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Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 6/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 29-47).


CHAPITRE II


L’HISTOIRE DE « GUERRE ET PAIX »



Il va sans dire que nous ne parlerons pas de Guerre et Paix au point de vue critique et littéraire, nous envisagerons cette œuvre comme un fait important donnant de précieuses indications biographiques. S’il nous arrive d’aborder la critique ce sera donc en tant qu’elle indique les traits caractéristiques de l’époque que nous décrivons, comme données pour représenter le milieu qui entourait Tolstoï, l’influence qu’il exerça sur lui, et réciproquement. Enfin nous nous croyons tenu d’exprimer aussi notre opinion sur Guerre et Paix considéré comme un fait artistique, historique, moral, et philosophique.

Si étrange que cela puisse paraître, cette grande œuvre, vit le jour par hasard, ou, en termes juridiques, « sans préméditation ». Plusieurs lecteurs savent probablement qu’avant Guerre et Paix Tolstoï avait songé à un roman sur les Décembristes, dont il écrivit même quelques fragments, publiés dans le tome vi de l’édition française.

Ces fragments sont accompagnés de la note suivante : « Ces trois fragments du roman les Décembristes furent écrits avant que l’auteur eût commencé Guerre et Paix. Il pensait alors écrire un roman dont les personnages principaux devaient être les Décembristes. Mais en essayant de reconstituer l’époque des Décembristes, il se transporta en pensée à l’époque précédente, au passé de ses héros. Peu à peu, l’auteur élargit de plus en plus les sources des événements qu’il voulait décrire : la famille, l’éducation, les conditions sociales, et celles des personnages qu’il avait choisis. Enfin il s’arrêta à l’époque de la guerre contre Napoléon, qu’il a dépeinte dans Guerre et Paix. À la fin de ce roman transparaissent les indices du mouvement qui aboutit aux événements du 14 décembre 1825. »

L’époque des guerres de Napoléon n’avait pas en vain attiré l’attention de Tolstoï. L’analyse historique et psychologique de ces événements l’amena à une opinion philosophique personnelle sur l’histoire, dont le roman semble n’être qu’une superbe illustration. Les détails de ce tableau lui furent fournis par les traditions de sa famille et les données historiques, et aussi par la manière, spéciale à l’auteur, d’envisager la vie et l’esprit du peuple russe, qui paraît le personnage principal de cette épopée. Voici, selon nous, comment s’est édifié le roman Guerre et Paix.

À la fin de 1864, dans la correspondance de Tolstoï, on trouve l’indication qu’il travaille à ce roman. Le 17 novembre 1864, il écrit à Fet :

« … Je m’ennuie, n’écris rien et travaille péniblement. Vous ne pouvez vous imaginer combien m’est difficile ce travail préparatoire de profond labour sur ce champ que je serai forcé d’ensemencer : réfléchir, penser à tout ce qui peut arriver aux futurs héros d’une œuvre très vaste et combiner des millions de projets de toutes sortes pour en choisir un millionième, c’est terriblement difficile ! Et c’est précisément ce à quoi je suis occupé. »

Et peu après il écrit encore :

« … Moi aussi, cet automne, j’ai écrit un assez long morceau de mon roman : Ars longa, vita brevis. Je le pense chaque jour. Si l’on pouvait faire la centième partie de ce que l’on conçoit, mais on n’en fait que la millionième partie !

« Néanmoins cette conscience de pouvoir fait notre bonheur à nous, littérateurs. Vous connaissez ce sentiment. Cette année je l’ai éprouvé avec une force particulière. »

La création de Guerre et Paix fut interrompue d’une façon tout à fait inattendue, par un accident de chasse, qui survint à Tolstoï, en septembre 1864, et faillit lui coûter la vie.

Voici comment la comtesse Tolstoï raconte à sa sœur cet accident :

« 1er octobre 1864 : … Léon était parti à Télatniki, que tu détestes, avec les chiens, et son cheval Machka, qui depuis longtemps était au repos. Tout à coup parut un lièvre. Léon cria sus et s’élança au grand galop. Machka, qui n’était pas habitué à la chasse, et qui court très vite, rencontra un petit ravin peu large mais très profond, il ne put le franchir, fit un faux pas et tomba. Léon désarçonné tomba et se cassa le bras. Naturellement le cheval s’enfuit, et Léon resta évanoui sur place. Quand il revint à lui, avec une terrible douleur dans le bras, il rassembla ses forces, se releva et marcha jusqu’à la route ; il y avait près d’une verste. Comment y parvint-il ? Dieu seul le sait. Il nous a dit que tout cela lui semblait être arrivé à une époque très très lointaine, que c’était autrefois qu’il montait à cheval, autrefois qu’il poursuivait un lièvre, et autrefois qu’il était tombé. En cet état il arriva jusqu’à la route et se coucha là. Des paysans passèrent. Il criait, mais les paysans n’y firent pas attention. Enfin, un piéton l’ayant aperçu arrêta une charrette qui passait, des paysans le soulevèrent, l’installèrent dans la charrette et le conduisirent au village, dans une isba. Lui-même avait demandé de ne pas être transporté à la maison, afin de ne pas m’effrayer. Et moi pendant ce temps, j’attends, avec Serge et maman, et je bougonne que personne ne vienne dîner. Tout d’un coup paraît Marie, enveloppée d’un châle, l’air étrange. Elle fait des mines et commence à me préparer : il faut être raisonnable, ne pas s’effrayer, et je crie : « Qu’est-il arrivé à Léon ; dites plus vite ? » J’apprends qu’il est dans une isba. J’y cours. Je le trouve déshabillé, et paraissant souffrir atrocement. Il gémit. Un paysan lui tient le bras, une femme frictionne. Agafia Mikhailovna prépare du thé. Tante aussi est là et les enfants pleurent. On envoya chercher le médecin. Il s’y est repris à huit fois pour remettre le bras, et il n’est parvenu qu’à faire souffrir Léon. Maman seule resta là tout le temps. Il passa une très mauvaise nuit. Je ne le quittai pas d’une seconde. Le lendemain est venu le jeune et sympathique docteur Preobrajenski, très habile. Il l’a chloroformé et a remis le bras très habilement[1]. »

À propos de cet accident nous trouvons encore dans le souvenir du domestique de Tolstoï : S. P. Arbouzov, les quelques renseignements suivants :

« … Alors on transporta le comte du village à sa maison. Là personne ne dormait. Le docteur enleva son pardessus et monta dans le cabinet où j’avais apporté les médicaments.

« Aussitôt Sophie Andreievna m’envoya chercher deux paysans pour tenir le comte pendant que le docteur lui remettrait le bras. J’ai appelé deux ouvriers, Sémen et Vladimir, que le comte aimait beaucoup. Sur l’ordre de la comtesse, ils furent introduits dans le cabinet et le docteur les plaça derrière le comte. Le docteur fit respirer quelque chose au comte, et il s’endormit. Alors le docteur commença à remettre en place le bras nu. Mais bientôt le comte s’éveilla et dit : — « Vous n’avez pas honte de me faire cela. » Le docteur fit encore respirer quelque chose au comte et, cette fois, il s’endormit si profondément que le médecin lui-même s’en effraya. Les ouvriers, sur les indications du docteur, déplaçaient le bras et le docteur lui-même faisait quelque chose à l’épaule. Le comte n’arrivait toujours pas à reprendre connaissance, le médecin lui fit mettre sur la tête des compresses froides ; après quoi il s’éveilla.

« — Comment vous sentez-vous ? lui demanda le médecin.

« — Je me sens très bien.

« Tout ce temps la vieille bonne Agafia Mikhaïlovna, que le comte et la comtesse aimaient beaucoup, restait près d’eux et les consolait :

« — Oh, petite mère, Sophie Andréievna, ne vous affligez pas tant ; à l’homme vivant tout peut arriver ; Dieu aidera et tout passera.

« À ce moment arriva un autre médecin que l’on avait aussi envoyé chercher. Les deux docteurs causèrent entre eux, et décidèrent que le bras était bien remis, seulement le comte devait rester six semaines au lit.

« Après le dîner les médecins partirent pour Toula.

« Durant ces six semaines la vieille Agafia Mikhaïlovna ne quitta pas le comte ; elle veillait près de lui, dans un fauteuil. Au bout de six semaines, le comte essaya de tirer pour voir si son bras allait bien ou non. Mais au choc du coup il ressentit une douleur atroce. Aussitôt le comte écrivit à Moscou, à son beau-père, André Astafiévitch Bers, médecin de la cour. À cette lettre il répondit courrier par courrier que le comte devait venir à Moscou pour un mois au moins, parce qu’il devait prendre des bains et se faire masser le bras, etc.[2]. »

À Moscou, Tolstoï s’arrêta chez les parents de sa femme et consulta les médecins les plus célèbres pour son bras qui, très mal remis, lui faisait atrocement mal au moindre mouvement.

Les conseils des médecins étaient très variés. Et ce désaccord augmentait l’indécision de Tolstoï, qui reculait devant une opération délicate. Les uns, en effet, déclaraient que de simples massages suffiraient pour amener la guérison complète ; d’autres affirmaient la nécessité d’une nouvelle opération et parmi ceux-ci les uns soutenaient la bénignité de l’opération, les autres déclaraient que c’était une opération très délicate, que le bras pourrait rester plus court que l’autre, etc. Dans cette indécision, Tolstoï passa toute une semaine. C’était la première fois que Tolstoï quittait sa jeune famille pour aussi longtemps, aussi cette séparation leur causait-elle beaucoup de tristesse, et elle provoqua entre eux un échange de lettres affectueuses.

Par exemple le 26 novembre 1864, la comtesse Tolstoï écrit à son mari :

« Ainsi nous sommes séparés. Il y avait des souffrances, mais aussi des joies, et cette fois c’est un chagrin sérieux qu’il faut savoir supporter. Comment allez-vous tous, là-bas ? Te sens-tu bien ? Ne pense pas à moi, fais tout pour passer gaiement le temps. Va au club et chez les amis, chez qui tu voudras, maintenant je suis tout à fait rassurée. Je suis si heureuse avec toi et suis si sûre de toi, je ne crains rien au monde, je te le dis sincèrement, et il m’est très agréable de le sentir. Chez nous tout va comme auparavant sans le moindre changement. Je passe tout mon temps en bas ; c’est là mon royaume, mes enfants, mes occupations, ma vie. Quand je monte en haut, il me semble que je suis en visite ; quand je rentre, Serge se lève. En mon absence il plaisante et blague, et en ma présence ce sont des cérémonies, bien qu’il soit très aimable avec moi. Je sens que pour eux tous je suis une étrangère. C’est bizarre d’être une étrangère pour tes parents. Ils s’aiment entre eux, se chérissent, et moi, ils me traitent avec indulgence, comme la fille adoptive de la maison. Tous sont très gentils, très prévenants pour moi, et cependant ce n’est pas cela. Sans toi je ne suis rien. Toi présent, je me sens reine ; sans toi, je suis de trop. Tous ceux qui m’aiment sont maintenant au Kremlin et je suis toujours avec vous. Toute ma vie, hors les enfants, est là-bas. Tante est la meilleure, la plus proche. Elle ne change jamais et reste toujours la même. »

Tolstoï répondit sans doute sur le même ton. Quant à l’impression produite par cette lettre, nous la retrouvons dans le passage suivant de sa réponse, datée de Moscou :

« Pendant le dîner on a sonné. C’était les journaux. Tatiana courait toujours ouvrir. On sonna une seconde fois, c’était ta lettre. Tous m’ont demandé de la leur laisser lire, mais cela me peinait. Elle était trop bonne. Ils pouvaient ne pas comprendre. Et, en effet, ils n’ont pas compris. Sur moi elle a agi comme la bonne musique : c’est joyeux et c’est triste, c’est agréable et on a envie de pleurer[3]. »

Mais voici que de Iasnaia arrivent des nouvelles de plus en plus inquiétantes. À cette époque, la comtesse nourrissait son second enfant, une fille, Tatiana ; l’aîné, Serge, attrapa la variole, qui, jointe à une forte diarrhée, faillit l’emporter.

En communiquant à son mari cette triste nouvelle, la comtesse Sophie Andréievna ajoute néanmoins :

« Et toi, mon chéri, au contraire, reste à Moscou, ne viens pas avant que tout n’aille bien à la maison. Maintenant, de toutes façons, tu n’existerais pas pour moi, je suis toute à la chambre d’enfants, avec les enfants malades. Je ne puis les quitter d’une seconde, ni jour, ni nuit. »

L’inquiétude que lui causèrent ces nouvelles détermina sans doute Tolstoï à subir l’opération. Le 28 novembre, les docteurs Popov et Gaak, après l’avoir chloroformé, cassèrent la soudure antérieure et remirent le bras dans un appareil. L’opération fut faite heureusement et la convalescence suivit son cours normal.

Le lendemain, Tolstoï dicta à sa belle-sœur, Tatiana Bers, une lettre à sa femme. Dans cette lettre, après avoir décrit sur le ton plaisant les préparatifs de l’opération, il dit qu’il n’a éprouvé aucune peur avant l’opération, et qu’il n’a souffert qu’après, et que du reste les douleurs se calmèrent bientôt par des compresses froides. La comtesse lui écrit presque chaque jour, lui donne des nouvelles des enfants et tâche de le rassurer pour lui rendre moins pénible la séparation. Ainsi le 2 décembre, elle écrit :

« À quoi t’occupes-tu maintenant, mon cher Léon ? Tu as sans doute trouvé un copiste quelconque et lui dictes, si ton bras ne te fait pas trop souffrir, et si, en général, tu te portes bien. Pour le moment je suis sans travail et je me fais des robes afin d’être à ton retour tout à fait libre et pouvoir écrire sous ta dictée. »

Et le 3 décembre :

« Vous avez très bien décrit le jour de fête. Et quel remue-ménage pendant l’opération. En lisant je me suis crue parmi vous. Maintenant mon nid de Iasnaia-Poliana m’est plus agréable. On trouve le nid qu’on se fait soi-même meilleur que celui que l’on a quitté. »

Parfois, une note mélancolique perce dans ses lettres. Ainsi, dans sa lettre du 7 décembre, la comtesse écrit :

« … La musique, que je n’avais pas entendue depuis si longtemps, m’a tirée d’un coup de mon élément : la chambre d’enfants, les langes, les enfants, que depuis longtemps je n’avais quittés d’un pas, et m’a transportée quelque part, loin, où tout est différent. J’ai eu même peur.

« Depuis longtemps j’ai étouffé en moi toutes ces cordes qui souffraient, et que réveillaient la musique, la nature, et tout ce que tu n’as pas vu en moi, et qui parfois te dépitait. En ce moment, je sens tout, je souffre et cela me fait du bien. Non, pour nous, mères et ménagères, mieux vaut n’avoir pas tout cela…

« J’ai examiné ton cabinet et je me suis rappelé tout : comment tu t’habillais près de l’armoire de chasse, comment Dora se réjouissait et gambadait autour de toi ; comment, assis à la table, tu écrivais, tandis que moi je venais, j’ouvrais craintivement la porte, et regardais si je ne te gênais pas. Alors me voyant timide tu me disais : « Entre. » Et c’était ce que je voulais. Je me suis rappelé comment tu étais couché sur le divan, quand tu étais malade. Je me suis rappelé les terribles nuits que tu a passées, après l’accident, et Agafia Mikhailovna sommeillant à demi sur le plancher, dans l’obscurité ; et je me sens si triste que je ne saurais l’exprimer[4]. »

Dès que Tolstoï se sentit mieux, après l’opération, il se remit à son roman. Ne pouvant encore s’aider de sa main, il le dictait à Tatiana Bers. Bientôt il traita avec Katkov pour la publication de son roman dans Rousski Viestnik. Katkov lui payait 300 roubles la feuille. En décembre, Tolstoï, retourna chez lui.

En janvier 1865, Tolstoï décrit à Fet, sur un ton plaisant, les événements importants d’alors : son bras cassé, et la publication prochaine de la première partie de son roman :

« Comment n’avez-vous pas honte, mon cher Fet, d’agir envers moi comme si vous ne m’aimiez pas ou comme si nous tous devions vivre autant que Mathusalem ! Pourquoi ne venez-vous jamais nous voir, pourquoi ne venez-vous pas vous reposer deux ou trois jours avec nous ? Agir ainsi avec les autres, passe encore. Eh bien ! puisque nous ne nous sommes pas vus à Iasnaia, nous nous rencontrerons quelque part à Podnovinskoié. Mais nous ne nous y rencontrerons pas. Moi je suis heureux d’être attaché à Iasnia Poliana ; vous, vous êtes un homme libre. Et si quelqu’un de nous vient à mourir tout d’un coup, comme est mort le mari de ma sœur, Valérien Petrovitch, il dira : « Imbécile ! Pourquoi ai-je travaillé tout le temps autour du moulin et ne suis-je pas allé chez Tolstoï ? » Vraiment ce n’est pas une plaisanterie. Savez-vous quelle chose importante je vous dirai de moi : Après cette chute de cheval où je me cassai le bras, revenu de mon évanouissement je me suis dit : Je suis un littérateur. Et je le suis ; mais un littérateur isolé. Ces jours-ci paraîtra la première partie de l’Année 1805. Je vous prierai de m’écrire au plus vite ce que vous en penserez ; votre opinion m’est très chère, ainsi que celle d’un homme que j’aime de moins en moins, de Tourgueniev.

« Je regarde comme un essai de plume tout ce que j’ai publié jusqu’à ce jour ; ce que je publie maintenant me plaît bien davantage ; toutefois, je le trouve encore faible, mais ce n’est que le commencement. Que sera le reste ? c’est terrible d’y penser ! Écrivez-moi ce que l’on dira dans divers cercles que vous connaissez, et, principalement, quelle sera l’impression sur le public. Probablement que cela passera inaperçu. Je l’attends et le désire. Pourvu seulement qu’on ne m’insulte pas, l’injure fait mal… »

Pour écrire la suite de son roman, Tolstoï examina de nombreux documents historiques, et s’entretint avec plusieurs personnes qui avaient des souvenirs personnels de cette époque, ou dans la mémoire desquelles étaient restés vivants les souvenirs des contemporains.

Dans son journal de cette époque, il note une impression intéressante, fournie par la lecture de ces matériaux, et qui devint ensuite le fil conducteur de son roman.

« 19 mars 1865. La lecture de l’histoire de Napoléon et d’Alexandre m’a entraîné. Tout à l’heure, une pensée joyeuse m’est venue, la conscience de pouvoir faire une grande œuvre : écrire l’histoire psychologique, le roman d’Alexandre et de Napoléon. Toute la lâcheté, tout le verbiage, toute la folie, toute la contradiction des hommes qui les entouraient et d’eux-mêmes. Napoléon s’empêtre et est prêt à renoncer au 18 brumaire devant l’assemblée. « De nos jours les peuples sont trop éclairés pour produire quelque chose de grand. » Alexandre de Macédoine s’appelle le fils de Jupiter, et on le croit. L’expédition des Français en Égypte n’est qu’un crime de la vanité. Le mensonge de tous les bulletins est conscient. Le traité de Presbourg est escamoté. Sur le pont d’Arcole, il tombe dans la mare. Il était mauvais cavalier. Pendant les campagnes d’Italie, il emporte les tableaux et les statues. Il aime parader sur le champ de bataille. Les cadavres et les blessés font sa joie. Le mariage avec Joséphine est un succès mondain. Trois fois il corrigea la relation de la bataille de Rivoli, et toujours en mentant. Au commencement c’était encore un homme fort par son unilatéralité, puis il devint fataliste — ce doit être ! Mais comment ? Vous êtes des gens ordinaires, vous autres, moi je vois mon étoile dans les cieux. Il n’est pas intéressant. Ce sont les foules qui l’entourent qui sont intéressantes, et sur lesquelles il agit. D’abord l’unilatéralité et le feu sacré, en comparaison des Murat et des Barras. Ensuite les tâtonnements — la vanité, les succès ; ensuite la folie — faire entrer dans son lit la fille des Césars. À Sainte-Hélène, c’est la folie complète, le ramollissement, la nullité. La grandeur n’est que parce que l’espace est grand ; avec l’espace étroit la nullité est évidente. Enfin une mort misérable…

« Alexandre, homme intelligent, charmant, sensible, qui cherche la grandeur humaine. Il renonce au trône et donne son approbation (il ne l’empêche pas) à l’assassinat de Paul. (Ce n’est pas possible.) Projette la rénovation de l’Europe. Ses larmes à Austerlitz — Speransky. L’émancipation des paysans. Tilsitt. L’étourdissement par la grandeur. Erfurth. Jusqu’à l’an xii la grandeur humaine, les hésitations. La victoire, le triomphe qui l’effraye lui-même. L’embrouillement extérieur et la clarté intérieure. La mort. Si c’est le meurtre, tant mieux[5]. »

Tolstoï étudia en outre les lieux où s’étaient passés les grands événements qu’il se proposait de décrire. C’est ainsi qu’il explora le champ de bataille de Borodino et en fit lui-même le plan qui se trouve dans le roman.

Le beau-frère de Tolstoï, S. A. Bers, qui l’accompagna dans ce voyage au champ de Borodino, le raconte ainsi dans ses souvenirs.

« Pendant l’automne de 1866, Léon Nicolaievitch arriva à Moscou afin d’aller examiner le champ de Borodino où eut lieu la célèbre bataille de 1812. Il était seul et s’arrêta chez nous. Il demanda à m’emmener. Mes parents y consentirent. Mon enthousiasme était indescriptible. J’avais alors onze ans. Mon père donna à Léon Nicolaievitch son break de chasse et sa cantine. La route, sans compter dix verstes de chaussée après la ville, était très marécageuse et Léon Nicolaievitch s’inquiétait beaucoup pour la voiture. Après plusieurs relais nous eûmes envie de manger, et alors nous nous aperçûmes que la cantine avait été oubliée : nous n’avions d’autres provisions qu’un panier de raisins qu’on m’avait remis. Léon Nicolaievitch dit : « Ce qui m’ennuie, ce n’est pas d’avoir oublié les provisions, mais c’est qu’on en sera inquiet et que le domestique sera grondé. » Avec les chevaux de poste, après une journée de voyage nous arrivâmes près du champ de bataille, à un couvent fondé en souvenir de la guerre.

« Pendant deux jours Léon Nicolaievitch parcourut à pied et en voiture le champ où cinquante ans auparavant plus de cent mille hommes avaient été tués, et où se trouve maintenant un magnifique monument avec inscription d’or. Il prenait des notes et dessinait le plan de la bataille, publié ensuite dans le roman. Il me racontait et m’expliquait où se tenaient, pendant la bataille, Napoléon et Koutouzov ; mais alors je ne comprenais pas toute l’importance de son travail et je m’amusais follement avec le petit chien du gardien du monument. Je me souviens que sur le champ et en route nous cherchions des vieillards témoins de la guerre nationale. Pendant la route à Borodino on nous raconta que le gardien du monument avait participé à la bataille et avait reçu cette place en récompense de sa bravoure. Mais nous apprîmes que le vieillard était mort quelques mois auparavant. Léon Nicolaievitch en éprouva un grand désappointement. En général, nos recherches étaient infructueuses. Au retour, au dernier relais, nous tombâmes sur un vieux cocher gai qui avait d’énormes chevaux. Quand nous fûmes sortis sur la chaussée, il nous lança à grande vitesse. La soirée était brumeuse, le brouillard était si épais qu’une pareille course n’était pas sans danger ; j’étais très énervé, probablement à cause de cette course. Léon Nicolaievitch le remarqua et me demanda ce que je désirerais dans ma vie, je répondis : « Je regrette beaucoup de ne pas être votre fils. » Il ne s’étonna nullement ; il était sans doute habitué à ce que tous les enfants l’aimassent. Et lui me dit : « Moi, je voudrais… » Je me rappelle vaguement que son désir était d’être compris de ses lecteurs et qu’il blâmait tous les historiens à cause de l’inexactitude des descriptions trop extérieures des faits, et il se faisait fort de présenter ces faits sous leur vrai jour, parce qu’il en percevait le sens intime. »

Tolstoï lui aussi était enchanté de ce voyage. Il est probable qu’alors sa fantaisie d’artiste, vivifiée par la contemplation du lieu même du grand événement, travaillait d’enthousiasme et créait l’une après l’autre les merveilleuses images, pénétrées de nouvelles idées profondes. « Que Dieu m’accorde seulement la santé et le calme, écrit-il à sa femme, et je donnerai une description de la bataille de Borodino comme il n’en existe pas encore. »

Il passa des journées dans la bibliothèque du Musée de Roumiantzev, fouillant les précieuses archives de cette époque, étudiant les livres des maçons, les actes et les manuscrits.

Il est difficile de s’imaginer le travail gigantesque que fut cette recherche des matériaux. Plusieurs types, qui nous paraissent de remarquables enfantements artistiques, sont des portraits d’après nature, obtenus après de longues et minutieuses recherches. Tels sont, par exemple, les deux types militaires reproduits dans le roman. De même le récit de l’incursion des partisans conduits par Dolokhov n’est autre que le récit des actes héroïques du très connu Figner, pendant la campagne de 1812. « Le partisan très connu, Figner, capitaine d’artillerie, depuis le commencement de la guerre nationale se distinguait par une haine farouche envers Napoléon, haine qui avait même quelque chose de mystique, ce qui était alors à la mode. Chaque jour il allait dans les églises et, les larmes aux yeux, priait Dieu de délivrer la Russie du monstre. Après l’occupation de Moscou par l’ennemi, Figner, avec la permission du commandant en chef, alla dans la capitale abandonnée ; sous divers travestissements, il prenait tous les renseignements qu’il lui fallait, et la nuit, réunissant les habitants, il se jetait sur les Français, déchaînant le désordre et la tuerie parmi eux. Quand se forma l’armée partisane, Figner reçut un petit détachement avec lequel il harcelait l’armée française. Il se faisait remarquer par une audace extraordinaire dans l’attaque et par la cruauté avec laquelle il traitait les Français. Après la campagne de 1812 on fit circuler beaucoup de récits de ses exploits[6]. »

Dans le premier volume de ce recueil biographique, nous avons déjà mentionné que les deux principales familles du roman rappellent beaucoup les ancêtres paternels et maternels de Léon Tolstoï.

Natacha, elle aussi, est pour ainsi dire faite d’après nature. Plusieurs traits de l’héroïne ont été empruntés par Tolstoï à sa belle-sœur, la sœur cadette de la comtesse : Tatiana Andréievna Kouzminsky. On retrouve aussi en elle quelques traits de la comtesse Sophie Andréievna.

Voici du reste comment Tolstoï s’exprimait, parlant de Natacha :

« J’ai pris Tania, l’ai pilée avec Sonia, et il en est sorti Natacha. »

Cette même « Tania » nous écrit dans une récente lettre :

« Je me les rappelle très bien, tous les deux, pendant qu’il écrivait Guerre et Paix. Il était toujours plein d’envolée, high spirit, comme disent les Anglais, courageux, bien portant, gai. Les jours qu’il ne travaillait pas, il allait à la chasse avec moi, et souvent avec le voisin, Bibikov… Je me rappelle que l’on voyait toujours à son humeur comment marchait son travail. Quand tout marchait bien, il était animé et gai et disait qu’il avait laissé dans l’encrier un petit morceau de sa vie. Le soir, il faisait la grande patience, dans la chambre de sa tante, et ses réussites avaient toujours trait à son roman.

« Sa collaboratrice fidèle était Sophie Andréievna, qui recopiait ses brouillons. Le travail de Léon Nicolaievitch exigeait beaucoup de corrections et de nouvelles copies, de sorte qu’en comptant tout on peut dire que Sophie Andréievna a recopié Guerre et Paix sept fois. »

Sur la comtesse aussi ce travail agissait d’une façon ennoblissante. Voici ce qu’elle écrivait entre autres à son mari, sur ce sujet : « Ton roman, depuis quelque temps, me relève moralement. Dès que je recommence à recopier, je m’échappe dans un monde poétique, et il me semble que ce n’est pas ton roman qui est si bon, mais moi qui suis si intelligente. »

L’original du manuscrit, de la main de Tolstoï, est conservé au musée historique de Moscou. Nous donnons ici comme autographe la reproduction d’une page de ce manuscrit.

  1. Archives de T. A. Kouzminsky.
  2. Souvenirs sur le comte L. N. Tolstoï, S. P. Arbouzov, Moscou, 1904, p. 40.
  3. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  4. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  5. Archives de L. N. Tolstoï.
  6. Zelinski, Littérature critique des œuvres de Tolstoï, tome v, p. 325.