Léon Chapron (Aurélien Scholl)

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L'Écho de Paris du 29 mai 1884n°79 (p. 1).

LÉON CHAPRON


Un homme de talent, un homme de cœur, qui avait été un de mes meilleurs amis, Léon Chapron vient de s’éteindre dans les bras de sa mère désolée.

Chapron avait renoncé au barreau pour le journalisme, il y a tantôt sept ans. Un peu hésitant d’abord, il n’avait pas tardé à trouver sa forme et à conquérir une autorité que beaucoup d’autres cherchent vainement après une longue carrière.

Chapron a écrit au Figaro, au Gaulois, à Gil Blas et à l’Evénement, où ses articles étaient très remarqués.

Il y a six ans, Chapron avait éprouvé une déception à laquelle il fut très sensible.

M. Constans, alors ministre de l’intérieur, lui avait promis de le nommer chevalier de la Légion d’honneur, le 14 juillet. Sa promotion fut annoncée dans plusieurs journaux, et le nom de Chapron fut remplacé à la dernière heure.

Il m’exprima, à plusieurs reprises, le chagrin que lui avait causé cette mésaventure.

Ces derniers jours, je pensai que ce ruban tant désiré pouvait rendre le calme à ce pauvre désolé frappé dans la force de l’âge et dans la faiblesse du tempérament, au moment même où le succès incontesté allait faire heureuse sa vie et celle de sa mère.

J’en parlai à de nos meilleurs confrères, Paul Strauss, et il fut convenu que nous ferions les démarches nécessaires pour obtenir un résultat.

Avant-hier, à dix heures du matin, je recevais la lettre suivante :

« Mon cher confrère et ami,

» J’ai vu M. Waldeck-Rousseau, que j’ai trouvé bien disposé. Vous pouvez annoncé à votre ami Léon Chapron qu’il sera compris dans la promotion du 14 juillet…

 » Paul Strauss. »  

Je saisis une feuille, et, à la hâte :

« Mon cher camarade, cette fois, ça y est. Nous avons la parole de Waldeck-Rousseau, — et celui-là la tient.

» Il y a sept ans, tu étais si bas que ta mère te fit administrer, et tu en es revenu. J’espère que le ruban rouge produira le même effet. »

Puis, pour frapper ses yeux et égayer son lit de douleur, je collai au milieu de la lettre un morceau de la Légion d’honneur.

Il n’y avait pas une heure que le pli était jeté à la boîte, que l’affreuse nouvelle nous était apportée par le professeur Ruzé, habitant de Bois-Colombes. Chapron était mort la veille à dix heures du soir !…

Et je pensai, le cœur brisé, que c’était sa pauvre mère qui décachèterait la lettre !… Je m’arrête, les yeux pleins de larmes… Aux heures de tristesse, j’avais trouvé en Chapron un défenseur ardent, un ami dévoué. Depuis trois ans seulement, il était heureux. Après les agitations d’une jeunesse inquiète, le travail lui avait donné le calme, la tranquillité bourgeoise dans un milieu de braves cœurs qui l'affectionnaient… Il était fier de sa sagesse. il aimait à dire, quand on voulait le retenir, le soir : Je vais chez maman…, ou : Maman m'attend !…

Chapron était en pleine maturité de talent. Quelques années encore, et, débarrassé des exigences du journalisme, il aurait certainement écrit son nom sur un vrai livre, sur une œuvre originale et puissante, car il y avait en lui une force supérieure à celle dont on n'a eu que des miettes.

Un souffle a renversé tout cela.

Aurélien Scholl. 

Les obsèques de notre ami Léon Chapron seront célébrées demain jeudi, à dix heures et demie, à Bois-Colombes. - Départ de la gare Saint-Lazare à 10 h. 05.