Léon Bonnat et le portrait

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Robert de la Sizeranne
Léon Bonnat et le portrait
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 643-657).
BONNAT ET LE PORTRAIT

Un de mes premiers souvenirs de thèse esthétique date du Salon de 1877, où fut exposé le portrait de M. Thiers par Donnat. Dans un milieu où l’on ne se piquait point de thèses transcendantes sur l’Art, mais où l’on avait connu d’assez près le modèle, on louait l’œuvre du peintre déjà connu, en pleine maturité d’âge et de talent, mais presque nouveau dans la peinture de portrait. « C’est tellement vivant, disait-on, qu’à le voir, au Palais de l’Industrie, bloqué par la foule, le bas du tableau caché par les têtes qui se pressent, on croit que M. Thiers est là lui-même debout, dans sa redingote noire, parlant dans un cercle d’auditeurs... » Aujourd’hui, on trouverait ce critérium simpliste et naïf. Depuis longtemps, on ne donne plus à l’Art ce but et on exige autre chose de l’artiste. Ce fut pourtant celui de tous les maîtres du portrait et de leur public aux grandes époques de l’Art. Depuis cette impression de mon enfance, j’ai interrogé les grands esprits de la Renaissance, et ceux qui, au XVIIe siècle, assistaient à l’éclosion des chefs-d’œuvre en Espagne et en Hollande, j’ai feuilleté la plupart des lettres des grands Mécènes, qu’on nous donne toujours en exemple, ceux qui ont suscité, inspiré ou apprécié les plus beaux portraits qu’on ait jamais peints : je n’y ai jamais trouvé d’impressions plus subtiles, ni d’ambitions plus hautes recherchées dans un portrait.

Or, l’autre jour, en apprenant la mort du laborieux vieillard qu’un article secret de la Constitution semblait avoir désigné pour dresser le réquisitoire physiologique de nos chefs d’Etat, j’ai voulu confronter son œuvre avec la génération née depuis elle, avec les tendances nouvelles de l’Art, et avec mes goûts habitués à d’autres régals. Je suis retourné au Luxembourg. C’était un dimanche : il y avait foule, et personne dans cette foule, ce jour et à cette heure-là n’avait connu les modèles des effigies exposées : Léon Coignet, le cardinal Lavigerie, Mme Pasca... Et voici que, dès la porte, dès les salles voisines, à la première approche, le miracle, — un miracle grossier, si l’on veut, une supercherie esthétique, — se reproduisait après si longtemps : près de cinquante ans pour le portrait de Mme Pasca : l’illusion de la présence réelle. La magie du pinceau opérait : les figures de Donnat sortaient de leur cadre et se mêlaient à la foule. Et, de toutes celles de ce musée, c’était les seules à rivaliser de relief, de poids, de densité avec les gens qui allaient et venaient, à « tenir le coup » au milieu des vivants. Je parle des figures des poitrails et aussi de l’extraordinaire pauvre Job sur son fumier. Retournez les voir. Les figures voisines s’effacent, s’éliment, rentrent dans la toile, paraissent des images plates à côté. Sans doute, elles ont parfois des vertus que celles de Bonnat n’ont pas. Par exemple, Degas ne nous donne point dans son groupe de portraits en famille l’impression de la densité, de la pesanteur qu’ont les corps réels, mais il est infiniment plus coloriste et savant en harmonies. Whistler non plus avec le portrait de sa mère, tout à fait plat, ni Carrière avec ses têtes d’expression, et même ses portraits, semblables à des irradiations fluidiques ; mais ils ont cherché tout autre chose que le relief, et parfois la subtile saveur de leurs trouvailles enchante les regards plus que l’aspect de la vie. Toutefois, quand on a dit tout cela, il reste que la plupart des artistes les plus illustres qui peuplent ces salles : Cabanel, Carolus Duran, Benjamin Constant, Gabriel Ferrier, Fantin-Latour lui-même, M. Gervex, et bien d’autres, ont cherché ce que cherchait Bonnat : — à nous mettre en présence de leurs contemporains, tels qu’ils étaient quand ils étaient vivants, — et que Bonnat seul y pst parvenu. L’homme qui a si pleinement réalisé ce que tant d’autres ont cherché vaut qu’on s’arrête à considérer son œuvre au moment où elle est fixée ne varietur par la mort, qu’on dise quelle sorte d’homme fut l’ouvrier et quelles sont ses chances, malgré tous les retours et les sautes des opinions successives, de vivre après lui.


I

« J’ai été élevé dans le culte de Vélasquez. J’étais tout jeune à Madrid ; mon père, par les journées radieuses comme ou n’en voit qu’en Espagne, me menait parfois au musée du Prado, où nous faisions de longues stations dans les salles espagnoles. J’en sortais toujours avec un sentiment de profonde admiration pour Vélasquez. Les Menines, le Christ, les Lances hantaient mon imagination. Plus tard, quand il me fut permis de fréquenter les cours de San Fernando, je retrouvai chez mes jeunes camarades d’atelier les mêmes élans d’enthousiasme. Vélasquez était notre Dieu. Nous connaissions ses œuvres par cœur, nous savions comment étaient peintes telle main, telle tête. Le moindre des repentirs si fréquents dans ses œuvres ne nous échappait pas, et nous ne parlions de lui qu’en le désignant respectueusement par son prénom « don Diego, » ce qui, dans notre pensée, voulait dire : « le maître, le maître par excellence, » tout comme les Italiens disent Raphaël ou Michel-Ange... »

Ainsi par le Bonnat, en tête d’un livre jadis consacré au maître par M. de Beruete. Il nous livre ainsi le secret de sa vocation : une impression violente, dans l’adolescence, à ce moment précis qui, selon une théorie de Lombroso, est décisif. Cet impérieux appel le mena tout jeune dans l’atelier de Federico de Madrazzo, alors directeur de l’Académit’, à Madrid. Il y a de cela soixante-douze ans et, au livret du dernier Salon, on peut lire encore, après le nom de Léon Bonnat, cette mention : « élève de Madrazzo, » selon la touchante coutume des vieux maîtres. Ainsi, à la différence de nos peintres formés par l’Italie, surtout par Rome, Bonnat nous est d’abord venu d’Espagne, plus réaliste, plus tenté par les effets violents de lumière et d’ombre, moins adorateur de la ligue pure et de l’arabesque décorative, moins éberlué par la théorie du « Beau idéal » que ses confrères de l’École de Rome. Pourtant dès l’abord, il n’y avait pas entre eux et lui un monde. Mais, peu à peu, la tendance du jeune Bayonnais se précisa. En dépit de Léon Coignet dont il fut l’élève à Paris et de Rome où il fit un séjour, sans avoir eu le grand prix, sa nature le rapprocha de ce qu’on trouve en Espagne plutôt qu’en Italie, — Ribera et les Bolonais exceptés. On peut noter ces coïncidences, ces rencontres : rien de plus vain que de leur attribuer la formation d’un artiste aussi personnel que celui-ci. Ignorant l’Espagne et uniquement formé à Paris et à Rome, il y aurait trouvé, ne fût-ce qu’en Ribera, en Valentin, en Rembrandt, de quoi déterminer son pinceau et sa facture. Et, Espagnol lui-même, uniquement formé par les musées d’Espagne, il aurait pu faire une tout autre peinture, inspirée du Murillo des Vierges, de Morales, de Pereda ou d’André del Sarte. Pour expliquer un grand artiste, savoir quels exemples il eut sous les yeux dans sa jeunesse ne suffit pas : il faut encore compter avec le coefficient personnel. Tant que les progrès de la science en physiologie ne nous permettront pas de le définir, le mystère subsistera. La recherche des « origines » et des « influences » où nos érudits font tenir toute la formation d’un artiste ne sera jamais qu’un jeu puéril, plus propre à montrer l’ingéniosité des historiens qu’à éclairer le problème.

Quoi qu’il en soit de la cause, l’effet produit sur nombre d’amateurs fut celui d’un coup de poing. Non pas tout de suite. Comme tous les tempéraments forts, le jeune élève de Madrazzo et de Léon Coignet, placé ensuite à Rome sous la férule du bon Schnetz, contint assez longtemps ses instincts de brutalité picturale. Il n’effraya tout d’abord personne. Ses portraits au Salon de 1857, son Bon Samaritain, envoyé de son atelier de la via Sistina. à Rome, au Salon de 1859, sa Mariuccia et son Abel mort en 1861, son Martyre de Saint André et sa Maria Pasqua en 1863, ses Pèlerins aux pieds de la statue de Saint Pierre dans l’église Saint-Pierre de Rome, et son Mezzo baiocco, Eccellenza ! en 1864, son Antigone en 1863 étaient d’une facture vigoureuse, mais dans une gamme de valeurs et de couleurs dont on avait l’habitude. Théophile Gautier le comparait à Murillo. Il collectionnait des médailles, recueillait les suffrages des maîtres, et vendait ses toiles à la famille impériale : à la princesse Mathilde et à l’impératrice Eugénie. Seulement, au Salon de 1866, en même temps que son succès s’affirmait, sa facture choqua un peu. Un critique parle de sa « brosse rude et noire » en regardant son Saint Vincent de Paul prenant la place d’un galérien, et ses Paysans napolitains devant le Palais Farnèse.

Comme on le voit, jusque là ses envois étaient toujours équilibrés de façon à satisfaire le goût qu’on avait alors de la grande composition et celui de l’observation directe qu’il avait lui-même. Encore au Salon de 1867, Ribera dessinant à la porte de l’Ara Cœli et Gaby, et à celui de 1869, une Assomption pour l’église de Bayonne y répondaient. Puis brusquement, à partir de 1870, les sujets et les curiosités se modifient. C’était, jusque-là ceux d’Hébert, ce sont dorénavant ceux de Decamps : des fellahs, des cheiks, des barbiers turcs ou nègres. C’est que Donnat, sûr à présent de son avenir, s’est donné des vacances et est allé voyager en Orient, refaire, en réalité, le mystérieux voyage de Decamps. Les amateurs le suivent toujours. Car si ses thèmes ont changé, sa peinture ne change pas.

Mais voici le coup de poing : le Christ en croix pour le Palais de Justice en 1874, et le Job en 1880, le premier visiblement inspiré de Vélasquez, le second de Ribera, mais tous deux avec la griffe de Donnat. Le peintre, entre quarante et cinquante ans, se sentant sûr de son métier, sûr de faire aussi bien quoique autrement que ses aînés directs et ses maîtres immédiats, fait autrement. Il arrive lentement à réaliser sa forme spécifique, comme ces arbres destinés à une longévité peu commune, — mais il y arrive. Le Christ et le Job firent alors, dans les petits cénacles de dilettantes, presque autant de scandale que le Jean Baptiste et la Belle Heaulmière de Rodin, et pour les mêmes raisons. On reprocha au Christ d’accuser toutes les horreurs d’un cadavre vulgaire, ayant été copié d’après un sujet de l’amphithéâtre de l’Ecole de Médecine, ce qui était exact, tout comme on a pu reprocher au Jean Baptiste de Rodin, non pas d’avoir été moulé sur nature, ce qui était faux et absurde, mais bien de reproduire les tares d’un modèle fort connu alors dans les ateliers, en quoi on ne se trompait pas. Quant au Job accroupi sur quatre brins de paille, la tête renversée vers la lumière d’un ciel inexorable, nu, décharné, le ventre flasque, ceinturé de plis hideux, il fait presque aussi horreur que la Belle Heaulmière et l’on croit l’entendre :


Ha ! vieillesse félonne et fière.
Pourquoi m’as sitôt abattue ?


On comprend donc que le réalisme de ces toiles, à cette époque, ait mis les admirateurs de Cabanel et de Bouguereau, d’Hébert et de Chaplin, voire de Baudry, à une rude épreuve. Ce qu’on comprend moins aujourd’hui, c’est que Donnat leur ait fait aussi l’effet d’un « impressionniste. » Pour le bien entendre, il faut se souvenir que le mot a toujours eu, pour le public, deux sens très différents : celui de peinture de plein air, claire, avec des lumières reflétées, des tons divisés, des formes éparpillées et comme diluées dans l’atmosphère, sans dessin très visible, — tout cela le contraire de Bonnat, — et puis le même mot a servi à désigner toute facture large, à touches apparentes, visant à rendre non pas le détail des choses, mais leur masse, leur relief de loin, ce qu’en peut saisir un premier coup d’œil, une impression d’ensemble en un mot. C’est ainsi que Courbet souvent très noir et massif, que Manet dans certaines de ses premières œuvres où les ombres sont encore épaisses et « bouchées » furent cependant qualifies « d’impressionnistes. » C’est dans ce sens que Bonnat l’apparaissait à quelques esprits timorés. Et, en effet, si on l’oppose, comme alors on l’opposait, à Winterhalter, à Hébert, à Dubufe, à Cabanel, à Chaplin, à Baudry, à Bouguereau, à ce faire lisse et poncé qui rapproche la peinture de la « véritable porcelaine, » selon le précepte de Winckelmann, il paraît un maçon brutal, maniant non un blaireau, mais une truelle et ne se préoccupant que de la solidité de sa bâtisse. « Ce farouche Espagnol de France, » disait About. « Une robe de plâtre, » disait un critique de la robe de satin blanc portée par Mme Pasca, la brutalité de la touche étant sensiblement plus forte, dans une peinture fraîche qu’après quarante-sept ans écoulés.

Toutefois, le succès de ce portrait de femme, au Salon de 1875, comme le succès du Christ en 1874, fut très vif. C’est seulement une certaine critique et un petit nombre d’amateurs habitués à d’autres formules qui furent scandalisés. Le grand public, la foule qui juge en gros, et qui aime être secouée, je ne dis pas houspillée, réagit par une admiration unanime. Pas plus que Delacroix, pas plus que Corot, pas plus que Millet, pas plus que Rousseau, Bonnat ne fit rire, ni hurler le public, parce que dans son audace, il n’y avait pas que de l’audace : il y avait la force qui la justifie. Bien mieux : c’est le public qui décida Bonnat à faire dorénavant du portrait. C’est la foule anonyme, qui, par ses ovations devant ses portraits, sa froideur devant ses scènes de grand style, lui montra la voie où il devait s’engager et, remplaçant le Jules II du poète, lui dit :


... lui frappant sur l’épaule :
« Marche ! Ta gloire est par ici ! »


II

C’est du portrait de M. Thiers, en 1877, que date sa vocation définitive. Celui de Mme Pasca, quoique très admiré, ne l’aurait peut-être pas déterminée. Le portrait de l’ancien président qui n’était pas meilleur, qui était même moins bon, eut un retentissement formidable, accru par le regain de popularité soulevée autour du modèle par la crise qui suivit de très près l’ouverture du Salon : le 16 mai. On loua tout : la pose accoutumée quoique solennelle, la redingote noire boutonnée jusqu’au menton, le toupet légendaire qu’on qualifia « d’aigrette, » le « regard perçant les lunettes, » le teint blafard, les mains petites, bouffies et ridées, aux doigts spatules et, par-dessus tout, le front vaste sillonné de soucis et le génie irradié par cet homme en qui l’on voyait le type accompli de ce « petit bourgeois qu’acclame notre roture nationale, » disait un critique. On allait jusqu’à écrire : « Le portrait de M. Thiers est un événement. Mieux que cela, peut-être un avènement... »

En tout cas, c’en fut un pour le peintre. C’est lui qui achemina vers l’atelier de la place Vintimille les chefs d’État et les hommes illustres parvenus au soir du XIXe siècle. M. Grévy ouvrit la marche solennellement, comme il appartenait à cet autre petit bourgeois, le premier des présidents de la République de gauche, puis l’on vit s’asseoir devant le peintre, Victor Hugo pensif, Renan dans une pose renouvelée de M. Berlin, Jules Ferry, les présidents Faure et Carnot, d’autres encore. Pasteur, Taine, Joseph Bertrand, Puvis de Chavannes. Presque tous les hommes de la République, non par un parti pris, mais par une pente assez naturelle, venaient trouver l’artiste dont le succès avait coïncidé avec celui des 363, et s’il s’y joignit plus tard un cardinal, c’est celui qui avait ouvert une ère nouvelle dans les rapports de l’Eglise et de l’Etat, en ordonnant à ses Pères Blancs de jouer la Marseillaise.

Peu à peu, l’habitude prise devenait un rite, et le rite devenait un dogme, avec son mystère et sa grandeur. Le grand homme allait poser chez Donnat, comme le nouveau marie, dons les faubourgs, va chez le photographe, — et il ne se sentait bien assuré de l’être qu’après cette dernière consécration. C’était une sorte de monument commémoratif dont il pouvait jouir lui-même, quelque chose comme une statue anthume. Chaque escaladeur du pouvoir, chaque tâcheron du progrès, chaque découvreur de mondes, une fois les longues ambitions réalisées et le dur labeur achevé, poète, savant, philosophe, conducteur d’hommes, arrivait-il au sommet, essoufflé, triomphant, — il trouvait Donnat, le pinceau à la main, impassible, prêt à faire son office. Après, il n’y avait plus que le fossoyeur. A la fin, quelques-uns en eurent, semble-t-il, une superstitieuse appréhension. Ils reculaient devant le portrait par Donnat, hésitaient, tournoyaient et finalement allaient tomber entre les mains d’Aimé Morot, de M. Marcel Baschet ou de Gabriel Ferrier. Ceux que n’effrayait pas le mauvais œil, et qui entraient chez le sphinx, n’avaient pas à le regretter. Ils trouvaient un homme pénétré de respect pour toutes les grandeurs, voire pour les simples « grandeurs d’établissement, » conscient seulement qu’elles avaient besoin de lui pour durer et paraître sans dommage devant les générations futures, une sorte d’introducteur des grands du jour devant la Postérité, — avec ce quelque chose d’humble et fier du vieux poète, en face de la marquise qui est belle, mais qu’on ne croira telle plus tard, qu’autant qu’il l’aura dit.

Rien n’est si facile que de montrer du tact dans ce tête-à-tête avec les puissances de ce monde : rien n’est plus facile que d’en manquer. Donnat y apporta une telle perfection qu’il créa l’impression que seul il en était capable. Dans un temps où les artistes se croyaient volontiers des prophètes, ou bien des ambassadeurs de l’art dans le monde, ou des sportsmen, il considéra l’Art simplement comme une fonction, mais comme une des grandes fonctions de l’Etat. Un jury de peinture, une école nationale, un conseil des musées, lui paraissaient quelque chose presque d’aussi beau qu’une Cour des comptes ou un Conseil d’Etat ou une Cour de cassation, et il leur souhaitait les mêmes probité, indépendance et décorum. Pour sa part, il y apportait l’esprit d’un grand fonctionnaire, discret, laborieux, respectueux des pouvoirs établis. Avec cela, très fin, ou pour mieux dire très méfiant, très précautionneux, jamais déplacé où que le hasard le mit, partout à son aise, familier nulle part, « tâtant le gué de bien loin, » à la façon de Montaigne, quand il se sentait en terrain peu sur, confiant, en cas d’alerte, dans son armure principale, le silence. Sa nature l’y portait, un petit incident de sa vie officielle l’y fixa. Pendant qu’il faisait le portrait de M. Grévy, les journaux rapportèrent des propos qui auraient été tenus, après la pose, entre le président et un diplomate étranger. Bonnat, tout ému, s’était précipité à l’Elysée pour se laver du moindre soupçon qu’il eût pu trahir, ou même écouter cette conversation. Le président le rassura tout de suite : jamais il n’avait songé à l’accuser de cette fuite. Mais l’alerte avait été chaude et la réserve de l’artiste redoubla d’opacité. Jusque-là il ne disait pas grand chose : à partir de ce jour, il ne dit plus rien.

J’entends sur les sujets qui touchent à la chose publique ou de conséquence. Pour le reste, et pourvu toutefois que ses paroles ne pussent pas être interprétées comme un blâme trop formel ou un engagement trop irrévocable, il trouvait dans la conversation avec les gens d’esprit son principal délassement et son plus grand plaisir. Après sa journée de travail, dans un cercle d’amis fort restreint et minutieusement choisis, — un peu comme celui qui entourait Degas, — il donnait la volée à ses souvenirs.

Il n’en avait guère que de beaux, à cause de sa robuste foi dans la beauté de la vie ; niant le mal, niant la laideur, niant l’injustice, niant la misère que, pourtant, il secourait généreusement et sans bruit. « Je ne veux pas voir !... je ne veux pas voir ! disait-il quand on le mettait devant une tare d’un de ses maîtres préférés, M. Ingres par exemple, j’admire tout comme une brute... » Il se cramponnait à son optimisme et, pour lui donner raison, pour prouver que le bien existe en ce monde, il faisait le bien. Sa générosité à l’égard de ses élèves était proverbiale. Il avait renoncé, en faveur de sa ville natale, aux plus belles pièces de sa collection et le Musée Bonnat à Bayonne était pourtant bien loin pour qu’il pût jouir des œuvres dont il s’était ainsi séparé. La guerre venue, il avait donné, sans compter, pour alléger les souffrances des vieux artistes sans travail, des familles des jeunes partis pour la frontière : donné son argent, donné son temps, donné son cœur. Tout artiste peut prendre exemple sur lui, pour la passion de son métier, l’intégrité professionnelle, la dignité de la vie.

Quant au monde, on n’a jamais su s’il l’aimait. Il en accomplissait les rites correctement, même d’assez bonne humeur, mais sans humour, sans joie et comme un religieux à un exercice, ou un soldat en service commandé. Aussi, comme il ne s’attendait pas à s’y divertir, rien ne l’ennuyait, ni ne lui semblait exorbitant, dès que c’était l’étiquette. Vélasquez avait bien été aposentador... Lorsqu’un jour, Edouard VIl nouvellement roi d’Angleterre l’invita, tout inopinément, à diner pour le lendemain à Windsor, où l’on ne pouvait paraître, — et l’invitation le portait expressément, — qu’en tenue de gala, culotte courte et bas de soie noirs, il ne sourcilla pas. Il ne songea pas un instant à télégraphier comme cette grande dame au même amphitryon, — il est vrai qu’il n’était encore que Prince de Galles : — « Impossible venir, mensonges suivent par la poste. » Il mit sur les dents son tailleur qui travailla toute la nuit à rendre un grand artiste présentable dans un milieu d’oisifs, se jeta dans la série de véhicules requis à cette époque pour transporter un homme dans une seule journée de la rue de Bassano à Windsor et à l’heure dite, le soir même, il figurait parmi les convives du diner royal, diplomatique et mondain. Il ne sourcilla même pas quand le Roi, voulant lui faire une gracieuseté, lui fit remarquer qu’il n’y avait que deux tableaux dans la salle à manger et qu’ils étaient tous deux de l’Ecole française : le portrait de la reine Victoria, signé Benjamin Constant, et son propre portrait à lui figuré en général d’armée, à cheval, à la tête des highlanders montrant au duc de Connaught, à son côté, comment on gagne une bataille, — le tout signé Detaille.

Là où d’autres auraient peut-être soupçonné une perfidie atroce, tout au moins une preuve d’incompétence vraiment royale. Donnat ne vit que l’intention et crut que l’intention était bonne. Car cet homme méfiant n’était pas ombrageux, mais la bienveillance même. Quand on voit son portrait peint par lui-même aux Uffizi, tenant ses pinceaux comme une hallebarde, on lui trouve l’air bien un peu soupçonneux. Quand on voit ceux qu’ils a faits plus récemment en se regardant dans la glace, et son excellent buste par M. Segoffin, au Luxembourg, on est de nouveau frappé par cette particularité physionomique. Elle décèle tout simplement l’observateur-né. Ce pourrait être un médecin, un spécialiste songeant au diagnostic, voir un juge d’instruction, enfin un biologiste patient et attentif aux phénomènes de la nature. Et il y a un peu de tout cela, en effet, dans celui qu’un décret ignoré de la Providence avait nommé de toute éternité le peintre officiel de la Troisième République.


III

C’est une chance pour lui qu’il ne l’ait pas été d’un Roi et d’une Cour. Il lui aurait fallu peindre tous les Princes : des enfants, des femmes, des adolescents fluets et peut-être dégénérés, des Menines, n’importe qui, enfin... Or son pinceau ne rendait pas n’importe qui. Pas plus qu’il n’était le peintre des aspects changeants de l’épiderme dans une poudre de soleil où diluée par la brume, il n’était le peintre des états transitoires de la vie et des aspects changeants de la physionomie : l’indécision de l’adolescence, les traits qui portent en eux une promesse ou une menace, tout ce qui est du devenir. Donnat est le peintre de la vieillesse : de ce qui ne bouge plus, des os saillants sous la peau qui se plisse, se poche, se vide de son contenu, des teints couperosés ou blafards, des rugosités, des nodosités, des sillons et des touffes blanches de cheveux rares, du moment où les artères se durcissent, où les jointures s’ankylosent, où les idées se cristallisent en des formes régulières et définitives, où l’homme en un mot est déjà un peu la statue que l’on fera de lui, où le prophète, Victor Hugo, Renan, se sent devenir Bouddha. Il projetait sur toute cette caducité la lumière crue d’un réflecteur, et une fois la tête, le cerveau rayonnants comme un phare, il plongeait tout le reste dans le deuil d’une redingote.

Et aussi dans le gouffre noir d’un fond nu et irréel, un simple repoussoir, parfois dégradé comme celui d’un photographe. Ce parti pris, qui a déchaîné depuis tant de critiques et soulevé tant de sarcasmes, répondait, — chose presque inintelligible aujourd’hui, — à un désir confus, mais puissant et profond du public le plus intellectuel et le plus raffiné. On était las des fonds historiés, somptueux, héraldiques, des draperies flottantes, des pares étendus à l’arrière-plan d’un portrait, et même des accessoires costume ou meuble rappelant les honneurs, les « hochets de la vanité. » « Nous entrons dans une période de grandeur austère, » avait dit Jules Ferry. Les hommes d’Etat ou de Science ou de Lettres parvenus à la fin de ce XIXe siècle, qui fut par excellence le siècle du travail, avaient la vanité de leur labeur, de leur austérité, presque de leur dénuement. Ils désiraient secrètement ressembler à de durs ouvriers, — les ouvriers de la pensée, — le front raviné par les soucis et les veilles, quoique éblouissant par le génie. Concentrer un faisceau de rayons sur la tête et le front, emprisonner le corps dans une redingote quasi monacale, comme Zurbaran ses religieux ou Rembrandt ses anatomistes, rejeter toute la défroque somptuaire des âges de plaisir et de frivolité, — fût-ce au risque parfois de rappeler les sépulcres blanchis de l’Evangile, c’était buriner un trait signalétique des plus grands contemporains.

La facture très particulière, çà et là un peu compliquée, par endroits fort simple, est au total d’une puissance rarement égalée dans l’Ecole française. Presque tout est peint en pleine pâte, avec la sûreté, la brutalité d’un jet de lumière électrique, à grands coups. Après cela, il arrive surtout dans les portraits, qu’un cerne presque imperceptible au moyen d’un pinceau ténu comme un fil, reprend et creuse les contours. Il y a des empâtements, mais seulement dans les lumières : les ombres sont presque toujours obtenues par de simples frottis ou tout au plus par une touche égale et plate comme un glacis. Les modelés sont rendus dans toute leur plénitude avec un minimum de touches telles qu’un maître seul peut en poser. Qu’on regarde les pieds, les jambes et les mains du pauvre Job, par exemple : il n’est guère possible d’être sensible aux joies du métier, sans crier d’admiration à cette puissance de rendu.

Ce n’est pas que le plaisir que donne la peinture de Donnat soit très intime, ni très haut, ni d’une qualité très émouvante. Il n’était pas coloriste : ses bleus, quand par malheur il s’y hasarde, hurlent, ses rouges ne sont guère savoureux, ses autres couleurs du spectre sont glaciales. Il ne voyait bien qu’en blanc et noir. « Je peins à travers une eau-forte de Rembrandt, » disait-il.

Cette facture ne varia jamais. Il n’écoutait guère la critique des jeunes, et n’y voyait nullement le verdict de l’avenir, pour cette raison qu’il avait vu, au cours de sa longue carrière, des jeunes devenir vieux et des théories de l’avenir reléguées dans l’obituaire des grimoires. Il savait fort bien qu’une bonne peinture ne se fait pas en l’accommodant aux théories des petits cénacles, mais en étudiant la nature et le métier. Il savait qu’un artiste ne progresse pas en changeant constamment de voie et en se mettant à la fenêtre pour écouter qui l’on acclame et qui l’on hue, mais en creusant toujours plus avant son propre sillon. Il savait qu’on ne dure point par la nouveauté, mais par la force. La nouveauté passe. Il vient un jour où ce qui fut nouveau ne l’est plus et parait tout aussi démodé que la précédente vieillerie. Watteau a été démodé, Chardin a été démodé, Fragonard a été démodé. Hier encore, M. Ingres l’était, au point que dans les ateliers et devant la critique des « jeunes » on ne pouvait prononcer son nom. Tout ce qui est fort garde son prestige ou le reconquiert un jour s’il l’a perdu.

Aujourd’hui, les gens qui avaient paru « jeunes » au regard de Watteau, de Fragonard et M. Ingres ne sont plus ni jeunes, ni vieux, car ils ne sont point. Les noms de Colin, Julian, Louis Dubois, Célestin Leroux, Delableau, Lansyer, Georges Prieur, Louise Darru, Amand Gautier, Robert Grahame, Lapostolet, Lobjoy, Mangey, Pinard, Saint-Marcel, Sutier, Viel-Cazal, et en sculpture Schonenberg, ne sont point parvenus jusqu’à nous. Qu’est-ce que ces gens-là direz-vous ? Eh bien ! ce sont quelques-uns et même la plupart des artistes de l’avenir que la critique d’avant-garde saluait au Salon des Refusés, en 1863, et opposait au Salon de l’Institut ou salon des « Pompiers. » Or, dans le Salon de l’Institut, l’on voyait des œuvres de Millet, Corot, Courbet, Théodore Rousseau, Harpignies, Stevens, Achard, Fromentin, Henner, Israels, Jacque, Alphonse Legros, Ziem, Puvis de Chavannes et Fantin-Latour, enfin de Donnat, lui-même, que la postérité, depuis soixante-neuf ans, n’a nullement désavoués. On ne pouvait donc pas étonner, ni intimider le vieux routier par les moyens habituels propres à la critique : l’excommunication au nom des « jeunes », le verdict de l’avenir. Il avait trop vu à quel point l’avenir dément ceux qui parlent en son nom.

Quant aux paradoxes destinés uniquement à ébaubir la foule, ou à se donner le divertissement des mines scandalisées, il ne leur accordait aucune attention, Comme les maîtres de sa génération, comme Corot, comme Millet, comme Rousseau, il prenait l’Art fort au sérieux. Ce n’était pas pour lui un échelon, mais un but. Il n’eût jamais souffert qu’on parlât, à la légère, devant lui de ce qui avait été la joie, mais aussi le dur et passionné labeur de sa vie. Sa collection était un acte de piété. Les dessins de Raphaël, de Léonard, de Rembrandt, de Van Dyck, du Titien, de Michel-Ange, de Dürer, de M. Ingres, les toiles du Gréco, de Goya, du Poussin, de l’École anglaise, les bronzes de Barye, recueillis avec ferveur, durant de longues années, avec le produit de son travail, prenaient, par les offices qu’il leur rendait, quelque chose de sacré.

Il récitait les litanies des grands peintres, comme un dévot celles de saints. On l’imaginerait très bien se faisant lire Vasari pendant ses repas. Il se déclarait ému rien qu’en prononçant ou en écrivant ces noms : Vélasquez, Van Dyck, Rembrandt... Il se sentait de leur lignée, en communication constante avec eux, et il l’était, à la vérité, non par le talent qui n’est pas comparable, mais par la passion du métier et l’idée directrice. Celui-ci, se disait-il, a su rendre tel aspect des chairs, des muscles, dos yeux, celui-là tel autre, et ce troisième tel effet de lumière ou de relief. Comment ont-ils fait et comment ferai-je ? Il savait que tout est là : rendre un des dix mille aspects de la nature mieux qu’on ne l’a fait jusque là et par un procédé que les autres n’ont pas encore trouvé. Le reste n’est que batelages pour assembler la foule, ou alibiforains. Certes, c’est là si l’on veut, une esthétique bien simpliste et enfantine, mais ce fut celle de tous les grands maîtres d’autrefois et leurs œuvres, nées de cette conception simpliste et enfantine de l’Art, ont apporté plus de joie au monde que les discours amphigouriques de nos esthéticiens.

Dans toutes les modalités de l’Art, dans toutes les Ecoles, il y a ceux qui réalisent et ceux qui ne réalisent pas. Bonnat admirait ce qui était très loin de lui, pourvu que ce fût « réalisé. » Il ne lui suffisait pas qu’on dît : « Je suis inquiet... je cherche ceci... » pour qu’il tombât amoureux d’une œuvre encore aux limbes. Mais, ceci réservé, il était le plus éclectique des amateurs. Même, ce qu’il admirait surtout chez les autres, c’était non pas ses qualités à lui, mais leurs complémentaires. — ce qu’il n’avait su ou pu réaliser. Peintre de la vieillesse, il était ébloui par Lawrence, dessinateur des formes robustes et pleines, il était édifié par la réserve sommaire de Puvis, praticien obligé aux empâtements, séduit par les glacis de M. Ingres. Il admirait encore pieusement la manière sèche et plate des primitifs toscans, les draperies cassées et cannelées des Allemands et des Flamands de la première manière. La peinture claire lui plaisait : il avait chez lui, dans son hôtel de la rue de Bassano, au plus bel endroit de son escalier, le Doux Pays de Puvis de Chavannes ; mais, quand il lui fallut faire de la grande décoration, précisément en face de Puvis de Chavannes, au Panthéon, il produisit de violents effets d’ombre et de lumière, avec des reliefs en trompe-l’œil. Il aimait le calme du Doux Pays et il jeta ses personnages dans une gymnastique violente et désespérée. Ce n’est pas contradictoire. Il ne disait pas : « Il n’y a qu’une peinture, la mienne. Mais il disait ou plutôt il pensait : « C’est la seule où je pourrai réaliser tant bien que mal mes rêves d’Art. » C’est pourquoi il ne songeait pas à en tenter une autre où il eût perdu ses vertus propres sans en acquérir d’égales en échange. Il aimait donc admirer chez les autres ce que les autres faisaient mieux que lui, plutôt que de solliciter l’admiration des autres pour ce qu’il ferait moins bien qu’eux.

De là son extraordinaire maîtrise dans le domaine étroit qu’il s’était attribué : le relief des figures. Aujourd’hui, on ne donne plus à l’Art ce but. On n’attend plus ce miracle de l’artiste. On lui sait fort mauvais gré, au contraire, d’un portrait qui sort du cadre, vient à vous indiscrètement, vous coudoie... On préfère celui, tout en retrait, qu’il faut aller chercher, interroger en confidence, deviner presque : le portrait de Sa mère, par Whistler, l’Alphonse Daudet, de Carrière, par exemple. Ce sont là deux ordres de plaisir esthétique tout à fait différents. Mais qui peut dire que le second, seul, est digne d’être cherché ? L’autre est négligé ou même méprisé par la jeune Ecole d’aujourd’hui. Cala ne prouve rien pour demain ou après-demain. Qui a vu ressusciter M. Ingres croit toutes les reviviscences possibles, non pas précisément toutes, mais celles de tout ce qui, en son temps, a été vraiment fort. On ne ressuscite que lorsqu’on a été vivant. L’œuvre de Bonnat pourra passer de mode quand le goût qu’elle satisfait aura passé ; elle y reviendra quand il reviendra, comme tout art fortement et entièrement réalisé, quelles que soient la théorie, l’Ecole ou l’Esthétique dont il est sorti.


ROBERT DE LA SIZERANNE.