refusent la sépulture en terre sainte aux athées décédés de mort volontaire ; infraction aux règles monastiques qui n’admettent pas la sépulture des hommes dans l’enceinte réservée aux tombes des vierges.

À ce dernier chef d’accusation, Lélia connut d’où partait le coup dont elle était frappée. Elle n’en douta plus lorsque, appelée à rendre compte de sa conduite devant ses sombres juges, elle se vit confrontée avec Magnus. Toutes ces turpitudes lui causèrent un tel dégoût qu’elle se refusa à toute interrogation, et n’essaya pas de se justifier. Magnus était si tremblant devant elle, qu’en face de juges intègres le trouble de l’accusateur et le calme de l’accusée eussent suffi pour éclairer les consciences. Mais la sentence était portée d’avance, et les débats n’avaient lieu que pour la forme. Lélia sentit dans son cœur trop de mépris pour accuser Magnus à son tour. Elle se contenta de lui dire, en le voyant chanceler et s’appuyer sur les bras du familier du saint-office : « Rassure-toi, la terre ne s’entr’ouvrira pas sous tes pieds. Ton supplice sera dans ton cœur. Ne crains pas que je te rende blessure pour blessure, outrage pour outrage. Va, misérable, je te plains, je sais à quelles lâches terreurs tu obéis en me calomniant. Va te cacher à tous les yeux, toi qui espères gagner le ciel en commettant l’iniquité ; que Dieu t’éclaire et le pardonne comme je te pardonne moi-même !

Lélia fut accusée aussi par deux de ses religieuses qui l’avaient toujours haïe à cause de son amour pour la justice, et qui espéraient prendre sa place. Elles l’accusèrent d’avoir eu des relations avec les carbonari, et d’avoir aidé, conjointement avec le cardinal, à l’évasion du féroce et impie Valmarina. Enfin elles lui firent un crime d’avoir disposé avec une prodigalité insensée des richesses du couvent, et d’avoir, dans une année de disette, fait vendre des vases d’or et des effets précieux dépendants du trésor de leur église pour soulager la misère des habitants de la contrée. Interrogée sur ce fait, Lélia répondit en souriant qu’elle se déclarait coupable.

Elle fut condamnée à être dégradée de sa dignité en présence de toute sa communauté. On attira autant de monde qu’on put à ce spectacle ; mais peu de personnes s’y rendirent, et celles que la curiosité y poussa s’en retournèrent émues profondément de la dignité calme avec laquelle l’abbesse, soumise à ces affronts, les reçut d’un air à faire pâlir ceux qui les lui infligeaient.

Elle fut ensuite reléguée dans une chartreuse ruinée que la communauté des Camaldules possédait dans le nord des montagnes, et dont elle faisait entretenir une partie pour servir d’asile pénitentiaire à ses délinquantes. C’était un lieu froid et humide, où de grands sapins toujours baignés par les nuages bornaient l’horizon de toutes parts. C’est là que, l’année suivante, Trenmor trouva Lélia mourante, et l’engagea de tout son pouvoir à rompre son vœu et à fuir avec lui sous un autre ciel. Mais Lélia fut inébranlable dans sa résolution.

« Que m’importe, quant à moi, lui dit-elle, de mourir ici ou ailleurs, et de vivre quelques semaines de plus ou de moins ? N’ai-je pas assez souffert, et le ciel ne m’a-t-il pas concédé enfin le droit d’entrer dans le repos ! D’ailleurs je dois rester ici pour confondre la haine de mes ennemis et pour donner un démenti à leurs prédictions. Ils ont espéré que je me soustrairais au martyre ; ils seront déçus de leur attente. Il n’est pas inutile que le monde aperçoive quelque différence entre eux et moi. Les idées auxquelles je me suis vouée exigent de ma part une conduite exemplaire, pure de toute faiblesse, exempte de tout de tout reproche. Croyez bien qu’au point où j’en suis une telle force me coûte peu. »

Trenmor la vit s’éteindre rapidement, toujours belle et toujours calme. Elle eut cependant, vers sa dernière heure, quelques instants de trouble et de désespoir. L’idée de voir l’ancien monde finir sans faire surgir un monde nouveau lui était amère et insupportable.

« Eh quoi ! disait-elle, tout ce qui est est-il donc comme moi frappé à mort et destiné à périr sans laisser de descendant pour recueillir son héritage ? J’ai cru, pendant quelques années, qu’à la faveur d’un entier renoncement à toute satisfaction personnelle j’arriverais à vivre par la charité et à me réjouir dans l’avenir de la race humaine. Mais comment puis-je aimer une race aveugle, stupide et méchante ? Que puis-je espérer d’une génération sans conscience, sans foi, sans intelligence et sans cœur ? »

Trenmor s’efforçait en vain de lui faire comprendre qu’elle s’était abusée en cherchant l’avenir dans le passé. Il ne pouvait être là, disait-il, qu’un germe mystérieux dont l’éclosion serait longue, parce qu’il lui fallait, pour s’ouvrir à la vie, que le vieux tronc fût abattu et desséché. Tant qu’il y aura un catholicisme et une Église catholique, lui disait-il, il n’y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez les hommes. Il faut que cette ruine s’écroule, et qu’on en balaie les débris pour que le sol puisse produire des fruits là où il n’y a maintenant que des pierres. Votre grande âme, celle d’Annibal et de plusieurs autres se sont rattachées au dernier lambeau de la foi, sans songer qu’il valait mieux arracher ce lambeau, puisqu’il ne servait qu’à voiler encore la vérité. Une philosophie nouvelle, une foi plus pure et plus éclairée, va se lever à l’horizon. Nous n’en saluons que l’aube incertaine et pâle ; mais les lumières et les inspirations qui font la vie de l’humanité ne manqueront pas plus à l’avenir des générations que le soleil ne manque chaque matin à la terre endormie et plongée dans les ténèbres.

L’âme ardente de Lélia ne pouvait s’ouvrir à ces espérances lointaines. Elle n’avait jamais su s’accommoder des promesses de l’avenir, à moins qu’elle ne sentît l’action qui doit produire ces choses agir sur elle ou émaner d’elle. Son cœur avait d’infinis besoins, et il allait s’éteindre sans en avoir satisfait aucun. Il eût fallu à cette immense douleur l’immense consolation de la certitude. Elle eût pardonné au ciel de l’avoir frustrée de tout bonheur si elle eût pu lire clairement dans les destins de l’humanité future quelque chose de mieux que ce qu’elle avait eu elle-même en partage.

Une nuit Trenmor la rencontra sur le sommet de la montagne, il faisait un temps affreux, la pluie coulait par torrents, le vent mugissait dans la forêt, et les arbres craquaient de toutes parts. De pâles éclairs sillonnaient les nuages ; Trenmor l’avait laissée dans sa cellule si épuisée et si faible qu’il avait craint de ne pas la retrouver vivante le lendemain. En la rencontrant ainsi errante sur les rochers glissants, et toute baignée de l’écume des torrents qui se formaient et grossissaient autour d’elle, Trenmor crut voir son spectre, et il l’invoqua comme un pur esprit ; mais elle lui prit la main, et, l’attirant vers elle, elle lui parla ainsi d’une voix forte et l’œil enflammé d’un feu sombre.