Lélia (RDDM)
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Nous sommes heureux de pouvoir offrir aux lecteurs de la Revue un fragment complet de Lélia. Ce nouvel ouvrage de l’auteur d’Indiana et de Valentine placera, nous l’espérons, G. Sand dans les rangs les plus élevés de la poésie et du roman. Lélia, autant que nous en pouvons juger sur une première et rapide lecture, participe du roman pour la grâce piquante des détails, pour la réalité simple et naïve, et en même temps du poème par l’élévation des idées, la grandeur des images, et la beauté idéale des sentimens.
Ce n’est plus, comme dans Indiana, le récit presque biographique d’une passion malheureuse et désappointée, ni comme dans Valentine, l’effusion et la candeur d’une âme de femme aux prises avec l’égoïsme desséché d’un homme du monde. La conception générale de Lélia relève d’une vue plus haute et plus générale. La vie extérieure y tient peu de place. L’exposition, le nœud, la péripétie et le dénoûment de ce drame mystérieux se dessinent et s’achèvent dans les plis de la conscience.
Lélia, nous en avons l’assurance, commencera une révolution éclatante dans la littérature contemporaine, et donnera le coup de grâce à la poésie purement visible.
Pour l’intelligence des pages qui vont suivre, il suffit de savoir que Sténio figure l’amour crédule, et Lélia le doute né de l’amour trompé.
I.
Le printemps était revenu avec ses chants d’oiseaux et ses parfums de fleurs nouvelles. Le jour finissait, les rougeurs du couchant s’effaçaient sous les teintes violettes de la nuit : Lélia rêvait sur la terrasse de la villa Viola. C’était une riche maison qu’un Italien avait fait bâtir pour sa maîtresse à l’entrée de ces montagnes. Elle y était morte de chagrin ; et l’Italien, ne voulant plus habiter un lieu qui lui rappelait de douloureux souvenirs, avait loué à des étrangers les jardins qui renfermaient la tombe et la villa qui portait le nom de sa bien-aimée. Il y a des douleurs qui se nourrissent d’elles-mêmes. Il y en a qui s’effraient et qui se fuient comme des remords.
Molle et paresseuse comme la brise, comme l’onde, conme tout ce jour de mai si doux et si somnolent, Lélia, penchée sur la balustrade, plongeait du regard dans la plus belle vallée que le pied de l’homme civilisé ait foulée. Le soleil était descendu derrière l’horizon, et pourtant le lac conservait encore un ton rouge ardent, comme si l’antique dieu, qu’on supposait rentrer chaque soir dans les flots, se fût en effet plongé dans sa masse transparente.
Lélia rêvait. Elle écoutait le murmure confus de la vallée, les cris des jeunes agneaux roux qui venaient s’agenouiller devant leurs mères brunes, le bruit de l’eau dont on commençait à ouvrir les écluses, la voix des grands pâtres bronzés, qui ont un profil grec, de pittoresques haillons, et qui chantent d’un ton guttural en descendant la montagne, l’escopette sur l’épaule. Elle écoutait aussi la clochette au timbre grêle qui sonne au cou des longues vaches tigrées, et l’aboiement sonore de ces grands chiens de race primitive qui font bondir les échos sur le flanc des ravins.
Lélia était calme et radieuse comme le ciel. Sténio fit apporter la harpe, et lui chanta ses hymnes les plus beaux. Pendant qu’il chantait, la nuit descendait, toujours lente et solennelle, comme les graves accords de la harpe, comme les belles notes de la voix suave et mâle du poète. Quand il eut fini, le ciel était perdu sous ce premier manteau gris dont la nuit se revêt, alors que les étoiles tremblantes osent à peine se montrer lointaines et pâles comme un faible espoir au sein du doute ; à peine une ligne blanche perdue dans la brume se dessinait au pourtour de l’horizon. C’était la dernière lueur du crépuscule, le dernier adieu du jour.
Alors ses bras tombèrent, le son de la harpe expira, et le jeune homme, se prosternant devant Lélia, lui demanda un mot d’amour ou de pitié, un signe de vie ou de tendresse. Lélia prit la main de l’enfant, et la porta à ses yeux : elle pleurait.
— Oh ! s’écria-t-il avec transport, tu pleures ! Tu vis donc enfin ?
Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers. Rarement il lui était arrivé d’effleurer ce beau front de ses lèvres. Une caresse de Lélia était un don du ciel aussi rare qu’une fleur oubliée par l’hiver, et qu’on trouve épanouie sur la neige. Aussi cette brusque et brûlante effusion faillit coûter la vie à l’enfant qui avait reçu des lèvres froides de Lélia son premier baiser de femme. Il devint pâle, son cœur cessa de battre ; près de mourir, il la repoussa de toute sa force, car il n’avait jamais tant craint la mort qu’en cet instant où la vie se révélait à lui.
Il avait besoin de parler pour échapper à ces terribles caresses, à cet excès de bonheur qui était douloureux comme la fièvre.
— Oh ! dis-moi, s’écria-t-il en s’échappant de ses bras, dis-moi que tu m’aimes enfin !
— Ne te l’ai-je pas dit déjà ? lui répondit-elle avec un regard et un sourire que Murillo eût donnés à la Vierge emportée aux cieux par les anges.
— Non, tu ne me l’as pas dit, répondit-il, tu m’as dit, un jour où tu allais mourir, que tu voulais aimer. Cela voulait dire qu’au moment de perdre la vie, tu regrettais de n’en avoir pas joui.
— Vous croyez donc cela, Sténio ? dit-elle avec un ton de coquetterie moqueuse.
— Je ne crois rien, mais je cherche à vous deviner. Ô Lélia ! vous m’avez promis d’essayer d’aimer, c’est là tout ce que vous m’avez promis.
— Sans doute, dit Lélia froidement, je n’ai pas promis de réussir.
— Mais espères-tu que tu pourras m’aimer enfin ? lui dit-il d’une voix triste et douce qui remua toute l’âme de Lélia.
Elle l’entoura de ses bras et le pressa contre elle avec une force surhumaine. Sténio, qui voulait encore lui résister, se sentit dominé par cette puissance qui le glaçait d’effroi. Son sang bouillonnait comme la lave, et se figeait comme elle. Il avait tour à tour chaud et froid, il était mal et il était bien. Était-ce la joie, était-ce l’angoisse ? Il ne le savait pas. C’était l’une et l’autre, c’était plus que cela encore : c’était le ciel et l’enfer, c’était l’amour et la honte, le desir et l’effroi, l’extase et l’agonie.
Enfin le courage lui revint. Il se rappela de combien de vœux délirans il avait appelé cette heure de trouble et de transports ; il se méprisa pour la pusillanime timidité qui l’arrêtait, et s’abandonnant à un élan qui avait quelque chose de vorace et de fauve, il maîtrisa la femme à son tour, il l’étreignit dans ses bras, il colla sa bouche à cette bouche douce et molle dont le contact l’étonnait encore… Mais Lélia, le repoussant tout à coup, lui dit d’une voix sèche et dure :
— Laissez-moi, je ne vous aime plus ! — Sténio tomba anéanti sur les dalles de la terrasse. C’est alors que réellement il se crut près de mourir en sentant le froid du désespoir et de la honte étrangler tout à coup cette rage d’amour et cette fièvre d’attente.
Lélia se mit à rire ; la colère le ranima, il se releva, et délibéra un instant s’il ne la tuerait pas.
Mais cette femme était si indifférente à la vie, qu’il n’y avait pas plus moyen de se venger d’elle que de l’effrayer. Sténio essaya d’être philosophique et froid ; mais au bout de trois mots il se mit à pleurer.
Alors Lélia l’embrassa de nouveau, et comme il n’osait plus lui rendre ses caresses, elle l’en accabla jusqu’à l’enivrer ; puis elle lui mit sa main sur la bouche, et le repoussa lorsqu’elle le sentit se ranimer et frissonner de plaisir.
— Vipère ! s’écria-t-il en essayant de se lever pour la fuir.
Elle le retint.
— Reviens, lui dit-elle, reviens sur mon cœur. Je t’aimais tant tout-à-l’heure, alors que, peureux et naïf, tu recevais mes baisers presque malgré toi ! Tiens, lorsque tu m’as dit ce mot : Espères-tu que tu pourras m’aimer ? j’ai senti que je t’adorais. Tu étais si humble alors ! Reste ainsi, c’est ainsi que je t’aime. Quand je te vois trembler et reculer devant l’amour qui te cherche, il me semble que je suis plus jeune et plus ardente que toi. Cela m’enorgueillit et me charme, la vie ne me décourage plus, car je m’imagine alors que je puis te la donner ; mais quand tu t’enhardis, quand tu me demandes plus qu’il n’est en moi de sentir, je perds l’espoir, je m’effraie d’aimer et de vivre. Je souffre et je regrette de m’être abusée une fois de plus.
— Pauvre femme ! dit Sténio, vaincu par la pitié.
— Oh ! ne peux-tu rester ainsi craintif et palpitant sous mes caresses ! lui dit-elle, en attirant encore sa tête sur ses genoux. Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique ; laisse-moi sentir tes cheveux si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! Comme ton cœur y bat rude et violent ! C’est bien, mon enfant ; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ? Voici la lune qui monte au-dessus de toi et réfléchit son rayon dans tes yeux. Respire dans cette brise l’herbe et la prairie en fleurs. Je reconnais l’émanation de chaque plante, je les sens passer l’une après l’autre dans l’air qui les emporte. Maintenant, c’est le thym sauvage de la colline ; tout-à-l’heure, c’étaient les narcisses du lac, et à présent ce sont les géraniums du jardin. Comme les esprits de l’air doivent se réjouir à poursuivre ces parfums subtils et à s’y baigner ! Tu souris, mon gracieux poète, endors-toi ainsi.
— M’endormir ! dit Sténio d’un ton de surprise et de reproche.
— Pourquoi non ? N’es-tu pas calme, n’es-tu pas heureux maintenant ?
— Heureux ! oui ; mais calme ?
— Eh bien ! vous êtes un sot ! reprit-elle en le repoussant.
— Lélia, vous me rendez malheureux, laissez-moi vous quitter.
— Lâche ! comme vous craignez la souffrance ! Allez, partez !
— Je ne peux pas, répondit-il en revenant tomber à ses genoux.
— Mon Dieu ! lui dit-elle en l’embrassant, pourquoi souffrir ? Vous ne savez pas combien je vous aime : je me plais à vous caresser, à vous regarder, comme si vous étiez mon enfant. Tenez, Je n’ai jamais été mère, mais il me semble que j’ai pour vous le sentiment que j’aurais eu pour mon fils. Je me complais dans votre beauté avec une candeur, avec une puérilité maternelle… Et puis, après tout, quel sentiment puis-je avoir pour vous ?
— Vous ne pourrez donc pas avoir d’amour ? lui dit Sténio d’une voix tremblante et le cœur déchiré.
Lélia ne répondit point, elle passa convulsivement ses mains dans les flots de cheveux noirs qui bouclaient au front du jeune homme ; elle se pencha vers lui et le contempla comme si elle eût voulu résumer dans un regard la puissance de plusieurs âmes, dans un instant l’ivresse de cent existences ; puis l’ambitieuse et impuissante créature, trouvant son cœur moins ardent que son cerveau et ses facultés au-dessous de ses rêves, se découragea encore une fois de la vie : sa main retomba morte à son côté, elle regarda la lune avec tristesse, elle respira la brise avec un gonflement de narines qui avait quelque chose de sauvage ; puis portant sa main à son cœur et respirant du fond de la poitrine :
— Hélas ! dit-elle d’une voix irritée et le regard sombre, heureux ceux qui peuvent aimer !
II.
Il y avait, au bas des terrasses du jardin, une petite rivière qui coulait sous l’épais ombrage des ifs et des cèdres, et s’enfonçait sous leurs rameaux pendans. Sous une de ces voûtes mystérieuses, un tombeau de marbre blanc se mirait dans l’eau, pâle au milieu des sombres reflets de la verdure. À peine un souffle furtif de la brise ébranlait les angles purs et tremblans du marbre réfléchi dans l’onde ; un grand liseron avait envahi ses flancs, et suspendait ses guirlandes de cloches bleues autour des sculptures déjà noircies par la pluie et l’abandon. La mousse croissait sur le sein et sur les bras des statues agenouillées ; les cyprès éplorés, laissant tomber languissamment leurs branches sur ces fronts livides, enveloppaient déjà le monument confié à la protection de l’oubli.
— C’est là, dit Lélia, en écartant les longues herbes qui cachaient l’inscription, le tombeau d’une femme morte d’amour et de douleur !…
— C’est un monument plein de religion et de poésie, dit Sténio. Voyez comme la nature semble s’enorgueillir de le posséder ! Comme ces festons de fleurs l’enlacent mollement, comme ces arbres l’embrassent, comme l’eau en baise le pied avec tendresse ! Pauvre femme morte d’amour ! Pauvre ange exilé sur la terre et fourvoyé dans les voies humaines, tu dors enfin dans la paix de ton cercueil, tu ne souffres plus. Viola ! Tu dors comme ce ruisseau, tu étends dans ton lit de marbre tes bras fatigués, comme ce cyprès penché sur toi. Lélia, prends cette fleur de la tombe, mets-la sur ton sein, respire-la bien souvent, mais respire-la vite avant que, séparée de sa tige, elle perde ce virginal parfum qui est peut-être l’âme de Viola, l’âme d’une femme qui a aimé jusqu’à en mourir. Viola ! s’il y a quelque émanation de vous dans ces fleurs, si quelque souffle d’amour et de vie a passé de votre sein dans ce mystérieux calice, ne pouvez-vous pénétrer jusqu’au cœur de Lélia ? Ne pouvez-vous embraser l’air qu’elle respire, et faire qu’elle ne soit plus là, pâle, froide et morte, comme ces statues qui se regardent d’un air mélancolique dans le ruisseau ?
— Enfant ! dit Lélia, en jetant la fleur au cours paresseux de l’eau et en la suivant d’un regard distrait, croyez-vous donc que je n’aie pas aussi ma souffrance, âpre et profonde comme celle qui a tué cette femme ? Eh ! que savez-vous ? Ce fut là peut-être une vie bien riche, bien complète, bien féconde. Vivre d’amour et en mourir ! C’est beau pour une femme ! Sous quel ciel de feu étiez-vous donc née, Viola ? Où aviez-vous pris un cœur si énergique, qu’il s’est brisé au lieu de ployer sous le poids de la vie ? Quel dieu avait mis en vous cette indomptable puissance que la mort seule a pu détrôner de votre âme ? Ô grande ! grande entre toutes les créatures ! vous n’avez pas courbé la tête sous le joug, vous n’avez pas voulu accepter la destinée, et pourtant vous n’avez pas hâté votre mort comme ces êtres faibles qui se tuent pour s’empêcher de guérir. Vous étiez si sûre de ne pas vous consoler, que vous vous êtes flétrie lentement sans reculer d’un pas vers la vie, sans avancer d’un pas vers la tombe ; la mort est venue, et elle vous a prise, faible, brisée, morte déjà, mais enracinée encore à votre amour, disant à la nature : — Adieu, je te méprise et ne veux pas de salut. Garde tes bienfaits, ta poésie décevante, tes consolantes vanités, et l’oubli narcotique, et le scepticisme au front d’airain ; garde tout cela pour les autres, moi je veux aimer ou mourir ! — Viola ! vous avez même repoussé Dieu, vous avez franchement haï ce pouvoir inique qui vous avait donné pour lot la douleur et la solitude. Vous n’êtes pas venue, au bord de cette onde, chanter des hymnes mélancoliques, comme fait Sténio les jours où je l’afflige ; vous n’avez pas été vous prosterner dans les temples, comme fait Magnus, quand le démon du désespoir est en lui ; vous n’avez pas, comme Trenmor, écrasé votre sensibilité sous la méditation ; vous n’avez pas, comme lui, tué vos passions de sang-froid pour vivre fier et tranquille sur leurs débris. Et vous n’avez pas non plus, comme Lélia…
Elle oublia d’articuler sa pensée, et le coude appuyé sur le mausolée, l’œil immobile sur les flots, elle n’entendit pas Sténio qui la suppliait de se révéler à lui.
— Oui ! dit-elle après un long silence, elle est morte ! et si une âme humaine a mérité d’aller aux cieux, c’est la sienne ; elle a fait plus qu’il ne lui était imposé : elle a bu la coupe d’amertume jusqu’à la lie ; puis repoussant le bienfait qui allait descendre d’en-haut après l’épreuve, refusant la faculté d’oublier et de mépriser son mal, elle a brisé la coupe et gardé le poison dans son sein comme un amer trésor. Elle est morte ! morte de chagrin ! Et nous tous, nous vivons ! Vous-même, jeune homme, qui avez encore des facultés toutes neuves pour la douleur, vous vivez ou bien vous parlez de suicide, et cela est plus lâche que de subir cette vie souillée que le mépris de Dieu nous laisse !
Sténio, la voyant plus triste, se mit à chanter pour la distraire. Tandis qu’il chantait, des larmes coulaient de ses paupières fatiguées ; mais il domptait sa douleur, et cherchait dans son âme abattue des inspirations pour consoler Lélia.
III.
— Tu m’as dit souvent, Lélia, que j’étais jeune et pur comme un ange des cieux ; tu m’as dit quelquefois que tu m’aimais. Ce matin encore, tu m’as souri en disant : — Je n’ai plus de bonheur qu’en toi. — Mais ce soir tu as oublié tout, et tu renverses sans pitié les fondemens de mon bonheur.
Soit ! brise-moi, jette-moi à terre comme cette fleur que tu viens de respirer, et que maintenant tu abandonnes sur le gravier du ruisseau. Si, à me voir emporté comme elle et ballotté, flétri, au caprice de l’onde, tu trouves quelque amusement, quelque satisfaction ironique et cruelle, déchire-moi, foule-moi sous ton pied : mais n’oublie pas qu’au jour, à l’heure où tu voudras me ramasser et me respirer encore, tu me retrouveras fleuri et prêt à renaître sous les caresses.
Eh bien ! pauvre femme, tu m’aimeras comme tu pourras. Je savais bien que tu ne pouvais plus aimer comme j’aime ; d’ailleurs, il est juste que tu sois la plus adorée et la plus souveraine de nous deux. Je ne mérite pas l’amour que tu mérites ; je n’ai pas souffert, je n’ai pas combattu comme toi ; je ne suis qu’un enfant sans gloire et sans blessures en face de la vie qui commence et de la lutte qui s’ouvre. Toi sillonnée de la foudre, toi cent fois renversée et toujours debout, toi qui ne comprends pas Dieu et qui crois pourtant, toi qui l’insultes et qui l’aimes, toi flétrie comme un vieillard et jeune comme un enfant, Lélia, ma pauvre âme ! aime-moi comme tu pourras : je serai toujours à genoux pour te remercier, et je te donnerai tout mon cœur, toute ma vie, en échange du peu qui te reste à me donner.
Laisse-toi seulement aimer ; accepte sans dédain les souffrances que j’apporte en holocauste à tes pieds ; laisse-moi consumer ma vie et brûler mon cœur sur l’autel que je t’ai dressé. Ne me plains pas : je suis encore plus heureux que toi, c’est pour toi que je souffre ! Oh ! que ne puis-je mourir pour toi, comme Viola mourut de son amour ! Qu’il y a de volupté dans ces tortures que tu mets dans mon sein ! qu’il y a de bonheur à être seulement ton jouet et ta victime ; à expier, jeune, pur et résigné, les vieilles iniquités, les murmures, les impiétés amassés sur ta tête ! Ah ! si l’on pouvait laver les taches d’une autre âme avec les douleurs de son âme et le sang de ses veines ; si l’on pouvait la racheter, comme un nouveau Christ, et renoncer à sa part d’éternité pour lui épargner le néant !
C’est ainsi que je vous aime, Lélia. Vous ne le savez pas, car vous n’avez pas envie de le savoir. Je ne vous demande pas de m’apprécier, encore moins de me plaindre : venez à moi seulement quand vous souffrirez, et faites-moi tout le mal que vous voudrez, afin de vous distraire de celui qui vous ronge…
— Eh bien ! dit Lélia, je souffre mortellement à l’heure qu’il est : la colère fermente dans mon sein. Voulez-vous blasphémer pour moi ? Cela me soulagera peut-être. Voulez-vous jeter des pierres vers le ciel, outrager Dieu, maudire l’éternité, invoquer le néant, adorer le mal, appeler la destruction sur les ouvrages de la providence et le mépris sur son culte ? Voyons, êtes-vous capable de tuer Abel pour me venger de Dieu mon tyran ? Voulez-vous crier comme un chien effaré qui voit la lune semer des fantômes sur les murs ? Voulez-vous mordre la terre et manger du sable comme Nabuchodonosor ? Voulez-vous, comme Job, cracher votre colère et la mienne dans de véhémentes imprécations ? Voulez-vous, jeune homme pur et pieux, vous plonger dans l’athéisme jusqu’au cou et ramper dans la fange où j’expire ? Je souffre, et je n’ai pas de force pour crier. Allons, rugissez pour moi ! Eh bien ! vous pleurez !… Vous pouvez pleurer, vous ? Heureux ceux qui pleurent ! Mes yeux sont plus secs que les déserts de sable où la rosée ne tombe jamais, et mon cœur est plus sec que mes yeux. Vous pleurez ? Eh bien ! écoutez pour vous distraire un chant que j’ai traduit d’un poète étranger.
IV.
« Qu’ai-je donc fait pour être frappée de cette malédiction ? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi ? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs ; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer, et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi, qui suis aussi une créature de vos mains ; moi, que vous aviez douée d’une apparente richesse d’organisation, vous m’avez tout retiré ; vous m’avez traitée plus mal que vos anges foudroyés, car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas ! Vous m’avez traitée plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin, car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi, je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.
Pourquoi m’avez-vous ainsi traitée, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi ? Pourquoi m’avez-vous fait naître femme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre et me laisser inutile en dehors de la vie commune ? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi faite, ô mon Dieu ! Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance ; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée ? Hélas ! étais-je coupable avant de naître ?
Qu’est-ce donc que cette âme que vous m’avez donnée ? Est-ce là ce qu’on appelle une âme de poète ? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les élémens de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés ! Ô vie, ô tourment ! Tout aspirer et ne rien saisir ! tout comprendre et ne rien posséder ! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit ! Destinée plus malheureuse que la destinée de Faust ; car il garde dans son sein le trésor des passions jeunes et ardentes, qui ont couvé en silence sous la poussière des livres, et dormi tandis que l’intelligence veillait ; et quand Faust, fatigué de chercher la perfection et de ne la pas trouver, s’arrête, près de maudire et de renier Dieu, Dieu, pour le punir, lui envoie l’ange des sombres et funestes passions. Cet ange s’attache à lui ; il le réchauffe, il le rajeunit, il le brûle, il l’égare, il le dévore ; et le vieux Faust entre dans la vie, jeune et vivace, coupable maudit, mais tout-puissant ! Il en était venu à ne plus aimer Dieu, mais le voilà qui aime Marguerite. Mon Dieu, donnez-moi la malédiction de Faust !
Car vous ne me suffisez pas, Dieu ! vous le savez bien. Vous ne voulez pas être tout pour moi ! vous ne vous révélez pas assez pour que je m’empare de vous et pour que je m’y attache exclusivement. Vous m’attirez, vous me flattez avec un souffle embaumé de vos brises célestes, vous me souriez entre deux nuages d’or, vous m’apparaissez dans mes songes, vous m’appelez, vous m’excitez sans cesse à prendre mon essor vers vous, mais vous avez oublié de me donner des ailes. À quoi bon m’avoir donné une âme pour vous désirer ! Vous m’échappez sans cesse ; vous enveloppez ce beau ciel et cette belle nature de lourdes et sombres vapeurs ; vous faites passer sur les fleurs un vent du midi qui les dévore, ou vous faites souffler sur moi une bise qui me glace et me contriste jusqu’à la moelle des os. Vous nous donnez des jours de brume et des nuits sans étoiles ; vous bouleversez notre pauvre univers avec des tempêtes qui nous irritent, qui nous enivrent, qui nous rendent audacieux et sceptiques malgré nous ! Et si, dans ces tristes heures, nous succombons sous le doute, vous éveillez en nous les aiguillons du remords et vous placez un reproche dans toutes les voix de la terre et du ciel !
Pourquoi, pourquoi nous avez-vous faits ainsi ? Quel profit tirez-vous de nos souffrances ? Quelle gloire notre abjection et notre néant ajoutent-ils à votre gloire ? — Ces tourmens sont-ils nécessaires à l’homme pour lui faire desirer le ciel ? L’espérance est-elle une faible et pâle fleur qui ne croît que parmi les rochers, sous le souffle des orages ? Fleur précieuse, suave parfum, viens habiter ce cœur aride et dévasté !… Ah ! c’est en vain, depuis long-temps, que tu essaies de le rajeunir : tes racines ne peuvent plus s’attacher à ses parois d’airain ; son atmosphère glacée te dessèche ; ses tempêtes t’arrachent et te jettent à terre, brisée, flétrie !… Ô espoir ! ne peux-tu donc plus refleurir pour moi ?… »
— Ces chants sont douloureux, cette poésie est cruelle, dit Sténio en lui arrachant la harpe des mains ; vous vous plaisez dans ces sombres rêveries ; vous me déchirez sans pitié. Non, ce n’est point là la traduction d’un poète étranger : le texte de ce poème est au fond de votre âme, Lélia, je le sais bien ! Ô cruelle et incurable ! écoutez cet oiseau : il chante mieux que vous ; il chante le soleil, le printemps et l’amour. Ce petit être est donc mieux organisé que vous, qui ne savez chanter que la douleur et le doute.