Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 35

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Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 47-60).
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TROISIÈME PARTIE.

Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte et les yeux fixés sur le Soleil ?
alfred de musset

XXXV.

« Je ne vous raconterai pas de faits circonstanciés et précis, dit Lélia. Tout ce qui a composé ma vie serait aussi long à dire que ma vie a duré de jours. Mais je vous dirai l’histoire d’un cœur malheureux, égaré par une vaine richesse de facultés, flétri avant d’avoir vécu, usé par l’espérance, et rendu impuissant par trop de puissance peut-être !

— Et c’est ce qui vous rend déplorablement vulgaire, Lélia, reprit la courtisane impitoyable dans son bon sens grossier. C’est ce qui vous fait ressembler à tous les poëtes que j’ai lus. Car je lis les poëtes ; je les lis pour me réconcilier avec la vie qu’ils peignent de couleurs si fausses, et qui a le tort d’être trop bonne pour eux ; je les lis pour savoir de quelles idées prétentieuses et scandaleusement erronées il faut se préserver pour être sage ; je les lis pour prendre d’eux ce qui est utile et rejeter ce qui est mauvais, c’es-à-dire pour m’emparer de ce luxe d’expression qui est devenu la langue usuelle du siècle, et pour me préserver d’en habiller les sottises qu’ils professent. Vous auriez dû vous en tenir là. Vous auriez dû, ma Lélia, faire servir la fécondité de votre cerveau à poétiser les choses pour les mieux apprécier. Vous auriez dû appliquer votre supériorité d’organisation à jouir et non à nier ; car alors à quoi vous sert la lumière ?

— Et vous avez raison, cruelle, dit Lélia avec amertume. Ne sais-je pas tout cela ? Eh bien ! c’est mon travers, c’est mon mal, c’est ma fatalité que vous signalez, et vous me raillez quand je viens me plaindre à vous ! Je m’humilie et m’afflige d’être un type si trivial et si commun de la souffrance de toute une génération maladive et faible, et vous me répondez par le mépris ! Est-ce ainsi que vous me consolez ?



Et je vous contemplai avec une singulière curiosité. (Page 47.)

— Pardonne, Meschina » ! dit l’insouciante Pulchérie en souriant, et continue.

Lélia reprit :

«Si Dieu m’a créée dans un jour de colère ou d’apathie, dans un sentiment d’indifférence ou de haine pour les œuvres de ses mains, c’est ce que je ne sais point. Il est des instants où je me hais assez pour m’imaginer être la plus savante et la plus affreuse combinaison d’une volonté infernale. Il en est d’autres où je me méprise au point de me regarder comme une production inerte engendrée par le hasard et la matière. La faute de ma misère, je ne sais à qui l’imputer ; et, dans les âcres révoltes de mon esprit, ma plus grande souffrance est toujours de craindre l’absence d’un Dieu que je puisse insulter. Je le cherche alors sur la terre, et dans les cieux, et dans l’enfer, c’est-à-dire dans mon cœur. Je le cherche, parce que je voudrais l’étreindre, le maudire et le terrasser. Ce qui m’indigne et m’irrite contre lui, c’est qu’il m’ait donné tant de vigueur pour le combattre, et qu’il se tienne si loin de moi ; c’est qu’il m’ait départi la gigantesque puissance de m’attaquer à lui, et qu’il se tienne là-bas ou là-haut, je ne sais où, assis dans sa gloire et dans sa surdité, au-dessus de tous les efforts de ma pensée.

« J’étais pourtant née en apparence sous d’heureux auspices. Mon front était bien conformé ; mon œil s’annonçait noir et impénétrable comme doit être tout œil de femme libre et fière ; mon sang circulait bien, et nulle infirme disgrâce ne me frappait d’une injuste et flétrissante malédiction. Mon enfance est riche de souvenirs et d’impressions d’une inexprimable poésie. Il me semble que les anges m’ont bercée dans leurs bras, et que de magiques apparitions m’ont gâté la nature réelle avant qu’à mes yeux se fût révélé le sens de la vue.

« Et comme la beauté se développait en moi, tout me souriait, hommes et choses. Tout devenait amour et poésie autour de moi, et dans mon sein chaque jour faisait éclore la puissance d’aimer et celle d’admirer.


Une fois un jeune enfant vint… (Page 54.)

« Cette puissance était si grande, si précieuse et si bonne, je la sentais émaner de moi comme un parfum si suave et si enivrant, que je la cultivai avec amour. Loin de me défier d’elle et de ménager sa sève pour jouir plus longtemps de ses fruits, je l’excitai, je la développai, je lui donnai cours par tous les moyens possibles. Imprudente et malheureuse que j’étais !

« Je l’exhalais alors par tous les pores, je la répandais comme une inépuisable source de vie sur toutes choses. Le moindre objet d’estime, le moindre sujet d’amusement, m’inspiraient l’enthousiasme et l’ivresse. Un poëte était un dieu pour moi, la terre était ma mère, et les étoiles mes sœurs. Je bénissais le ciel à genoux pour une fleur éclose sur ma fenêtre, pour un chant d’oiseau envoyé à mon réveil. Mes admirations étaient des extases, mon bien-être le délire.

« Ainsi agrandissant de jour en jour ma puissance, excitant ma sensibilité et la répandant sans mesure au-dessus et au-dessous de moi, j’allais jetant toute ma pensée, toute ma force dans le vide de cet univers insaisissable qui me renvoyait toutes mes sensations émoussées : la faculté de voir, éblouie par le soleil ; celle de désirer, fatiguée par l’aspect de la mer et le vague des horizons ; et celle de croire, ébranlée par l’algèbre mystérieuse des étoiles et le mutisme de toutes ces choses après lesquelles s’égarait mon âme ; de sorte que j’arrivai dès l’adolescence à cette plénitude de facultés qui ne peut aller au delà sans briser l’enveloppe mortelle.

« Alors un homme vint, et je l’aimai. Je l’aimai du même amour dont j’avais aimé Dieu et les cieux, et le soleil et la mer. Seulement je cessai d’aimer ces choses, et je reportai sur lui l’enthousiasme que j’avais eu pour les autres œuvres de la Divinité.

« Vous avez raison de dire que la poésie a perdu l’esprit de l’homme ; elle a désolé le monde réel, si froid, si pauvre, si déplorable au prix des doux rêves qu’elle enfante. Enivrée de ses folles promesses, bercée de ses douces moqueries, je n’ai jamais pu me résigner à la vie positive. La poésie m’avait créé d’autres facultés, immenses, magnifiques, et que rien sur la terre ne devait assouvir. La réalité a trouvé mon âme trop vaste pour y être contenue un instant. Chaque jour devait marquer la ruine de ma destinée devant mon orgueil, la ruine de mon orgueil désolé devant ses propres triomphes. Ce fut une lutte puissante et une victoire misérable ; car, à force de mépriser tout ce qui est, je conçus le mépris de moi-même, sotte et vaine créature, qui ne savais jouir de rien à force de vouloir jouir splendidement de toutes choses.

« Oui, ce fut un grand et rude combat, car, en nous enivrant, la poésie ne nous dit pas qu’elle nous trompe. Elle se fait belle, simple, austère comme la vérité. Elle prend mille faces diverses, elle se fait homme et ange, elle se fait Dieu ; on s’attache à cette ombre, on la poursuit, on l’embrasse, on se prosterne devant elle, on croit avoir trouvé Dieu et conquis la terre promise ; mais, hélas ! sa fugitive parure tombe en lambeaux sous l’œil de l’analyse, et l’humaine misère n’a plus un haillon pour se couvrir. Oh ! alors l’homme pleure et blasphème. Il insulte le ciel, il demande raison de ses mécomptes, il se croit volé, il se couche et veut mourir.

« Et en effet, pourquoi Dieu le trompe-t-il à ce point ? Quelle gloire peut trouver le fort à leurrer le faible ? Car toute poésie émane du ciel et n’est que le sentiment instinctif d’une Divinité présente à nos destinées. Le matérialisme détruit la poésie, il réduit tout aux simples proportions de la réalité. Il ne construit l’univers qu’avec des combinaisons ; la foi religieuse le peuple de fantômes. La Divinité derrière ses voiles impénétrables se rit-elle donc même de notre culte et des créations angéliques dont notre cerveau maladif l’environne ? Hélas ! tout ceci est sombre et décourageant.

— C’est qu’il ne faudrait ni rêver, ni prier, dit Pulchérie ; il faudrait se contenter de vivre, accepter naïvement la croyance à un Dieu bon : cela suffirait à l’homme s’il avait moins de vanité. Mais l’homme veut examiner ce Dieu et reviser ses œuvres ; il veut le connaître, l’interroger, le rendre propice à ses besoins, responsable de ses souffrances ; il veut traiter d’égal à égal avec lui. C’est votre orgueil qui inventa la poésie et qui plaça entre la terre et le ciel tant de rêves décevants. Dieu n’est pas l’auteur de vos misères…

— Orgueil, confiance, reprit Lélia, ce sont deux mots différents pour exprimer la même idée ; ce sont deux manières diverses d’envisager le même sentiment. De quelque nom que vous l’appeliez, il est le complément de notre organisation, et comme la clef de voûte de notre monde intellectuel. C’est Dieu qui a couronné son œuvre de cette pensée vague, douloureuse, mais infinie et sublime ; c’est la condition d’inquiétude et de malaise qu’il nous a imposée en nous élevant au-dessus des autres créatures animées. — Vous surpasserez la force du chameau, l’habileté du castor, nous a-t-il dit ; mais vous ne serez jamais satisfaits de vos œuvres, et au-dessus de votre Éden terrestre vous chercherez toujours la flottante promesse d’un séjour meilleur. Allez, vous vous partagerez la terre, mais vous désirerez le ciel ; vous serez puissants, mais vous souffrirez.

— Eh bien ! s’il en est ainsi dit Pulchérie, souffrez en silence, priez à genoux, attendez le ciel, mais résignez-vous devant les maux de la vie. Ressentir la souffrance imposée par le Créateur, ce n’est pas là toute la tâche de l’homme : il s’agit de l’accepter. Crier sans cesse et maudire le joug, ce n’est pas le porter. Vous savez bien qu’il ne suffit pas de trouver le calice amer, il faut encore le boire jusqu’à la lie. Vous n’avez qu’une chance de grandeur sur la terre, et vous la méprisez : c’est celle de vous soumettre, et vous ne vous soumettez jamais. À force de frapper impérieusement au séjour des anges, ne craignez-vous pas de vous le rendre inaccessible ?

— Vous avez raison, ma sœur, vous parlez comme Trenmor. Amoureuse de la vie, vous êtes au même point de soumission que cet homme détaché de la vie. Vous avez dans le désordre le même calme que lui dans la vertu. Mais moi, qui n’ai ni vertus ni vices, je ne sais comment faire pour supporter l’ennui d’exister. Hélas ! il vous est facile de prescrire la patience ! Si vous étiez, comme moi, placée entre ceux qui vivent encore et ceux qui ne vivent plus, vous seriez, comme moi, agitée d’une sombre colère et tourmentée d’un insatiable désir d’être quelque chose, de commencer la vie ou d’en finir avec elle.

— Mais ne m’avez-vous pas dit que vous aviez aimé ? Aimer, c’est vivre à deux.

« Ne sachant à quoi dépenser la puissance de mon âme, je la prosternai aux pieds d’une idole créée par mon culte, car c’était un homme semblable aux autres ; et quand je fus lasse de me prosterner, je brisai le piédestal et je le vis réduit à sa véritable taille. Mais je l’avais placé si haut dans mes pompeuses adorations, qu’il m’avait paru grand comme Dieu. »

« Ce fut là ma plus déplorable erreur ; et voyez quelle destinée misérable est la mienne ! je fus réduite à la regretter dès que je l’eus perdue. C’est que, hélas ! je n’eus plus rien à mettre à la place. Tout me parut petit près de ce colosse imaginaire. L’amitié me sembla froide, la religion menteuse, et la poésie était morte avec l’amour.

« Avec ma chimère j’avais été aussi heureuse qu’il est permis de l’être aux caractères de ma trempe. Je jouissais du robuste essor de mes facultés, l’enivrement de l’erreur me jetait dans des extases vraiment divines ; je me plongeais à outrance dans cette destinée cuisante et terrible qui devait m’engloutir après m’avoir brisée. C’était un état inexprimable de douleur et de joie, de désespoir et d’énergie. Mon âme orageuse se plaisait à ce ballottement funeste qui l’usait sans fruit et sans retour. Le calme lui faisait peur, le repos l’irritait. Il lui fallait des obstacles, des fatigues, des jalousies dévorantes à concentrer, des ingratitudes cruelles à pardonner, de grands travaux à poursuivre, de grandes infortunes à supporter. C’était une carrière, c’était une gloire. Homme, j’eusse aimé les combats, l’odeur du sang, les étreintes du danger ; peut-être l’ambition de régner par l’intelligence, de dominer les autres hommes par des paroles puissantes, m’eût-elle souri aux jours de ma jeunesse. Femme, je n’avais qu’une destinée noble sur la terre, c’était d’aimer. J’aimai vaillamment ; je subis tous les maux de la passion aveugle et dévouée aux prises avec la vie sociale et l’égoïsme réel du cœur humain ; je résistai durant de longues années à tout ce qui devait l’éteindre ou la refroidir. À présent, je supporte sans amertume les reproches des hommes, et j’écoute en souriant l’accusation d’insensibilité dont ils chargent ma tête. Je sais, et Dieu le sait bien aussi, que j’ai accompli ma tâche, que j’ai fourni ma part de fatigues et d’angoisses au grand abîme de colère où tombent sans cesse les larmes des hommes sans pouvoir le combler. Je sais que j’ai fait l’emploi de ma force par le dévouement, que j’ai abjuré ma fierté, effacé mon existence derrière une autre existence. Oui, mon Dieu, vous le savez, vous m’avez brisée sous votre sceptre, et je suis tombée dans la poussière. J’ai dépouillé cet orgueil jadis si altier, aujourd’hui si amer ; je l’ai dépouillé longtemps devant l’être que vous avez offert à mon culte fatal. J’ai bien travaillé, ô mon Dieu ! j’ai bien dévoré mon mal dans le silence. Quand donc me ferez-vous entrer dans le repos ?

— Tu te vantes, Lélia ; tu as travaillé en pure perte, et je ne m’en étonne pas. Tu as voulu faire de l’amour autre chose que ce que Dieu lui a permis d’être ici-bas. Si je comprends bien ton infortune, tu as aimé de toute la puissance de ton être, et tu as été mal aimée. Quelle erreur était la tienne ! Ne savais-tu pas que l’homme est brutal et la femme mobile ? Ces deux êtres si semblables et si dissemblables sont faits de telle sorte, qu’il y a toujours entre eux de la haine, même dans l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre. Le premier sentiment qui succède à leurs étreintes, c’est le dégoût et la tristesse. C’est une loi d’en haut, contre laquelle vous vous révolterez en vain. L’union de l’homme et de la femme devait être passagère dans les desseins de la Providence. Tout suppose à leur éternelle association, et le changement est une nécessité de leur nature.

— S’il en est ainsi, dit Lélia avec véhémence, malédiction sur l’amour ! ou plutôt malédiction sur la volonté divine et sur la destinée humaine ! Pour moi, j’avais cru, en effet, qu’il en devait être autrement. Le sentiment de l’amour avait été révélé à ma jeunesse sous la forme la plus angélique et la plus durable ; elle émanait de Dieu même, elle devait avoir revêtu quelque chose de son immortalité. Cesser d’aimer ! cette idée ne pouvait pas avoir de sens pour moi ! Autant valait dire : cesser d’exister !

— Et pourtant tu n’aimes plus, dit Pulchérie.

— Et aussi je suis morte ! répondit Lélia.

— Mais pourquoi avoir laissé éteindre le feu sacré ? dit la courtisane ; ne pouviez-vous le porter sur d’autres autels ? Changer d’amant n’est pas changer d’amour.

— Eh quoi ; reprit Lélia, peut-on rallumer ce feu, quand celui qui l’inspirait l’a laissé mourir ? Peut-on lui rendre son éclat et sa pureté première ? Qu’est-ce que l’amour ? n’est-ce pas un culte ? et derrière ce culte, l’objet aimé n’est-il pas le dieu ? Et si lui-même prend plaisir à détruire la foi qu’il inspirait, comment l’âme peut-elle se choisir un autre dieu parmi d’autres créatures ? Elle a rêvé l’idéal, et, tant qu’elle a cru trouver la perfection dans un être de sa race, elle s’est prosternée devant lui. Mais maintenant elle sait que son idéal n’est pas de ce monde. Quelle espèce de culte, quelle espèce de foi pourra-t-elle offrir à une idole nouvelle ? Il laudra donc qu’elle lui apporte un amour incomplet et borné, un sentiment fini, raisonné, susceptible d’analyse et de distinction ? Elle avait cru à des vertus sans alliage, à un éclat sans tache. Elle sait maintenant que toute vertu est fragile, que toute grandeur est limitée ; car ce qui était pour elle le type du beau et du grand a trompé son attente et trahi ses promesses. Effacera-t-elle, par un simple effort de sa volonté, ce souvenir terrible qui doit lui servir d’éternelle leçon ? Où donc trouvera-t-elle cet oubli bienfaisant ? Et si elle le trouve, ne sera-ce pas plutôt une confiance stupide, dont elle ne tardera pas à se repentir ? Faudrait-il qu’elle se traîne de déception en déception jusqu’à ce que sa force s’épuise, et que la noble chimère de l’idéal s’envole devant la réalité des grossières passions ? Est-ce pour cette noble fin que Dieu nous avait donné des aspirations si brûlantes et des songes si sublimes ?

— Mais quel orgueil est donc le tien, ô Lélia ! s’écria Pulchérie étonnée. Es-tu donc le seul être accompli qu’il y ait sur la terre ? Ton cœur est-il le foyer d’une flamme si céleste que tu ne puisses jamais rencontrer un cœur aussi ardent que le tien, une pureté aussi irréprochable que la tienne ? Sois donc impie, puisque tu te crois un ange envoyé ici-bas pour souffrir parmi les hommes !

— Quand j’aurais un orgueil insensé, je n’en aurais pas encore assez pour me croire un ange. Si j’étais un ange, j’aurais un sentiment si net de ma mission en ce monde, que je m’immolerais pour l’expiation de quelque faute dont j’aurais le souvenir, ou pour accomplir quelque bien sur cette terre infortunée par le sacrifice de mon orgueil et l’enseignement des éternelles vérités dont j’aurais la certitude. Mais je suis un être faible, borné, souffrant. Une profonde ignorance de mon existence antérieure plane sur moi depuis que je respire dans ce monde maudit. Je ne sais pas si je souffre pour laver la tache du péché originel, contractée dans une autre existence, ou pour conquérir une existence nouvelle plus pure et plus douce. J’ai en moi le sentiment et l’amour de la perfection. Il me semble que j’en aurais la puissance si j’avais la foi. Mais la foi me manque, l’expérience me détrompe, le passé m’est inconnu, le présent me froisse, l’avenir m’épouvante. Mon idéal n’est plus en moi qu’un rêve déchirant, un désir qui me consume. Que puis-je faire d’un sentiment que personne ne partage ou que personne n’espère voir triompher des tristes réalités de la vie ? Je connais un homme vertueux, je crains de l’interroger ; j’ai peur qu’il ne me désespère en m’avouant qu’il ne voit dans la vertu que l’exercice d’un besoin inné chez lui, ou qu’il ne me décourage en me disant de renoncer à tout, même à l’espérance.

— Vous conservez donc de l’espérance ? dit Pulchérie en souriant. Avouez-le, Lélia, vous n’êtes pas bien morte.

— J’essaie d’aimer un poëte, dit Lélia. Je vois en lui le sentiment de l’idéal tel que je l’ai conçu quand j’étais jeune comme lui ; mais je crains de découvrir en lui ce besoin d’épouser la terre et ses vulgaires intérêts, qui, tôt ou tard, flétrit le cœur de l’homme et lui enlève son rêve de perfection.

— On m’a dit que vous connaissiez Valmarina, reprit la courtisane. On prétend que vous n’êtes pas étrangère aux mystérieuses opérations de cet homme singulier. On le dit jeune encore, beau, et d’un grand caractère. Pourquoi ne l’aimez-vous pas ? manque-t-il d’intelligence ? méprise-t-il l’amour ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Lélia ; mais il aime trop la vertu pour aimer une femme ; son idéal, c’est le devoir. Il craindrait de retirer à l’humanité ce qu’il donnerait de son âme à un individu. Je n’ai jamais songé à l’aimer, parce que de grandes douleurs ont tué à jamais en lui l’espérance de tout bonheur sur la terre. Il fut un temps, peut-être, où nous aurions pu nous unir, nous comprendre et nous aider mutuellement à garder le feu sacré. Mais il n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui : j’avais la foi et il ne l’avait pas. Aujourd’hui les rôles sont changés : c’est lui qui a la foi, et moi je l’ai perdue.

— Mais, puisque vous avez le culte de la vertu, ne pouvez-vous, à l’exemple de celui dont vous me parliez tout à l’heure, vous y livrer, comme à la satisfaction d’un besoin inné ? Renoncez à l’amour, ayez le courage d’exercer la charité.

— Je l’exerce et n’y trouve pas le bonheur.

— J’entends, vous faites le bien par curiosité. Eh bien, je vaux donc mieux que vous ; mon plus grand plaisir est de verser à pleines mains sur les pauvres l’or que les riches me prodiguent.

— C’est que vous avez conservé plus de jeunesse et de naïveté dans vos désordres que moi dans ma solitude. Mon cœur est mort, le vôtre n’a pas vécu. Votre vie est une perpétuelle enfance.

— Eh bien, j’en rends grâces au ciel, dit Pulchérie ; vous avez connu la vertu et l’amour, et il ne vous est pas même resté ce qui ne m’a pas quittée, la bonté !

— Sans doute je suis retombée plus bas, reprit Lélia, pour avoir pris un essor trop orgueilleux. Mais telle que je suis, je voudrais d’une vertu que je pusse comprendre ; et, comme mon âme aspirait à la vertu par l’amour, je ne comprends plus l’un sans l’autre. Je ne puis pas aimer l’humanité, car elle est perverse, cupide et lâche. Il faudrait croire à son progrès, et je ne le peux pas. Je voudrais qu’au moins le petit nombre des cœurs purs entretint la flamme du céleste amour, et qu’affranchi des liens de l’égoïsme et de la vanité, l’hymen des âmes fût le refuge des derniers disciples de l’idéal poétique. Il n’en est point ainsi : ces âmes d’exception, éparses sur la face d’un monde où tout les froisse, les refoule et les force à se replier sur elles-mêmes, se chercheraient et s’appelleraient en vain. Leur union ne serait pas consacrée par les lois humaines, ou bien leur existence ne serait pas protégée par la sympathie des autres existences. C’est ainsi que tout essai de cette vie idéale a misérablement échoué entre des êtres qui eussent pu s’identifier l’un à l’autre, sous l’œil de Dieu, dans un monde meilleur.

— La faute en est donc à la société ? dit Pulchérie, qui commençait à écouter Lélia avec plus d’attention.

— La faute en est à Dieu, qui permet à l’humanité de s’égarer ainsi, répondit Lélia. Quel est donc celui de nos torts que nous puissions imputer à nous-seuls ? À moins de croire que nous sommes jetés ici-bas pour nous y retremper par la souffrance avant de nous asseoir au banquet des félicités éternelles, comment accepter l’intervention d’une Providence dans nos destinées ? Quel œil paternel était donc ouvert sur la race humaine le jour où elle imagina de se scinder elle-même en plaçant un sexe sous la domination de l’autre ? N’est-ce pas un appétit farouche qui a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme ? Quels instincts d’amour pur, quelles notions de sainte fidélité ont pu résister à ce coup mortel ? Quel lien autre que celui de la force pourra exister désormais entre celui qui a le droit d’exiger et celle qui n’a pas le droit de refuser ? Quels travaux et quelles idées peuvent leur être communs ou du moins également sympathiques ? Quel échange de sentiments, quelle fusion d’intelligences possibles entre le maître et l’esclave ? En faisant l’exercice le plus doux de ses droits, l’homme est encore à l’égard de sa compagne comme un tuteur à l’égard de son pupille. Or, la relation de l’homme avec l’enfant est limitée et temporaire dans les desseins de la nature. L’homme ne peut se faire compagnon des jeux de l’enfant, et l’enfant ne peut s’associer aux travaux de l’homme. D’ailleurs un temps arrive où les leçons du maître ne suffisent plus à l’élève, car l’élève entre dans l’âge de l’émancipation, et réclame à son tour ses droits d’homme. Il n’y a donc pas de véritable association dans l’amour des sexes ; car la femme y joue le rôle de l’enfant, et l’heure de l’émancipation ne sonne jamais pour elle. Quel est donc ce crime contre nature de tenir une moitié du genre humain dans une éternelle enfance ? La tache du premier péché pèse, selon la légende judaïque, sur la tête de la femme, et de là son esclavage. Mais il lui a été promis qu’elle écraserait la tête du serpent. Quand donc cette promesse sera-t-elle accomplie ?

— Et cependant nous valons mieux qu’eux, dit Pulchérie avec chaleur.

— Nous valons mieux dans un sens, dit Lélia. Ils ont laissé sommeiller notre intelligence ; mais il n’ont pas aperçu qu’en s’efforçant d’éteindre en nous le flambeau divin, ils concentraient au fond de nos cœurs la flamme immortelle, tandis qu’elle s’éteignait en eux. Ils se sont assuré la possession du côté le moins noble de notre amour, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne nous possèdent plus. En affectant de nous croire incapables de garder nos promesses, ils se sont tout au plus assuré des héritiers légitimes. Ils ont des enfants, mais ils n’ont pas de femmes.

— Voilà pourquoi leurs chaînes m’ont fait horreur, s’écria Pulchérie ; voilà pourquoi je n’ai pas voulu prendre une place dans leur société. N’aurais-je pas pu m’asseoir parmi leurs femmes, respecter les lois et les usages qu’elles feignent de respecter, jouer comme elles la pudeur, la fidélité et toutes leurs vertus hypocrites ? N’aurais-je pas pu satisfaire tous mes caprices, assouvir toutes mes passions, en consentant à porter un masque et à me placer sous la protection d’une dupe ?

— En êtes-vous plus heureuse, pour avoir agi avec plus de hardiesse ? dit Lélia. Si vous l’êtes, diles-le-moi avec cette franchise que j’ai toujours estimée en vous. »

Pulchérie, troublée, hésita un instant.

« Non ! vous ne l’êtes pas, reprit Lélia. Je le sais mieux que vous-même ; ni vos fêtes, ni vos triomphes, ni vos prodigalités ne peuvent vous étourdir. Vous rivalisez en vain de luxe et de volupté avec Cléopâtre ; Antoine n’est point à vos pieds, et vous donneriez tous vos plaisirs et toutes vos richesses pour la possession d’un cœur profondément épris de vous : car, telle que vous voilà, Pulchérie, il me semble que vous devez encore être meilleure et plus pure que tous ces hommes qui vous possèdent et qui se vantent, comme l’amant de Laïs, de ne point être possédés par vous. Par la seule raison que vous êtes femme, il me semble que vous devez encore aimer quelquefois, ou que du moins, dans les bras d’un homme qui vous paraît un peu plus noble que les autres, vous regrettez de ne pas aimer. Est-ce que cette perpétuelle comédie d’amour ne vous émeut pas quelquefois comme ferait l’amour véritable ? J’ai vu de grands acteurs verser réellement des larmes sur la scène. Sans doute la fiction qu’ils représentaient leur rappelait les souffrances d’une passion qu’ils avaient ressentie. Il me semble que plus on s’abandonne au délire de la volupté sans que le cœur y prenne part, plus on excite une soif d’aimer qui n’est jamais assouvie, et qui, chaque jour, devient plus ardente. »

Pulchérie se mit à rire, puis tout à coup elle cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.

« Oh ! dit Lélia, toi aussi, tu portes au fond du cœur une plaie profonde, et tu es forcée de la cacher sous le mensonge d’une folle gaieté, comme je cache la mienne sous le voile d’une hautaine indifférence.

— Et pourtant vous n’avez pas été méprisée, vous, dit la courtisane. C’est vous qui avez dédaigné l’amour des hommes comme indigne du vôtre.

— Quant à celui que j’ai connu, je ne prétends pas qu’il fût indigne du mien ; mais il était si différent que je ne pus accepter éternellement cet inégal échange. Cet homme était sage, juste, généreux. Il avait une mâle beauté, une rare intelligence, une âme loyale, le calme de la force, la patience et la bonté. Je ne pense pas que j’eusse pu mieux placer mes affections. Je n’espérerais pas aujourd’hui rencontrer son égal.

— Et quels furent donc ses torts ? dit Pulchérie.

« Il n’aimait pas ! répondit Lélia. Que m’importaient toutes ses grandes qualités ? Tous en profitaient excepté moi, ou du moins j’y participais comme les autres ; et, tandis qu’il avait toute mon âme, je n’avais qu’une partie de la sienne. Il avait pour moi de brûlants éclairs de passion, qui bientôt après retombaient dans la nuit profonde. Ses transports étaient plus ardents que les miens, mais ils semblaient consumer en un instant tout ce qu’il avait amassé de puissance durant une série de jours pour aimer. Dans la vie de tous les instants, c’était un ami plein de douceur et d’équité ; mais ses pensées erraient loin de moi, et ses actions l’entraînaient sans cesse où je n’étais pas. Ne croyez pas que j’eusse l’injustice de prétendre l’enchaîner à tous mes pas ou l’indiscrétion de m’attacher aux siens. J’ignorais la jalousie, car j’étais incapable de tromper. Je comprenais ses devoirs, et je ne voulais pas en entraver l’exercice ; mais j’avais une terrible clairvoyance, et malgré moi je voyais tout ce que ces occupations que les hommes appellent sérieuses ont de vain et de puéril. Il me semblait qu’à sa place je m’y serais livrée avec plus d’ordre, de précision et de gravité. Et pourtant, parmi les hommes, il était un des premiers. Mais je voyais bien qu’il y avait pour lui, dans l’accomplissement du devoir social, des satisfactions d’amour-propre plus vives, ou du moins plus profondes, plus constantes, plus nécessaires que les saintes délices d’un pur amour. Ce n’était pas le seul dévouement à la cause de l’humanité qui absorbait son esprit et faisait palpiter son cœur, c’était l’amour de la gloire. Sa gloire était pure et respectable. Il ne l’eût jamais acquise au prix d’une faiblesse ; mais il consentait à y sacrifier mon bonheur, et il s’étonnait que je ne fusse pas enivrée de l’éclat qui l’environnait. Quant à moi, j’aimais les actions généreuses dont elle était le prix ; mais ce prix me paraissait grossier, et l’embrassement de la popularité était à mes yeux la prostitution du cœur. Je ne comprenais pas qu’il pût se plaire aux caresses de la foule plus qu’aux miennes, et que sa récompense ne fût pas dans son propre cœur, et surtout dans le mien. Je lui voyais dépenser en vile monnaie tout le trésor de son idéal. Il me semblait qu’il perdait la vie éternelle de son âme et que, selon la parole profonde du Christ, il recevait dès cette vie sa récompense. Mon amour était infini, et le sien était renfermé dans des bornes infranchissables. Il avait fait ma part, il ne comprenait pas qu’il pût l’augmenter et que je ne pusse pas en être satisfaite.

« Il est vrai qu’à la moindre déception il revenait vers moi. Souvent il lui arrivait de trouver l’opinion injuste à son égard et la popularité ingrate. Les amis sur lesquels il avait le plus compté le trahissaient souvent pour de misérables intérêts ou pour l’appât de la vanité. Alors il venait pleurer dans mon sein, et, par une soudaine réaction, il reportait sur moi son affection tout entière. Mais ce bonheur fugitif ne servait qu’à aggraver ma souffrance. Bientôt cette âme, si indolente ou si légère devant la pensée de l’infini, était inquiète, agitée par les choses terrestres. Ses transports, plus énergiquement exprimés que profondément sentis, amenaient la lassitude, le besoin d’action, l’ennui d’une vie de tendresse et d’extase. Le souvenir des amusements politiques (les plus frivoles de tous, je t’assure, dans le temps où nous vivons) le poursuivait jusque dans mes bras. Mon philosophique détachement de toutes ces choses l’irritait et l’offensait. Il s’en vengeait en me rappelant que j’étais femme, et que je ne pouvais m’élever à la hauteur de ses combinaisons ni comprendre l’importance de ses travaux. Et de là une habitude toujours croissante de dépit et de sourde aversion, entrecoupée de repentir et d’effusion, mais toujours prête à renaître à la moindre dissidence. Dans ses retours vers moi, je remarquais avec douleur que sa joie et son amour tenaient du délire. Il semblait qu’à la veille de s’éteindre, son âme, épouvantée du néant des choses humaines, voulût s’élancer une dernière fois vers le ciel, et connaître des ravissements inconnus pour les épuiser, et redescendre ensuite froide et calme sur la terre. Ces expressions fébriles d’une passion qui avait perdu sa sainteté dans les querelles et les ressentiments, me déchiraient comme autant d’adieux que nous nous disions l’un à l’autre ; et alors il se plaignait de ma tristesse, qu’il prenait pour de la froideur. Il s’imaginait que le cerveau peut s’exalter dans la joie quand le cœur est brisé. Mes larmes l’offensaient, et il osait, que Dieu le lui pardonne ! me reprocher de ne pas l’aimer.

« Oh ! c’est lui qui brisa lui-même le lien le plus fort que deux âmes aient pu forger ! C’est lui qui, ne me tenant pas compte d’une réserve stoïque et d’un immense empire sur ma douleur, me fit des crimes de ma pâleur, d’un sourire forcé, d’une larme mal contenue au bord de ma paupière. Il me fit un crime d’être moins enfant que lui, qui affectait de me traiter comme un enfant. Et puis un jour vint où, furieux de se sentir plus petit que moi, il tourna sa colère contre ma race, et maudit mon sexe entier pour avoir le droit de me maudire. Il me reprocha les défauts que nous contractons dans l’esclavage, l’absence des lumières qu’on nous refuse et des passions qu’on nous défend. Il me reprocha jusqu’à l’immensité de mon amour, comme une ambition insensée, comme un dérèglement de l’intelligence, comme un appétit de domination. Et, quand il eut proféré ce blasphème, je sentis enfin que je ne l’aimais plus.

— Eh quoi ! s’écria Pulchérie émue, tu ne t’es pas vengée ? Tu as été lâche ! Il fallait sur-le-champ en aimer un autre. Tu aurais été guérie, tu aurais oublié.

— Et j’aurais recommencé la même vie de misère et de désespoir avec un autre ! Étrange manière de me venger !

— Tu avais du moins connu dans ta première passion des heures d’enivrement et des jours d’espérance que tu aurais retrouvés dans la seconde ; et l’ingrat qui t’avait brisée aurait mortellement souffert en te voyant revivre.

— Quel bien m’eussent donc apporté ses souffrances ? et comment eût-il pu être assez crédule pour croire à mon nouveau bonheur ? Ne savait-il pas qu’il avait épuisé toute ma vie, et qu’après de si terribles fatigues mon âme allait entrer dans le repos de la mort ?

— Non, ton âme n’a pas connu ce repos, Lélia ! car tu souffres toujours, tu regrettes et tu désires sans cesse un bonheur que tu ne veux pas chercher ; tu voudrais toujours aimer : que dis-je ! tu aimes toujours, car ton cœur se dévore. Seulement tu aimes sans objet.

— Hélas ! il est trop vrai, reprit Lélia avec abattement ; j’ai pourtant tout fait pour éteindre en moi le principe de l’amour : j’ai voulu glacer mon cœur par la solitude, par l’austérité, par la méditation ; mais je n’ai réussi qu’à me fatiguer de plus en plus, sans pouvoir arracher la vie de mon sein. Mon intelligence n’a rien gagné à ce que je me suis efforcée d’ôter à mes sentiments, et je suis tombée dans un abîme de doutes et de contradictions. Écoutes-en la déplorable histoire.

« Je voulus me livrer sans réserve à l’incurie de cet état d’épuisement. Je me retirai dans la solitude. Un vaste monastère abandonné et à demi renversé par les orages des révolutions s’offrit à moi comme une retraite imposante et profonde. Il était situé dans une de mes terres. Je m’emparai d’une cellule dans la partie la moins dévastée des bâtiments : c’était celle qu’avait jadis habitée le prieur. On voyait encore sur le mur la marque des clous qui avaient soutenu son crucifix, et ses genoux, habitués à la prière, avaient creusé leur empreinte sur le pavé, au-dessous du symbole rédempteur. Je me plus à revêtir cette chambre des austères insignes de la foi catholique : une couche en forme de cercueil, un sablier, un crâne humain, et des images de saints et de martyrs élevant leurs mains ensanglantées vers le Seigneur. À ces objets lugubres, qui me rappelaient que j’étais désormais morte aux passions humaines, j’aimais à mêler les attributs plus riants d’une vie de poëte et de naturaliste : des livres, des instruments de musique et des vases remplis de fleurs.

« Le pays était sans beautés apparentes : je l’avais aimé d’abord pour sa tristesse uniforme, pour le silence de ses vastes plaines. J’avais espéré m’y détacher entièrement de toute émotion vive, de toute admiration exaltée. Avide de repos, je croyais pouvoir sans fatigue et sans dangers promener mes regards sur ces horizons aplanis, sur ces océans de bruyères dont un rare accident, un chêne racorni, un marécage bleuâtre, un éboulement de sables incolores venaient à peine interrompre l’indigente immensité.

« J’avais espéré aussi que dans cet isolement absolu, dans ces mœurs farouches et pauvres que je me créais, dans cet éloignement de tous les bruits de la civilisation, je trouverais l’oubli du passé, l’insouciance de l’avenir. Il me restait peu de force pour regretter, moins encore pour désirer. Je voulais me considérer comme morte et m’ensevelir dans ces ruines, afin de m’y glacer entièrement et de retourner au monde dans un état d’invulnérabilité complète.

« Je résolus de commencer par le stoïcisme du corps, afin d’arriver plus sûrement à celui de l’esprit. J’avais vécu dans le luxe ; je voulus me rendre absolument insensible, par l’habitude, aux rigueurs matérielles d’une vie de cénobite. Je renvoyai tout serviteur inutile, et ne voulus recevoir ma nourriture et les objets absolument nécessaires à mon existence que des mains d’une personne invisible qui se glissait chaque matin par les galeries abandonnées du cloître jusqu’à un guichet pratiqué à l’extérieur de mon habitation, et se retirait sans avoir eu la moindre communication directe avec moi.

« Réduite à la plus frugale consommation, forcée de travailler moi-même à la salubrité de ma demeure et à la conservation de ma vie, entourée d’objets extérieurs d’une grande sévérité, je voulus encore m’imposer une plus rude épreuve. Je m’étais habituée dans la société au mouvement, à l’activité facile et incessante que procure la richesse ; j’aimais les exercices rapides, la course fougueuse des chevaux, les voyages, le grand air, la chasse bruyante. J’inventai de me mortifier et d’éteindre l’ardeur de mes pensées en me soumettant à une claustration volontaire. Je relevai en imagination les enceintes écroulées de l’abbaye ; j’entourai le préau ouvert à tous les vents d’une barrière invisible et sacrée ; je posai des limites à mes pas, et je mesurai l’espace où je voulais m’enfermer pour une année entière. Les jours ou je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles. J’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir. Alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille.

« Il y eut un temps de résignation et de ponctualité qui me reposa des souffrances passées. Il se fit en moi un grand calme, et mon esprit s’endormit paisible sous l’empire d’une résolution bien arrêtée. Mais il arriva que mes facultés, renouvelées par le repos, se réveillèrent peu à peu et demandèrent impétueusement à s’exercer. En voulant l’abattre, j’avais relevé ma puissance ; en couvrant de cendres une mourante étincelle, je lui avais conservé ses principes de vie, j’avais couvé un feu assez intense pour produire un vaste incendie. En me sentant renaître, je ne m’effrayai pas assez, je ne me réprimai point par le souvenir des arrêts que j’avais prononcés sur ma tombe. Il eût fallu consacrer cet âpre travail à détruire l’importance de toutes choses à mes yeux, à rendre nul tout effet extérieur sur mes sens. Au lieu de cela, la solitude et la rêverie me créèrent des sens nouveaux et des facultés que je ne me connaissais pas. Je ne cherchai pas à les étouffer dans leur principe, parce que je crus qu’elles donneraient le change à celles qui m’avaient égarée. Je les acceptai comme un bienfait du ciel, quand j’aurais dû les repousser comme une nouvelle suggestion de l’enfer.

« La poésie revint habiter mon cerveau ; mais, trompeuse, elle prit d’autres couleurs, s’insinua sous d’autres formes, et s’avisa d’embellir des choses que j’avais crues jusque-là sans éclat et sans valeur. Je n’avais pas pensé qu’une indifférence inactive pour certaines faces de la vie devait m’inspirer de l’empressement et de l’intérêt pour des choses naguère inaperçues. C’est pourtant ce qui m’arriva : la régularité que j’avais embrassée comme on revêt un cilice me devint bonne et douce comme un lit moelleux. Je pris un orgueilleux plaisir à contempler cette obéissance passive d’une partie de moi-même et cette puissance prolongée de l’autre, cette sainte abnégation de la matière, et ce règne magnifique de la volonté calme et persistante.

« J’avais méprisé jadis la règle dans les études. En me l’imposant dans ma retraite, je m’étais flattée que mes pensées perdraient de leur vigueur. Elles doublèrent de force en s’organisant mieux dans mon cerveau. En s’isolant les unes des autres, elles prirent des formes plus complètes ; après avoir erré longtemps dans un monde de vagues perceptions, elles se développèrent en remontant à la source de chaque chose, et prirent une singulière énergie dans l’habitude et le besoin des recherches. Ce fut là mon plus grand malheur ; j’arrivai au scepticisme par la poésie, au doute par l’enthousiasme. Ainsi l’étude systématique de la nature me conduisit également à louer Dieu et à le blasphémer. Auparavant je ne cherchais dans ses œuvres que le sentiment de l’admiration ; ma complaisante poésie repoussait les hideux excès de la création, ou s’efforçait à les revêtir d’une grandeur sombre et sauvage. Quand je commençai à examiner plus attentivement la nature, à la retourner sous ses faces diverses avec un regard froid et une impartiale pensée d’analyse, je trouvai plus ingénieux, plus savant, plus immense, le génie qui avait présidé à la création. Je m’agenouillai pénétrée d’une loi plus vive, et, bénissant l’auteur de cet univers nouveau pour moi, je le priai de se révéler encore. Je continuai d’apprendre et d’analyser ; mais la science est un abîme qu’on devrait creuser avec prudence.

« Lorsque après avoir examiné avec enivrement la magnificence des couleurs et des formes qui concourent à la formation de l’univers, j’eus constaté ce que chaque classe d’êtres a d’incomplet, d’impuissant et de misérable ; quand j’eus reconnu que la beauté était compensée chez les uns par la faiblesse, que chez les autres la stupidité détruisait les avantages de la force, que nul n’était organisé pour la sécurité ou pour la jouissance complète, que tous avaient une mission de malheur à accomplir sur la terre, et qu’une nécessité fatale présidait à cet effroyable concours de souffrance, l’effroi me saisit ; j’éprouvai un instant le besoin de nier Dieu, afin de n’être pas forcée de le haïr.

« Puis je me rattachai à lui par l’examen de ma propre force ; je trouvai un principe divin dans cette richesse d’énergie physique qui, chez, les animaux, supporte les inclémences de la nature ; dans cette puissance d’orgueil ou de dévouement qui, chez l’homme, brave ou accepte les impitoyables arrêts de la Divinité.

« Partagée entre la foi et l’athéisme, je perdis le repos, je passai plusieurs fois dans un jour d’une disposition tendre à une disposition haineuse. Quand on est parvenu à se placer sur les limites de la négation et de l’affirmation, quand on se croit arrivé à la sagesse, on est bien près d’être fou ; car on n’a plus pour moyen d’avancement que la perfection, qui est impossible, ou la raison instinctive, qui, n’étant pas soumise à la réflexion, peut nous porter au délire.

« Je tombai donc dans de violentes agitations, et, comme toute souffrance humaine aime à se contempler et à se plaindre, la dangereuse poésie revint se placer entre moi et les objets de mon examen. L’effet du sens poétique étant principalement l’exagération, tous les maux s’agrandirent autour de moi, et tous les biens se révélèrent par des émotions si vives qu’elles ressemblaient à la douleur ; la douleur elle-même, m’apparaissant sous un aspect plus vaste et plus terrible, creusa en moi de profonds abîmes où s’engloutirent mes vains rêves de sagesse, mes vaines espérances de repos.

« Parfois j’allais regarder le coucher du soleil du haut d’une terrasse à demi écroulée, dont une partie s’élevait encore entourée et comme portée par ces sculptures monstrueuses dont le catholicisme revêtait jadis les lieux consacrés au culte. Au-dessous de moi, ces bizarres allégories allongeaient leurs têtes noircies par le temps, et semblaient, comme moi, se pencher vers la plaine pour regarder silencieusement couler les flots, les siècles et les générations. Ces guivres couvertes d’écailles, ces lézards au tronc hideux, ces chimères pleines d’angoisses, tous ces emblèmes du péché, de l’illusion et de la souffrance, vivaient avec moi d’une vie fatale, inerte, indestructible. Lorsqu’un des rayons rouges du couchant venait se jouer sur leurs formes revêches et capricieuses, je croyais voir leurs flancs se gonfler ; leurs nageoires épineuses se dilater, leurs faces horribles se contracter dans de nouvelles tortures. Et en contemplant leurs corps engagés dans ces immenses masses de pierre que ni la main des hommes ni celle du temps n’avaient pu ébranler, je m’identifiais avec ces images d’une lutte éternelle entre la douleur et la nécessité, entre la rage et l’impuissance.

« Bien loin, au-dessous des masses grises et anguleuses du monastère, la plaine unie et morne déployait ses perspectives infinies. Le soleil, en s’abaissant, y projetait l’embrasement de ses vastes lueurs. Quand il avait disparu lentement derrière les insaisissables limites de l’horizon, des brumes bleuâtres, légèrement pourprées, montaient dans le ciel, et la plaine noire ressemblait à un immense linceul étendu sous mes pieds ; le vent courbait les molles bruyères et les faisait onduler comme un lac. Souvent il n’y avait d’autre bruit, dans cette profondeur sans bornes, que celui d’un ruisseau frémissant parmi les grès, le croassement des oiseaux de proie et la voix des brises enfermées et plaintives sous les cintres du cloître. Rarement une vache égarée venait inquiète et mugissante errer autour de ces ruines, et promener un sauvage regard sur les terres incultes et sans asile où elle s’était imprudemment risquée. Une fois, un jeune enfant vint, guidé par le son de la clochette, chercher une de ses chèvres jusque dans l’intérieur du préau. Je me cachai pour qu’il ne me vît point. La nuit descendait de plus en plus sombre sous les galeries humides et sonores ; le jeune pâtre s’arrêta d’abord comme frappé de terreur au bruit de ses pas qui retentissaient sous les voûtes ; puis, revenu de sa première surprise, il pénétra en chantant jusqu’au lieu où sa chèvre savourait les végétations salpêtrées qui croissent dans les décombres. Le mouvement d’une autre personne que moi, dans ce sanctuaire, me fut odieux ; le bruit du sable qui criait sous ses pieds, l’écho qui répondait à sa voix, me semblaient autant d’insultes et de profanations pour ce temple dont j’avais relevé mystérieusement le culte, où seule, aux pieds de Dieu, j’avais rétabli le commerce de l’âme avec le ciel.

« Au printemps, quand les genêts sauvages se couvrirent de fleurs, quand les mauves exhalèrent leur douce odeur autour des étangs, et que les hirondelles remplirent de mouvement et de bruit les espaces de l’air et les hauteurs les plus inaccessibles des tours, la campagne prit des aspects d’une majesté infinie et des parfums d’une volupté enivrante. La voix lointaine des troupeaux et des chiens vint plus souvent réveiller les échos des ruines, et l’alouette eut au matin des chants suaves et tendres comme des cantiques. Les murs du monastère se revêtirent eux-mêmes d’une fraîche parure. La vipérine et la pariétaire poussèrent des touffes d’un vert somptueux dans les crevasses humides ; les violiers jaunes embaumèrent les nefs, et dans le jardin abandonné quelques arbres fruitiers centenaires, qui avaient survécu à la dévastation, parèrent de bourgeons blancs et roses leurs branches anguleuses rongées par la mousse. Il n’y eut pas jusqu’au fût des piliers massifs qui ne se couvrit de ces tapis aux nuances riches et variées dont les plantes microscopiques, engendrées par l’humidité, colorent les ruines et les constructions souterraines.

« J’avais étudié le mystère de toutes ces reproductions animales et végétales, et je pensais avoir glacé mon imagination par l’analyse. Mais en reparaissant plus belle et plus jeune, la nature me fit sentir sa puissance. Elle se moqua de mes orgueilleux travaux, et subjugua ces facultés rétives qui se vantaient d’appartenir exclusivement à la science. C’est une erreur de croire que la science étouffe l’admiration, et que l’œil du poëte s’éteint à mesure que l’œil du naturaliste embrasse un plus vaste horizon. L’examen, qui détruit tant de croyances, fait jaillir aussi des croyances nouvelles avec la lumière. L’étude m’avait révélé des trésors en même temps qu’elle m’avait enlevé des illusions. Mon cœur, loin d’être appauvri, était donc renouvelé. Les splendeurs et les parfums du printemps, les influences excitantes d’un soleil tiède et d’un air pur, l’inexprimable sympathie qui s’empare de l’homme au temps où la terre en travail semble exhaler la vie et l’amour par tous les pores, me jetèrent dans des angoisses nouvelles. Je ressentis tous les aiguillons de l’inquiétude ; il me sembla que je reprenais à la vie, que je pourrais encore aimer. Une seconde jeunesse, plus enthousiaste que la première, faisait palpiter mon sein avec une violence inconnue. J’étais à la fois effrayée et joyeuse de ce qui se passait en moi, et je m’abandonnais à ce trouble extatique sans savoir quel en serait le réveil.

« Bientôt la frayeur revenait avec la réflexion. Je me rappelais les infortunes déplorables de mon expérience. Les désastres du passé me rendaient incapable de prendre confiance en l’avenir. J’avais tout à craindre : les hommes, les choses, et moi surtout. Les hommes ne me comprendraient pas, et les choses me blesseraient sans cesse, parce que jamais je ne pourrais m’élever ou m’abaisser au niveau des hommes et des choses ; et puis l’ennui du présent me saisissait, m’étreignait de tout son poids. Ma retraite, si austère, si poétique et si belle, me semblait effrayante en de certains jours. Le vœu qui m’y retenait volontairement se présentait à moi comme une horrible nécessité. Je souffrais, dans ce monastère sans enceinte et sans portes, les mêmes tortures qu’un religieux captif derrière les fossés et les grilles.

« Dans ces alternatives de désir et de crainte, dans cette lutte violente de ma volonté contre elle-même, je consumais ma force à mesure qu’elle se renouvelait, je subissais les fatigues et les découragements de l’expérience sans rien essayer. Quand le besoin d’agir et de vivre devenait trop intense, je le laissais me dévorer jusqu’à ce qu’il s’épuisât de lui-même. Des nuits entières s’écoulaient dans le travail de la résignation. Couchée sur la pierre des tombeaux, je m’abandonnais à des larmes sans cause et sans objet apparent, mais qui prenaient leur source dans le profond ennui d’un cœur sans aliment.

« Souvent une pluie d’orage venait me surprendre dans l’enceinte découverte de la chapelle. Je me faisais un devoir de la supporter, et j’espérais en retirer du soulagement. Parfois, quand le jour paraissait, il me trouvait brisée de fatigue, plus pâle que l’aube, les vêtements souillés, et n’ayant pas la force de relever mes cheveux épars où l’eau ruisselait.

« Souvent encore j’essayais de me soulager en poussant des cris de douleur et de colère. Les oiseaux de nuit s’envolaient effrayés ou me répondaient par des gémissements sauvages. Le bruit répété de voûte en voûte ébranlait ces ruines chancelantes, et des graviers, croulant du haut des combles, semblaient annoncer la chute de l’édifice sur ma tête. Oh ! j’aurais voulu alors qu’il en fût ainsi ! Je redoublais mes cris, et ces murs, qui me renvoyaient le son de ma voix plus terrible et plus déchirant, semblaient habités par des légions de damnés, empressés de me répondre et de s’unir à moi pour le blasphème.

« Il y avait à la suite de ces nuits terribles des jours d’une morne stupeur. Quand j’avais réussi à fixer le sommeil pour quelques heures, un engourdissement profond suivait mon réveil, et me rendait incapable pour tout un jour de volonté ou d’intérêt quelconque. À ces moments-là ma vie ressemblait à celle des religieux abrutis par l’habitude et la soumission. Je marchais lentement et durant un temps limité. Je chantais des psaumes dont l’harmonie endormait ma souffrance, sans qu’aucun sens arrivât de mes lèvres à mon âme. Je me plaisais à cultiver des fleurs sur les escarpements de ces âpres constructions où elles trouvaient du sable et du ciment pulvérisé pour enfoncer leurs racines. J’allais contempler les travaux de l’hirondelle, et défendre son nid des envahissements du moineau et de la mésange. Alors tout retentissement des passions humaines s’effaçait dans ma mémoire. Je suivais machinalement et par coutume la ligne de captivité volontaire tracée par moi sur le sable, et je ne songeais pas plus à la franchir que si l’univers n’eût pas existé de l’autre côté.

« J’avais aussi des jours de calme et de raison bien sentie. La religion du Christ, que j’ai conformée à mon intelligence et à mes besoins, répandait une suavité douce, un attendrissement vrai sur les blessures de mon âme. À la vérité, je ne me suis jamais beaucoup inquiétée de constater à mes propres yeux si le degré de divinité départi à l’âme humaine autorisait ou non les hommes à s’appeler prophètes, demi-dieux, rédempteurs. Bacchus, Moïse, Confutzée, Mahomet, Luther, ont accompli de grandes missions sur la terre, et imprimé de violentes secousses à la marche de l’esprit humain dans le cours des siècles. Étaient-ils semblables à nous, ces hommes par qui nous pensons, par qui nous vivons aujourd’hui ? Ces colosses, dont la puissance morale a organisé les sociétés, n’étaient-ils pas d’une nature plus excellente, plus pure, plus céleste que la nôtre ? Si l’on ne nie point Dieu et l’essence divine de l’homme intellectuel, a-t-on le droit de nier ses plus belles œuvres et de les méconnaître ? Celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché ; celui qui dicta l’Évangile et transforma la morale humaine pour une longue suite de siècles, ne peut-on pas dire que celui-là est vraiment le fils de Dieu ?

« Dieu nous envoie alternativement des hommes puissants pour le mal et des hommes puissants pour le bien. La suprême volonté qui régit l’univers, quand il lui plaît de faire faire à l’esprit humain un pas immense en avant ou en arrière sur une partie du globe, peut, sans attendre la marche austère des siècles et le travail tardif des causes naturelles, opérer ces brusques transitions par le bras ou la parole d’un homme créé tout exprès.

Ainsi, que Jésus vienne mettre son pied nu et poudreux sur le diadème d’or des pharisiens ; qu’il brise la loi ancienne, et annonce aux siècles futurs cette grande loi du spiritualisme, nécessaire pour régénérer une race énervée ; qu’il se dresse comme un géant dans l’histoire des hommes et la sépare en deux, le règne des sens et le règne des idées ; qu’il anéantisse de son inflexible main toute la puissance animale de l’homme, et qu’il ouvre à son esprit une nouvelle carrière, immense, incompréhensible, éternelle peut-être ; si vous croyez en Dieu, ne vous mettrez-vous pas à genoux, et ne direz-vous pas : Celui-là est le Verbe, qui était avec Dieu au commencement des siècles ? Il est sorti de Dieu, il retourne à lui ; il est à jamais avec lui, assis à sa droite, parce qu’il a racheté les hommes. Dieu qui du ciel a envoyé Jésus, Jésus qui était Dieu sur la terre, et l’esprit de Dieu qui était en Jésus et qui remplissait l’espace entre Jésus et Dieu, n’est-ce pas là une trinité simple, indivisible, nécessaire à l’existence du Christ et à son règne ? Tout homme qui croit et qui prie, tout homme que la foi met en communion avec Dieu, n’offre-t-il pas en lui un reflet de cette trinité mystérieuse, plus ou moins affaibli, selon la puissance des révélations de l’esprit céleste à l’esprit humain ? L’âme, l’élan de l’âme vers un but incréé, et le but mystérieux de cet élan sublime, tout cela n’est-il pas Dieu révélé en trois enseignements distincts : la force, la lutte et la conquête ?



J’écrivis sur la muraille… (Page 59.)

« Ce triple symbole de la Divinité, ébauché dans l’humanité entière, a pu se produire une fois, splendide et complet, entre Jésus, le Père du monde et l’Esprit-Saint figuré par la foi catholique sous la forme d’une colombe, pour signifier que l’amour est l’âme de l’univers.

— Ces mystiques allégories me font sourire, répondit Pulchérie. Voilà comme vous êtes, âmes d’élite, pures essences ! Il vous faut voir et commenter le grand livre de la révélation ; il faut que vous soumettiez la parole sacrée aux interprétations de votre orgueilleuse philosophie. Et quand, à force de subtilités, vous êtes parvenues à donner un sens de votre choix aux mystères divins, vous consentez alors à vous incliner devant la foi nouvelle expliquée par vous et refaite à votre usage. C’est devant votre propre ouvrage que vous daignez vous prosterner : convenez-en, Lélia.

— Je n’essaierai pas de le nier, ma sœur. Mais qu’importe, si c’est pour nous la seule manière de croire et d’espérer ? Heureux ceux qui peuvent se soumettre à la lettre sans le secours de l’esprit ! Heureuses les rêveries sensibles et folles qui ramènent l’esprit rebelle à la soumission devant la lettre ! Quant à moi, je trouvais dans les rites et dans les emblèmes de ce culte une sublime poésie et une source éternelle d’attendrissement. La forme et la disposition des temples catholiques, la décoration un peu théâtrale des autels, la magnificence des prêtres, les chants, les parfums, les intervalles de recueillement et de silence, ces antiques splendeurs qui sont un reflet des mœurs païennes au milieu desquelles l’Église prit naissance, m’ont frappée de respect toutes les fois qu’elles m’ont surprise dans une disposition impartiale.

« L’abbaye était nue et dévastée. Mais, en errant un jour parmi les décombres, j’avais découvert l’entrée d’un caveau qui, grâce aux éboulements dont elle était masquée, avait échappé aux outrages d’un temps de délire et de destruction. En m’ouvrant un passage parmi les gravois et les ronces dont elle était obstruée, j’avais pu pénétrer jusqu’au bas d’un escalier étroit et sombre qui conduisait à une petite chapelle souterraine d’un travail exquis et d’une intacte conservation.



Mon nom est gravé sur la lame de mon épée… (Page 62.)

« La voûte en était si solide, qu’elle résistait au poids d’un amas énorme de débris. L’humidité avait respecté les peintures, et sur un prie-Dieu de chêne sculpté on distinguait dans l’ombre je ne sais quel sombre vêtement de prêtre qui semblait avoir été oublié la veille. Je m’en approchai, et me penchai vers lui pour le regarder. Alors je distinguai, sous les plis du lin et de l’étamine, la forme et l’attitude d’un homme agenouillé ; sa tête, inclinée sur ses mains jointes, était cachée par un capuchon noir ; il semblait plongé dans un recueillement si profond, si imposant, que je reculai frappée de superstition et de terreur. Je n’osais plus faire un mouvement ; car l’air extérieur auquel j’avais ouvert un passage agitait le vêtement poudreux, et l’homme semblait se mouvoir : on aurait dit qu’il allait se lever.

Était-il possible qu’un homme eut survécu au massacre de ses frères, qu’il eût pu exister trente ans, confiné par la douleur et l’austérité dans ces souterrains dont j’ignorais la profondeur et les issues ? Un instant je le crus, et, craignant d’interrompre sa méditation, je restai immobile, enchaînée par le respect, cherchant ce que j’allais lui dire, prête à me retirer sans oser lui parler. Mais, à mesure que mes yeux s’accoutumèrent à l’obscurité, je distinguai les plis flasques de l’étoffe tombant à plat sur des membres grêles et anguleux. Je compris le mystère dont j’étais témoin, et je portai une main respectueuse sur cette relique de saint. À peine eus-je effleuré le capuchon, qu’il tomba en poussière, et ma main rencontra le crâne froid et desséché d’un squelette humain. Ce fut une chose effrayante et sublime à voir pour la première fois, que cette tête de moine où le vent agitait encore quelques touffes de cheveux gris, et dont la barbe s’enlaçait aux phalanges décharnées des mains croisées sous le menton. Certains caveaux, imprégnés d’une grande quantité de salpêtre, ont la propriété de dessécher les corps et de les conserver entiers durant des siècles. On a découvert beaucoup de cadavres préservés de la corruption par ces influences naturelles. La peau, jaune et transparente comme un parchemin, se colle et s’attache sur les muscles retirés et durcis ; les membranes des lèvres se plissent autour des dents solides et brillantes ; les cils demeurent implantés autour des yeux sans émail et sans couleur ; les traits du visage conservent une sorte de physionomie austère et calme ; le front lisse et tendu possède une certaine majesté lugubre, et les membres gardent les inflexibles attitudes où la mort les surprit. Ces tristes débris de l’homme retiennent un caractère de grandeur qu’on ne saurait nier, et il ne semble pas, en les regardant avec attention, que le réveil soit impossible.

« La dépouille que j’avais sous les yeux avait quelque chose de plus sublime encore à cause de sa situation. Ce religieux, mort sans convulsion et sans agonie dans le calme de la prière, me semblait revêtu d’une auréole de gloire. Que s’était-il donc passé autour de lui durant ses derniers instants ? Condamné à une inflexible pénitence pour quelque noble faute, s’élait-il endormi dans le Seigneur, confiant et résigné, au fond de l’in pace, tandis que ses frères impitoyables chantaient l’hymne des morts sur sa tête ? Cette supposition s’évanouit quand je me fus assurée qu’aucune partie du souterrain n’était murée, et qu’il n’y avait dans ce lieu consacré au culte aucune apparence de cachot. C’était donc l’orage révolutionnaire qui avait surpris ce martyr dans sa retraite. Il était descendu là peut-être, en entendant les cris féroces du peuple, pour échapper à ses profanations, ou pour recevoir le dernier coup sur les marches de l’autel. Mais la trace d’aucune blessure n’attestait qu’il en eût été ainsi. Je m’arrêtai à croire que l’écroulement des parties supérieures de l’édifice sous la main furieuse des vainqueurs lui avait subitement coupé la retraite, et qu’il lui avait fallu se résigner à subir le supplice des vestales. Il était mort sans tortures, avec joie peut-être, au milieu de ces affreux jours où la mort était un bienfait même aux incrédules. Il avait rendu son âme à Dieu, prosterné devant le Christ et priant pour ses bourreaux.

« Cette relique, ce caveau, ce crucifix, me devinrent sacrés. Ce fut sous cette voûte sombre et froide que j’allai souvent éteindre l’ardeur de mes pensées. J’enveloppai d’un nouveau vêtement la dépouille sacrée du prêtre. Je m’agenouillai chaque jour auprès d’elle. Souvent je lui parlai à haute voix dans les agitations de ma souffrance, comme à un compagnon d’exil et de douleur. Je me pris d’une sainte et folle affection pour ce cadavre. Je me confessai à lui : je lui racontai les angoisses de mon âme ; je lui demandai de se placer entre le ciel et moi pour nous réconcilier ; et souvent, dans mes rêves, je le vis passer devant mon grabat comme l’esprit des visions de Job, et je l’entendis murmurer d’une voix faible comme la brise des paroles de terreur ou d’espoir.

« J’aimais aussi dans cette chapelle souterraine un grand christ de marbre blanc qui, placé au fond d’une niche, avait dû être autrefois inondé de lumière par une ouverture supérieure. Désormais ce soupirail était obstrué, mais quelques faibles rayons se glissaient encore dans les interstices des pierres en désordre accumulées à l’extérieur Ce jour terne et rampant versait une singulière tristesse sur le beau front pâle du Christ. Je me plaisais dans la contemplation de ce poétique et douloureux symbole. Quoi de plus touchant sur la terre que l’image d’une torture physique couronnée par l’expression d’une joie céleste ! Quelle plus grande pensée, quel plus profond emblème que ce Dieu martyr, baigné de sang et de larmes, étendant ses bras vers le ciel ! Ô image de ta souffrance, élevée sur une croix et montant comme une prière, comme un encens, de la terre aux cieux ! Offrande expiatoire de la douleur qui se dresse toute sanglante et toute nue vers le trône du Seigneur ! Espoir radieux, croix symbolique, où s’étendent et reposent les membres brisés par le supplice ! Bandeau d’épines qui ceignez le crâne, sanctuaire de l’intelligence, diadème fatal imposé à la puissance de l’homme ! Je vous ai souvent invoqués, je me suis souvent prosternée devant vous ! Mon âme s’est offerte souvent sur cette croix, elle a saigné sous ces épines ; elle a souvent adoré, sous le nom de Christ, la souffrance humaine relevée par l’espoir divin ; la résignation, c’est-à-dire l’acceptation de la vie humaine ; la rédemption, c’est-à-dire le calme dans l’agonie et l’espérance dans la mort.

« Le second hiver fut moins paisible que le premier. La patiente résignation avec laquelle j’avais d’abord travaillé à rendre mon existence possible au milieu de l’isolement et des privations m’abandonna l’année suivante. L’indolence et les rêveries de l’été avaient changé la situation de mon esprit Je me sentais plus forte, mais aussi plus irritable, plus accessible à la souffrance, moins calme à la subir, et pourtant plus paresseuse à l’éviter. Toutes les rigueurs que je m’étais imposées avec joie me devenaient amères Je n’y trouvais plus cette volupté orgueilleuse qui m’avait soutenue d’abord.

« La brièveté des jours m’interdisait le triste plaisir des rêveries sur la terrasse, et du fond de ma cellule où s’écoulaient les longues heures du soir, j’entendais pleurer la bise lugubre. Souvent, lasse des efforts que je faisais pour m’isoler des objets extérieurs, incapable d’attention dans l’étude ou de règle dans la réflexion, je me laissais dominer par la tristesse de mes impressions extérieures. Assise dans l’embrasure de ma fenêtre, je voyais la lune s’élever lentement au-dessus des toits couverts de neige, et reluire sur les aiguilles de glace qui pendaient aux sculptures dentelées des cloîtres. Ces nuits froides et brillantes avaient un caractère de désolation dont rien ne saurait donner l’idée. Quand le vent se taisait, un silence de mort planait sur l’abbaye. La neige se détachait sans bruit des rameaux des vieux ifs, et tombait en flocons silencieux sur les branches inférieures. On eût pu secouer toutes les ronces desséchées qui garnissaient les cours, sans y éveiller un seul être animé, sans entendre siffler une couleuvre ou ramper un insecte.

« Dans ce morne isolement, mon caractère se dénatura, la résignation dégénéra en apathie, l’activité des pensées devint le dérèglement. Les idées les plus abstraites, les plus confuses, les plus effrayantes assiégèrent tour à tour mon cerveau. En vain j’essayais de me replier sur moi-même et de vivre dans le présent. Je ne sais quel vague fantôme d’avenir flottait dans tous mes rêves et tourmentait ma raison. Je me disais que l’avenir devait avoir pour moi une forme connue, que je ne devais l’accepter qu’après l’avoir fait moi-même, qu’il fallait le calquer sur le présent que je m’étais créé. Mais bientôt je m’apercevais que le présent n’existait pas pour moi, que mon âme faisait de vains efforts pour se renfermer dans cette prison, mais qu’elle errait toujours au-delà, qu’il lui fallait l’univers, et qu’elle l’épuiserait le même jour où l’univers lui serait donné. Je sentais enfin que l’occupation de ma vie était de me tourner sans cesse vers les joies perdues ou vers les joies encore possibles. Celles que j’avais cherchées dans la solitude me fuyaient. Au fond du vase, là comme partout, j’avais trouvé la lie amère.

« Ce fut vers la fin d’un été brûlant que mon vœu expira. J’en vis approcher le terme avec un mélange de désir et d’effroi qui altéra sensiblement ma santé et ma raison.

« J’éprouvais un incroyable besoin de mouvement. J’appelais la vie avec ardeur, sans songer que je vivais déjà trop et que je souffrais de l’excès de la vie.

« Mais après tout, me disais-je, que trouverai-je dans la vie dont je n’aie déjà sondé le néant ? quels plaisirs dont je n’aie découvert le vide ? quelles croyances qui ne se soient évanouies devant mon examen sévère ? Irai-je demander aux hommes le calme que je n’ai pu trouver dans la solitude ? Me donneront-ils ce que Dieu m’a refusé ? Si j’épuise encore une fois mon cœur à la poursuite d’un vain rêve, si j’abandonne la retraite à laquelle je me suis condamnée pour aller me désabuser encore, où trouverai-je ensuite un asile contre le désespoir ? Quelle espérance religieuse ou philosophique pourra me sourire ou m’accueillir encore quand j’aurai pénétré le fond de toutes mes illusions, quand j’aurai acquis la preuve complète, irrécusable, de mon néant ?

« Et pourtant, me disais-je encore, à quoi sert la retraite ? à quoi sert la réflexion ? Ai-je moins souffert parmi ces tombeaux en ruines qu’au sein des pompes humaines ? Qu’est-ce qu’une philosophie stoïque qui ne sert qu’à créer à l’homme des souffrances nouvelles ? Qu’est-ce qu’une religion expiatoire et gémissante dont le but est de chercher la douleur au lieu de l’éviter ? Tout cela n'est-il pas le comble de l’orgueil ou de la folie ? Sans tous ces raffinements de la pensée, les hommes, livrés aux seuls plaisirs des sens, ne seraient-ils pas plus heureux et plus grands ? Cette prétendue élévation de l’esprit humain, peut-être que Dieu la réprouve, et au jour de la justice peut-être qu’il la couvrira de son mépris !

« Au milieu de ces irrésolutions, je cherchais dans les livres une direction à ma volonté flottante. Les naïves poésies des âges primitifs, les cantiques voluptueux de Salomon, les pastorales lascives de Longus, la philosophie érotique d’Anacréon me semblaient parfois plus religieuses dans leur sublime nudité que les soupirs mystiques et les fanatiques hystéries de sainte Thérèse. Mais le plus souvent je me laissais entraîner par une sympathie plus immédiate vers les livres ascétiques. C’est en vain que je voulais me détacher des impressions toutes spirituelles du christianisme ; j’y revenais toujours. Je n’avais dans l’esprit qu’une jeunesse passagère pour tressaillir aux cantiques de l’épouse, pour sourire aux embrassements de Daphnis et de Chloé. Un instant suffisait pour user cette chaleur factice qu’une véritable simplicité de cœur n’entretenait pas, que les feux d’un soleil d’Orient ne venaient pas renouveler. J’aimais à lire la Vie des saints, ces beaux poëmes, ces dangereux romans, où l’humanité paraît si grande et si forte qu’on ne peut plus ensuite se baisser et regarder à terre les hommes tels qu’ils sont. J’aimais ces retraites éternelles, profondes, ces douleurs pieuses couvées dans le mystère de la cellule, ces grands renoncements, ces terribles expiations, toutes ces actions folles et magnifiques qui consolent les maux vulgaires de la vie par un noble sentiment d’orgueil flatté. J’aimais aussi à lire ces consolations douces et tendres que les solitaires recevaient dans le secret de leur âme, ces entretiens intimes du fidèle et de l’esprit saint dans la nuit des temples, ces correspondances naïves de François de Sales et de Marie de Chantal ; mais surtout ces épanchements pleins d’amour austère et de métaphysique rêveuse entre Dieu et l’homme, entre Jésus dans l’Eucharistie et l’auteur inconnu de l’Imitation.

« Ces livres étaient pleins de méditation, d’attendrissement et de poésie. Ils embellissaient la solitude ; ils promettaient la grandeur dans l’isolement, la paix dans le travail, le repos de l’esprit dans la fatigue du corps. J’y trouvais le reflet d’un tel bonheur, l’empreinte d’une sagesse si délicieuse, que je recouvrais, en les lisant, l’espoir d’arriver au même but : je me disais que, comme moi, ces hommes saints avaient été éprouvés par de violentes tentations de retourner au monde, mais qu'ils les avaient surmontées courageusement ; je me disais aussi que renoncer à mon œuvre après deux ans de combats et de triomphes, c’était perdre le fruit de si rudes efforts et agir avec plus de folie encore que de lâcheté ; au lieu qu’en me rattachant à ma résolution, en renouvelant mon vœu pour un temps plus ou moins étendu, je recueillerais peut-être bientôt les fruits de ma persévérance. J’allais retourner à la société peut-être pour m’y briser sans retour, au lieu qu’en attendant quelques jours de plus au fond de mon cloître j'allais entrer sans doute dans la béatitude des élus.

« Après ces longs combats où s’épuisait ma raison, je tombais dans le découragement et je me demandais, en riant de moi-même avec mépris, si ma vie était une chose assez importante pour la défendre ainsi, et pour en promener les débris au milieu de tant d’orages.

« Ces irrésolutions me conduisirent jusqu’aux approches du printemps. À l’époque où mon vœu expira, pour couper court à mes angoisses, je pris un terme moyen : je me réfugiai dans l’inertie qui se traîne toujours à la suite des grandes émotions, je laissai passer les jours sans fixer mon avenir, attendant que le réveil de mes facultés me poussât dans la vie ou m’enchaînât dans l’oubli.

« En effet, je ne tardai pas à sentir les nouveaux aiguillons de cette inquiétude dangereuse qui m’avait déjà fait subir tant de maux. Je m’aperçus un jour que ma liberté m’était rendue, qu’aucun serment ne me consacrait plus à Dieu, que j’appartenais à l’humanité, et qu’il était temps peut-être de retourner à elle, si je ne voulais perdre entièrement l’usage de mon cœur et de mon intelligence. Les jours d’affaissement qui trouvaient si souvent place dans ma vie, me laissaient un long effroi, et je me débattais alternativement contre l’appréhension de l’idiotisme et celle de la folie.

« Un soir, je me sentis profondément ébranlée dans ma foi religieuse, et du doute je passai à l’athéisme. Je vécus plus plusieurs heures sous le charme d’un sentiment d’orgueil inconcevable, et puis je retombai de cette hauteur dans des abîmes de terreur et de désolation. Je sentis que le vice et le crime étaient tout près d’entrer dans ma vie, si je perdais l’espoir céleste qui seul m’avait fait jusque-là supporter les hommes.

» Le tonnerre vint à gronder sur ma tête : c’était le premier orage du printemps, un de ces orages prématurés qui bouleversent parfois inopinément les jours encore froids du mois d’avril. Je n’ai jamais entendu rouler la foudre et vu le feu du ciel sillonner les nuées sans qu’un sentiment d’admiration et d’enthousiasme m’ait ramenée à l’instinct de la foi. Involontairement je tressaillis, et par habitude je m’écriai saisie d’une sainte terreur : — Vous êtes grand, ô mon Dieu ! la foudre est sous vos pieds, et de votre front émane la lumière…

« L’orage augmentait ; je rentrai dans ma cellule, seul endroit vraiment abrité de l’abbaye. La nuit vint de bonne heure, la pluie tombait par torrents, le vent mugissait sans interruption dans les longs corridors, et les pâles éclairs s’éteignaient sous les nuées qui crevaient de toutes parts. Alors je trouvai dans mon isolement, dans la sécurité de mon abri, dans le calme austère, mais réel, qui m’entourait au milieu du désordre des éléments, un sentiment d’indicible bien-être et de reconnaissance passionnée envers le ciel. L’ouragan enlevait aux ruines des tourbillons de poussière et de craie qu’il semait sur les arbrisseaux incultes et sur les décombres. Il arrachait aux murs leurs rameaux de plantes grimpantes, à l’hirondelle le frêle abri de son nid à demi construit sous les voussures poudreuses. Il n’y avait pas une pauvre fleur, pas une feuille nouvelle qui ne fût flétrie et emportée ; les chardons emplissaient l’air de leur duvet dispersé ; les oiseaux pliaient leurs ailes humides et se réfugiaient dans les broussailles, tout semblait contristé, fatigué, brisé ; moi seule j'étais paisiblement assise au milieu de mes livres, occupée de temps en en temps à suivre d’un œil nonchalant la lutte terrible des grands ifs contre la tempête et les ravages de la grêle sur les jeunes bourgeons des sureaux sauvages. — Ceci, m’écriai-je, est l’image de ma destinée : le calme au fond de ma cellule, l’orage et la destruction au dehors. Mon Dieu, si je ne m’attache à vous, le vent de la fatalité m’emportera comme ces feuilles, il me brisera comme ces jeunes arbres. Oh ! reprenez moi, mon Dieu ! reprenez mon amour, ma soumission et mes serments. Ne permettez pas que mon âme s’égare et flotte ainsi entre l’espoir et la méfiance ; ramenez-moi à de grandes et solides pensées par une rupture éternelle, absolue entre moi et les choses, par une alliance indissoluble avec la solitude.

« Je m’agenouillai devant le Christ, et dans un mouvement d’espoir et d’entraînement, j’écrivis sur la muraille blanche un serment que je lus à haute voix dans le silence de la nuit :

« Ici, un être encore plein de jeunesse et de vie se consacre à la prière et à la méditation par un serment solennel et terrible.

« Il jure par le ciel, par la mort et par la conscience, de ne jamais quitter l'abbaye de ***, et d’y vivre tout le reste des jours qui lui seront comptés sur la terre. »

« Après cette résolution violente et singulière, je sentis un grand calme, et je m’endormis malgré l’orage qui augmentait d’heure en heure. Vers le jour je fus éveillée par un fracas épouvantable. Je me levai et courus à ma fenêtre. Une des galeries supérieures, qui élevait encore la veille ses frêles piliers et ses élégantes sculptures autour du préau, venait de céder à la force de l’ouragan et de s’écrouler. Un nouveau coup de vent fit craquer d’autres parties de l’édifice qui s’écroulèrent aussi en moins d’un quart d’heure. La destruction semblait s’étendre sous l’influence d’une volonté surnaturelle ; elle approchait de moi : le toit qui m’abritait commençait à s’ébranler, les tuiles moussues volaient en éclats, et le châssis de la charpente semblait vaciller et repousser les murs à chaque nouveau souffle de la tempête.

« Sans doute la peur s’empara de moi, car je me laissai gouverner par des idées superstitieuses et puériles. Je pensai que Dieu renversait mon ermitage pour m’en chasser, qu’il repoussait un vœu téméraire et me forçait de retourner parmi les hommes. Je m’élançai donc vers la porte, moins pour fuir le danger que pour obéir à une volonté suprême. Puis je m’arrêtai au moment de la franchir, frappée d’une idée bien plus conforme à l’excitation maladive et à la disposition romanesque de mon esprit : je m’imaginai que Dieu, pour abréger mon exil et récompenser ma résolution courageuse, m’envoyait la mort, mais une mort digne des héros et des saints. N’avais-je pas juré de mourir dans cette abbaye ? Avais-je le droit de la fuir parce que la mort s’en approchait ? Et quelle plus noble fin que de m’ensevelir, avec mes souffrances et mon espoir, sous ces ruines chargées de me sauver de moi-même, et de me rendre à Dieu purifiée par la pénitence et la prière ? — Je te salue, hôte sublime, m’écriai-je, puisque le ciel t’envoie, sois le bienvenu, je t’attends derrière le seuil de cette cellule qui aura été mon tombeau dès cette vie.

« Je me prosternai alors sur le carreau, et, plongée dans l’extase, j’attendis mon sort.

« Le dernier débris de l’abbaye ne devait pas rester debout dans cette sombre matinée. Avant le lever du soleil, la toiture fut emportée. Un pan de mur s’écroula. Je perdis le sentiment de ma situation.

« Un prêtre, que l’orage avait fourvoyé dans ces plaines désertes, vint à passer en ce moment au pied des murailles croulantes du couvent. Il s’en éloigna d’abord avec effroi, puis il crut entendre une voix humaine parmi les voix furieuses de la tempête. Il se hasarda entre les nouvelles ruines qui couvraient les anciennes, et me trouva évanouie sous des débris qui allaient m’ensevelir. La pitié, le zèle que donne la foi à ceux même qui manquent d’humanité, lui firent trouver la force cruelle de me sauver. Il m’emporta sur son cheval, à travers les plaines, les bois et les vallées. Ce prêtre s’appelait Magnus. Par lui je fus arrachée à la mort et rendue à la douleur.

« Depuis que je suis rentrée dans la société, mon existence est plus misérable qu’auparavant. Je n’ai voulu être l’esclave (la maîtresse, comme on dit) de personne ; mais, ne me sentant liée à aucun homme par cette consécration expresse et volontaire de la possession, je laissai peu à peu mon imagination inquiète et avide parcourir l’univers et s’emparer de ce qui s’offrait à elle. Trouver le bonheur devint ma seule pensée et, s’il faut avouer à quel point j’étais descendue au-dessous de moi-même, la seule règle de ma conduite, le seul but de ma volonté. Après avoir laissé, sans m’en apercevoir, flotter mes désirs vers les ombres qui passaient autour de moi, il m’arriva de courir en songe après elles, de les saisir à la volée, de leur demander impérieusement, sinon le bonheur, du moins l’émotion de quelques journées ; et comme ce libertinage invisible de ma pensée ne pouvait choquer l’austérité de mes mœurs, je m’y livrai sans remords. Je fus infidèle en imagination, non-seulement à l’homme que j’aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que j’avais aimé la veille. Bientôt un seul amour de ce genre ne suffisant point à remplir mon âme toujours avide et jamais rassasiée, j’embrassai plusieurs fantômes à la fois. J’aimai dans le même jour et dans la même heure le musicien enthousiaste qui faisait vibrer toutes mes fibres nerveuses sous son archet, et le philosophe rêveur qui m’associait à ses méditations. J’aimai à la fois le comédien qui faisait couler mes larmes, et le poëte qui avait dicté au comédien les mots qui arrivaient à mon cœur. J’aimai même le peintre et le sculpteur dont je voyais les œuvres et dont je n’avais pas vu les traits. Je m’enamourai d’un son de voix, d’une chevelure, d’un vêtement, et puis d’un portrait seulement, du portrait d’un homme mort depuis plusieurs siècles. Plus je m’abandonnais à ces fantasques admirations, plus elles devenaient fréquentes, passagères et vides. Nul signe extérieur ne les a jamais trahies, Dieu le sait bien ! mais, je l’avoue avec honte, avec terreur, j’ai usé mon âme à ces frivoles emplois de facultés supérieures. J’ai souvenir d’une grande dépense d’énergie morale, et je ne me rappelle plus les noms de ceux qui, sans le savoir, gaspillèrent en détail le trésor de mes affections.

« Puis, à se prodiguer ainsi, mon cœur s’éteignit : je ne fus plus capable que d’enthousiasme ; et ce sentiment s’effaçant au moindre jour projeté sur l’objet de mon illusion, je dus changer d’idole autant de fois qu’une idole nouvelle se présenta.

« Et c’est ainsi que j’existe désormais : j’appartiens toujours au dernier caprice qui traverse mon cerveau malade. Mais ces caprices, d’abord si fréquents et si impétueux, sont devenus rares et tièdes ; car l’enthousiasme aussi s’est refroidi, et c’est après de longs jours d’assoupissement et de dégoût que je retrouve parfois de courtes heures de jeunesse et d’activité. L’ennui désole ma vie. Pulchérie, l’ennui me tue. Tout s’épuise pour moi, tout s’en va. J’ai vu à peu près la vie dans toutes ses phases, la société sous toutes ses faces, la nature dans toutes ses splendeurs. Que verrai-je maintenant ? Quand j’ai réussi à combler l’abîme d’une journée, je me demande avec effroi avec quoi je comblerai celui du lendemain. Il me semble parfois qu’il existe encore des êtres dignes d’estime et des choses capables d’intéresser ; mais, avant de les avoir examinés, j’y renonce par découragement et par fatigue. Je sens qu’il ne me reste pas assez de sensibilité pour apprécier les hommes, pas assez d’intelligence pour comprendre les choses. Je me replie sur moi-même avec un calme et sombre désespoir, et nul ne sait ce que je souffre. Les brutes dont la société se compose se demandent ce qui me manque, à moi dont la richesse a pu atteindre à toutes les jouissances, dont la beauté et le luxe ont pu réaliser toutes les ambitions. Parmi tous ces hommes, il n’en est pas un dont l’intelligence soit assez étendue pour comprendre que c’est un grand malheur de n’avoir pu s’attacher à rien, et de ne pouvoir plus rien désirer sur la terre. »