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Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 1/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 27-37).


CHAPITRE PREMIER


LES ANCÊTRES PATERNELS DE L.-N. TOLSTOÏ



Les comtes Tolstoï descendent d’une vieille famille noble, issue, selon les récits des chroniqueurs, d’un honnête chevalier Indris, venu de pays allemand à Tchernigov, en 1353, avec ses deux fils et une bande de trois mille soudards. Il se fit baptiser, reçut le nom de Léontï, et devint le chef de plusieurs familles de la noblesse. Son arrière-petit-fils André Kharitonovitch, qui passa de Tchernigov à Moscou, reçut du grand-duc Basile l’Aveugle le surnom de Tolstoï (le Gros). Ce fut l’ancêtre de Tolstoï. (Dans la branche des comtes Tolstoï, le comte Léon Nikolaievitch Tolstoï appartient à la vingtième génération à partir de l’ancêtre Indris).

Un de ses descendants, Pierre Andréievitch Tolstoï, en 1683, était chambellan à la cour et fut l’un des principaux instigateurs de la révolte des Strélitz. La chute de la princesse Sophie força P.-A. Tolstoï à changer complètement de front et à passer du côté du tsar Pierre. Mais pendant longtemps celui-ci se montra très méfiant à l’endroit de Tolstoï. On raconte que souvent, pendant un festin, le tsar aimait à arracher la grande perruque de P.-A. Tolstoï, et à le frapper sur la nuque en lui disant : « Tête, tête, si tu n’étais si intelligente, depuis longtemps tu serais séparée de ton corps. »

La méfiance du tsar ne disparut pas même avec les prodiges militaires de P.-A. Tolstoï, lors de la deuxième campagne d’Azov (1696).

En 1697, le tsar envoya « des volontaires » à l’étranger, et Tolstoï demanda à partir pour étudier la marine. Deux années passées en Italie imprégnèrent Tolstoï de la civilisation européenne. À la fin de l’année 1701, il était nommé ambassadeur à Constantinople, poste très important et très délicat. Lors des complications de 1710-1713, Tolstoï fut deux fois emprisonné au château des Sept-Tours, c’est pourquoi ce château figure dans le blason des Tolstoï.

En 1717, Pierre Andréievitch Tolstoï rendit au tsar un service important qui consolida pour toujours sa situation. Envoyé à Naples où, près de cette ville, au château St-Elme se cachait le tsarévitch Alexis avec sa maîtresse Euphrosine, Tolstoï, aidé de cette dernière, réussit habilement à tromper le tsarévitch par la peur et les fausses promesses, et


L’aïeul de Tolstoï, le premier comte Tolstoï

le fit revenir en Russie. Pour sa participation active dans l’internement, le jugement et l’exécution du tsarévitch, accomplis par ordre du tsar, avec le concours de Roumiantzev, d’Ouchakov, de Boutourline[1], Tolstoï fut récompensé par des terres et mis à la tête de la chancellerie secrète qui, à cette époque, avait beaucoup de besogne, à cause du bruit et des émeutes provoqués dans le peuple par le sort du tsarévitch Alexis. À dater de ce moment Tolstoï devint « persona grata » du tsar.

L’affaire du tsarévitch Alexis le rapprocha aussi de l’impératrice Catherine, et le jour de son couronnement, le 7 mai 1724, il reçut d’elle le titre de Comte.

À la mort de Pierre le Grand, Pierre Andréievitch Tolstoï avec Menchikov contribua énergiquement à l’avènement de Catherine ; aussi jouit-il auprès d’elle d’une grande faveur. Mais avec l’avènement de Pierre ii, fils du tsarévitch Alexis, tué, sa disgrâce était inévitable. Malgré son grand âge, 82 ans, P.-A. Tolstoï fut déporté à la mer Blanche, au couvent Soloviétzki, où il vécut peu de temps et mourut en 1729.

Le journal du voyage de Tolstoï à l’étranger en 1697-1699 a été conservé. C’est un spécimen caractéristique des impressions des Russes, au temps de Pierre le Grand, quand ils venaient en Europe occidentale. En outre, P.-A. Tolstoï composa, en 1705, une description détaillée de la mer Noire. On connaît aussi ses deux traductions : les Métamorphoses d’Ovide et l’Administration de l’État turc.

Pierre Andréievitch Tolstoï avait un fils, Ivan Pétrovitch, président du tribunal ; disgracié en même temps que son père, il fut également envoyé au couvent et y mourut peu après son père.

C’est seulement le 26 mai 1760 que l’impératrice Élisabeth Pétrovna rendit aux descendants de Pierre Andréievitch le titre de comte, dans la personne de son petit-fils, André Ivanovitch, arrière-grand-père de Léon Nikolaievitch Tolstoï.

« Sur André Ivanovitch, qui épousa très jeune la princesse Stchetinine, j’ai entendu de ma tante le récit suivant : Sa femme, par un hasard quelconque, devait aller au bal sans son mari. À peine la jeune comtesse, qui avait dix-sept ans, avait-elle quitté la maison, probablement dans une voiture dont on avait ôté la banquette afin que la capote n’abîmât pas sa haute coiffure, qu’elle se rappela n’avoir pas dit adieu à son mari et revint à la maison. Elle y trouva son mari en larmes. Il pleurait parce que sa femme était sortie sans lui dire au revoir[2]. »

Sur son grand-père et sa grand-mère paternels, Léon Nikolaievitch raconte dans ses souvenirs :

« Ma grand-mère, Pélagie Nikolaievna, était la fille du prince aveugle Nicolas Ivanovitch Gortchakov, qui avait amassé une grande fortune. Autant que je puis m’en rendre compte, c’était une femme peu instruite et peu intelligente. À la mode d’alors, elle savait beaucoup mieux le français que le russe (son instruction s’arrêtait là). Elle fut toujours très gâtée, d’abord par son père, puis par son mari, et ensuite, comme je l’ai vu personnellement, par son fils. De plus, en qualité d’aînée de la famille, elle jouissait du grand respect de tous les Gortchakov : de l’ancien ministre de la guerre, Nicolas Ivanovitch, ainsi que d’André Ivanovitch et des fils du fameux libre-penseur Dmitri Pétrovitch : Pierre, Serge et Michel, celui de Sébastopol. Mon grand-père, Ilia Andréievitch, me paraît aussi avoir été un homme borné, mais très doux, très gai et non seulement généreux, mais prodigue, et principalement très confiant.

« Dans sa propriété — Polianï, pas Iasnaia Poliana, mais Polianï, du district de Believ, c’était sans cesse des spectacles, des bals, des dîners, ce qui, joint au penchant de mon père pour le gros jeu à l’hombre et au whist, qu’il jouait mal, à son habitude de prêter à tout venant, sans jamais se faire rembourser et, principalement, aux entreprises qu’il faisait, fut cause que la grande propriété de sa femme fut bientôt criblée de dettes, qu’il n’y avait plus de quoi vivre et mon grand-père dut solliciter, et obtint, grâce à ses relations, le poste de gouverneur de Kazan.

« Mon grand-père, m’a-t-on raconté, ne prenait point de pots de vin, sauf du fermier de l’alcool, ce qui était alors la coutume admise partout, et il se fâchait quand on lui en proposait. Mais on m’a raconté aussi que ma grand-mère, à l’insu de son mari, acceptait volontiers des « cadeaux ».

« À Kazan, ma grand-mère maria sa fille cadette, Pélagie, à Uchkov ; l’aînée, Alexandra, quand ils habitaient encore Pétersbourg, avait épousé le comte Osten-Saken.

« Après la mort de son mari, à Kazan, et le mariage de mon père, ma grand-mère s’installa avec mon père à Iasnaïa Poliana ; c’est là que je l’ai connue, déjà une toute vieille femme que je me rappelle très bien.

« Grand-mère aimait passionnément mon père et nous, ses petits-enfants. Elle s’amusait avec nous. Elle aimait ma tante, mais il me semble qu’elle n’aimait pas beaucoup ma mère, ne la jugeant pas digne de mon père et se montrant jalouse de son affection pour elle. Avec les domestiques elle ne pouvait pas être exigeante, parce que tous la regardaient comme la personne principale dans la maison et s’efforçaient de lui plaire, mais avec sa femme de chambre Gacha elle se livrait à ses caprices et la tourmentait en lui disant : « Vous, ma chère, » et exigeant d’elle ce qu’elle ne lui avait point commandé. Et, chose étrange, Gacha — Agafie Mikhailovna[3] que j’ai bien connue, avait pris les façons capricieuses de grand-mère avec sa fille, avec son chat, et, en général, envers toutes les personnes avec qui elle pouvait être exigeante.

« Mes souvenirs les plus lointains sur ma grand-mère, avant notre voyage à Moscou et notre installation dans cette ville, se réduisent à trois fortes impressions liées à elle. La première, c’est que grand-mère se lavait avec un savon particulier et faisait entre ses mains d’admirables bulles, qu’elle seule, me semblait-il, pouvait faire. On nous amenait chez elle exprès, probablement notre admiration devant ces bulles de savon l’amusait, quand elle se lavait. Je me rappelle sa camisole blanche, son jupon, ses mains blanches de vieille et les grosses bulles qui se formaient entre ses doigts, et son visage blanc, content, souriant.

« La deuxième impression, c’est celle des valets de pied de mon père le ramenant, sans cheval, sous le bras, dans le cabriolet jaune à ressorts dans lequel nous allions nous promener avec notre précepteur Féodor Ivanitch, dans le petit bois, pour cueillir des noisettes qui, cette année-là, étaient particulièrement abondantes. Je me rappelle le bosquet de noisetiers au milieu duquel Pétroucha et Mitioucha (les valets), en écartant et brisant les branches, introduisaient le cabriolet jaune ; comment ils inclinaient vers notre grand-mère les branches portant des bouquets de noisettes mûres, et comment grand-mère les cueillait elle-même, les mettait dans un sac, et nous, nous tirions les branches de l’autre côté, et Féodor Ivanitch nous étonnait par sa force en inclinant les branches les plus grosses. Et nous ramassions de tous côtés, et, malgré cela, il restait toujours des noisettes que nous n’avions pas vues et que nous apercevions quand Féodor Ivanitch abandonnait les branches qui se relevaient lentement. Je me rappelle comment il faisait chaud dans le bosquet et quelle agréable fraîcheur il y avait à l’ombre ; je me rappelle l’odeur forte du feuillage des noisetiers, les craquements fréquents des noisettes cassées par les femmes de chambre qui étaient avec nous, et je me rappelle que nous mâchions sans cesse les noisettes fraîches, blanches.

« On en mettait dans les poches, dans les jupes, dans le cabriolet, et grand’mère les prenait et nous félicitait. Qu’arriva-t-il une fois de retour à la maison, je ne m’en souviens pas. Je me rappelle seulement ma grand’mère, le bosquet de noisetiers, l’odeur forte du feuillage, les noisettes, les valets, le cabriolet jaune, le soleil, tout cela s’unissant en une impression joyeuse. De même qu’il me semblait que grand’mère seule pouvait faire des bulles de savon, de même je ne me représentais pas le bosquet, les noisettes et le soleil sans grand’mère dans le cabriolet jaune tiré par Pétrouchka et Matuchka.

« Mais l’impression la plus forte liée à ma grand’mère, c’est la nuit passée dans sa chambre à coucher, et Léon Stépanitch.

« Léon Stépanitch était un conteur aveugle (il était déjà vieux quand je l’ai connu) ; c’était un des restes de l’antique seigneurie de mon grand-père. Il avait été acheté uniquement pour dire des contes que, grâce à la mémoire extraordinaire propre aux aveugles, il pouvait raconter mot à mot après les avoir entendu lire deux fois.

« Il vivait quelque part dans la maison et, de la journée, on ne le voyait pas ; mais, le soir, il montait dans la chambre à coucher de grand’mère (cette chambre était très basse et pour y entrer il fallait monter deux marches) et s’asseyait sur le rebord de la fenêtre, très basse ; là on lui apportait à souper de la table des maîtres. Il attendait la grand’mère qui pouvait, sans se gêner, faire sa toilette de nuit devant l’aveugle. Quand c’était mon jour de passer la nuit chez grand’mère, Léon Stépanitch, avec ses yeux blancs, dans sa longue houppelande, était déjà assis sur le rebord de la fenêtre et mangeait. Je ne me rappelle pas si grand’mère se déshabillait dans la même chambre ou dans une autre, ni comment on me mettait au lit, je me rappelle seulement que la chandelle était éteinte et qu’il ne restait plus qu’une veilleuse devant les icônes dorées. Grand’mère, cette remarquable grand’mère qui faisait de si extraordinaires bulles de savon, toute blanche sur du blanc, couverte de blanc, en bonnet blanc, était couchée haut sur les oreillers, et, de devant la fenêtre, s’entendait la voix régulière, calme de Léon Stépanitch. — « Vous ordonnez de continuer ? » — « Oui, continue. »

« Léon Stépanitch poursuivait de sa voix douce, sénile : « Petite sœur préférée, dit-elle, racontez-nous un de ces contes si étranges que vous savez si bien raconter. » — « Volontiers, répondit Schéhérazade, je vous raconterai aussi l’histoire remarquable du prince Kamaralzaman, si notre souverain y consent. » Après avoir reçu le consentement du Sultan, Schéhérazade commence ainsi : « Un roi puissant avait un fils unique… » Et évidemment, Léon Stépanitch répétait mot à mot l’histoire de Kamaralzaman. Je n’écoutais et ne comprenais pas ce qu’il disait, tant j’étais absorbé par l’air mystérieux de grand-mère toute blanche, par son ombre qui dansait sur le mur, par l’aspect du vieillard aux yeux blancs, que je ne voyais pas, mais sentais assis immobile sur la fenêtre et prononçant d’une voix lente des mots quelconques, étranges, qui me paraissaient solennels et se détachaient un à un, dans l’obscurité de la chambre éclairée seulement de la lueur vacillante de la veilleuse. Je m’endormais probablement aussitôt, car je ne me rappelle plus rien d’autre, et seulement le matin je m’étonnais de nouveau en admirant les belles bulles de savon que faisait grand-mère en se lavant les mains[4]. »

Le tableau généalogique ci-dessous donnera au lecteur une idée nette de la parenté de L.-N. Tolstoï.


Le grand-père paternel de Tolstoï
Comte Ilia Andréiévitch Tolstoï

Généalogie des comtes Tolstoï depuis Indris.

No15 Pierre Andréievitch, le premier comte Tolstoï † 1726.
bb
— 16 Ivan Pétrovitch † 1728.
— 17 André Ivanovitch † 1803.
— 18 Ilia Andréievitch (gouverneur de Kazan) † 1820.
bb
— 19 Alexandra
Comtesse
Osten-Saken
Nicolas
† 1837
Pélagie
épouse de V.-J.
Uchkov
Ilie
mort sans
enfants
bb
— 20
Nés en
Nicolas
1823
Serge
1826
Dmitri
1827
Léon
1828
Marie[5]
1823


La famille Tolstoï a donné beaucoup de représentants en diverses branches de l’activité sociale. Nous pensons qu’il sera intéressant pour le lecteur de savoir à quel degré de parenté se trouvent quelques-uns de ceux-ci avec Léon Nikolaievitch. Nous mentionnerons ici : Féodor Pétrovitch Tolstoï, peintre très connu, graveur en médailles, vice-président de l’Académie des Beaux-Arts, cousin germain du père du feu poète, Alexis Constantinovitch Tolstoï, lequel, à son tour, était cousin issu de germain de Léon Nikolaievitch.

L’ancien ministre Dmitri Andréievitch Tolstoï, le fameux réactionnaire, est un parent plus éloigné de Léon Nikolaievitch ; leur parenté remonte à un arrière-cousin : Ivan Petrovitch Tolstoï, fils du premier comte Tolstoï, mort au couvent Soloviétzkï, où il avait été déporté avec son père[6].


  1. A. Roumiantzev, lettre à D.-I. Titov. L’étoile Polaire, no iv, édition Herzen. Londres, 1857.
  2. Ajouté par L.-N. Tolstoï en parcourant le manuscrit. P. B.
  3. La vieille Agafia Mikhailovna est morte, il y a quelques années, à Iasnaia Poliana, où depuis plusieurs années, elle coulait ses jours en repos.
  4. Des notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P.B.
  5. Comte L.-N. Tolstoï étudiant. N.-P. Zagoskine, « Istoritcheskï Viestnik » (Messager historique), janvier 1896, page 82.
  6. Renseignements fournis par L.-N. Tolstoï (voir le Dictionnaire encyclopédique de Brokhaus et Effron, vol. 33, page 4621).