Lénine marxiste

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, préfacé par J. Knief
François Maspero (p. 1-36).


Le 21 janvier 1924 s’éteint la conscience révolutionnaire mondiale concentrée en un corps mortel. Le 17 février 1924, N. Boukharine prononce à la séance solennelle de l’Académie Communiste un discours sur l’apport de Lénine à la doctrine marxiste. De la lointaine Vienne, une œuvre de circonstances et portant la même date essaie, dans une première tentative de systématisation, de répondre au postulat de son discours ( « Lénine… attend son systématisateur » ) Le Lénine, de Georg Lukacs porte en sous-titre : Étude sur l’interdépendance de sa pensée. L’ « enfant chéri » du bolchevisme et l’ancien « enfant prodige » du cercle wébérien de Heidelberg, par-delà les frontières de l’Europe des patries bourgeoises, s’unissent dans la communion fraternelle révolutionnaire.

En quoi consiste l’actualité de cette brochure publiée en 1925 par la Librairie de l’Humanité ? En dépit de quelques faiblesses, elle nous ramène aux sources authentiques du léninisme révolutionnaires par-delà les fracassantes excommunications des mondes communistes post-staliniens.

L’exégèse universitaire traditionnelle de Merleau Ponty à Gurvitch, quand elle discourt sur les problèmes touchant le mouvement ouvrier international en général, le bolchevisme en particulier, s’abrite volontiers derrière Boukharine. Cette courte étude remet les choses en place. Elle est écrite dans une période d’équilibre, entre le passé ultra-gauchiste et le futur ultra-opportunisme de Boukharine.

Notons comme d’une particulière actualité le chapitre sur Lénine et les paysans, où Boukharine nous rappelle la « combinaison heureuse — Marx dixit — désirable pour le prolétariat de la guerre paysanne avec la révolution ouvrière » c’est-à-dire, de ce que nous appelons la question nationale et coloniale et qui souligne opportunément l’  « hégémonie du prolétariat dans son alliance avec les masses paysannes et coloniales. » [1]

Son insistance sur les problèmes culturels — l’homme ne vit pas seulement de pain — dans la période de transition, donne un ton tout à fait moderne.

Relevons un troisième point, tout à fait nouveau pour l’époque, mais rendu plus complexe, hélas ! que ne se l’était imaginé l’auteur dans ses pires rêves. Il s’agit des problèmes de révolution pacifique de la société prolétarienne-démocratique post-révolutionnaire : Sur ce point, la Révolution hongroise de 1956 dément les prognoses de Boukharine.

Rendons hommage, quatrièmement, à son inquiétude prémonitoire quant à la dégénérescence possible de la société et de l’État ouvrier isolé dans un environnement bourgeois.

Par contre, plus discutable est l’affirmation de Boukharine qui fait dire à Lénine que la coopération paysanne sous l’hégémonie de la classe ouvrière serait la réalisation du socialisme[2], C’est l’un des rares endroits où l’on voit poindre le futur théoricien du socialisme en un seul pays, d’où sort en ligne directe la théorie révisionniste de la coexistence pacifique. Était-ce peut-être parce que Boukharine avait à faire oublier que dans sa brochure « De la catastrophe du tsarisme jusqu’à la chute de la bourgeoisie », parue début 1918 aux éditions du C.C. du P.C. (B), Priboï, il s’affirmait partisan avoué de la théorie de la Révolution permanente ?

Rétablissons le sens d’une citation de Marx : Boukharine lui fait dire que la théorie de la lutte de classes ne serait pas l’âme de sa doctrine, justifiant ainsi post-factum la partie négative du jugement de Lénine que je rappelle un peu plus loin. En effet, interrogé, Marx disait qu’il n’avait inventé ni le fait ni la théorie de la lutte de classes mais que son mérite avait consisté à démontrer que la lutte de classes amènerait nécessairement la dictature du prolétariat, que celle-ci se transformerait aussi inévitablement en une société sans classe, en une communauté mondiale sans appareil de coercition, c’est-à-dire sans États.

La biographie de Boukharine éclaire quelque peu ces points discutables. Né en 1888, il devint bolchevik en 1906. Brillant théoricien économiste — curieusement ignoré en France, car presque rien n’a été publié de ses œuvres d’économiste — il est en 1918 le porte-parole des communistes de gauche (ou ultra-gauchistes : ceux qui veulent, alors, continuer la guerre révolutionnaire). En 1919, avec son ami et futur adversaire scientifique et politique Préobrajensky, il publie le commentaire officiel du nouveau programme du parti bolchevik russe, l’A.B.C. du Communisme[3]. Il se range aux côtés de Trotsky en 1920 dans l’important mais peu connu débat sur la question syndicale, puis présente au Xe Congrès du P.C.R., au nom du Comité Central, le fondamental rapport sur la démocratie ouvrière[4]. En 1922, il informe Lénine des exactions des amis de Staline en Géorgie, ce qui amène la rupture personnelle entre Lénine et Staline[5]. En 1923, Boukharine publie « La Révolution prolétarienne et la culture », presque en même temps que Trotsky son Littérature et Révolution. Il s’ensuit un important débat sur la culture prolétarienne. Mais 1923 est également l’année ou, à propos de l’accumulation primitive socialiste qui met en cause la direction de l’économie russe, il ouvre une discussion fondamentale avec Préobrajensky d’abord, puis Trotsky ensuite. Son analyse le conduit à devenir le Guizot de la « néo-NEP », à devenir le porte-parole des koulaks à l’intérieur du parti bolchevique[6] puis le théoricien du courant ultra-droitier de ce bloc Staline-Boukharine qui nous vaudra la deuxième période d’erreurs du Komintern, en Angleterre comme en Chine.

En 1928 Staline défait l’opposition de droite et partant, son chef Boukharine : il le liquide politiquement en 1929, physiquement par le dernier grand Procès de Moscou en 1938, qui clôt la période de l’ « Ejovtchina ».

Ce discours est le tombeau d’un disciple intelligent, d’un penseur original et autonome, à son maître. Lénine l’avait jugé tel : dans sa lettre datée du 25 décembre 1922 — le soi-disant testament — il écrivait : « … Boukharine est non seulement le plus valeureux et le plus éminent théoricien du parti, mais il peut être considéré légitimement comme l’enfant chéri de tout le parti ; mais — ajoutait-il — ses vues théoriques peuvent seulement, avec le plus grand doute, être taxées de pleinement marxistes car il y a quelque chose de scholastique en lui (il n’a jamais appris et je pense qu’il n’a jamais complètement compris, la dialectique) ».

Sans Lénine, cette « boussole », cette vie d’un héros bolchevique commencée dans la pureté et la considération de tous ses camarades s’achèvera dans la tragédie des reniements sans principe. Il est bon, avec cette brochure, de revenir aux vraies sources du léninisme.

Joh. KNIEF.

Lénine est généralement considéré comme un praticien génial, incomparable, mais souvent, comme théoricien, il est loin d’être apprécié à sa juste valeur. J’estime qu’il est temps de remettre les choses à leur place.

Cette sous-estimation de Lénine théoricien est due, selon moi, à une certaine aberration psychologique, à laquelle nous sommes tous sujets. Ce que Lénine a créé en théorie, il ne l’a pas condensé, concentré, classé en une certaine quantité de tomes achevés. Lénine émettait presque toutes ses idées théoriques, ses formules, ses généralisations au jour le jour. Elles sont éparses dans les nombreux volumes de ses œuvres, elles ne sont pas présentées aux lecteurs sous une forme concise, définitive, et c’est pourquoi nombreux sont ceux qui considèrent que Lénine théoricien le cédait de beaucoup à Lénine homme d’action. Mais je pense que cette conception ne tardera pas à être révisée et que, bientôt, Lénine apparaîtra dans toute sa grandeur, non seulement comme le praticien génial du mouvement ouvrier, mais aussi comme son génial théoricien.

Je me permettrai de citer un petit exemple, tiré de mon propre travail, ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, de ma propre « pratique théorique ». Dans un de mes articles, j’avais analysé assez longuement la différence essentielle entre la maturation du régime socialiste au sein de la société capitaliste et celle du régime capitaliste au sein de la société féodale. Les idées que j’avais développées dans la revue Sous le Drapeau du Marxisme, je les rencontrai ensuite, plus ou moins précisées théoriquement, dans plusieurs ouvrages juridiques, politiques et autres. Mais, après avoir écrit mon article et cru sincèrement avoir dit quelque chose de nouveau, dans ce domaine théorique relativement restreint, je m’aperçus que tout cela était contenu dans quatre lignes d’un discours de Lénine prononcé au VIIème Congrès de notre Parti, pendant les débats sur la paix de Brest. Je pense que ceux d’entre nous qui s’occupent de théorie et qui maintenant considéreront sous un angle quelque peu différent les œuvres de Lénine, y découvriront certainement beaucoup de choses que, jusqu’à présent, nous avions laissé passer ou dont nous n’avions pas compris l’envergure théorique.

Ma conférence a pour but de poser quelques jalons pour encourager à l’étude de l’œuvre de Lénine en tant que théoricien marxiste.

Lénine, théoricien, attend encore son systématiseur[7]. Lorsque le travail de systématisation sera fait, lorsque tout ce que Lénine a donné de nouveau et qui foisonne dans ses œuvres sera trié, la taille gigantesque et le génie du théoricien du mouvement ouvrier et communiste apparaîtra alors.

Le marxisme, comme tout corps de doctrine, comme tout édifice théorique, représente, dans sa théorie pure comme dans ses applications, quelque chose de vivant, qui se développe et se modifie. Il peut changer à tel point que la quantité devienne qualité ; il peut, comme toute doctrine, dégénérer, sous l’influence de certaines conditions sociales.

J’estime qu’on peut, d’ores et déjà, distinguer nettement trois grandes périodes dans l’évolution historique du marxisme. Ces trois degrés du développement historique de l’idéologie marxiste correspondent à trois époques du mouvement ouvrier, qui, à leur tour, se rattachent à trois grandes époques de l’histoire européenne.

La première phase de l’évolution marxiste est le marxisme tel qu’il a été formulé par les fondateurs du communisme scientifique eux-mêmes, Marx et Engels. C’est le marxisme de Marx, à une époque de l’histoire européenne qui n’avait rien d’organique ni de pacifique. L’Europe traversait alors une série de bouleversements, dont le plus formidable fut la révolution de 1848.

Ce qui alimentait les généralisations théoriques, ce qui donnait un contenu social aux formules révolutionnaires, c’étaient précisément les événements catastrophiques qui se déroulaient en Europe ; aussi l’époque où naquit le marxisme donna-t-elle une physionomie spécifique à cette grande doctrine prolétarienne et mit-elle son empreinte sur la construction logique du marxisme d’alors. Ce qui a donné son impulsion révolutionnaire au marxisme de Marx et d’Engels, c’est avant tout une puissance immense d’abstraction théorique[8] jointe à la pratique révolutionnaire. Vous savez qu’au faîte de son abstraction théorique, dans ses thèses sur Feuerbach, Marx exprima l’idée, qui nous est devenue familière, que, jusqu’à présent, les philosophes[9] ne faisaient qu’expliquer l’univers et qu’il s’agissait maintenant de le transformer. Ce courant pratique, d’actualité, du marxisme de Marx et d’Engels avait nécessairement son pendant social. Ensuite, toute la doctrine de Marx était nettement une théorie du bouleversement, elle était foncièrement, essentiellement révolutionnaire, dans sa théorie pure comme dans ses applications, dans ses superstructures idéologiques les plus élevées comme dans ses déductions politiques pratiques. Vous savez tous que lorsqu’on lui demandait où était l’âme de la doctrine marxiste, Marx répondait (en dépit de ce que professent un grand nombre de ceux qui se réclament actuellement du marxisme) que l’âme de sa doctrine n’était pas la théorie de la lutte de classe, déjà connue avant lui, mais la démonstration du fait que l’évolution sociale mène inexorablement à la dictature du prolétariat[10]. La définition que l’on donne ordinairement du marxisme : « Le marxisme est l’algèbre de la révolution », s’applique parfaitement au marxisme de l’époque de Marx et d’Engels. C’était un instrument merveilleux, une machine puissante qui servait au bouleversement du régime capitaliste par toutes ses pièces théoriques aussi bien que par toutes ses déductions pratiques et politiques.


LE MARXISME DES « ÉPIGONES »

Telle fut la première phase de l’évolution du marxisme, son premier aspect historique. Ensuite commencent une autre époque et un autre marxisme. C’est le marxisme des épigones, le marxisme de la IIe Internationale. Inutile de dire que la transition du marxisme de Marx à celui des épigones n’a pas été instantanée. Ce fut une évolution de l’idéologie du mouvement ouvrier, qui avait pour base l’évolution du capitalisme européen d’abord et, ensuite, du capitalisme mondial.

Je répète : du capitalisme européen d’abord. À la révolution de 1848 succéda une stabilisation relative. Ce fut le début d’une période organique du capitalisme, qui refoula ses particularités catastrophique et ses antagonismes les plus marqués vers sa périphérie coloniale. Dans les principaux centres de la grande industrie s’effectuait une croissance organique des forces de production, accompagnée d’une prospérité relative de la classe ouvrière. Sur cette base sociale et économique, on eut un édifice politique correspondant : les États nationaux, les « patries » consolidées. La bourgeoisie avait solidement le pied à l’étrier.

Ce fut le commencement de la politique impérialiste, qui se manifesta nettement pour la première fois entre 1880 et 1890 ; l’amélioration du niveau d’existence de la classe ouvrière, la naissance et les progrès rapides de l’aristocratie ouvrière firent que les organisations ouvrières, intérieurement, idéologiquement dégénérées, se transformèrent peu à peu en un rouage du mécanisme capitaliste. Tel fut le fond sur lequel se transforma l’idéologie dominante du mouvement ouvrier. L’idéologie, comme on le sait, retarde sur la pratique. C’est pourquoi il y a une certaine discordance entre l’évolution du marxisme dans l’idéologie et son évolution dans la pratique. Toujours est-il que le marxisme dans ses deux formes principales dégénère.

La tendance la plus manifeste de dégénérescence fut le révisionnisme dans la social-démocratie allemande. En fait de formules théoriques précises, nous n’avons nulle part de spécimen plus classique, même dans les pays où la dégénérescence fut plus accusée[11]. En raison de nombreuses circonstances historiques, que je n’analyserai pas ici, cette pratique ne se refléta point dans les autres pays en des formules aussi nettes et aussi précises que dans le pays le plus « pensant ». En Allemagne, la tendance révisionniste marquait nettement l’abandon du marxisme de Marx et d’Engels et de la période précédente. Bien moins net était l’abandon du marxisme par un autre groupe, qui s’intitulait radical ou orthodoxe et avait Kautsky à sa tête. J’ai déjà eu l’occasion de m’expliquer là-dessus, et j’estime que la déchéance de la social-démocratie allemande et de Kautsky est antérieure à 1914, Depuis longtemps déjà, quoique plus lentement que les révisionnistes, ce groupe de la social-démocratie allemande, qui donnait le ton à toute l’Internationale, s’éloignait du marxisme révolutionnaire tel qu’il avait été formulé par Marx et Engels dans la phase précédente de l’évolution de l’idéologie ouvrière.

Je répète qu’au début de cette période, il y avait un certain désaccord entre la théorie et la pratique. Les idéologues les plus hardis du clan révisionniste élaborèrent une théorie s’accordant avec leur pratique. Une autre partie des social-démocrates résistait encore quant aux formules théoriques, sans avoir la force ni la volonté de vaincre dans la pratique ces tendances néfastes. Telle fut la position du groupe Kautsky.

Mais vers la fin de cette période, lorsque l’histoire posa dans toute leur ampleur les grandes questions de principe — je parle du début de la guerre mondiale — il se trouva que, pratiquement et théoriquement, il n’y avait entre ces deux ailes aucune différence essentielle. Au fond, le révisionnisme comme le kautskisme exprimaient la même tendance de dégénérescence du marxisme, une tendance à s’adapter, dans le mauvais sens du terme, aux nouvelles conditions sociales qui se formaient en Europe et qui caractérisaient le nouveau cycle du développement européen ; ils exprimaient le même courant théorique d’abandon du marxisme véritable, du marxisme révolutionnaire. D’un point de vue général, on peut dire que le « marxisme » révisionniste intégral a adopté une attitude nettement fataliste envers le pouvoir et le régime capitalistes, tandis que le marxisme de Kautsky et de son groupe est une sorte de marxisme démocratico-pacifiste[12].

Cette division est conventionnelle, elle s’efface de plus en ; plus depuis quelques années ; les deux courants se rejoignent en un seul, qui s’éloigne de plus en plus du vrai marxisme. On extirpe du marxisme son contenu révolutionnaire ; à sa dialectique révolutionnaire, à sa conception révolutionnaire du développement et de l’effondrement du capitalisme, à sa notion de la dictature du prolétariat, on substitue une vulgaire doctrine bourgeoise d’évolution démocratique.

Il serait facile de montrer comment cette tendance s’est manifestée dans une multitude de questions théoriques. J’ai fait en partie cette analyse dans un discours sur le programme de l’Internationale Communiste prononcé à un de ses congrès. Cette tendance révisionniste apparaît chez Kautsky, qui dévie tout à fait dans la théorie de l’État et du pouvoir, comme d’ailleurs Plékhanov, qui pourtant se targuait d’orthodoxie. L’existence de ce révisionnisme dans la théorie de l’État montre pourquoi les kautskistes adoptèrent une attitude de pacifistes petits-bourgeois pendant la guerre mondiale.

Nous connaissons tous la véritable conception marxiste de l’État : pendant la révolution socialiste, l’appareil étatique de la bourgeoisie est brisé et une nouvelle dictature s’affirme : un État « antidémocratique », mais démocratique prolétarien, d’un type tout à fait particulier, qui disparaît ensuite progressivement. Chez Kautsky, rien de semblable. Chez lui, comme chez tous les marxistes social-démocrates, cette question est exposée ainsi : le pouvoir passe d’une classe à l’autre, de même qu’une machine qui appartenait à une classe peut passer ensuite à une autre, sans qu’il y ait besoin pour cela de la démonter et de la remonter ensuite d’une nouvelle façon. De là le défensisme, de là l’argumentation que l’on ne cessait d’entendre au début de la guerre dans les assemblées patriotiques et qui, malgré son primitivisme, avait une certaine logique en son genre : si l’État bourgeois doit nous appartenir demain, il ne faut pas le détruire, mais au contraire le défendre (on voit que le problème est posé tout autrement que chez Marx) ; donc, il ne faut pas désorganiser l’armée — car elle fait partie intégrante de l’appareil de cet État qui nous appartiendra demain — il ne faut violer aucune des disciplines de l’État, etc. Ainsi, tout s’arrange et l’on comprend comment les conceptions théoriques du kautskisme et de la social-démocratie allemande ont déterminé leur conduite.

Je le répète : il serait faux de croire que la chute de la social-démocratie fut instantanée, catastrophique. Elle avait été, théoriquement, justifiée d’avance. Mais nous ne nous apercevions pas encore de la transformation, de la dégénérescence intérieure de l’aile dite « orthodoxe », mais qui l’était si peu. On pourrait faire les mêmes remarques sur les théories de l’effondrement de la société capitaliste, de la paupérisation, sur les questions coloniale et nationale, sur la doctrine de la démocratie et de la dictature, sur les conceptions tactiques comme celle de la lutte de masse, etc. Je recommande de relire à cet effet la brochure classique de Kautsky La révolution sociale, où il n’est pas difficile de découvrir tout un amoncellement de déformations du marxisme et de formules d’un opportunisme éclatant. Lorsque ces « épigones marxistes » enregistraient certaines modifications dans la structure du capitalisme, dans les rapports entre l’économie et la politique, lorsqu’ils examinaient à leur loupe théorique des questions nouvelles, ils les considéraient toujours du même point de vue d’une transformation graduelle des organisations ouvrières en rouages du mécanisme capitaliste[13].

Ainsi, dès qu’apparaissait une nouvelle société anonyme, ils démontraient que le capital se démocratise. Dès qu’on observait sur le continent une amélioration de la situation des ouvriers, ils concluaient que la révolution deviendrait peut-être superflue et que tout pourrait s’arranger pacifiquement. Et, comme on était « marxiste », on exhibait un tas de citations de Marx, isolées de leur contexte. On rappelait que Marx avait dit : « En Angleterre, peut-être on se passera de révolution », et aussitôt on généralisait. Engels ayant un jour parlé en termes peu flatteurs des combats de barricades, on tirait de ses paroles des déductions inadmissibles.

Ainsi, tout convergeait vers la fusion des organisations ouvrières avec le système capitaliste, vers la paix sociale. Le marxisme finit par perdre toute trace de son essence révolutionnaire ; il subit le sort, fréquent dans l’histoire, où les mêmes phrases, la même nomenclature, les mêmes étiquettes, les mêmes symboles recouvrent un contenu social et politique complètement différent. Dans la social-démocratie allemande — qui était un modèle du genre — la phraséologie, les symboles, toute l’enveloppe verbale du marxisme subsistaient, mais le contenu marxiste s’était évaporé. Il ne resta, de la doctrine forgée au cours des bouleversements sociaux du siècle précédent, qu’un fatras de paroles. Le marxisme avait perdu son caractère révolutionnaire ; au fond, c’était déjà une doctrine adéquate à la pratique opportuniste de la social-démocratie allemande, des partis ouvriers opportunistes, dégénérés et corrompus par leur bourgeoisie respective. On pourrait établir une espèce de carte géographique socio-politique montrant, pour chaque pays, le degré de lâcheté de ces « marxistes ». Plus un État était fort sur le marché mondial, plus sa politique était impérialiste, plus l’aristocratie ouvrière était nombreuse et puissante, plus le prolétariat était lié à la bourgeoisie, à son organisation étatique et plus les conceptions théoriques, même dissimulées sous des étiquettes marxistes, étaient bassement opportunistes. Oui, on pourrait dessiner une telle carte, qui illustrerait fort bien la liaison entre l’évolution sociale et politique de chaque pays et l’évolution idéologique de son mouvement ouvrier.

Telle est la seconde phase du marxisme. Sa physionomie est autre que celle du marxisme de Marx et d’Engels. Comme on le voit, c’est une tout autre formation sociale et politique, une tout autre idéologie. En effet, la base de cette idéologie, base constituée par la classe ouvrière des pays impérialistes les plus exploiteurs, surtout par leur aristocratie ouvrière, a bien changé. Et c’est lorsque ce processus social et politique revêt son expression la plus complète qu’on voit apparaître les formules qui s’éloignent entièrement du véritable marxisme orthodoxe.


LE MARXISME DE LÉNINE


J’en viens maintenant au léninisme. On m’a dit qu’un des drapeaux de l’Institut des professeurs rouges porte cette devise : « Marxisme dans la science, léninisme dans la tactique ». À mon avis, cette délimitation est fausse et ne correspond nullement au rôle d’avant-garde idéologique que s’attribuent nos professeurs rouges. Il ne faut pas séparer ainsi la théorie de la lutte pratique. Si le léninisme, comme action, n’est pas du marxisme, c’est que la théorie est séparée de la pratique, ce qui est particulièrement nuisible pour un Institut tel que celui des professeurs ranges. Le marxisme de Lénine est une formation idéologique distincte, car il a été enfanté par une époque différente. Il n’est pas la simple répétition dit marxisme de Marx, car l’époque où nous vivons n’est pas la simple répétition de celle à laquelle vivait Marx. Ces deux époques ont ceci de commun que ni l’une ni l’autre n’est organique, l’époque actuelle encore moins que celle de Marx. Le marxisme de Marx était un produit d’une époque révolutionnaire. Celui de Lénine est aussi le produit d’une époque extrêmement orageuse et révolutionnaire. Mais il y a évidemment tant de choses nouvelles dans la marche de l’évolution sociale, dans « les matériaux » empiriques qui servent aux généralisations théoriques, dans les problèmes qui se posent au prolétariat révolutionnaire et qui réclament une solution, que notre marxisme actuel n’est pas la simple répétition des idées exposées par Marx.

Je développerai cette thèse plus loin, afin qu’on n’ait pas l’impression que je veux opposer ces doctrines. L’une est le complément, le développement logique et historique de l’autre. Mais je voudrais tout d’abord m’arrêter sur les faits nouveaux de politique sociale et économique qui sont la base du marxisme de Lénine. En effet, qu’y a-t-il de nouveau qui n’existait pas à l’époque de Marx et que, par suite, ce dernier ne pouvait connaître ?

1. — Tout d’abord, une phase nouvelle dans le développement des rapports capitalistes. Marx connaissait l’époque déjà révolue du capital marchand ; il connaissait le capital industriel, qui était considéré comme le type classique du capitalisme en général. Vous savez fort bien qu’Engels lui-même n’a vu que le début de la constitution des cartels et des trusts. Quant au stade nouveau de l’évolution capitaliste, avec sa réorganisation des rapports de production au sein du capitalisme, stade que Lénine appelait celui du capitalisme monopolisateur, il va sans dire que Marx ne mouvait le connaître ; aussi ne l’a-t-il ni exprimé ni généralisé.

Ces nouveaux phénomènes devaient être incorporés à la théorie, et, dans la mesure où ils le sont, ils constituent un nouveau chaînon de la théorie. Tous, ils ressortissent au domaine du capital financier[14] et de sa politique impérialiste. La question de la création et de la collusion des organisations économiques mondiales et des États capitalistes, ainsi que toute une série de questions analogues, découlant de la structure spécifique du capitalisme des dernières années du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, étaient inconnues de Marx et devaient être soumises à une analyse théorique.

2. — Un second groupe de questions est lié à la guerre mondiale, à la désagrégation des rapports capitalistes. Quelle que soit l’intensité que l’on attribue à la désagrégation du capitalisme et les pronostics que l’on fasse à ce sujet, quelque jugement que l’on porte en particulier sur ta situation économique actuelle en Europe occidentale, quelle que soit la formule que l’on avance, il est certain que nous assistons à des phénomènes qui n’existaient pas auparavant. Ni le capitalisme d’État et les phénomènes qui y sont liés, ni les phénomènes de désagrégation et de désorganisation du mécanisme capitaliste, avec les autres phénomènes spécifiques qui l’accompagnent dans l’industrie aussi bien que dans la circulation monétaire, n’existaient à l’époque des fondateurs du socialisme scientifique. Ces phénomènes posent tout un ensemble de problèmes théoriques nouveaux d’un intérêt captivant et dont il est nécessaire de tirer des conclusions pratiques pour l’action. C’est un autre genre, très vaste, de phénomènes faisant époque et inconnus de Marx et d’Engels.

3. — Enfin, il est une troisième série de phénomènes, intimement liés à l’insurrection ouvrière dans la période d’effondrement des rapports capitalistes, période dont l’apparition est déterminée par la collision formidable des organismes capitalistes, de leurs guerres, qui ne sont qu’une forme particulière de leur concurrence, forme inconnue à l’époque où vivaient Marx et ses amis. Maintenant ces questions sont directement liées à la révolution socialiste, elles forment un immense phénomène social qu’il faut étudier théoriquement, qui a ses lois propres, qui pose devant nous une multitude de questions théoriques et politiques. À l’époque de Marx, on ne pouvait en donner que les formules les plus générales, tandis que le matériel empirique actuel fournit une quantité énorme d’idées et de phénomènes qui doivent être soumis à une étude théorique. Ce troisième genre de phénomènes et de questions théoriques et pratiques était également inconnu de tous les hommes de son temps.

4. — Enfin, il est encore une quatrième série de questions entièrement nouvelles, liées à l’époque, ou au début de l’époque, de la domination de la classe ouvrière. Comment Marx posait-il la question ? Je rappellerai sa formule, déjà citée : « L’âme de ma doctrine n’est pas la théorie de lutte de classe, mais la démonstration du fait que l’évolution sociale mène inexorablement à la dictature du prolétariat ». C’était là la limite de la pensée de Marx. Mais lorsque cette dictature est devenue un fait, nous franchissons cette limite. La doctrine de Marx s’arrête à la dictature inévitable du prolétariat[15]. Il n’en pouvait être autrement à cette époque ; la dictature du prolétariat n’étant pas réalisée, les phénomènes qui l’accompagnent n’existaient pas et, partant, ne pouvaient servir de matière à des expériences, à des observations et, ensuite, à des généralisations théoriques dont on eût tiré des enseignements pratiques. Ce groupe immense de phénomènes est tout à fait nouveau, car nous avons déjà dépassé la limite atteinte par Marx. Plus ces phénomènes sont nouveaux dans la réalité, plus ils le sont dans la théorie et par conséquent, plus la conception qui les embrasse doit être originale. Voilà la quatrième série de phénomènes sociaux, économiques, politiques, qui doivent faire l’objet de nos études et d’où nous devons tirer des normes de conduite pour la classe ouvrière.

J’ai examiné ici quatre périodes dont l’ensemble représente une époque colossale dans révolution, non seulement du capitalisme européen, mais de toute la société humaine. Cette époque complexe abonde en problèmes théoriques et pratiques, et naturellement le dialecticien ou l’homme d’action qui unit l’étude des questions théoriques à la pratique sort des limites du marxisme ancien.

Je dois m’arrêter ici sur un point, afin d’éviter toute confusion. Qu’appelons-nous marxisme ? On peut appeler marxisme deux choses : ou bien un ensemble de méthodes permettant d’étudier les phénomènes sociaux, ou bien une certaine somme d’idées, par exemple la théorie du matérialisme historique, la théorie de l’évolution des rapports capitalistes, etc., ainsi qu’une série d’affirmations concrètes. Autrement dit, nous pouvons entendre par marxisme non seulement une méthode ou un ensemble de méthodes, mais aussi la somme des idées obtenues par l’application de ces méthodes. Si l’on adopte la seconde définition, il est clair que le marxisme de Lénine est un champ beaucoup plus vaste que le marxisme de Marx. En effet, à la somme d’idées qui existaient chez Marx, s’est ajoutée une quantité immense d’idées nouvelles, liées à l’analyse de phénomènes entièrement nouveaux, d’une époque historique nouvelle, qui dépassent les limites du marxisme dans sa définition conventionnelle. Mais si l’on entend par marxisme non la somme d’idées qui existaient chez Marx, mais l’instrument, la méthode dont se sert le marxisme, le léninisme, naturellement, ne modifie et ne revise en rien La méthodologie de Marx. Au contraire, sous ce rapport, il est la restauration intégrale du marxisme tel qu’il a été formulé par Marx et Engels.

Ainsi se résolvent, me semble-t-il, les contradictions dues pour la plupart à la confusion des termes. Comment peut-on caractériser l’aspect historique de ce marxisme léninien ? On peut le considérer comme une combinaison, comme une triple synthèse. a) C’est, premièrement, un retour à l’époque marxiste, mais un retour enrichi de tous les faits nouveaux, une synthèse dit marxisme de Marx et de toutes les acquisitions réalisées grâce à son application, une analyse marxiste de tout ce que l’époque nouvelle a apporté, b) C’est, deuxièmement, la synthèse de la théorie et de la pratique de la classe ouvrière combattante et victorieuse, c) C’est enfin la synthèse du travail de destruction et de construction de la classe ouvrière.

Permettez-moi d’expliquer brièvement cette troisième thèse. Le marxisme orthodoxe, révolutionnaire, notre marxisme, a devant soi, selon les époques, diverses tâches pratiques, qui déterminent en fin de compte nos jugements et les enchaînements de nos idées théoriques. Lorsque la classe ouvrière et le parti révolutionnaire luttent pour le pouvoir, nous devons, dans nos travaux théoriques, analyser, souligner particulièrement les antagonismes, les incohérences de la société capitaliste, exploiter tout ce qui la désagrège. Nous avons un objectif de destruction, il nous faut détruire le régime capitaliste, et le choix des thèses théoriques se fait en conséquence. Il nous importe de relever dans la théorie tous les antagonismes pratiquement importants, de les approfondir, afin de fournir du matériel à nos agitateurs qui travaillent à la destruction du régime existant. Toutes les œuvres théoriques de Marx poursuivent cet objectif de destruction, de bouleversement.

Mais lorsque la classe ouvrière arrive au pouvoir, elle doit relier les diverses parties du tout sous son hégémonie. Toute une série de questions, qui auparavant ne présentaient aucun intérêt pratique, deviennent d’actualité et doivent être étudiées d’une façon beaucoup plus approfondie. Nous devons maintenant non plus détruire, mais construire. De là, un tout autre aspect des choses, un tout autre point de vue. Je pense que chacun de nous, lorsqu’il relit maintenant certains ouvrages, ou même fait des observations sur la vie courante, voit sous un tout autre aspect des faits qu’il connaissait déjà, parce qu’autrefois il avait à démolir, tandis que maintenant il doit bâtir. Cette nouvelle mentalité se reflète théoriquement dans une multitude de problèmes qu’on ne se posait pas à l’époque de la première « formule » de la doctrine de Marx, ou que l’on posait à l’époque de la IIe Internationale du point de vue de l’incorporation du mouvement ouvrier à l’État bourgeois. Comme les partis social-démocrates opportunistes se donnaient pour but non pas de renverser le régime capitaliste, mais de s’y adapter et de le transformer peu à peu, par une activité pacifique, ces embryons de théories « constructives »[16] trouvaient parmi nous autres, marxistes révolutionnaires, un accueil hostile. Mais telle est la dialectique de l’histoire que, lorsque nous arrivâmes au pouvoir, il nous fallut adopter un autre point de vue pratique et théorique. Nous dûmes démolir, mais aussi édifier ; nous fûmes par conséquent obligés de chercher la synthèse de ces aspects : destruction et édification. Lénine nous l’a donnée dans ses généralisations théoriques. Mais il est extrêmement difficile de formuler ici des thèses précises, car les remarques faites par Lénine sur cette question sont isolées, disséminées dans tous les volumes de ses œuvres, principalement dans ses discours. Il est néanmoins évident que c’est là ce que le léninisme a donné de plus important en tant que système théorique continuant le marxisme, il y a certes, chez Marx, beaucoup d’indications théoriques sur la destruction, mais fort peu sur la construction. Là aussi tout était à créer, et c’est pourquoi il me semble que le plus grand apport théorique qu’ait fait Lénine au marxisme peut être caractérisé ainsi : Marx donna principalement l’algèbre du développement capitaliste et de l’action révolutionnaire, tandis que Lénine y ajouta l’algèbre des nouveaux phénomènes de destruction et de construction et aussi leur arithmétique, c’est-à-dire qu’il déchiffra les formules algébriques sous un point de vue encore plus concret et plus pratique.


LA THÉORIE ET LA PRATIQUE CHEZ LÉNINE


Après ces quelques remarques générales, je voudrais attirer votre attention sur une série de données théoriques et pratiques qui illustreront les idées que j’ai exprimées. Je crois que le fait que Lénine n’ait pu énoncer ses thèses théoriques sous une forme concentrée provient de la prédominance de l’action dans toute sa vie, prédominance découlant à son tour du caractère de notre époque, qui est une époque d’action par excellence. Nous ne pouvons bien agir que lorsque la théorie est entre nos mains un instrument, une arme, que nous savons manier à la perfection, lorsque la doctrine n’est pas quelque chose qui nous domine et nous accable.

J’ai exprimé cette idée dans un de mes discours en disant que c’est Lénine qui possédait le marxisme, et non le marxisme qui possédait Lénine. J’ai voulu dire par là qu’un des traits les plus caractéristiques, les plus intéressants de Lénine était de voir le sens pratique de chaque thèse, de chaque construction théorique. Fréquemment, il nous est arrivé de plaisanter la façon trop pratique dont Lénine abordait certaines questions théoriques ; mais, maintenant, après plusieurs années de révolution, nous voyons que nos moqueries se retournent contre nous, nous comprenons qu’elles n’étaient que le résultat de nos anciennes habitudes d’intellectuels, de spécialistes étroits : journalistes, littérateurs ou personnes dont la profession est de s’occuper plus ou moins de théorie. De même que Lénine détestait les procédés rhétoriques et le pédantisme — ce qui nous déplaisait souvent et ce dont il nous raillait — de même il ne supportait pas ce qui est superflu et considérait de façon purement pratique les conceptions et les doctrines théoriques. D’ailleurs, il est clair que, d’après le marxisme, ces dernières ne peuvent avoir qu’un sens pratique. Mais, spécialistes de la théorie jusqu’à un certain point, il nous répugnait de n’envisager que le sens pratique des doctrines et, sous ce rapport. Lénine allait vers l’avenir bien mieux que nous autres, parce que certaines choses qui exerçaient encore de l’attraction sur nous lui étaient étrangères à cause de sa nature. Il me semble que cette compréhension profonde du rôle subalterne de toute construction théorique, si haute qu’elle soit, est un des traits les plus heureux du marxisme de Lénine.

À cela s’ajoute un autre trait intéressant, que nous ne comprendrions jamais sans le précédent : Lénine dépouillait impitoyablement de tout caractère fétichiste[17] les thèses, les dogmes, quels qu’ils fussent. Nous nous étonnions souvent, au début, de l’audace avec laquelle il posait certains problèmes théoriques ou pratiques. Ainsi, à l’époque de la paix de Brest, il disait que l’on peut se servir des armes de n’importe quelle puissance étrangère contre n’importe quelle autre ; cela révoltait notre conscience internationale, mais notre « internationalisme » était fondé sur l’incompréhension théorique de ce que tout avait changé dès le moment où le pouvoir était tombé entre nos mains. Souvenez-vous du mot d’ordre : « Apprenez à faire du commerce », qui mettait à la torture beaucoup d’excellents révolutionnaires, mais qui découlait de tout un enchaînement de conceptions théoriques. Cette audace théorique, liée à l’action, n’est accessible qu’à un homme, théoricien et praticien à la fois, sachant supérieurement manier l’arme tranchante du marxisme, interprétant le marxisme non comme un dogme figé, mais comme un moyen d’orientation et comprenant parfaitement que tout fait nouveau doit avoir sa répercussion dans la conduite du parti ouvrier et de la classe ouvrière.

Voici comment Lénine exprimait cette idée dans une de ses formules tactiques les plus générales. « D’innombrables erreurs, disait-il, proviennent de ce que des mois d’ordre, des mesures, parfaitement justes à un moment et dans une situation donnés, sont mécaniquement appliqués à une situation historique, à une corrélation des forces, à un état de choses différents ».

Prenons l’idéologie de nos adversaires sur une question comme celle de la démocratie. Nous aussi, nous étions, dans une certaine période, des démocrates ; nous revendiquions la République démocratique et l’Assemblée constituante quelques mois avant de la dissoudre. C’était tout naturel. Cependant, seuls ont pu accomplir l’évolution ceux qui se rendaient compte de la relativité politique de ces mots d’ordre, ceux qui comprenaient qu’en régime capitaliste nous ne pouvions exiger des bourgeois qu’ils ferment leurs organisations et donnent toute liberté aux organisations ouvrières, et c’est pourquoi la revendication de la liberté pour ces dernières devait inévitablement s’exprimer par la formule : « Liberté pour tous ». Mais passant à une autre époque historique, à une autre situation, nous devions renoncer à cette formule. Ceux qui en faisaient un fétiche retardaient sur les événements et restaient de l’autre côté de la barricade. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ce genre.

Prenons une autre question. J’ai parlé ici du point de vue évolutionniste que nous adoptons une fois la révolution faite. Ainsi, des mots d’ordre de Lénine comme « Apprenez à faire du commerce » ou « Un seul spécialiste vaut mieux que dix communistes », ont maintenant un sens pratique parfaitement clair. Ils étaient rigoureusement justes, mais pour les énoncer il fallait préalablement y réfléchir profondément. Dès que la situation changeait, il fallait agir autrement. Il y avait, entre la mentalité de nos communistes et la nécessité de faire collaborer des non-communistes, un rapport tel qu’il fallait une directive nouvelle, spéciale pour notre œuvre de construction. Auparavant, les mots de « marchands », « commerce », « banque », etc., suscitaient l’horreur de tout communiste et il fallait, avant de proclamer : « Apprenez à faire du commerce », méditer profondément tout un ensemble de questions théoriques cardinales. Ce qui nous apparaît évident maintenant seulement, Lénine l’avait déjà alors médité théoriquement jusqu’au moindre détail. Seuls, nos ennemis d’esprit superficiel peuvent croire que Lénine était un homme taillé à coups de hache, un bloc mal équarri. Si Lénine lançait des mots d’ordre simplifiés à dessein, comme : « Volez le bien volé », qui semblaient affreusement barbares à nos adversaires « civilisés », c’était là le résultat d’une réflexion profonde sur l’opportunité de ces mots d’ordre, sur la mentalité de la masse, sur ce que la masse peut et sur ce qu’elle ne peut pas comprendre. Lénine voulait toujours entraîner le maximum d’hommes dans la lutte contre l’ancien régime. Pour trouver les moyens d’y arriver, il fallait également une réflexion profonde. Lorsque Lénine disait : il faut apprendre à faire du commerce, cela sonnait comme un paradoxe. Maintenant, cela semble tout naturel, comme l’œuf de Colomb. Pourtant, ce mot d’ordre était le fruit de toute une série de travaux théoriques sur les rapports entre la ville et la campagne, le rôle de l’échange et celui de l’appareil commercial. Ce n’était pas un mot d’ordre tombé du ciel, mais la formule pratique de tout un ensemble de conceptions théoriques méditées point par point.

Ce n’est qu’en lisant volume par volume les œuvres de Lénine et en rassemblant ses pensées par catégories que l’on peut se rendre compte de la voie qu’il suivait dans l’élaboration de ces questions. Lénine ne réussissait à exécuter ses grandes conversions stratégiques que parce qu’il était un théoricien d’envergure sachant analyser chaque combinaison des forces de classe et en tirer des généralisations théoriques, puis des déductions politiques pratiques. Il maniait avec une maîtrise incomparable l’arme du marxisme, à laquelle il avait constamment recours et qu’il pointait tantôt dans une direction, tantôt dans l’autre, selon les exigences de la situation. Son marxisme ne connaissait que les intérêts de la révolution sociale, il ne respectait nul fétiche et discernait fort bien la signification d’une doctrine, d’une phrase ou d’une idée quelconque.

Lorsqu’une déviation théorique du marxisme se produisait à l’intérieur ou à l’extérieur du parti, Lénine l’abordait d’emblée au point de vue pratique, car il savait à la perfection rattacher la théorie à la pratique et dépouiller les idées de leur enveloppe verbale. J’ai dit que si l’on trouve chez Marx l’algèbre du développement capitaliste et de la révolution, on trouve chez Lénine l’algèbre, mais aussi l’arithmétique de la période contemporaine. Je vous citerai un exemple, que je reprendrai ensuite dans un autre enchaînement logique. Dans le Capital, l’analyse marxiste élimine plus ou moins la paysannerie, car ce n’est pas une classe spécifique de la société capitaliste. C’est là de l’algèbre supérieure. Cela ne suffit pas pour une opération arithmétique, et ce qui distingue Lénine, c’est qu’il sait joindre l’algèbre la plus abstraite — qui correspond en mathématiques à la théorie générale des nombres ou à la théorie des ensembles — à l’arithmétique ; il sait déchiffrer les formules algébriques, ajouter les petits facteurs aux grands, par exemple les vastes idées sur l’électrification et la nécessité purement pratique d’une économie parcimonieuse, ou, dans le domaine théorique, s’occuper également des plus vastes problèmes de philosophie et discerner les formules théoriques défectueuses qui peuvent devenir nuisibles par la suite. Cette aptitude à voir l’époque dans son ensemble aussi bien que dans ses moindres détails, à analyser des questions comme la « chose en soi »[18] et à comprendre en même temps la valeur théorique de chaque formule d’une résolution le congrès (on se souvient que dans sa brochure : Deux tactiques, Lénine a consacré plusieurs pages à la façon dont il ne faut pas rédiger les résolutions) ; cette prodigieuse aptitude à voir les plus grandes et les plus petites choses dans leurs justes proportions, à trouver la place des moindres détails sur l’échiquier politique et théorique et à les répartir de la façon la plus avantageuse pour la classe ouvrière, a prouvé son expression dans une synthèse remarquable de la théorie et de la pratique.


LA QUESTION DE L’IMPÉRIALISME


Je vais maintenant examiner de façon plus concrète ce que Lénine a donné de nouveau. La question de toutes les questions est celle de l’impérialisme. Elle est étudiée chez Lénine dans un livre bien connu, dont il est inutile de donner ici le résumé. Mais, camarades, j’attire votre attention sur le fait suivant. On ne saurait trouver un seul ouvrage théorique sur l’impérialisme qui soit aussi actuel que celui de Lénine, car chaque thèse, avec les données statistiques qui l’appuient, y est liée à la conclusion politique que Lénine en tire.

Ce n’est pas une simple analyse théorique d’une époque donnée, mais une analyse qui fait apparaître clairement la voie que doit suivre la classe ouvrière en raison de l’évolution de la classe dominante, en raison de l’impérialisme. Il y a là encore une seconde question, extrêmement importante pour notre époque, qui n’a été résolue dans aucun ouvrage théorique[19] : la question nationale et coloniale. Lénine a accompli dans ce domaine un immense travail théorique. Il nous a montré dans ses ouvrages comment il faut poser la question nationale et coloniale, et l’expérience a entièrement confirmé la justesse de son point de vue. Ici, Lénine a vraiment fondé toute une école.

Dans de nombreuses questions, Marx est si abstrait qu’il faut établir toute une suite de chaînons logiques intermédiaires[20] avant de pouvoir tirer de ses thèses des déductions pratiques. Je l’ai déjà dit : dans le Capital, il n’y a que l’analyse de deux classes[21] ; on y néglige le paysan, on y considère une société capitaliste abstraite, les problèmes ne sont pas rattachés à des notions comme l’économie mondiale, le choc des différents organismes capitalistes, l’État en tant qu’organe détenu par notre ennemi, le rôle de l’État dans la vie économique du pays. De nombreuses questions concrètes n’y sont donc pas analysées. Afin de compléter ce système théorique pour l’action pratique, à notre époque surtout, il fallait forger toute une série de chaînons logiques intermédiaires, qui sont déjà par eux-mêmes de vastes questions théoriques.

Ceux qui se sont occupés des questions de politique coloniale à l’époque de l’impérialisme étaient, sauf quelques exceptions, des révisionnistes fieffés, qui faisaient surtout l’apologie de la civilisation capitaliste dans les colonies. Marx a donné toute une série de remarques, de considérations générales sur l’Irlande[22] ; mais il ne pouvait encore poser la question dans toute son ampleur, car elle ne se présentait pas avec le degré d’acuité qu’elle acquit par la suite. Les épigones, eux, n’osaient pas toucher au saint des saints de la politique bourgeoise de l’époque. On voyait alors à l’avant-scène des Hildebrandt[23] qui développaient toutes sortes de théories « marxistes » sur les colonies pour justifier la politique de l’État capitaliste. La doctrine léninienne des questions nationale et coloniale a suscité un revirement complet, dont la portée est incontestable. Peut-être, au début, ne fut-elle pas comprise de tous, mais aujourd’hui sa signification est claire.

Nous avons vu une guerre mondiale et des États en désagrégation qu’il faut, d’après la règle nietzschéenne, pousser pour les faire écrouler. Or, pour cela, il faut soutenir tous les éléments qui les désagrègent, y compris le séparatisme colonial et national, toutes les forces de destruction qui affaiblissent la puissance colossale de l’État, engin le plus formidable de la bourgeoisie. De là des choses que beaucoup d’entre nous ne comprenaient pas dans la théorie pure, et le mot d’ordre du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Dans le domaine de la théorie pure, le pronostic de Lénine d’après lequel nous aurons dans un avenir prochain toute une série de révolutions transitoires, de soulèvements coloniaux, de luttes nationales contre les métropoles, ainsi que diverses autres prévisions théoriques, qui correspondent à une série de degrés intermédiaires dans le processus de désagrégation des rapports capitalistes, s’appuient sur des conceptions théoriques profondément méditées. Je conseille à ceux qui s’intéressent à cet aspect de la question de lire l’article polémique que Lénine écrivît contre Rosa Luxemburg pendant la guerre[24]). Chose admirable : les plus légères transitions dans la situation, transitions dont nous ne nous rendîmes compte qu’au moment de leur réalisation, Lénine les avait théoriquement prévues. Pourquoi ? Parce qu’il était un excellent tacticien, un merveilleux stratège. Et cela, parce qu’il s’appuyait sur une vaste prévision théorique, qui, à son tour, était le résultat d’une analyse profonde des rapports capitalistes existants, dans toute leur complexité et leur réalité.

De même, pour une autre période, lorsque la classe ouvrière s’était emparée du pouvoir et luttait contre l’esprit colonialiste, il fallait, pour comprendre les survivances des anciens rapports capitalistes de métropole à colonie, leur force historique d’inertie, les apprécier théoriquement, afin de pouvoir ensuite les détruire.

Voilà des questions qui représentaient en somme un terrain vierge. Lénine nous en a donné la solution dans une série d’articles, et nous pouvons maintenant comprendre ses idées et nous en servir comme d’un bélier contre la société capitaliste. Mais, d’autre part, il faut, en nous servant du pouvoir prolétarien, bâtir sur des principes nouveaux de nouvelles formations politiques, dont la plus grande est notre Union soviétique. Ainsi, nous avons là une liaison de la théorie avec la pratique dans de nouveaux phénomènes, qui sont le produit de la désagrégation capitaliste en même temps que de l’édification socialiste, loin cela constitue un système théorique. Ce système est vaste et, durant des dizaines d’années, il sera un de nos plus puissants instruments théoriques et pratiques. Si nous réfléchissons au rôle que joueront dans le processus de désagrégation des rapports capitalistes actuels les insurrections coloniales et les guerres nationales, si nous transportons mentalement la révolution sur d’autres continents, nous aurons une idée de la puissance de l’arme que nous donnent dans ce domaine le système théorique de Lénine et ses méthodes pour organiser les masses et les mener au combat.


LÉNINE ET L’ÉTAT


Une autre question théorique sur laquelle nous devons concentrer notre attention est celle de l’État en période de révolution socialiste. Là, évidemment, Lénine n’a rien apporté d’essentiellement nouveau, mais son immense mérite a été d’abord de rétablir la véritable doctrine de Marx sur l’État et son rôle en période de révolution socialiste (théorie de la destruction du pouvoir et nécessité historique de la disparition progressive de l’État), et, ensuite, de concrétiser la question de la dictature prolétarienne en créant la théorie du pouvoir des soviets, la dictature ouvrière de la démocratie soviétique. Tout cela est maintenant si clair pour nous qu’il semble inutile d’en parler. En effet, nous avons nous-mêmes de nos propres mains, construit un État sur une nouvelle base de classe et sur des principes nouveaux. Mais rappelons-nous le passé, prenons cette question, maintenant si claire, dans la perspective historique.

Si l’on se reporte à l’ancienne littérature « marxiste » traitant de l’État, on y trouve une déformation désespérante de la doctrine de Marx. Non seulement cette littérature ne donne aucune idée nouvelle qui puisse être considérée comme le développement de la théorie de Marx sur l’État, le Droit et la modification de ces catégories en période de transition, mais elle ne renferme pas un mot sur le processus même de la révolution socialiste, sur l’état de choses qui doit suivre la révolution socialiste.

Rétablir exactement la véritable doctrine de Marx, donner une expression concrète à la théorie de la dictature ouvrière, tel était le devoir fondamental des idéologues marxistes, car la question de l’attitude envers le pouvoir étatique a évidemment une importance primordiale. L’attitude révolutionnaire envers la classe ennemie est, en premier lieu, l’attitude envers l’organisation la plus puissante, la plus centralisée et la plus rationnelle de cette classe, son pouvoir d’État. D’autre part, chacun comprend que le principal levier pour la reconstruction de la société sur une base nouvelle, la force qui transforme les rapports de production existants, est un nouveau pouvoir d’État, organisé par la classe ouvrière victorieuse. Il y a là tout un ensemble de questions accessoires, théoriques et pratiques. On les trouve résumées dans L’État et la Révolution.

Mais la doctrine de Lénine n’est pas simplement un retour au point de vue de Marx. C’est une synthèse de l’ancien point de vue marxiste orthodoxe et de la théorie tirée de tout un ensemble de faits nouveaux, avec la prévision de ce que Marx, lui, ne pouvait prévoir. C’est là, je l’ai déjà dit, la question cardinale du mouvement ouvrier révolutionnaire, de la période actuelle, et il faut se garder de sous-estimer la valeur théorique de L’État et la Révolution. Lénine a résolu en même temps la question de la démocratie, que les épigones marxistes, les social-démocrates de la IIe Internationale, avaient érigée en fétiche, en dogme rigide, en la détachant complètement de sa base historique, ce qui les amenait à des conclusions politiques fausses, réactionnaires.

Le pouvoir des soviets est maintenant reconnu de jure, même par nos ennemis les plus acharnés du camp bourgeois. La valeur théorique et pratique de l’idée et de la théorie du pouvoir des soviets est formidable. Il est indéniable que le mot d’ordre du pouvoir des soviets est un des plus populaires dans le monde entier, un de ceux qui unissent et organisent le plus grand nombre d’hommes. Souvenez-vous du moment où Lénine revint en Russie, après de longues années d’émigration, souvenez-vous de l’accueil qui fut fait à ses fameuses thèses d’avril[25], qu’une fraction de notre propre parti considéra presque comme un reniement de l’idéologie marxiste traditionnelle !…[26] Il n’y avait là, évidemment, rien de contraire au marxisme, et l’on voit maintenant que le pouvoir des soviets est la forme la plus vivante et la plus avantageuse de la dictature ouvrière. La conception de Lénine, nouvelle en 1917, est maintenant devenue un lien commun. Mais pour en apprécier toute la grandeur théorique et pratique, il faut se reporter à quelques années en arrière, voir ce qu’on pensait alors, se rappeler l’accueil fait aux thèses de Lénine et examiner les déductions pratiques qu’elles comportaient. Je le répète, ces thèses, loin de rencontrer l’approbation unanime, déchaînèrent des attaques acharnées. Maintenant, personne ne songe plus à les contester, ce qui montre que, sous le rapport de l’élaboration théorique de la dictature prolétarienne et de l’État, ainsi qu’au point de vue pratique, Lénine a effectué là un travail vraiment grandiose.

N’oubliez pas que ce n’est pas là une question pratique seulement, quoique j’aie dit que la seule chose décisive pour nous soit la pratique. La question des formes de l’État, c’est-à-dire des formes de la domination de classe, est, pour la bourgeoisie aussi, une question théorique et pratique ; elle présente également un intérêt puissant pour la classe ouvrière, mais elle est beaucoup plus difficile pour cette dernière, car les diverses formes de l’État bourgeois ont une certaine filiation historique, tandis que le prolétariat accède au pouvoir pour la première fois. Les États bourgeois se sont formés il y a longtemps ; les diverses modifications de leur structure, les remaniements qu’ils subissent se basent sur une longue tradition, sur une expérience centenaire. La classe ouvrière, elle, doit tout construire, sans pouvoir se reporter à une expérience antérieure. Et le fait d’avoir trouvé pour la dictature du prolétariat une forme concrète qui s’est avérée viable, parfaitement stable, apte à résister à toutes les influences et attaques ennemies, confirme la justesse de la théorie que Lénine nous a donnée de l’État ouvrier et la valeur des déductions pratiques qu’il a tirées de cette théorie.


LÉNINE ET LES PAYSANS


Voyons enfin la question des rapports de la classe ouvrière et de la paysannerie. Elle joue dans notre politique un rôle sur lequel il est inutile d’insister. Mais plus la révolution se développe dans les autres pays, plus on constate que cette question est importante non seulement pour la Russie, mais pour toute une série d’autres pays. Il n’est presque pas de pays où la question paysanne ne soit capitale pour la révolution.

Les principes ainsi que la méthode qui ont servi à résoudre cette question étaient contenus dans la théorie marxiste. On connaît la formule de Marx parlant d’une combinaison heureuse, désirable pour le prolétariat, de la guerre paysanne avec la révolution ouvrière. Marx prévoyait quels événements seraient les plus favorables à la victoire de la révolution ouvrière. Mais l’honneur d’avoir élaboré dans tous ses détails ce problème capital pour la stratégie et la tactique de la lutte de classe revient à Lénine. La raison en est en partie que Lénine naquit, grandit et milita surtout dans un pays où la question paysanne devait fatalement attirer son attention. Mais il ne se borna pas à constater les faits, il en donna une interprétation extrêmement profonde, englobant les questions théoriques les plus vastes aussi bien que les déductions de la politique pratique. Lénine a été, me semble-t-il, le plus éminent des théoriciens agraires parmi les marxistes. La question agraire est celle à laquelle il a consacré les meilleures pages de ses écrits. Dès le début de son activité consciente d’économiste et de statisticien, il s’occupa de la question agraire, depuis ses aspects les plus abstraits, comme le problème de la « fertilité décroissante du sol », de la rente absolue, jusqu’aux questions purement pratiques qui se groupent toutes sur la ligne des rapports entre la classe ouvrière et les paysans. Je crois que personne n’a tant fait de travaux, ni d’aussi importants, sur la question agraire.

Encore une fois, si nous étions à une autre époque, nous aurions pu nous limiter à l’analyse de la société capitaliste abstraite, où cette survivance du féodalisme qu’est la paysannerie ne joue pas de rôle essentiel et peut être négligée. Mais dès qu’il s’agit de déchiffrer les formules algébriques et de les transformer en formules arithmétiques, on constate que la classe ouvrière a besoin, en période de révolution socialiste, d’un allié qui soit une masse humaine considérable. Ce besoin a conduit à l’analyse de la question agraire. Et la théorie de Lénine sur l’alliance et les rapports de la classe ouvrière et de la paysannerie est une des pierres angulaires de son apport au marxisme. Il est à remarquer que cette théorie s’est élaborée dans la lutte contre les narodniki et le pseudo-marxisme des libéraux. Lénine luttait théoriquement et pratiquement sur deux fronts, et sa lutte s’explique parfaitement au point de vue politique, car il s’agissait de chercher un allié à la classe ouvrière. Pour la classe ouvrière, pour le développement victorieux de la révolution socialiste, il y avait là encore une autre question cardinale, qui devait être comprise théoriquement et pratiquement : celle de l’hégémonie du prolétariat. Il fallait pressentir théoriquement une situation qui permît d’arracher les paysans à l’emprise de la bourgeoisie libérale ou de toute autre fraction de la société autocratique pour en faire les alliés de la classe ouvrière, La principale question politique[27] qui nous séparait des menchéviks et des s.-r. était celle de l’allié du prolétariat. La classe ouvrière devait-elle s’allier à la bourgeoisie libérale ou aux paysans ? Ou bien la paysannerie devait-elle être au-dessus de tous les groupements ? Les narodniki radicaux mettaient la paysannerie au-dessus de toutes les classes. Les narodniki libéraux étaient pour l’alliance avec la bourgeoisie libérale, qui devait diriger la paysannerie. Les menchéviks étaient pour le soutien de la bourgeoisie libérale par la classe ouvrière.

La seule combinaison juste était celle de l’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, alliance dans laquelle la classe ouvrière devait guider la paysannerie. Cela soulevait toute une série de problèmes théoriques. C’est en se basant sur la nécessité de cette alliance que Lénine considérait et posait tous les problèmes qu’il réunissait sous la rubrique de question agraire, ainsi que tous les détails et questions secondaires s’y rapportant.

La question paysanne jouera un rôle immense, car si elle est liée à celle de l’hégémonie du prolétariat, elle touche également aux questions nationale et coloniale. Il est clair que le mouvement révolutionnaire national et le mouvement colonial constituent un des aspects de la question des rapports entre la classe ouvrière et les paysans. Car si l’Europe occidentale, comparée à l’économie mondiale, représente une ville immense, une agglomération de villes, la périphérie coloniale des pays capitalistes représente un immense village. Les millions d’esclaves coloniaux que le prolétariat attire et attirera à la bataille contre le régime capitaliste ne sont autre chose que la réserve paysanne de notre révolution mondiale. C’est pourquoi le problème de l’attitude de la classe ouvrière envers les paysans se ramène à un autre problème dont j’ai déjà parlé, celui des nations, des guerres nationales et des insurrections coloniales.

Ainsi, cette question est appelée à jouer un rôle considérable. Et c’est encore Lénine qui l’a élaborée, qui en a tracé les grandes lignes, qui nous en a donné une conception juste.

Je pourrais encore parler ici de l’hégémonie du prolétariat et du rôle dirigeant de la classe ouvrière, mais c’est un point théorique que vous connaissez tous et qui ne nécessite aucun commentaire.

Telles sont en somme, avec leurs déductions pratiques, les questions théoriques qui furent posées et étudiées par Lénine et qui lui servirent à l’élaboration de sa tactique. Nous avons déjà l’armature de l’édifice ; il nous reste à le parachever, à noter et à étudier en détail les faits nouveaux, tout ce que les événements futurs apporteront d’original.


PROBLÈMES THÉORIQUES NOUVEAUX


D’une façon générale, nous pouvons distinguer cinq grands problèmes que Lénine a posés et qu’il nous faut étudier en détail.

C’est, premièrement, la théorie, ou un commencement de théorie sur l’évolution vers le socialisme après la révolution victorieuse. Ce terme « évolution vers le socialisme » était autrefois pour nous un terme exécré, parce qu’il résumait la doctrine des révisionnistes, des épigones marxistes ou, si vous voulez, des traîtres au marxisme, qui créèrent toute une construction théorique niant la nécessité de la révolution, affirmant qu’elle ne découlait point de la marche objective de l’histoire, que la classe ouvrière pouvait fort bien s’en passer, car par une évolution organique, sans catastrophes, le capitalisme, en vertu de ses propriétés internes, se transformerait peu à peu en socialisme ; le prolétariat développerait progressivement ses ramifications dans diverses directions, dans l’économie, l’administration, l’État et s’emparerait finalement des positions stratégiques dans tous ces domaines, sans qu’il y eût besoin de révolution, de dictature du prolétariat… etc.

C’était là la doctrine de l’évolution vers le socialisme. Mais, dès la dictature du prolétariat, commence une période d’évolution organique et notre façon de poser cette question, comme beaucoup d’autres, doit naturellement changer. Ce qui se produit après la conquête du pouvoir par la classe ouvrière (si l’on prend, bien entendu, un pays isolé), c’est bien une évolution vers le socialisme au sens véritable du mot.

Cette formule ne se trouve pas textuellement chez Lénine, mais on peut trouver dans ses œuvres quantité de passages illustrant la pensée qu’elle renferme. Dans ses dernier articles surtout, notamment dans celui où il traite de la coopération, Lénine dit nettement que si, dans la période historique précédente, nos aspirations étaient purement révolutionnaires et destructives, par contre, dans la phase actuelle, l’axe de notre politique, c’est le pacifique travail d’organisation. Cette formule a le même sens que la mienne, mais il est évident qu’il faut la développer dans plusieurs domaines, car elle sous-entend une infinité de questions, comme celle de la lutte évolutive des formes économiques, du développement, puis de la décroissance progressive de l’État — ce qui est aussi une évolution. En effet, nous renforçons l’organisation du prolétariat gouvernant, la dictature prolétarienne, mais plus tard cette organisation étatique commencera à disparaître par voie d’évolution. La suppression de l’État se fera sans aucune révolution. Par conséquent, tout acte dirigé contre la dictature du prolétariat est objectivement contre-révolutionnaire. C’est précisément parce que l’État ouvrier est d’un type tout à fait spécial — de même que notre armée, qui recèle en elle le germe de sa disparition graduelle — que tout son développement sera évolutif. En effet, après l’instauration de la dictature du prolétariat, cette évolution vers le socialisme n’en est qu’à son commencement. Il est facile de comprendre qu’il doit y avoir là une loi particulière et que la disparition des antagonismes de cette période doit se faire tout autrement que la disparition des antagonismes capitalistes. Ceci pour une raison fort simple : le développement capitaliste n’est que la reproduction toujours élargie des antagonismes capitalistes, qui disparaissent à un moment pour reparaître à un autre et chaque cycle nouveau accentue tous les antagonismes, qui mènent à l’effondrement du système, tandis que, dans la nouvelle phase marquée par l’avènement de la dictature ouvrière (je fais abstraction de la possibilité de détruire la dictature ouvrière de l’extérieur, comme ce fut le cas en Finlande), nous avons une évolution où, à un moment donné, les antagonismes commencent à disparaître ; ce n’est donc pas une reproduction élargie des antagonismes de notre système, mais une reproduction rétrécie, qui prépare l’avènement du communisme. Tout le caractère du développement a une signification profonde autre que sous le capitalisme. On peut indiquer plusieurs textes de Lénine qui confirment cette pensée. Nous entrons là dans une nouvelle phase de la théorie, qui formule de nouvelles lois, différentes de celles de la période capitaliste. Tout cela est nouveau et donne lieu nécessairement à des déductions pratiques et politiques.

Abordant les questions concrètes de la Nep dans la situation actuelle en Russie, il faut faire plusieurs déductions de ces prémisses théoriques. Nous vaincrons la Nep, non pas en fermant les boutiques à Moscou et en province, mais en les éliminant par la concurrence et la puissance croissante de nos industries et organisations d’État. Je prends un bien petit exemple, mais il y a là toute une somme de questions théoriques et pratiques d’un ordre tout nouveau, que nous ne posions pas auparavant, parce que socialement, nous étions des destructeurs. Nous étions les destructeurs les plus résolus, les plus audacieux, les plus conséquents du système capitaliste, tandis que maintenant nous sommes les constructeurs les plus conséquents d’un autre système. L’aspect a changé, la somme des questions pratiques et théoriques est tout autre. Il n’y a là, évidemment, aucune rupture avec l’ancienne tradition marxiste, car il s’agit de continuer et d’appliquer la méthode marxiste à des conditions entièrement nouvelles nui, concrètement, étaient inconnues de Marx et d’Engels, car ceux-ci ne disposaient pas des données empiriques permettant de faire ces généralisations.

Il est une autre question très importante et qu’il nous faut élaborer théoriquement : celle de la culture en période de transition. Les réflexions de Lénine sur cette question sont dispersées dans plusieurs de ses ouvrages : son discours au congrès de la Jeunesse, son appréciation du rôle des techniciens, son exposé sur l’éducation communiste, sa conception sur la synthèse et la filiation de la culture prolétarienne[28] et de l’ancienne culture. Ces questions doivent être également soumises à une élaboration théorique, elles touchent aux problèmes les plus importants de l’heure présente et ont déjà été plus ou moins fixées dans leurs grands traits par Lénine, dont il nous faut continuer l’œuvre. La question de la culture prolétarienne est également nouvelle, personne ne la posait et ne pouvait la poser dans la phase historique précédente. Chez les marxistes les plus révolutionnaires, chez Marx lui-même, on ne la trouvera pas. C’est un des problèmes du présent et de l’avenir prochain.

Ensuite, une troisième question, que j’appellerai celle des divers types de socialisme. Chez nous, le socialisme est devenu maintenant une question pratique. Comment Marx posait-il, comment posait-on autrefois la question du socialisme ? Dans une de ses lettres, Marx dit : « Nous connaissons le point de départ et la tendance de l’évolution ». C’était une formule tout à fait juste pour l’époque. Mais prenez le dernier article de Lénine sur la coopération et analysez-le. Rappelant les anciennes opinions sur la coopération. Lénine dit que, maintenant que le pouvoir est entre les mains de la classe ouvrière, la façon de poser la question a changé radicalement et que si nous attirons les paysans à la coopération sous l’hégémonie de la classe ouvrière, ce sera la réalisation du socialisme[29]. Mais cette formule ne pourra s’appliquer au même degré à une Angleterre soviétique. Et Lénine a souligné plus d’une fois, dans des conversations privées, des discours et des articles, qu’il faut être prudent dans l’application de telles formules à d’autres pays. Il peut y avoir, en effet, divers types d’édification socialiste, car, dans chaque pays, on construit le socialisme avec le matériel dont on hérite. Le régime capitaliste qui est au seuil de sa disparition a des lois communes, mais, dans chaque pays, il a son organisation spéciale. Si, dans son cycle historique qui a duré plusieurs centaines d’années, le capitalisme a su résister à de formidables tendances de nivellement et garder, même dans la période de son déclin, des traits profondément originaux dans chaque pays, il est évident que ces traits persisteront dans l’édification du socialisme, dont le point de départ est le capitalisme.

La révolution non plus ne se déroule pas de la même façon dans les divers pays et l’édification du socialisme y aura inévitablement des particularités originales. Chez nous, le rôle des paysans a été immense, mais il n’en sera pas de même en Angleterre, car, dans ce pays, le capitalisme, la structure sociale et économique, les rapports entre les classes, le type de paysannerie sont différents, et c’est pourquoi le point de départ pour le développement du socialisme y sera différent. De même, les formes transitoires par lesquelles passera révolution du socialisme jusqu’à sa transformation en un système communiste universel seront très variées. Cette question doit également être soumise à une élaboration théorique ; il faut en tirer des déductions pratiques et politiques. Lorsque Lénine travaillait dans l’Internationale Communiste, un des avertissements qu’il nous donnait, à nous ses collaborateurs était de ne jamais oublier l’originalité de chaque pays, de ne pas créer de clichés, de savoir différencier, discerner les lois générales des facteurs particuliers qui peuvent jouer un rôle décisif dans la marche ultérieure vers le communisme. Telle est la troisième série de questions esquissées par Lénine, résolues par lui dans les grands traits et qu’il nous faut élaborer de façon détaillée et concrétiser.

La question des rapports de la paysannerie et de la classe ouvrière fait surgir un autre problème extrêmement original. Dans un des séminaires où j’ai travaillé avec vous, ce problème a été soulevé par le camarade Rosito. Je crois qu’il mérite une grande attention ; Lénine d’ailleurs a beaucoup fait pour sa solution. Il s’agit de l’analyse théorique de ta société fondée sur deux classes, qui existe pendant la dictature ouvrière. Ces classes sont le prolétariat et la paysannerie. Si, en régime capitaliste, on analysait surtout la société à trois classes (prolétariat, bourgeoisie et propriétaires fonciers), actuellement il est très intéressant, au point de vue théorique, d’étudier les deux classes existant après l’abolition de la grande propriété foncière et l’expropriation de la bourgeoisie. Il est bien entendu qu’à mesure qu’on s’approchera de la réalité concrète, il faudra introduire de nombreuses et importantes corrections, qui peuvent modifier considérablement le tableau.

Cette question est identique à celle de l’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, car ces classes ne sont que les représentantes de deux formes économiques différentes. Si l’on prend les paysans comme catégorie sociale, il ne faut pas oublier qu’ils représentent une certaine forme i d’organisation de la production qui peut prendre le dessus, se développer dans une voie indésirable pour nous. Par conséquent, ici le point de vue social a aussi son importance purement économique, et la question du rapport des classes est en même temps une question de rapports des formes économiques. La question de l’hégémonie du prolétariat est en même temps celles des rapports entre l’industrie socialiste et l’agriculture paysanne. Cette question, on le voit, mérite la plus grande attention.

Il est encore une série de questions dont Lénine s’est occupé et dont l’importance est immense pour notre parti et la classe ouvrière. Telle est la question îles antagonismes qui se développent dans notre révolution sociale actuelle sous la dictature prolétarienne, et des tendances hostiles à notre égard engendrées par ces antagonismes. De ce qu’après d’instauration de la dictature ouvrière révolution sera la règle générale, il ne s’ensuit nullement qu’il n’y aura pas, surtout dans la première phase de la dictature ouvrière, des antagonismes très aigus, qui, dans certaines périodes, peuvent même avoir tendance à s’accroître. Quand nous parlons de la disparition possible de ces antagonismes jusqu’à l’avènement du communisme, nous prenons une très longue période de temps, toute une époque ; mais il peut y avoir, surtout au début, une aggravation de certains antagonismes.

C’est pourquoi il nous faut envisager la possibilité d’une dégénérescence de la classe ouvrière. Cette question est politiquement très importante. Lénine l’a posée dans son discours au congrès des métallurgistes ; il en a reparlé plusieurs fois à d’autres assemblées. Le premier, il a signalé la possibilité pour le prolétariat inculte d’être submergé par une bourgeoisie plus civilisée, plus cultivée. Ce danger est en effet très grave. Il a sa source dans les tendances contradictoires de notre évolution et la situation contradictoire de la classe ouvrière, qui, d’une part, est à la base de la pyramide sociale et, d’autre part, à son sommet. Cette situation contradictoire à son tour suscite d’autres antagonismes, dont la disparition demandera de longues années, toute une époque même. Lénine a posé ces questions, il les a résolues dans leurs grandes lignes et nous devons maintenant continuer son œuvre, tirer les déductions pratiques qui s’imposent. Comme partout les classes dominantes maintiennent autant que possible les classes opprimées dans l’ignorance, chaque révolution est menacée d’une dégénérescence intérieure, qui doit être surmontée par des tendances contraires. Or, l’analyse de ces tendances ne pouvait être abordée vers le milieu du siècle dernier, non plus qu’au début du XXe siècle. Mais elle peut et doit être faite maintenant qu’il s’est accumulé une certaine quantité de faits permettant de juger des formes que revêt ce danger et des tendances qui contribuent à l’enrayer.

Je ne m’arrêterai pas ici sur les questions secondaires, ni sur les formules générales de tactique et de stratégie ouvrière. Dans le domaine du marxisme appliqué, de la théorie appliquée, il y a aussi des lois, comme dans la mécanique appliquée. Lénine a accompli là un immense travail, mais il ne l’a pas condensé et divisé en paragraphes dans un ouvrage spécial. Son livre sur la Maladie infantile du communisme est un essai de théorie générale de la stratégie et de la tactique. Ce petit tableau d’ensemble du marxisme appliqué à l’époque révolutionnaire renferme tous les jalons permettant de réunir en un corps de doctrine la tactique et la stratégie de la classe ouvrière. Là aussi, Lénine a été le premier, car il avait acquis une expérience prodigieuse au cours de l’action de notre parti, qui, tout d’abord, petit groupe de quelques personnes, intervint en 1905 sur l’arène politique comme parti semi-légal, puis lut refondu dans l’illégalité tout en conservant des institutions légales, devint ensuite complètement illégal, effectua des offensives et des retraites, et enfin devint parti gouvernant. Personne autre que Lénine n’avait vu un jeu aussi varié de forces différentes, des situations et des tactiques aussi diverses, personne ne possédait une telle compréhension de l’originalité de chaque fait, une telle faculté d’orientation.

Une des parties de ce marxisme appliqué est constituée par les questions d’organisation ou de régime intérieur du parti. Dans les enseignements de Lénine sur la question d’organisation, la structure du parti, les rapports entre le parti, la classe ouvrière, les masses et les chefs, etc., nous trouvons aussi des conceptions géniales qui ont subi l’épreuve de plusieurs révolutions et sont entrées, en grande partie, dans la conscience des masses, qui représentent une acquisition durable pour notre lutte de classe et ne deviendront inutiles que lorsque la lutte de classe aura disparu. Dans le domaine du marxisme appliqué, de l’organisation du parti, des rapports entre les organisations du parti et les autres organisations, les autres classes, nous n’avons et n’aurons rien de meilleur, car les formules de Lénine résument toute la nouvelle époque et tout le mécanisme de la révolution ouvrière victorieuse.

J’ai dit que nous ne trouverons là rien de meilleur que ce qu’a dit Lénine, mais là aussi la tradition léniniste doit évidemment s’adapter aux circonstances concrètes. Rien ne révoltait plus Lénine que lorsqu’on érigeait le marxisme en dogme. Il avait des paroles très dures pour ceux des bolcheviks qui ne savent que répéter comme des perroquets ce qui a été dit autrefois. Dans des conversations privées, il les traitait de vieux imbéciles. Il avait même des envies d’employer ce terme peu courtois dans la presse. Il exigeait de lui-même et des autres, outre une méthode déterminée, l’appréciation constante de tous les facteurs nouveaux. Si l’on ne tient pas compte de la marche des événements, des particularités de chaque situation, il est impossible de rien faire de bien en théorie comme en pratique. On ne peut s’orienter parmi de nouveaux événements sans en connaître l’origine, car la vie est un mouvement perpétuel et elle produit constamment des formes, des situations nouvelles, que chaque théoricien, chaque praticien, chaque marxiste doit savoir discerner. Sous ce rapport, Lénine avait un « flair » vraiment extraordinaire. Son activité, ses formules théoriques, ses mois d’ordre pratiques révèlent ce sens aigu de la réalité et de ce qu’elle apporte de nouveau. Les vastes conversions politiques de notre parti et les formules critiques qui les accompagnaient étaient de magnifiques exemples de cette dialectique révolutionnaire marxiste, qui ne redoute aucun changement brusque de situation et sait y répondre par un changement correspondant dans la stratégie et la tactique du parti prolétarien.

Fréquemment, on compare Marx à Lénine et on demande lequel de ces deux hommes est le plus grand. Et l’on répond d’habitude que Lénine est supérieur dans la pratique. Marx dans la théorie. À mon avis, il n’existe pas de mesure commune pour de telles valeurs, car on ne peut comparer des hommes d’un genre différent, ayant vécu dans des conditions différentes, joué des rôles différents. Cette façon de poser la question est fausse. Mais il est une chose certaine : ces deux noms éclaireront le chemin du prolétariat tant qu’il existera comme classe distincte. Et, après la mort de Lénine, notre consolation est de penser que nous avons vécu, combattu et remporté la victoire sous la direction de notre grand maître.

  1. Rappelons la thèse 11e de Lénine sur la question nationale et coloniale : « Il est nécessaire de lutter résolument contre cette tendance à parer des couleurs du communisme des courants révolutionnaires de libération des pays arriérés n’ayant pas un caractère authentiquement communiste : l’Internationale Communiste ne doit appuyer les mouvements révolutionnaires des colonies et pays arriérés qu’à la condition que les éléments des futurs partis prolétariens, communistes autrement que par leur nom, soient dans tous les pays arriérés groupés et éduqués pour les rendre conscients de leurs tâches particulières, tâches de lutte contre les mouvements démocratiques bourgeois de leur propre nation ; l’Internationale Communiste doit conclure des ententes temporaires, voire des alliances avec les démocraties bourgeoises des colonies et pays arriérés, mais pas fusionner avec elles et maintenir inconditionnellement l’indépendance du mouvement prolétarien, meme sous sa forme la plus embryonnaire. »
  2. Cf. mon article : Qu’est-ce que le socialisme ? dans Partisans no 18 : Le socialisme aujourd’hui.
  3. Réédité aux Éditions Maspero avec une préface de Pierre Broué.
  4. « … on doit comprendre par démocratie ouvrière à l’intérieur du parti une forme d’organisation qui assure à tous les membres une participation active à la vie du parti… aux larges discussions sur toutes les questions importantes, la liberté absolue de critique à l’intérieur du parti, l’élaboration collective des décisions… un contrôle constant de l’opinion publique du parti sur le travail de ses organismes dirigeants, d’une constante interaction dans la pratique entre celle-ci et l’ensemble du parti, en même temps que l’approfondissement de la stricte responsabilité des comités appropriés du parti à regard non seulement des organismes supérieurs, mais aussi des organismes inférieurs. » «… la démocratie ouvrière rend impossible le système de nomination, elle se caractérise par l’éligibilité de tous les organismes du haut en bas, par leur responsabilité et le contrôle qui leur est Imposé. » Cité par Broué, Le parti bolchevique, p. 159. Coll. Arguments, Éditions de Minuit.
  5. Voir la lettre de Lénine dans le post-scriptum du « Testament ».
  6. Dans son célèbre discours du 17 avril 1 925 : « Aux paysans…, nous devons dire : enrichissez-vous, développez vos fermes et ne craignez pas que la contrainte s’exerce sur vous. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous devons développer la ferme aisée pour aider les paysans pauvres et moyens. » Voir : Le point de vue de Boukharine, dans Broué, op. cité, p. 214-16.
  7. Voir l’introduction.
  8. La force d’abstraction qui remplace, d’après Mars, dans les sciences de l’homme, l’expérimentation des sciences de ta nature.
  9. Nous disons aujourd’hui : les intellectuels.
  10. Voir aussi page 2, dans ma préface, ma rectification quant au véritable sens des paroles de Marx.
  11. Que les théories de Bernstein et les célèbres discours de G.-V. Vollmar.
  12. … Ou social-pacifistes.
  13. C’est-à-dire ce que l’on appelle aujourd’hui l’intégration des organisations ouvrières (syndicales surtout) à l’État Bourgeois.
  14. Comme le célèbre ouvrage d’Hilferding. Le capital financier est encore inaccessible aux lecteurs de langue française, voir Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme.
  15. La Commune de Paris n’était qu’un canevas, qui permit à Marx plusieurs prévisions géniales. Mais Marx ne pouvait évidemment pas analyser la question dans tous ses détails.
  16. C’est ce qu’il convient d’appeler, aujourd’hui, les propositions de réformes de structures et autres contre-plans (Mandel-P.S.U), et de façon plus générale les discussions sur la « planification démocratique » (Mallet-C.F.D.T) et sur une contre-stratégie (Gorz). Voir à ce sujet les remarques de E. Copferman et les miennes dans Partisans nos 10, 12, 16, 18 et 20.
  17. Cf. le chapitre du Capital (livre I) où Marx parle du caractère fétichiste de la marchandise et les longs développements de Lukács à ce sujet dans Histoire et conscience de classe.
  18. Dans Histoire et conscience de classe, Lukács discute longuement de « la chose en soi » et démystifie le kantisme.
  19. Allusion à Staline qui se targuait d’être un théoricien de la question nationale et coloniale.
  20. Médiation : catégorie centrale de la dialectique.
  21. C’est-à-dire classe bourgeoise (capitalistes) et classe prolétarienne (ouvriers salariés libres) du capitalisme pur.
  22. Les remarques de Marx et Engels au sujet de l’Irlande et des Irlandais en Angleterre sont très importantes car elles éclairent — mutatis mutandis — la question algérienne.
  23. Social-impérialiste allemand. Entre autres livres, citons Gerhard Hildebrandt : Sozialistische Auslands politik (Politique étrangère socialiste) — Jena 1911.
  24. Voir à ce sujet, par exemple, J. Bois, Rosa Luxemburg et Lénine dans Partisans no  23, p. 77.
  25. Les célèbres Thèses d’avril dans lesquelles Lénine, en 1917, renversait la perspective traditionnelle vieux-bolcheviks furent taxées de trotskystes par les opposants sous la direction de Staline-Kamenev tandis que Boukharine les soutenait.
  26. Précisément la Fraction Staline-Molotov surtout. Pour les détails, voir L. Trotsky, La Révolution russe, éd. du Seuil, où un chapitre est consacré aux Thèses d’Avril.
  27. Consulter à ce sujet, Trois conceptions de la Révolution russe, en appendice au Staline, par Trotsky (éditions Grasset).
  28. Voir mon Introduction.
  29. Voir mon Introduction.