Léon Gambetta (Depasse)

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A. Quantin, Imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).


CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


L É O N
G A M B E T T A


PAR


HECTOR DEPASSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883



LÉON GAMBETTA

3 avril 1838 — 31 décembre 1882



Comment cette biographie de l’homme d’État le plus accompli qu’ait produit jusqu’à nos jours la Révolution française a-t-elle été changée soudain en une nécrologie lamentable, alors qu’il était dans toute la force de l’âge et de l’espérance ?

Cet organisateur de République n’a jamais eu le souci d’organiser sa propre vie à lui-même. Ce modèle de prudence politique a dédaigné de connaître les lois de la prudence personnelle. Gambetta n’était prévoyant que pour la patrie. Son égoïsme à lui était d’aimer sans bornes la République et la France.

Gambetta cherchait sa conscience, son développement, son progrès, sa gloire dans la conscience et dans la gloire de son pays. Il ne vivait que de la vie publique. Son sang, ses forces, ses facultés, il les dépensait avec une prodigalité furieuse et superbe, il s’en dépouillait avec une joie triomphante pour vivre plus pleinement de la vie nationale universelle.

C’est ainsi que s’expliquent sans doute cette vibration incessante de tout son être, cette belle humeur inaltérable, ce rire rabelaisien, ces sarcasmes terribles et ces séductions de l’amitié la plus tendre et la plus fidèle, dont tant d’amis sont les témoins irrécusables ; — c’est ainsi que s’explique cette puissance souveraine d’entrain et d’élan qui emportait des foules d’hommes derrière lui, à travers toutes les émotions et toutes les passions, la colère, la gaieté, la rage patriotique, l’espérance irrésistible ; c’est que Gambetta a eu ce don à un degré tout à fait éminent de vivre de la vie ambiante, de s’imprégner de l’âme collective des assemblées humaines.

Quand son absolu détachement de sa conservation propre, sa négligence hautaine pour ses intérêts immédiats et corporels lui fit appuyer, par mégarde, la main sur le revolver, la balle, en partant, tomba dans le sang du monde qui fut jamais le plus surchauffé par l’ardente passion de la vie publique. Son existence a été un torride et fulgurant été, un prodige de maturité soudaine. Porté en un moment au faîte de la popularité et de l’influence, il y a péri tout entier sans décroître. Il s’est éteint à son zénith, n’ayant presque pas connu le matin et n’ayant pas eu de soir.

Un million d’hommes s’est senti touché par sa mort, cent mille ont célébré ses funérailles, des milliers l’ont pleuré, comme on pleure, quand on est homme, sur le cercueil de sa mère ou de son enfant.

Certains ont prétendu que c’était faire tort à l’idée républicaine, que c’était manquer aux lois de l’esprit démocratique : leur philosophie est bien bornée. La France, sur ce grand sépulcre, où elle venait d’enfermer une partie si brillante de sa vie publique, a senti le besoin de proclamer son droit national et son immortalité. Elle s’est mise tout entière en mouvement, et, les mains dans les mains, elle a marché à la face des nations, — non pas seulement la France réduite, mutilée, définie arbitrairement par les sophismes de la victoire, mais la France réelle et vraie, la France tout entière dans sa plénitude s’est trouvée là, proclamant d’une seule voix son existence indéfectible.

Dans ces funérailles profondément humaines, exemptes de toute nuance d’apothéose, la patrie a voulu réunir tous les témoignages les plus éclatants de sa douleur, de sa puissance, de sa richesse et de sa gloire. L’Europe impériale n’a jamais conçu et produit un pareil triomphe funéraire. L’apothéose délirante de Garibaldi dans Rome ne lui peut être comparée pour la grandeur imposante et calme. Ce frémissement spontané et unanime d’un noble peuple, cette palpitation universelle de la conscience française aura été l’un des grands phénomènes de la vie révolutionnaire dans ce siècle.

Qu’un tel spectacle fût possible, c’était en partie l’ouvrage de sa prudence. Cette vie publique, si intense et cependant réglée, c’était sa vie, son génie, son inspiration ; c’était son souffle, et quand il est si vibrant et si universellement répandu, ce souffle de Gambetta, comment pourrait-il se faire que lui-même ne fût plus rien, et que nous l’eussions perdu tout entier ?

Son esprit vivra longtemps parmi nous. Sa politique, la plus souple, la plus puissante et la plus effective qui ait jusqu’à nos jours germé au sein de la démocratie française, produira des fruits longtemps après sa mort et abritera nos neveux sous ses ombrages. On n’y échappera plus. Même ceux qui s’en défendent le plus âprement et qui se vantent d’y être demeurés fermés et réfractaires, sont en proie à sa pénétrante influence.

Belleville, qui l’adorait, aurait voulu le posséder exclusivement ; Belleville le disputa à la France avec une jalousie tragique ; mais il appartenait à la France, il devait être tout à tous, à la patrie, à la démocratie.

La vie de Gambetta désormais se confond avec l’histoire des progrès de la République en France, dans l’intellect, dans le sentiment, dans la manière d’être du pays encore plus que dans ses lois positives ; elle se confond avec l’évolution très curieuse et très caractéristiques de l’idée républicaine chez les Français.

N’importe l’issue où aboutira cette évolution républicaine de dix années, elle demeurera inséparable de l’histoire personnelle de M. Gambetta ; il s’est identifié à elle, il l’a inspirée et dirigée d’une manière constante, bien qu’il n’ait exercé officiellement le pouvoir que pendant deux moments très courts.

Sans doute il y a deux manières de gouverner ; et le gouvernement réel, substantiel et véritablement authentique n’est pas toujours celui que l’on pense.

Ce gouvernement qui s’exerce, non par l’intermédiaire du pouvoir et de la police, mais par la force de l’âme, la sagesse des conseils et la fascination de l’éloquence, qui règle la conduite d’un parti devenu lui-même dirigeant, qui précipite ou modère, suivant le besoin des circonstances, l’opinion publique d’un grand pays, ce gouvernement a reçu le nom d’occulte, dans les disputes de la polémique quotidienne. Et quand on dit « occulte », on veut dire qu’il est caché et qu’il n’est pas légitime.

Pour moi, c’est de tous les gouvernements celui qui me paraît le plus clair, celui dont je connais le mieux les ressorts et qu’il m’est le plus facile d’analyser et d’approfondir. C’est aussi dans celui-là que je distingue les traits les plus certains de la légitimité.

Vous saisissez l’origine de l’influence extraordinaire de M. Gambetta, lorsque, le 14 novembre 1868, plaidant pour Delescluze, il jugeait l’acte du 2 décembre et disait : « Où étaient Cavaignac, Lamoricière, Changarnier, Le Flô, Bedeau, et tous les capitaines, l’orgueil et l’honneur de notre armée ? Où étaient M. Thiers, M. de Rémusat, les représentants autorisés des partis orléaniste, légitimiste, républicain, où étaient-ils ? À Mazas, à Vincennes, tous les hommes qui défendaient la loi ! En route pour Cayenne, en partance pour Lambessa, ces victimes spoliées d’une frénésie ambitieuse ! »

Le président de la sixième chambre, M. Vivien, avait essayé d’interrompre de quelques paroles polies le cours emporté de cette plaidoirie foudroyante. Mais l’orateur, arrêté un moment par ce frêle obstacle, reprenait d’une voix plus forte, avec une indignation accrue : « Cet anniversaire (celui du 2 décembre) dont vous n’avez pas voulu, nous le revendiquons, nous le prenons pour nous, nous le fêterons toujours, incessamment ; chaque année, ce sera l’anniversaire de nos morts jusqu’au jour où le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande expiation nationale au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ; Oh ! vous levez les épaules ! (l’orateur s’adressait à M. l’avocat impérial) sachez-le, je ne redoute pas plus vos dédains que vos menaces… vous pouvez nous frapper, mais vous ne pourrez jamais ni nous déshonorer ni nous abattre ! » Je sens très bien qu’à ce moment,M. Gambetta fondait le gouvernement de son influence.

M. l’avocat impérial, tout abasourdi, s’écriait : « Mais ce n’est plus de la plaidoirie ! »

Ce n’en était guère, en effet. M. Gambetta, par ce coup d’éclat contre le coup d’État, s’installait tout d’une pièce dans cette position d’où il allait prendre le gouvernement de l’idée républicaine en France. Il avait rapproché dans cette première revendication le militaire et le civil et les libéraux de tous les partis, préludant de la sorte à la réalisation de son idée dominante : l’union de tous sur le terrain de la liberté pratique, le concert de toutes les forces dans un État républicain vigoureusement organisé, reposant sur le consentement national.

Six mois à peine s’étaient écoulés depuis la philippique du 14 novembre. Paris et Marseille nommaient M. Gambetta député, Marseille en remplacement de Berryer, qui, tout près du tombeau, n’avait pas voulu laisser aux républicains seuls l’honneur de protester contre l’acte du 2 décembre.

Dès lors la démocratie tenait Les yeux fixés sur M. Gambetta. Il y avait d’autres républicains, illustres par de longs services, qui occupaient encore la première place : Jules Favre, Picard, Bancel, M. Jules Simon. Mais l’espoir de la revanche était Gambetta. On le couvait, on l’enveloppait avec jalousie. Celui-là, disait-on, ne bronchera pas. Le sommeil et la rêverie lui sont étrangers, il est tout action. Il ne se perd pas dans le bleu, mais il embrasse la terre. Les connaisseurs d’hommes voyaient en lui un grand sens politique et un esprit pratique déjà mûr, joints à tous les dons de l’éloquence les plus propres à enflammer les assemblées populaires. Il apparaissait comme la promesse de la République imminente.

Aux Marseillais il disait : « Je tiens à prouver l’alliance intime de la politique radicale et des affaires, et certes nulle ville en France ne m’offrira de plus fréquents et de plus utiles sujets de démonstration. » Au banquet de la jeunesse, qui lui fut offert par les étudiants à la salle Ragache, il s’exprimait en ces termes : « Si je veux, si j’appelle de toutes mes forces l’avènement de notre forme républicaine, c’est que ce sera un vrai gouvernement qui aura conscience de ses devoirs et qui saura se faire respecter. Je proteste de tout mon pouvoir contre ceux qui, à force d’attaquer les institutions gouvernementales du pays, parce qu’elles sont placées dans les mains d’un homme qui en fait mauvais usage, oublient que le gouvernement, dans une société démocratique, ce serait nous-mêmes. Non pas, entendez-le bien, — car il ne faut pas d’équivoque, — non pas que le gouvernement puisse selon moi sortir de ses attributions… Non, non, j’ai trop de respect pour l’individu, trop de confiance dans le développement mutuel des forces libres et des énergies associées des citoyens… Mais je ne veux cependant pas non plus bouleverser cette organisation qui tient la société en équilibre. Il faut un gouvernement ! il faut notre gouvernement ! »

Quoi de plus clair ? de plus solide ? Sous les formes infiniment variées de l’éloquence pittoresque et parmi tous les élans les plus fougueux de la passion oratoire, cette pensée demeure permanente. C’est le fond du fond de Gambetta, la base immobile où tout s’appuie, l’idée unique où tout converge. Il faut que la démocratie se prépare au gouvernement de la France. L’empire n’a plus que des dehors, bulle vide aux couleurs irisées, qu’un souffle brisera. Lequel ? on ne sait, n’importe lequel ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’empire ne tient plus. M. Gambetta paraît avoir sondé le creux de la situation avec une précision que les autres n’ont pas eue au même degré. Aussi en parle-t-il d’un ton de certitude absolue. Déjà il dit : notre gouvernement. Et dès lors, suivant une de ses expressions caractéristiques, il prépare « l’installation de la démocratie aux affaires, » avec le sans-gêne d’un architecte qui, le plan sous les yeux, classe les divers services d’une habitation où l’on doit entrer prochainement.

Peu de jours après le banquet de la jeunesse, M. Gambetta rendait pour la première fois compte de son mandat à ses électeurs de Belleville. Il leur disait que la démocratie devait se préparer à donner à la France un gouvernement correct et fort. Par quels moyens ? Par l’union, par la concorde, par la discipline. « Le parti démocratique, disait-il, doit avoir une discipline démocratique ; qu’il y ait une avant-garde, un corps d’armée et même des traînards, rien de mieux, mais il faut que tout forme une seule phalange marchant vers l’avenir… Si Paris donnait l’exemple d’une démocratie disciplinée, rangée en bataille, écoutant les conseils de ses chefs, répudiant toute anarchie, la France se verrait en face d’un régime déterminé, d’un système précis, et la confiance renaîtrait… Si chacun consent à accepter la direction conseillée à tous, si les chefs ne se divisent pas entre eux, ce sera la réalisation d’un gouvernement, et ce sera en même temps la preuve qu’avec nous on ne court pas le risque d’être mal gouverné. »

Régime déterminé, système précis, réalisation d’un vrai et bon gouvernement, démocratie disciplinée, rangée en bataille, écoutant les conseils de ses chefs, répudiant toute anarchie : voilà les expressions qui lui reviennent sans cesse, à Belleville comme à la salle Ragache, à Paris comme à Marseille, devant les assemblées les plus différentes par la composition et le tempérament ! Voilà les vrais principes de sa politique, le legs incorruptible que nous tenons de son esprit, la formule infaillible et sacrée du salut de la République !

M. Gambetta a étonné ses contemporains de sa prodigieuse éloquence : il est, de tous les orateurs qui ont illustré le parti républicain, celui qui a le moins parlé pour parler. Il ne cultive pas l’éloquence pour elle-même. Il parle pour gouverner. Chacun de ses discours est une pierre de taille, une charpente énorme dans la construction du gouvernement de la République.

On a reproché à M. Gambetta ses variations ; je le trouve étonnamment fixe et stable. La politique du chef de cabinet du 14 novembre, je la distingue, je la lis à livre ouvert dans le premier compte rendu aux électeurs de Belleville, dans le premier banquet de la salle Ragache, dans la première lettre aux Marseillais. Au plus fort de la lutte contre l’empire, quand pour la première fois il se pose devant ses contemporains, est-ce en homme d’opposition ? en fauteur d’anarchie ? en rebelle ? C’est en homme de gouvernement et d’administration. M. Gambetta condamne l’empire, non pas seulement parce qu’il a été incapable de donner la liberté, mais avant tout et surtout parce que l’empire ne remplit pas les conditions d’un véritable gouvernement de la démocratie moderne.

Dans le crépuscule encore incertain de sa vie publique, quand M. Gambetta avait le plus besoin de popularité, je ne découvre nulle trace de promesse d’une liberté sans bornes et d’une autonomie universelle. Ces rêveries, plus mystiques que politiques, ne sont nullement son fait. M. Gambetta promet à la démocratie la réalité du pouvoir et la possession substantielle du gouvernement, si elle sait s’organiser dans la liberté et dans l’ordre suivant les règles d’une discipline volontairement acceptée. C’est la promesse de la raison, la promesse de la sagesse : cette promesse d’un prix infini, qui n’est rien moins que l’empire de la terre, l’histoire la tiendra, la remplira ponctuellement si la démocratie remplit elle-même les conditions posées.

Pendant la première année de son mandat, M. Gambetta avait, à la tribune du Corps législatif, vengé superbement les militaires frappés de mesures de rigueur, soit pour avoir assisté à des réunions publiques, soit pour avoir fait opposition à l’empire à l’occasion du plébiscite. Puis il avait pris corps à corps M. Émile Ollivier et l’empire libéral.

Le discours du 5 avril 1870 est déjà une proclamation de la République. M. Gambetta démontrait au Corps législatif pour quelles causes la transformation libérale de l’empire était impossible ; il faisait toucher du doigt le sophisme profond du procédé plébiscitaire, le piège posé devant les pas de ceux qui croient y trouver leur salut.

« En dehors de la réalisation de la liberté par la République, disait-il, tout ne sera que convulsion, anarchie ou dictature. Il ne s’agit pas cependant de changer le mot, et peu m’importerait, quant à moi, que le premier magistrat de la République fût ou ne fût pas décoré du nom de président ou du nom de roi, si c’est toujours le même système… Non, non, je ne veux pas d’une République mensongère, je veux d’une République réelle ! »

Cinq mois après, la République était installée à l’Hôtel de Ville de Paris, sous le titre de Gouvernement de la Défense nationale.

La journée du 4 septembre rendra perpétuellement témoignage à la modération, au sang-froid, à la sûreté de coup d’œil comme à l’esprit de prompte décision de M. Gambetta. Pendant que la Commission de déchéance siégeait dans un des bureaux du Palais-Bourbon, M. Gambetta à la tribune, dans la salle envahie, portait presque seul tout le poids d’une situation écrasante pour un autre que lui.

Les tribunes de la salle étaient remplies d’hommes qui criaient : « La déchéance ! la déchéance ! vive la République ! »

Dans cette mer houleuse, calme et maître de ses mouvements, Gambetta répondait : Écoutez, messieurs, je ne puis entrer en dialogue avec chacun de vous. Laissez-moi expliquer librement ma pensée. (Parlez, parlez !) Eh bien, ma pensée, la voici : c’est qu’il incombe aux hommes qui siègent sur ces bancs de reconnaître que le pouvoir qui a attiré tant de maux sur le pays est déchu (Oui ! oui ! Applaudissements prolongés), et à vous, messieurs, de faire que cette déclaration qui va être rendue n’ait pas l’apparence d’une déclaration dont la violence aurait altéré le caractère. Par conséquent, il y a deux choses à faire : la première, c’est que les représentants reviennent prendre leur place ; la seconde, c’est que la séance ait lieu dans les conditions ordinaires, afin que, grâce à la liberté de discussion, la décision qui va être rendue soit absolument de nature à satisfaire la conscience française. » (Oui ! oui ! Applaudissements.)

Une voix. — La déchéance ! on ne la discute pas. Nous la voulons. (Tumulte.)

M. Gambetta. — Donnons le spectacle de l’union et du calme. C’est au nom de la patrie comme au nom de la liberté politique, — deux choses que je ne séparerai jamais, — et comme représentant de la nation française, qui sait se faire respecter au dedans et au dehors, que je vous adjure d’assister avec calme au retour des députés sur leurs bancs.» (Bravos et applaudissements répétés.)

Mais ces efforts deviennent impuissants contre le flot montant de la colère et de l’inquiétude accru par le nombre toujours plus considérable des envahisseurs et par les lenteurs de la Commission de déchéance. M. Schneider quitte le fauteuil et sort de la salle. C’est alors que M. Gambetta, qui a dû abandonner et reprendre plusieurs fois la tribune, ayant à côté de lui M. de Kératry, prononce la déclaration suivante

« Citoyens… Attendu que la patrie est en danger ; attendu que tout le temps nécessaire a été donné à la représentation nationale pour prononcer la déchéance ; attendu que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier, issu du suffrage universel, nous déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France. »

Quelques moments après, MM. Jules Favre, Picard, Jules Ferry, Jules Simon, Kératry, Gambetta, se rendaient à l’Hôtel de Ville, les uns par la rive gauche, les autres par la rive droite, accompagnés d’une foule immense et entourés de gardes nationaux portant des bouquets de fleurs à leurs fusils.

Le gouvernement nouveau, le soir du 4 septembre, était fondé pour longtemps, mais de quelque côté qu’il tournât les yeux, aussi loin que sa vue pouvait s’étendre, il n’apercevait que l’immensité des abîmes. Posé comme sur un roc abrupt au milieu des flots déchaînés, il élevait dans sa main au-dessus du déluge le drapeau de la France et la lampe vacillante des libertés futures. Si le gouvernement de l’Hôtel de Ville avait cédé alors aux propositions qui lui furent apportées par une députation de la Chambre, s’il avait consenti à retourner au Corps législatif, à reprendre la séance interrompue, s’il avait quitté le seul point fixe et imprenable qu’il occupait au-dessus des éléments en fureur, on ne peut dire à quel noir naufrage il eût couru, et cependant il portait avec lui les gages de notre avenir.

« M. Grévy porta la parole au nom de la députation, dit M. Jules Simon dans ses Souvenirs du 4 septembre. Si nous avions pris le parti qu’on nous proposait…, les masses en auraient immédiatement conclu que nous trahissions la République. Elles se seraient retournées contre nous…. J’ose dire que si les membres de la députation avaient été à l’Hôtel de Ville depuis seulement une heure, ils auraient partagé notre conviction à cet égard. Au moment où ils nous parlaient, la proclamation du gouvernement était déjà imprimée. M. Picard et M. Gambetta étaient au ministère de l’intérieur et au ministère des finances. »

Dans l’état si affreusement critique où se trouvait la France, M. Gambetta paraît avoir eu dès l’abord deux idées capitales : fixer le siège du gouvernement sur un point libre, vers le centre, puis, de là, susciter des armées nouvelles qui reprendraient l’offensive et marcheraient au secours de Paris.

Pour reconstituer une administration publique et réorganiser des armées, M. Gambetta allait puiser largement dans toutes les couches de la nation les éléments les plus convenables et les volontés les mieux disposées. Il choisit ses chefs militaires, sans distinction de grade, dans le militaire et dans le civil et dans tous les partis. Comme délégué du Gouvernement à la direction générale de la guerre, il prit un ingénieur des chemins de fer, M. de Freycinet, qui, du premier coup, montra dans cette fonction des qualités supérieures. M. Gambetta suivait ainsi non seulement les grandes traditions de la Révolution française, mais celles de tous les hommes d’État quelconques, qui sont parvenus à fonder un ordre de choses durable.

Le malheur fut que ces deux ou trois idées générales, admirablement comprises et partagées par la majorité du pays, ne purent recevoir qu’une exécution extrêmement imparfaite, à cause de la difficulté des choses et de l’hésitation des hommes. D’abord la partie la plus vigoureuse du gouvernement de la France se laissa annihiler dans Paris, mit son honneur à n’en pas sortir : effet déplorable d’une sorte de superstition nationale. M. Gambetta lui-même ne parvint à surmonter le préjugé ambiant qu’après un mois perdu dans des combinaisons contraires.

À Tours, il se voit arrêté à chaque moment par les hésitations des généraux d’empire, qui n’avaient pas foi dans les jeunes recrues de la France et dans les plans militaires du tribun patriote. Ce n’eût été qu’un faible obstacle encore si les diverses fractions du Gouvernement n’avaient suivi des voies opposées.

Pendant que M. Gambetta prépare la guerre à outrance, M. Thiers continue ses négociations pour la paix ; pendant que M. Gambetta ajourne les élections, M. Jules Favre songe à consulter le suffrage universel sur la question de savoir s’il faut faire la paix ou continuer la guerre, comme si cette question pouvait souffrir l’épreuve du suffrage d’un grand pays !

Mais, comme nous n’avons pas à discuter ici les problèmes politiques de ce temps, nous ne pouvons non plus suivre jour par jour la conduite de l’homme dont nous avons entrepris de resserrer en quelques traits l’histoire.

C’est à Tours que M. Gambetta, réunissant dans sa main la direction de la guerre avec l’administration des affaires intérieures, s’attira ce nom de « dictateur » qui lui est resté. Nos ennemis nationaux lui en ont fait un titre de gloire ; ç’a été pour ses ennemis personnels et ses adversaires politiques un thème à dangereuses accusations.

« Dictateur» est juste, si l’on veut dire celui qui, à un moment donné, est tout et fait tout par lui-même. M. Gambetta personnifia la France et la République devant le monde. Du dehors on ne voyait que lui ; sur lui convergèrent toute admiration et toute haine. Mais si l’on entend par « dictateur » une volonté impérieuse, effrénée, et qui renverse tout sur son passage, le mot n’a pas convenu un seul jour à M. Gambetta.

Ceux qui recueillent avec quelque impartialité les témoignages des contemporains constateront partout la modération de M. Gambetta, sa parfaite possession de lui-même, sa réserve dans le jugement des hommes et de leur conduite, au milieu des suprêmes périls. Il a eu le sens profond de la légalité et de la justice. On ne citerait pas une occasion où il ait usé de son pouvoir pour frapper un ennemi ou pour satisfaire ses convoitises personnelles. Il n’avait qu’une convoitise, mais violente et fougueuse comme un amour indompté : reconstituer l’intégrité du sol et de la gloire de la patrie, arracher au vainqueur nos provinces violées, remettre la France sur pied devant le monde.

À la nouvelle de l’armistice du 28 janvier, M. Gambetta adressa aux départements la proclamation célèbre : « Français, songeons à nos pères qui nous ont légué une France compacte et indivisible ; ne trahissons pas notre histoire, n’aliénons pas notre domaine traditionnel aux mains des barbares. Qui donc signerait ? Ce n’est pas vous, légitimistes, qui vous battez si vaillamment sous le drapeau de la République, pour défendre le sol du vieux royaume de France, ni vous, fils des bourgeois de 1789… ! » Puis il promulguait le décret non moins fameux du 2 février, déclarant inéligibles à l’Assemblée nationale les hommes qui avaient eu des attaches avec le gouvernement déchu.

Ces deux actes surtout ont fait crier à la dictature. Il est facile de dire que M. Gambetta ne pouvait conserver le pouvoir que par la guerre, il est encore plus certain que M. Thiers ne pouvait arriver au pouvoir que par la paix. On a fait un crime à M. Gambetta d’avoir voulu pousser la guerre à outrance, alors que le pays était épuisé : on ne manquerait pas d’arguments pour lui reprocher d’avoir cédé trop vite à la volonté du gouvernement de Paris, alors que la France était encore libre et sous les armes. On a prétendu qu’il voulait audacieusement se maintenir : on pourrait prétendre qu’il a eu aussi son moment de faiblesse, à cette heure décisive, seul contre tous ses collègues ; et, au nom de la patrie, on l’accuserait de n’avoir pas su, d’un acte de volonté assez énergique, d’un coup réel de dictature, enlever la situation.

La situation pouvait-elle encore être enlevée ? Qui le dira ? qui le niera ? — La France, après la chute de Paris, pouvait-elle encore être rétablie contre les coups redoublés de la fortune et remise en son intégrité par la concentration de toutes ses forces départementales ? L’affirmation nous est certainement défendue : le doute est permis, le doute seul est ici légitime.

Le vainqueur, au 15 janvier, a douté lui-même cruellement du caractère définitif de sa victoire. Il n’a pas manqué de gens, depuis lors, pour dire : C’était impossible ! Qu’en savent-ils ? C’est pécher à la fois contre le patriotisme, contre la France et contre les lois constitutives du raisonnement. Cette assertion outrageante n’a pas de base positive. Les histoires anciennes et modernes montrent des exemples de peuples qui, dans une situation non moins désespérée, ont repris le dessus et écrasé leur ennemi pour des siècles. Ces exemples n’autorisent pas à dire que nous eussions vaincu en continuant la guerre quand même avec Gambetta, mais ils suffiront pour tenir toujours en suspens l’opinion du monde.

Or c’est de la solution de cette question fondamentale que dépend le jugement à porter sur la conduite tenue par M. Gambetta du 2 au 5 février 1871, et comme il sera éternellement douteux si la France ne pouvait pas se tirer de l’abîme, il sera toujours incertain si M. Gambetta eut tort ou raison de céder.

Légalement il pouvait faire ce qu’il voulait. Le gouvernement qui venait de capituler dans Paris ne représentait plus le droit national. Le gouvernement libre et responsable était tout entier en Gambetta. Celui qu’on appelait « le dictateur » quitta volontairement le pouvoir, alors que personne n’eût été en état de le lui ôter. Depuis lors, pendant plus de dix années, il a exercé la maîtrise morale du parti républicain sans devenir une seule fois le ministre de la République. Thiers, M. le maréchal de Mac-Mahon, M. Jules Grévy se sont succédé : M. Gambetta n’a pas un seul jour tenu personnellement le pouvoir. Le ministère du 14 novembre n’a été dans cette longue période qu’un éclair presque insaisissable. C’est pourquoi, sans doute, comme on a accusé M. Gambetta de dictature, pour varier les expressions, on lui a reproché son gouvernement personnel.

Pendant ces onze années il n’a cessé d’accroître par un travail infatigable l’influence des idées républicaines ; il a agrandi, avec une incroyable dépense de forces personnelles, — c’est ceci, par exemple, qui lui est personnel et n’appartient qu’à lui seul, — il a agrandi les limites du champ d’action où tous les Français peuvent se rencontrer pour travailler ensemble, sous la République, au relèvement complet de la patrie.

N’est-ce pas lui qui, dans les sombres années de l’Assemblée nationale, contribua le plus efficacement à mater les conspirateurs monarchiques, à maintenir serré et indissoluble le faisceau des républicains ?

N’est-ce pas lui qui a travaillé avec le plus d’art et de prestiges savants et variés à faire prendre la constitution républicaine par ceux qui n’en voulaient pas du tout, qui l’avaient en horreur, à la faire accepter, — second problème plus délicat encore, — de ceux qui en voulaient une construite sur un patron différent ?

Au 24 mai, au 16 mai, s’arrachant aux trames déliées du parlementarisme, il apparaît comme l’image de la Révolution échevelée et triomphante. C’est lui qui, de sa voix enflammée, évoquait les profondes couches sociales, les appelait à l’existence politique et à la souveraineté, en même temps qu’il foudroyait la dictature naissante de son fameux : Se soumettre ou se démettre.

Son tour de France, à travers les périls de tout genre, les menaces d’arrestation, d’assassinat est inoubliable. Malade, traqué, toujours vainqueur et irrésistible, ni Mirabeau, ni personne des antiques ou des modernes, n’a cette page dans sa vie. « Où allons-nous travailler demain ? » disait-il. Et de ville en ville, il allait, commis-voyageur de la République, suivant sa joyeuse expression.

Ce commis-voyageur héroïque, dans cette tournée immortelle, a quelque chose des anciens civilisateurs de peuples et fondateurs d’empires. Il soulève la terre sous ses pas, il a le don sacré d’éloquence, qui persuade les villes et les campagnes. Son œuvre est une œuvre de haute civilisation. Il a fondé une forme de politique, nouvelle en France, la plus puissante et la plus souple que nous ayons connue, et il ne l’a pas emportée avec lui dans son tombeau.

Poursuivant toujours la réalisation de son idée, — de notre idée à tous, de l’idée nationale, — l’accord des Français sur le terrain de la République pratique, il disait à Aix le 18 janvier 1876 : « Non, dans notre République, il n’y a pas d’exclusivisme, tous peuvent y entrer, nos bras leur sont ouverts. » À Lille, cette tête du Nord, rempart nécessaire, auquel il faut songer, parce que les destinées de la patrie s’y décideront un jour : « Ce que nous voulons, disait-il, c’est la politique intérieure et extérieure du suffrage universel, c’est-à-dire du travail, des affaires, de la concorde entre tous les citoyens, et de la stabilité de l’Etat reposant sur le consentement de la majorité. »

À Bordeaux : « Quand on veut être une démocratie digne du gouvernement… il faut éviter deux écueils également funestes : l’engouement d’une part, d’autre part, la passion jalouse… Entre le soupçon et l’enthousiasme il y a une règle de conduite désirable pour la démocratie, et que je nomme d’un mot qui est le mot même de la politique : la prudence ».

Dernièrement enfin (11 mai 1882), au banquet offert à Grisel, M. Gambetta résumait sa pensée plus vigoureusement encore : « Messieurs, cette réunion d’aujourd’hui, je veux la célébrer à mon tour ; car si, dans la politique contemporaine, où je suis entré depuis vingt-cinq ans, une passion m’a animé, celle-là durable et invincible — ç’a été de poursuivre par les moyens légaux, par une politique méthodique et systématique, l’alliance indissoluble de ceux qui travaillent et de ceux qui possèdent, et que j’ai caractérisée par ces mots : l’alliance du prolétariat avec la bourgeoisie. »

Il disait : vingt-cinq ans ! Hélas ! ses courtes années étaient si pleines, si touffues d’événements et de travaux qu’il s’y perdait et n’en savait pas le nombre. Jamais il n’avait fait le calcul de sa vie ni de ses forces. En une seule de ses campagnes politiques, il dépensait plus de ressources nerveuses qu’il n’en aurait fallu pour alimenter mille vies inutiles. Sa carrière politique, immense et vertigineuse, embrassait quinze ans à peine. Pendant ces quinze années extraordinaires, nous l’avons dit, voilà tout Gambetta, étonnamment le même, nourrissant et cultivant sans relâche une pensée unique, qui se définit : organiser le gouvernement de la démocratie républicaine par l’union de tous les Français.

Le sépulcre de Gambetta ne peut appartenir qu’à la ville capitale : il y sera un jour ramené. Et c’est ainsi que Gambetta sera vu, même après sa mort, allant et venant encore à travers le pays, poussé par l’aiguillon de son destin, et criant incessamment à tous les points de l’horizon le mot d’ordre du patriotisme.