Léon Tolstoï, vie et œuvre/Introduction

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 5-16).


INTRODUCTION


Avec crainte et vénération, avec la conscience de ma faiblesse, je me suis mis à cette œuvre, sacrée pour moi, de réunir les matériaux biographiques de la vie de mon maître, du grand vieillard Léon Nikolaievitch Tolstoï.

Il y a quelques années, quand je vivais la plupart du temps dans le voisinage immédiat de Léon Nikolaievitch et passais chez lui des heures et des journées entières, j’étais si loin de cette pensée que je ne pris jamais aucune note et ne tins aucun journal de ce que j’entendais soit de Léon Nikolaievitch lui-même, soit des personnes de son entourage.

Maintenant, à l’étranger où je vis en exil à cause de mes opinions religieuses, loin de Tolstoï, j’ai entrepris cette œuvre importante.

Sachant bien qu’on ne peut écrire la biographie d’une personne vivante sans son consentement et celui de sa famille, j’écrivis à la comtesse Tolstoï, lui demandant de me faire savoir si elle ne serait pas opposée à ce que j’écrivisse la biographie de Léon Nikolaievitch ; et je reçus une bonne réponse qui m’encouragea. J’en extrais les passages se rapportant à cette autorisation.

«… Sans doute il serait bon que ce fût vous qui prissiez le soin d’écrire la biographie. Léon Nikolaievitch pourrait vous répondre lui-même sur plusieurs questions que vous pourriez lui poser. Seulement il faut se hâter. Cette vie chère à nous tous a failli s’éteindre, mais maintenant, Dieu merci, Léon Nikolaievitch se sent bien et s’est remis au travail. »

Cette lettre date du 19 juillet 1901. Elle fut écrite peu après la dure maladie qui avait accablé Léon Nikolaievitch.

Ne voulant pas déranger Tolstoï lui-même, et convaincu d’avance qu’il ne mettrait aucun obstacle à mon entreprise, dès que j’eus reçu la lettre précitée je me mis au travail.

Quand je commençai à prendre connaissance des matériaux biographiques, à réfléchir à l’importance et au plan de mon travail futur, plusieurs fois je me sentis effrayé de son énormité, mais, d’autre part, j’étais de plus en plus entraîné par l’intérêt qu’il m’offrait, et je m’y suis habitué si bien que je le regarde maintenant comme une œuvre de ma vie, indépendamment de toute autre considération.

Le travail préparatoire consistait à réunir les matériaux biographiques. Ces matériaux ou sources pour la biographie de Tolstoï je les répartis en quatre catégories, selon leur importance et leur valeur :

Première catégorie. — J’y introduis : les notes personnelles autobiographiques de Léon Nikolaievitch lui-même, ses lettres à diverses personnes, les extraits de son journal. Les matériaux autobiographiques présentent une importance particulière quand leur auteur vit encore, puisque chaque contradiction qu’on rencontre entre eux et les témoignages des autres sources peut être expliquée par l’auteur lui-même, et le fait rétabli dans toute sa vérité.

Deuxième catégorie. — J’y classe les divers souvenirs et récits biographiques des personnes qui ont connu de très près Léon Nikolaievitch : ses parents, ses amis, etc., des personnes qui furent en rapports directs avec lui et dont les récits méritent toute confiance. Dans cette catégorie je classe aussi diverses données officielles et les matériaux des archives, par exemple les notes de service, l’extrait de naissance, divers documents des bureaux de l’enseignement, des copies des dossiers judiciaires et administratifs, etc.

Troisième catégorie. — J’y classe les articles et écrits de Tolstoï, et les faits pris à d’autres sources, ainsi que ses propres œuvres, bien qu’il faille y apporter une grande réserve au point de vue biographique, puisque des faits réels y sont unis aux productions de la fantaisie artistique.

Quatrième catégorie. — J’y place divers petits articles et volumes entiers, composés très mal ou sans système, ou dont les auteurs ne méritent pas pleine confiance, mais qui, cependant, peuvent avoir une certaine valeur relative, en comblant parfois les lacunes des autres sources.

La littérature étrangère est très pauvre en données biographiques sur L.-N. Tolstoï, surtout en ce qui concerne la première période de sa vie.

Quand j’eus fait sur les matériaux que j’avais reçus les préliminaires de mon travail, pour le continuer je sentis le besoin d’entrer en rapports directs avec Léon Nikolaievitch lui-même, car lui seul pouvait m’expliquer beaucoup de points obscurs qui se présentaient à moi. Longtemps j’hésitai à l’inquiéter. Mais enfin je me décidai à lui écrire en lui disant que je l’importunais par des questions, sachant qu’il ne refusait pas aux artistes sculpteurs ou peintres, même aux photographes amateurs, de poser pour eux, bien que cela ne doive pas lui être très agréable, et je le priais de poser aussi pour le portrait écrit de sa personne que j’avais commencé à composer. Cette fois encore je reçus son consentement formulé ainsi dans sa lettre du 2 décembre 1901 : «… Je suis très heureux de poser pour vous et je répondrai catégoriquement à toutes vos questions. »

Une autre aide importante m’est venue de mon ami V.-G. Tchertkov, qui a consenti d’ouvrir pour mon travail ses très riches archives contenant la correspondance particulière de L.-N. Tolstoï et des extraits de son journal.

Des conditions désavantageuses pour mon travail provenaient de ce qu’étant éloigné de la Russie par une inepte ordonnance administrative[1], je me trouvais privé de la possibilité de communiquer directement avec celui dont je décrivais la vie, et de me documenter dans les bibliothèques publiques russes et dans les archives. Cette circonstance m’a beaucoup gêné pour mes recherches dans les vieilles revues, et si j’ai pu sortir en partie de cette difficulté, c’est grâce à l’amabilité de quelques bibliophiles russes à l’étranger et grâce à la richesse de la section russe du Museum britannique. Pour vaincre cet obstacle, j’ai fait tout ce que j’ai pu, suivant ma conscience et ma raison. J’ai même adressé une requête au Ministre de l’Intérieur, où je sollicitais l’autorisation de rentrer en Russie, ne fût-ce que pour deux mois, et j’ai reçu un refus formel.

Pour montrer au lecteur combien il était difficile à Léon Nikolaievitch de se mettre à écrire ses souvenirs, et pour lui indiquer comment il doit les envisager, je citerai quelques extraits de ma correspondance avec lui à ce sujet.

J’avais écrit plusieurs fois à Tolstoï et à quelques personnes de son intimité, en demandant de noter au moins les récits de Léon Nikolaievitch sur son enfance, ce qu’on pouvait faire dans les simples causeries du soir. Enfin je reçus de lui-même la réponse suivante :

«… Tout d’abord j’avais pensé que, malgré tout mon désir de le faire, je ne pourrais pas vous aider dans la composition de ma biographie. Je craignais le manque de franchise propre à toute autobiographie. Mais maintenant il me semble avoir trouvé la forme sous laquelle je puis accéder à votre désir, en vous désignant le caractère principal des périodes de ma vie : de l’enfance, de la jeunesse, de l’âge mûr. Dès que je me serai arrangé pour être en état d’écrire, j’y consacrerai absolument quelques heures et tâcherai de le faire. »

Dans une lettre postérieure il m’écrit :

«… Je crains de vous avoir donné en vain l’espoir que j’écrirai pour vous mes souvenirs. J’ai déjà essayé d’y réfléchir et je me suis aperçu de la difficulté terrible qu’il y a pour éviter Charybde — la glorification de soi-même (en se taisant de tout ce qu’on y sent de mauvais) et Scylla — la franchise cynique sur toute la lâcheté de sa vie. Décrire avec sincérité, avec plus de sincérité même que Rousseau, toutes mes bassesses, mes sottises, mes débauches, ce serait un livre ou un article très séduisant. Des gens diraient : Voici un homme que plusieurs placent si haut, et voilà quel lâche il était ; alors, à nous, simples mortels, c’est Dieu lui-même qui ordonne d’être lâches. Sérieusement, quand j’ai commencé à me rappeler toute ma vie, quand j’en ai vu toute la sottise (précisément la sottise) et la lâcheté, j’ai pensé : Comment sont donc les autres, si moi, tant vanté par plusieurs, suis aussi misérable, aussi stupide ? Et cependant on pourrait encore l’expliquer par une habileté très grande de ma part. Je ne dis pas du tout cela pour la beauté du style, mais tout à fait franchement, j’ai vécu tout cela ! »

Voyant les hésitations de Tolstoï et sentant toute l’importance de cette œuvre, je continuai d’insister et pour lui donner, si je puis m’exprimer ainsi, le canevas sur lequel il pourrait broder, je lui envoyai le plan que je m’étais tracé de sa biographie.

Dans ce plan j’ai adopté la division conventionnelle de la vie humaine en périodes de sept années. Cette division j’en avais eu connaissance par Léon Nikolaievitch lui-même qui, un jour, dans une conversation à laquelle j’assistais, exprima l’idée qu’à l’instar de certains physiologistes qui partagent la vie physiologique de l’homme en périodes de sept années, on peut diviser la vie spirituelle de l’homme en pareilles périodes, de sorte qu’à chaque période de la vie physiologique correspondent des conceptions spirituelles particulières.

En dressant de telle façon la liste des faits de la vie de Léon Nikolaievitch, nous obtenons le schéma suivant :


Années Âge de L.-N. Tolstoï Périodes
1o 1828-1835 1-7 L’enfance
2o 1835-1842 7-14 L’adolescence
3o 1842-1849 14-21
La jeunessse. — Études. — Université. — Commencement des occupations agricoles dans son domaine.
4o 1849-1856 21-28
Débuts littéraires. — Service militaire. — Caucase, Danube, Sébastopol. — Pétersbourg.

5o 1856-1863 28-35
Retraite. — Voyages. — Mort de son frère. — Activité pédagogique. — Arbitrage territorial. — Mariage.
6o 1863-1870 35-42
Vie de famille. — Guerre et Paix. — Exploitation de ses biens.
7o 1870-1877 42-49
Famine à Samara. — Anna Karénine. — Apogée de la gloire littéraire. — Bonheur de famille et fortune.
8o 1877-1884 49-56
La Crise. — Confessions. — L’évangile. — Ma religion.
9o 1884-1891 56-63
Moscou. — Que devons-nous faire ? — Activité littéraire populaire. — La maison d’éditions Posrednick. — Propagation des idées de Tolstoï dans la société et dans le peuple. — Ses critiques.
10o 1891-1898 63-70
La famine. — Le Royaume de Dieu est en vous. — Les Doukhobors. — La persécution des partisans de ses idées.
11o 1898-1905 70-77
Résurrection. — Excommunication. — Maladie. — Dernière période. — Appels aux soldats, au peuple, au clergé, aux hommes politiques. — La guerre. — La Révolution.


En parcourant rapidement ce schéma, le lecteur est frappé de la particularité intellectuelle que présente chaque période.

Ce schéma ou canevas ne fut pas dressé en vain. Bientôt, je reçus de Léon Nikolaievitch une lettre où il écrivait entre autres : «… Au sujet de ma biographie, je dois vous dire que je désirerais beaucoup vous aider et écrire au moins le principal. J’ai résolu d’écrire parce que j’ai compris qu’il serait intéressant et peut-être utile de montrer aux hommes toute la vilenie de ma vie jusqu’à mon éveil, et, sans fausse modestie, toute la bonté (au moins dans les intentions qui, par faiblesse, ne sont pas toujours réalisées) après mon éveil. C’est dans ce sens que je voudrais vous écrire. Votre division en périodes de sept années m’est très utile, et aide en effet à se rappeler. Je tâcherai de m’occuper de cela aussitôt que j’aurai achevé un travail commencé. »

Enfin, un peu plus tard, je reçus les précieux feuillets avec les souvenirs jetés au brouillon par Léon Nikolaievitch lui-même. Je me hâtai d’en profiter et de remplacer par ses couleurs brillantes les pages incolores de la biographie que j’avais déjà écrites et, à la première occasion, j’envoyai à Tolstoï le commencement de mon travail avec la demande de m’écrire ce qu’il en pensait.

À cela je reçus une lettre dans laquelle Léon Nikolaievitch m’écrivait : « Mon impression générale est que vous tirez très bon parti de mes notes, mais j’évite d’entrer dans les détails, car je pourrais ainsi me laisser entraîner dans un travail de correction que je ne veux pas faire ; de sorte que je vous livre à vous-même. Je vous demanderai seulement d’ajouter dans votre biographie, à tous les passages de mes notes : Notes mises à ma disposition, en brouillon et non corrigées.

J’ai raconté tout ceci pour dégager Léon Nikolaievitch de toute responsabilité littéraire, et, conformément à sa demande, je mentionne à chaque citation cette phrase soulignée dans la préface. Voilà dans quelles circonstances encourageantes j’ai poursuivi mon travail.

Les deux premiers volumes contiennent la description généalogique de Léon Nikolaievitch et les premières périodes de sa vie : enfance, adolescence, jeunesse, vie célibataire, et se terminent par son mariage. S’arrêter à ce point est très favorable puisque Léon Nikolaievitch lui-même regarde ce moment comme le commencement d’une nouvelle vie pour lui.

Dans les volumes suivants, j’espère étudier la période de la plus grande gloire littéraire de Léon Nikolaievitch, de son bonheur de famille et de sa fortune ; la crise qu’il traversa ensuite et son éveil à une nouvelle vie spirituelle, c’est-à-dire la période de 1863 à 1884, ou la vie de Tolstoï de trente-cinq à cinquante-six ans. Enfin, étudier cette période de la vie où se trouve encore Tolstoï, et qui je l’espère, pour notre joie, ne se terminera pas encore bientôt.

Selon la juste remarque d’un biographe, la vie de Léon Nikolaievitch est semblable à une pyramide renversée, dont la base est en haut et qui continue de croître et de s’élargir. Ses matériaux biographiques se groupent dans les mêmes proportions. La quantité, très restreinte à la naissance, augmente, en arrivant à nos jours, jusqu’à être impossible à saisir.

Je n’essayerai pas dans cette préface explicative de faire la caractéristique de L.-N. Tolstoï ; l’opinion universelle l’a caractérisé depuis longtemps déjà par le mot génie.

Je citerai seulement quelques faits desquels je laisse au lecteur le soin de tirer sa conclusion. D’après les calculs des bibliographes, les œuvres de Tolstoï sont traduites et éditées déjà en 45 langues et idiomes. Pendant les dix années de ma gérance, la maison d’éditions Posrédnik vendait chaque année, en moyenne, trois millions de brochures, presque toutes étaient des récits de Tolstoï, cela pendant les premières années de l’existence de la maison, et ensuite avec des articles et des récits de divers auteurs qui exprimaient aussi l’un ou l’autre côté des opinions de Léon Nikolaievitch et qui, pour la plupart, étaient choisis d’après ses indications.

La maison Posrédnik existe depuis déjà une vingtaine d’années ; en admettant qu’en certaines années ses éditions aient été moins répandues, nous pouvons dire cependant qu’elle a vendu, en chiffres ronds, cinquante millions de livres et de brochures exprimant plus ou moins les idées de Tolstoï. Et le courant bienfaisant de ses idées s’est élargi de plus en plus au fur et à mesure qu’il se répandait à travers la terre russe, détruisant tous les obstacles de l’église et du gouvernement.

15 octobre 1904.

P.-S. — J’avais déjà terminé le premier volume, quand, grâce à l’adoucissement temporaire du régime russe, je reçus l’autorisation de rentrer en Russie, autorisation dont j’ai profité. Là, j’ai complété considérablement les matériaux biographiques des premiers volumes par des conversations personnelles avec Léon Nikolaievitch ainsi que par la lecture de son journal et de sa correspondance. J’exprime ici ma profonde reconnaissance à la comtesse Sophie Andréievna Tolstoï, qui m’a ouvert la précieuse collection des matériaux biographiques réunis par elle et donnés en conservation au musée historique de Moscou, dans la salle Léon Tolstoï.

Il est très probable que mon travail, commencé dans les conditions plus favorables de maintenant, aurait pris une autre forme, beaucoup plus parfaite ; mais il ne m’est pas loisible de le recommencer, c’est pourquoi je le laisse tel qu’il est, n’y apportant que les modifications imposées par les nouveaux matériaux que j’ai réunis durant mon voyage en Russie. Je laisse aussi ma préface telle qu’elle était, puisqu’elle présente fidèlement les circonstances qui accompagnèrent mon travail.

P. BIRUKOV.
11 mars 1905.

  1. Voir le supplément, à la fin de l’introduction.