Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 20

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Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 19).
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XX.

Lélia, adieu, je vais me tuer. Vous m’avez fait heureux aujourd’hui, demain vous m’arracheriez bien vite le bonheur que par mégarde ou par caprice vous m’avez donné ce soir. Il ne faut pas que je vive jusqu’à demain, il faut que je m’endorme dans ma joie et que je ne m’éveille pas.

Le poison est préparé ; maintenant je puis vous parler librement, vous ne me verrez plus, vous ne pourrez plus me désespérer. Peut-être regretterez-vous la victime que vous pouviez faire souffrir, le jouet que vous vous amusiez à tourmenter sous votre souffle capricieux. Vous m’aimiez plus que Trenmor, disiez-vous, quoique vous m’estimassiez moins. Il est vrai que vous ne pouvez pas torturer Trenmor à votre gré ; contre lui votre puissance échoue, vos ongles n’ont pas de prise sur ce cœur de diamant. Moi, j’étais une cire molle qui recevait toutes les empreintes ; je conçois, artiste, que vous vous plaisiez mieux avec moi. Vous me tourmentiez à votre guise et vous me donniez toutes les formes de vos inspirations. Triste, vous imprimiez à votre œuvre le sentiment dont vous étiez dominée ; calme, vous lui donniez l’air calme des anges ; irritée, vous lui communiquiez l’affreux sourire que le démon a mis sur vos lèvres. Ainsi le statuaire fait un dieu avec un peu de fange, et un reptile avec la même fange qui fut un dieu.

Lélia, pardonne à ces instants de haine que tu m’inspires : c’est que je t’aime avec passion, avec délire, avec désespoir. Je puis bien te le dire sans t’offenser, sans te désobéir, puisque c’est la dernière fois que je te parle : tu m’as fait bien du mal ! Et pourtant il t’était bien facile de faire de moi un homme heureux, un poëte aux idées riantes, aux vives inspirations ; avec un mot par jour, avec un sourire chaque soir, tu m’aurais fait grand, tu m’aurais conservé jeune. Au lieu de cela, tu n’as cherché qu’à me flétrir et à me décourager. Tout en disant que tu voulais garder en moi le feu sacré, tu l’as éteint jusqu’à la dernière étincelle ; tu le rallumais méchamment afin d’en surprendre l’éruption et d’en étouffer la flamme. Maintenant, je renonce à l’amour, je renonce à la vie : es-tu contente ? Adieu !

Minuit approche. Je vais… où tu ne viendras pas, Lélia ! car il est impossible que nous ayons le même avenir. Nous n’adorons pas la même puissance, nous n’habiterons pas les mêmes cieux…