Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 7/Chapitre 3

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Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 146-167).


CHAPITRE III


LE VOYAGE AU KOUMISS, DANS LA PROVINCE DE SAMARA



Le penchant de Tolstoï pour le peuple, pour la nature, pour la vie primitive, non gâtée, explique cette sympathie qu’il ressentait pour les habitants des steppes de la Volga, pour les nomades Bachkirs, et les colons russes des steppes. Les médecins lui ayant ordonné une cure de koumiss, dans le gouvernement de Samara, en 1862, il fut heureux de cette occasion de voir ce coin de la nature conservé encore pur, et son désir le plus cher était d’y retourner et de s’y fixer. Ce désir ne se réalisa qu’en 1871. Le motif de ce nouveau voyage au gouvernement de Samara était encore le mauvais état de sa santé, attribué par sa famille et ses proches à son étude acharnée de la langue grecque. Les études de son fils aîné, qu’il voulait préparer lui-même aux examens de fin d’études du lycée, furent le prétexte qui fit reprendre à Tolstoï l’étude du grec. En décembre 1870, il commença à se plonger dans les classiques grecs, et son enthousiasme devint bientôt si grand qu’il abandonna tous ses autres travaux.

À ce propos, il écrit à son ami Fet, en décembre 1870 :

« J’ai reçu votre lettre il y a une semaine, et je n’y ai pas répondu parce que du matin au soir j’étudie le grec. Je n’écris rien ; je ne fais qu’étudier. À en juger par les renseignements qui me sont venus de Borissov, votre peau que vous proposez comme parchemin, pour mon diplôme de grec, se trouve en danger. C’est incroyable et ne ressemble à rien ! Cependant j’ai étudié Xénophon et le lis maintenant à livre ouvert. Pour Homère, il me faut le dictionnaire et un peu d’attention. J’attends avec impatience l’occasion de montrer à quelqu’un ce tour de force. Mais combien je suis heureux que Dieu m’ait infligé cette folie ; 1o parce qu’elle me donne un grand plaisir, et 2o parce que je me suis convaincu que, de tout ce qui, dans le verbe humain, est vraiment beau, d’une beauté simple, jusqu’à présent, comme tout le monde, je ne savais rien ; 3o parce que je n’écris pas et n’écrirai jamais de sottises. Excusez-moi, je vous jure que je ne le ferai plus ! Au nom de Dieu, expliquez-moi pourquoi personne ne connaît les fables d’Ésope, ni même le délicieux Xénophon, et je ne parle pas de Platon et d’Homère, que je dois encore étudier. Comme j’en puis déjà juger, Homère est déformé dans nos mauvaises traductions, imitées de l’allemand. Voulez-vous une comparaison, vulgaire peut-être, mais qui s’impose : l’eau bouillie et distillée, et l’eau de source qui brise les rochers, qui court, même charriant du sable, mais qui en devient plus pure et plus fraîche. Tous ces Voss et Joukhovski chantent d’une voix quelconque, gutturale, geignarde, doucereuse. L’autre diable chante à pleine voix, sans que jamais lui vienne en tête que quelqu’un peut l’écouter. Vous pouvez triompher : sans la connaissance du grec il n’y a pas d’instruction. Mais quelle connaissance ? Comment l’acquérir ? Pourquoi est-elle nécessaire ? Pour toutes ces questions j’ai des réponses claires comme le jour. »

Tolstoï eut l’occasion de montrer, comme il le désirait, « son tour de force ». C’est S. A. Bers qui nous le raconte dans ses souvenirs sur Tolstoï.

« Après qu’il eut terminé Guerre et Paix, Léon Nicolaievitch voulut étudier le grec classique. Je sais qu’il étudia la langue et apprit les œuvres d’Hérodote, en trois mois, sans aucune connaissance préalable de la langue. Étant alors de passage à Moscou, il alla voir le défunt professeur du lycée, Léontiev, afin de causer avec lui de la littérature grecque. Léontiev ne voulait point croire qu’il eût appris si rapidement le grec antique, et lui demanda de lui lire quelque chose à livre ouvert. En trois passages différents ils se trouvèrent en désaccord pour la traduction ; et après discussion, le professeur dut reconnaître que Tolstoï avait raison[1]. »

Ce labeur excessif ne tarda pas à ébranler sa santé, et sans doute y avait-il aussi d’autres causes. En juin 1871, il écrit à Fet :

« Je ne vous ai pas écrit depuis longtemps et ne suis pas venu chez vous parce que j’étais et suis malade. Je ne sais pas moi-même de quoi, mais cela ressemble à quelque chose de mauvais ou bon, selon qu’on envisage la fin. Les forces s’en vont et on a besoin de vivre ; on ne désire rien, sauf le calme qu’on n’a pas. Ma femme m’envoie au koumiss, à Samara ou à Saratov, pour deux mois. Je pars aujourd’hui pour Moscou et là je déciderai définitivement où aller. »

À Moscou, Tolstoï se décide pour Samara. Une partie du trajet, jusqu’à Nijni, devait se faire en chemin de fer, et le reste en bateau. Déjà en route, Tolstoï écrit à sa femme : « J’ai voulu parcourir l’exposition, et suis arrivé en retard à la gare. On avait déjà sonné deux fois et le guichet des billets était fermé. La première personne que je rencontre, c’est un monsieur, le visage bouleversé, accompagné d’une dame. Il me crie : — « Voulez-vous un billet ? J’en ai un, mais je dois attendre mes bagages qui ne sont pas là, et mon billet sera perdu. » Je réponds : — « Moi je vais jusqu’à Nijni. » Il me dit : — « Moi aussi ; jusqu’à Nijni. » — « Mais c’est qu’il me faut deux billets », dis-je. — « J’en ai deux », me répond-il. Je lui donnai vingt roubles et m’élançai dans le train au moment où la troisième sonnette donnait le signal du départ. N’est-ce pas un hasard extraordinaire[2] ? »

Tolstoï était, cette fois, accompagné de son beau-frère, Bers, qui relate ainsi le trajet en bateau :

« Sur le bateau, Léon Nicolaievitch s’intéressait aux mœurs des populations riveraines. Il avait à un degré extraordinaire le talent de se lier avec les voyageurs de toutes les classes. Si même il tombait sur un passager bourru et peu sociable, il ne se tenait pas pour battu et après quelques tentatives, il finissait par l’amener à causer. Son intelligence de psychologue et son cœur lui soufflaient les moyens à employer, et il savait gagner les inconnus par sa sympathie. Au bout de deux jours, il connaissait tous les passagers du bateau, sans exclure les braves matelots, près desquels nous dormions la nuit. »

Plus loin, Bers décrit leur installation :

« À Karalik, on le traita en vieille connaissance. Nous nous installâmes dans une petite tente de feutre louée à un mollah, qui vivait avec sa famille dans une chaumière voisine. Ces demeures sont démontables et facilement transportables. En été, dans la steppe, on y est très à l’aise. Pour la cure du koumiss, il faut, comme les Bachkirs, en faire sa nourriture exclusive avec la viande. Léon Nicolaievitch, naturellement, se soumit à ce régime et sa cure fut efficace[3]. »

Cependant, dès les premiers jours de son arrivée à Samara, Tolstoï ne se sentait pas bien. Il écrit à sa femme :

« 18 juin 1871… Depuis mon arrivée ici, chaque jour, à 6 heures du soir, je suis pris d’une sorte d’angoisse physique ; c’est une sensation que je ne saurais exprimer mieux qu’en disant que l’âme se sépare du corps. Quant à l’angoisse morale, à cause de toi, je ne lui permets pas de paraître. Je ne pense jamais ni à toi ni aux enfants, et je ne me permets pas d’y penser, parce que, si je le faisais, je repartirais sur-le-champ. Je ne comprends rien à mon état : ou je me suis enrhumé dans la


ANCIENNE ALLÉE DES TILLEULS PLANTÉE PAR LE GRAND-PÈRE DE TOLSTOÏ DANS LE PARC D’IASNAÏA POLIANA

kibitka, pendant les premières nuits froides, ou le koumiss m’est nuisible. Mais depuis trois jours que je suis ici, je me sens pire. C’est surtout la faiblesse, l’angoisse ; je veux rire et pleurer ; mais ni avec les Bachkirs, ni avec Stepan, ce n’est commode. Le pire, c’est que, par mon malaise, je me sens la dixième partie de ce que je suis : nulle jouissance intellectuelle et surtout poétique. Je regarde tout comme un mort, état qui m’a rendu détestables beaucoup de gens. Et maintenant, moi-même, je ne vois que ce qu’il y a. Je comprends, je combine mais je ne vois pas au-delà, avec l’amour, comme auparavant. À la moindre inspiration poétique, j’ai envie de pleurer.

« Il y a beaucoup de nouveau et d’intéressant : et les Bachkirs, qui sentent Hérodote, et les paysans russes, et les campagnes, surtout charmantes par la simplicité et la bonté du peuple[4]. »

Inquiète, la Comtesse le réprimande et lui répond :

« Si tu travailles toujours tes Grecs, tu ne guériras pas. Ce sont eux qui te valent cette angoisse et cette indifférence pour la vie présente. Ce n’est pas en vain une langue morte : elle met en un état d’esprit mort. Ne va pas croire que j’ignore pourquoi ces langues sont appelées langues mortes, c’est moi qui leur attribue cet autre sens[5]. »

Mais peu à peu Tolstoï retrouve ses forces, et avec elles l’intérêt pour la vie qui l’entoure. Le 27 juin il écrit à sa femme :

« Le village des Bachkirs, leur demeure d’hiver, est à deux verstes. Dans les champs près du fleuve ne demeurent que trois familles bachkirs. Notre propriétaire (un mollah) possède quatre kibitkas. Dans l’une il vit avec sa femme, son fils et sa belle-fille (ce fils qui s’appelle Naguim, et qu’à mon premier voyage j’avais laissé enfant) ; dans une autre, des amis. Des amis, des mollah, viennent sans cesse, et, du matin au soir, ils boivent le koumiss. La troisième kibitka est occupée par deux buveurs de koumiss : un fonctionnaire des douanes, Piotre Stanislavitch, qu’Ivan respecte beaucoup, et un riche Cosaque du Don, très malade. Nous habitons la quatrième, une immense kibitka qui prend l’eau de partout (nous nous en sommes aperçus hier soir). Je dors sur un lit de foin et de feutre. Stepan sur un édredon, à terre ; Ivan dans un autre coin sur un paletot de cuir. Il y a une table et une chaise, les vêtements pendent tout le tour. Dans un coin, le buffet et les provisions, comme dit Ivan. Dans un autre coin, le linge et la toilette ; enfin, dans le troisième, la bibliothèque et le cabinet de travail. Du moins c’était ainsi, au commencement, maintenant tout est confondu, surtout à cause des poules que nous avons achetées et celles dont m’a fait cadeau, je ne sais pourquoi, un prêtre ; elles pondent sous nos yeux, trois œufs par jour. Nous avons en outre un sac d’avoine pour le cheval, le foin et le chien, un beau setter noir qui s’appelle « Fidèle ». Le cheval est jaune et me sert bien. Je me lève de très bonne heure, à cinq heures et demie (Stepan dort jusqu’à 10 heures), je prends du thé avec du lait, trois tasses ; je me promène autour de la roulotte en regardant les troupeaux de chevaux qui rentrent de la montagne. C’est très joli. Il y a des milliers de chevaux. Ils rentrent par groupes, avec les poulains. Ensuite, je bois du koumiss et vais me promener, ordinairement au village. Là je rencontre les autres buveurs de koumiss : naturellement, je les connais tous. Il y a l’intendant du comte Ouvarov, avec barbe et lunettes, un vieux bonhomme très solide ; un étudiant de Moscou, le plus typique, c’est pourquoi très ennuyeux ; un substitut du procureur, petit bonhomme en blouse qui parle très posément et s’anime quand il est question du tribunal, mais pas désagréable. Sa femme connaît Tomachevsky et les étudiants. Elle fume et porte les cheveux courts, mais elle n’est pas sotte. Il y a encore un propriétaire de Mourom, un beau jeune homme, qui n’a pu terminer l’université de Moscou. Tous, même Stepan, l’appellent Kostia. Il est très sympathique. Tous ceux-ci forment une compagnie. Ensuite il y a une autre compagnie : un prêtre, presque mourant (très à plaindre) et un professeur de grec dans un séminaire. Stepan le déteste. Il suppose qu’il donnait de mauvaises notes à tout le monde. Il y a aussi un restaurateur de Perm. Tous sont nos amis. Ensuite un frère et une sœur qui m’ont l’air de marchands, en tout cas, insignifiants. Régulièrement, moi et Stepan allons deux fois par jour chez tous, même chez les Bachkirs de nos connaissances, sans oublier le restaurateur. En outre, nous ferons une grande promenade à cheval. Chaque jour nous mangeons du mouton, que nous prenons du plat avec les mains. Pour consoler Stepan, j’ai acheté, à Samara, de la marmelade qu’il mange comme dessert[6]. »

Après la promenade, dont Tolstoï a fait mention dans la lettre précédente, il écrit à la comtesse :

« Notre voyage a duré quatre jours et s’est passé à merveille. Du gibier en masse, à ne savoir que faire, des canards en quantité incroyable, et personne ne les mange. Les Bachkirs, partout où nous sommes allés, ont été très agréables ; ils nous ont offert, à nous et à nos camarades, une hospitalité qu’il est difficile de décrire. Nous arrivons, le propriétaire tue un mouton gras, place un énorme seau de koumiss, met sur le sol des coussins et des tapis, qui servent de sièges pour les hôtes, et impossible de partir avant d’avoir mangé son mouton et bu son koumiss. Lui-même sert ses convives, et prenant le mouton à pleine main, il vous le met dans la bouche. Et impossible de refuser, cela l’offenserait. Il y avait beaucoup de choses drôles. Moi et Constantin avons bu et mangé avec plaisir, et cela nous a fait du bien. Mais Stepan et le baron étaient bien à plaindre, surtout le baron. Il voulait faire comme les autres, il but, mais, à la fin, il a tout rendu sur le tapis, et quand, au retour, nous lui avons demandé s’il ne voudrait pas aller chez le même Bachkir hospitalier, il nous supplia, presque avec des larmes, de n’y pas aller[7]. »

D’après le témoignage de Bers, Tolstoï trouvait beaucoup de poésie à la vie nomade et insouciante des Bachkirs, dont il connaissait bien les us et coutumes ; et, en général, il était satisfait de son séjour au pays du koumiss. Ainsi, le 18 juin 1871, il écrit à Fet la lettre suivante :

« Je vous remercie de votre lettre, cher ami. Il me semble que ma femme a eu une fausse peur en m’envoyant au koumiss et tâchant de me convaincre que j’étais malade. Quoi qu’il en soit, après quatre semaines ici, il me semble que je suis tout à fait rétabli, et, ce qui est un heureux symptôme pendant la cure de koumiss, je suis en sueur du matin au soir, et en éprouve du plaisir. Il fait très bon ici ; et si ce n’était l’éloignement de la famille, je serais parfaitement heureux. Si je commençais à décrire le pays et mes occupations, je remplirais cent feuilles. Je lis Hérodote qui, avec beaucoup de détails et d’exactitude, décrit ces mêmes Scythes parmi lesquels je vis.

« J’ai commencé cette lettre hier et j’ai écrit que j’étais bien portant. Aujourd’hui de nouveau, je ressens une douleur au côté. Je ne sais pas moi-même jusqu’à quel point je suis malade, mais c’est déjà mal d’être obligé de penser à mon côté et à ma poitrine, et de ne pouvoir n’y pas penser. Depuis trois jours il fait terriblement chaud, comme dans une étuve. Mais cela m’est agréable. Le pays est beau, par son âge il commence juste à sortir de la virginité, par la richesse, la santé, et surtout la simplicité et la pureté des mœurs du peuple. « Comme partout, je cherche s’il n’y aurait pas lieu d’acheter une terre ici. C’est pour moi une occupation et le meilleur prétexte pour connaître la vraie situation du pays. Il reste encore dix jours pour atteindre la fin des six semaines, alors je vous écrirai et nous nous arrangerons pour nous voir. »

Le désir de Tolstoï d’acheter une terre dans la province de Samara se réalisa. Il réussit à convaincre sa femme de l’avantage pour eux de cet achat, et Tolstoï se trouva ainsi rattaché par des intérêts personnels à la province de Samara, où depuis il alla presque chaque année.

En 1872, Tolstoï se sentit de nouveau très fatigué ; cette fois c’était le travail de son Syllabaire qui en était cause. Toute la famille se prépara à partir avec lui pour la cure de koumiss, mais des empêchements survinrent et Tolstoï partit seul. Dès la fin de juillet, il était de retour à Iasnaïa ; les soucis de la publication de son Syllabaire l’obligèrent à rentrer plus tôt. Durant son séjour dans la province de Samara, il donna des ordres pour le défrichage et la construction des bâtiments les plus nécessaires sur les terres qu’il avait achetées.

L’été suivant, toute la famille se rendit à la nouvelle propriété. Avant le départ, le 11 mai 1878, Tolstoï écrivait à Fet :

« … Je suis allé à Moscou, où j’ai acheté quarante-trois objets divers pour quatre cent cinquante roubles. Après cela, il est impossible de ne point partir pour Samara… Nous ne partirons pas avant le 20, et après, mon adresse : Samara. »

S. A. Bers, qui accompagnait de nouveau Tolstoï, relate ce qui suit, au sujet de ce voyage :

« Cette fois, on loua pour la propriété un Bachkir, du même village Karalik, avec un troupeau de juments. Il vint avec sa femme dans sa roulotte ; et son ouvrier amena le troupeau de juments et leurs poulains. On attachait les poulains toute la journée afin de les empêcher de téter les juments, et on ne les mettait en liberté que la nuit. Le vieux Bachkir, Mohamed-Schah, dont le nom russe était Romanovitch, était grave, très poli et très consciencieux, c’est pourquoi Tolstoï l’avait choisi parmi tous les Bachkirs du village Karalik. L’intérieur de sa roulotte était très propre, presque élégant, et nous tous allions chez lui, non seulement pour boire le koumiss, mais pour causer.

« Un tapis et des coussins recouvraient le milieu du sol ; à côté, il y avait une petite table et deux chaises ; tout cela nous était destiné.

« Au mur était accrochée une selle très ornementée. Un côté de la tente était fermé par une indienne de couleur claire, derrière laquelle se cachait sa femme quand venaient des visiteurs.

« Romanovitch était toujours content de nos visites, puisque, comme tous les Bachkirs aisés, il ne faisait jamais rien, et nous buvions du koumiss autant que nous en voulions[8]. »

Le séjour de Tolstoï dans la province de Samara ne fut pas sans importance pour la population locale.

Plusieurs années mauvaises consécutives ayant notablement réduit le bien-être des paysans de Samara, la disette de 1873 menaçait d’être une véritable calamité. Tolstoï essaya, par sa parole puissante, de venir en aide aux malheureux menacés de famine. Il écrivit un article, dont nous donnons ci-dessous les passages principaux, et l’adressa aux directeurs des journaux et des revues :

« Ayant vécu une partie de l’été dans un petit village du gouvernement de Samara, écrivait-il, j’ai été témoin de la misère profonde qui accable le peuple, par suite de trois années de disette et surtout de la disette de cette année. J’estime de mon devoir de faire connaître aussi véridiquement que possible la situation pitoyable de la population rurale de cette province, et d’appeler tous les Russes à son aide. J’espère que vous ne refuserez pas à ces lignes l’hospitalité de votre journal.

« Comment recueillir les offrandes et à qui en confier la distribution, vous le savez mieux que moi, et je suis sûr que vous ne refuserez pas de collaborer à cette œuvre.

« L’année 1871, fut très mauvaise pour la province de Samara. Les paysans riches, qui faisaient de grandes semailles, sont devenus simplement aisés ; les paysans aisés qui durent réduire leurs semailles eurent juste de quoi se nourrir ; et des paysans qui jusqu’ici ne connaissaient pas le besoin furent contraints de vendre une partie de leur bétail. Quant aux paysans autrefois besogneux, ils se sont endettés, ils sont maintenant réduits à la mendicité ; ce qui n’existait pas auparavant. L’année suivante, la disette força les paysans aisés à diminuer leurs semailles et à vendre le bétail superflu. De sorte que le prix des chevaux et des bêtes à cornes baissa de moitié. Les paysans qui jusqu’alors avaient pu arriver, commencèrent à vendre le bétail qui leur faisait besoin, et s’endettèrent. Quant aux autres paysans, ils grossirent de plus en plus le nombre des mendiants. Cette année, où il n’est déjà plus question de disette mais de famine, les neuf dixièmes de la population de ce pays, jadis riche, sont condamnés à la mendicité et à la faim. Je ne crois pas qu’il existe en Russie une autre province où comme dans la province de Samara le bien-être et la misère du peuple soient tellement liés à la qualité de la récolte. Ici, en effet, seul le travail agricole est productif. Or cette année, à cause des mauvaises récoltes précédentes, les semailles furent réduites de moitié et cette moitié ensemencée ne produit rien. De sorte que cette année le paysan n’a pas de pain.

« La misère sévit déjà, et nous sommes en été, et il faut encore attendre douze mois avant la prochaine récolte.

« En parcourant la campagne, moi qui vis toujours à la campagne et connais bien les conditions de la vie rurale, j’ai été saisi d’horreur devant le spectacle qui s’offrait à ma vue. Partout les champs nus, impossible de reconnaître ce qu’on avait semé. Sur la route, on rencontre des gens qui partent, soit pour Oufa, soit pour ailleurs, afin de chercher du travail qu’ils ne trouvent plus ici. Dans toutes les cours des villages où j’allais, partout le même état, pas encore la famine absolue, mais tous les indices de la famine prochaine. Point de paysans, tous sont partis chercher du travail. Dans les demeures sont restés des femmes, des enfants décharnés, malades, et des vieillards. Il y a encore un peu de farine, mais si peu ! Tous les animaux domestiques sont étiques. À chaque instant s’approche de la fenêtre un mendiant, à qui parfois on doit refuser une bouchée de pain.

« Mais c’est là une impression générale. Voyons les chiffres. Pour les établir, j’ai pris chaque dixième cour du bourg Gavrilokva, près duquel j’habite, et l’exactitude de ce que j’avance est certifiée par les anciens et les prêtres… »

Après avoir ainsi décrit l’état dans lequel il a trouvé vingt-trois demeures, Tolstoï continue :

« De cette description absolument exacte, il résulte que la plupart de ces familles, cette année, ne peuvent pas se nourrir de leurs propres ressources. Les autres, semblerait-il, pourraient se nourrir si les hommes partaient travailler au loin, mais en réalité elles se trouvent dans une situation également mauvaise, puisque neuf dixièmes de tout le village devraient aller travailler au dehors, et que les paysans, à cause de la disette, laissent partir les ouvriers qu’ils occupaient auparavant. La situation du peuple est terrible quand on pense à l’hiver qui approche. Mais le peuple n’a pas l’air de le comprendre. Les paysans paraissent calmes comme à l’ordinaire. On entend parfois des chansons et des rires, et l’observateur superficiel qui n’aurait pas vu le paysan arracher tige par tige le blé à peine sorti de terre ne pourrait se douter qu’un des pires fléaux menace cette population.

« Le paysan, malgré son âpre labeur, croit à la parole évangélique : les oiseaux du ciel ne sèment ni ne fauchent et le Père du ciel les nourrit. Il croit fermement qu’il lui suffit de travailler et que le Père du ciel le nourrira. C’est pourquoi il n’économise point et quand vient une année malheureuse comme cette année, il se contente de secouer docilement la tête et de dire : « Évidemment nous avons mis Dieu en colère par nos péchés… »

« Du compte rendu qui précède on voit que neuf dixièmes des familles manqueront de pain. Que feront donc les paysans ? 1o ils mélangeront le grain à des substances non nourrissantes, souvent nuisibles, à des herbes, etc. (dans plusieurs endroits, m’a-t-on dit, on le fait déjà) ; 2o les personnes les plus robustes de la famille s’en iront travailler au loin pendant l’automne et l’hiver ; ce seront les vieillards, les enfants, les femmes épuisées par la grossesse ou l’allaitement qui souffriront, et, en grand nombre, périront, moins de faim que des maladies engendrées par des aliments malsains.

« L’année dernière, il y avait encore de la farine de froment dans quelques maisons. Les mères la conservaient pour les petits enfants. Cette année, il n’y en a plus et les enfants tombent malades et meurent. Que sera-ce donc quand le pain noir manquera, ce qui commence déjà ? On ne peut penser sans frémir aux maux qui menacent la plus grande partie de la population du gouvernement de Samara, si l’État ne lui vient pas en aide. Selon moi, l’on pourrait ouvrir des souscriptions de deux sortes : l’une pour les offrandes ; l’autre pour les prêts d’argent, destinés à l’achat des grains, sans intérêts, pour deux ans. La population atteinte du gouvernement de Samara pourrait garantir les sommes fournies par cette dernière souscription, et il est probable que le zemstvo de Samara se chargerait d’acheter le grain, d’en faire la distribution, et de percevoir l’argent dès la première année de bonne récolte[9]. »

Le directeur des Moskovskia Viedemosti, qui publia cet article, ouvrit aussitôt une souscription au profit des paysans de Samara victimes de la disette. Cet article était une véritable révélation ; tout le monde, en effet, sauf peut-être les habitants de la province de Samara, ignorait cette situation. En même temps qu’il renvoyait cet article, Tolstoï écrivit à sa parente A. A. Tolstoï, la priant d’intéresser l’Impératrice au sort de ces malheureux. L’offrande de l’Impératrice fut l’une des premières et ouvrit la voie aux autres. Le 17 septembre, la chancellerie du zemstvo de Samara reçut la première offrande, 2.300 roubles, de la part de la typographie de l’Université de Moscou, alors affermée au directeur des Moskovski Viedemosti. Puis les secours affluèrent. En septembre on reçut encore 4.980 roubles ; en octobre 7.505 roubles ; en novembre 94.949 roubles ; en décembre 384.480. À partir de janvier le total des offrandes diminua : en janvier 1874, 236.956 roubles ; en février 116.705 roubles ; en mars, 70.373 roubles ; en avril 46.004 roubles ; en mai 33.814 roubles ; en juin, 24.374 roubles ; en juillet 18.480 roubles, en août, 3.612 roubles. Quelques offrandes parvinrent encore jusqu’en 1876. En tout, pendant la famine 1873-1874, 1.887.000 roubles et 21.000 pouds de blé, furent donnés au profit de la population affamée.

Tolstoï ne se borna point à écrire cet article qui devait avoir un résultat si bienfaisant pour la population de Samara. En été 1878, pendant son séjour dans le district de Bouzoulouk, il prit une part directe, personnelle, au soulagement des infortunes. « Quand, en 1881, nous eûmes l’occasion de visiter cette région, écrit A. S. Prougavine, nous apprîmes des paysans tout ce que le comte Tolstoï avait fait pour eux. Il visitait personnellement les familles les plus nombreuses, s’informait de leurs besoins, leur donnait des secours d’argent ou de blé, leur procurait le moyen d’acheter des chevaux, etc. Le souvenir des bienfaits du célèbre écrivain est demeuré vivant dans la mémoire des paysans de Patrovka, de Gavrilovka, de Zemlanka, et autres villages de cette contrée[10]. »

Nous devons aussi mentionner la part que prit la comtesse S. A. Tolstoï. Le biographe Leuvenfeld rapporte ainsi son témoignage sur ce sujet.


« Vous connaissez la lettre sur la famine de Samara. Je m’en attribue le mérite. Nous vivions alors loin de toute demeure humaine, tout à fait isolés, consacrés exclusivement au rétablissement de la santé de mon mari. Nous avions le temps d’observer la vie du peuple et nous acquîmes bientôt la conviction que la disette, parmi cette population relativement nombreuse, devait engendrer de terribles malheurs. Je persuadai mon mari de s’occuper sérieusement de cette question. Il entreprit l’étude statistique de toute cette région, notant, dans chaque demeure, le nombre des bouches à nourrir et la quantité de grain qui s’y trouvait. Cette étude montra que la famine était inévitable. C’est alors qu’il publia sa lettre. L’Impératrice souscrivit la première, bien que dans les hautes sphères cet article n’eût pas été vu d’un très bon œil, n’étant pas flatteur pour les fonctionnaires de la province. Mais dès que la première femme du pays eût apporté son offrande, l’argent afflua par milliers[11]. »

Le 25 août 1878, déjà rentré à Iasnaïa Poliana, Tolstoï écrivait à Fet :

« Le 22 nous sommes arrivés en bonne santé, de Samara, et brûlant du désir de vous voir. Merci de ne pas nous oublier. À vrai dire, j’ai peu de temps pour vous écrire, mais j’ai si peur que vous ne passiez devant nous que je vous écris au moins deux mots. Malgré la sécheresse, les ennuis, les incommodités, nous tous, ma femme et moi, sommes contents du voyage et encore plus contents du vieux cadre de la vie ; et nous nous remettons à nos besognes respectives. »

En 1874, Tolstoï retourna à Samara, avec son fils aîné, Serge, mais cette fois, moins pour sa santé que pour examiner sa propriété… La récolte était assez bonne et le peuple se remettait du malheur de l’année précédente.

L’été suivant, toute la famille alla s’installer dans la propriété de Samara. L’événement le plus intéressant de cet été furent des courses organisées par Tolstoï pour la population locale. La comtesse Tolstoï écrit à ce propos à sa sœur :

« Le 6, nous avons eu chez nous des courses. On a couvert 26 verstes en 89 minutes, ce qui est très rapide. Sur vingt-deux chevaux, quatre seulement sont arrivés au but, les autres ont dû lâcher en route. Le premier prix, c’était un fusil étranger et une robe de chambre ; le deuxième prix : une montre avec le portrait de l’empereur et une robe de chambre ; et les autres, des robes de chambre, des mouchoirs, etc. Pendant les courses, en deux jours, on a mangé quinze moutons et bu une quantité considérable de koumiss. Les Bachkirs dansaient, chantaient leurs chansons nationales, jouaient de la flûte, luttaient et s’amusaient beaucoup. C’était très joli et intéressant. Quatre honorables dames bachkirs sont venues en voiture fermée, puisqu’elles n’ont pas le droit de se montrer aux hommes[12]. »

Comme à chaque voyage, cette année encore Tolstoï, accompagné de sa famille, se rendit à Bouzoulouk, pour la foire de la Saint-Pierre.

Il en profita pour visiter le couvent, où était alors un ermite vénéré du peuple. Il vivait dans une sorte de cave, d’où il sortait pour se promener dans le jardin. On montrait aux visiteurs un pommier qu’il avait planté quarante ans auparavant et sous lequel il s’asseyait pour recevoir les pèlerins. Il montra à Tolstoï et à sa famille sa demeure souterraine, le cercueil dans lequel il dormait, et le grand crucifix devant lequel il priait. Selon Tolstoï, le respect que le peuple avait pour cet homme était l’expression d’un sentiment religieux très sincère et la preuve que cet ermite satisfaisait le besoin essentiel du peuple par l’exemple de sa vie pure.

À son retour à Iasnaïa, Tolstoï écrivit à Fet, le 26 août 1875 :

« Voilà trois jours que nous sommes arrivés à bon port. Je suis déjà remis du voyage et je m’empresse de vous écrire pour vous remercier de vos deux lettres, qui, plus que jamais, nous furent précieuses dans notre trou. J’espère que votre santé est meilleure. On voit cela par vos lettres ; vous avez, je pense, exagéré. Laissez-moi le temps de me remettre et je songerai au moyen de m’arranger pour aller chez vous. Mais vous, suivant votre vieille et bonne habitude, quelque effort qu’il vous en coûte, n’allez pas à Moscou sans passer chez nous. La récolte chez nous est moyenne, mais le salaire des ouvriers énorme, si bien qu’en définitive on a peine à y trouver son compte. Pendant deux mois je n’ai pas sali mes doigts avec l’encre, ni mon esprit avec les pensées, mais maintenant je me remets à l’ennuyeuse et vulgaire Anna Karénine, avec le seul désir de m’en débarrasser au plus vite, afin de me laisser des loisirs pour d’autres occupations, pas pour les occupations pédagogigues, que j’aime, mais veux abandonner : elles prennent trop de temps. Je voudrais vous dire beaucoup, beaucoup de choses, mais je ne sais pas écrire. Il faut voir comme nous avons vécu dans un trou perdu de Samara. Il faut voir cette lutte qui se passe sous nos yeux, les campements des nomades (il y en a des millions sur un immense espace) avec l’agriculture primitive ; il faut sentir toute l’importance de cette lutte pour se convaincre que, s’il existe des destructeurs de l’ordre social, en tout cas il n’y en pas plus de deux ou trois, qui courent très vite et crient très haut, que c’est une sorte de parasitisme sur un chêne vivant, que le chêne n’a rien à voir avec eux, que ce n’est pas une fumée, mais une ombre de fumée. Pourquoi le sort m’a-t-il jeté à Samara ? Je l’ignore, mais je sais que j’ai entendu des discours dans le Parlement anglais (ce que l’on tient pour quelque chose de très important) et qu’ils m’ont ennuyé et paru très mesquins, mais que, là-bas, il y a des mouches, la saleté, les Bachkirs, et moi regardant tout cela avec respect et crainte, j’écoute, j’observe et sens que cela est très important… »

  1. Souvenirs sur Tolstoï, p. 51.
  2. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  3. S. A. Bers, Souvenirs sur Tolstoï, p. 52.
  4. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  5. Ibid.
  6. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  7. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  8. Souvenirs sur Tolstoï.
  9. Moskovskia Viedomosti, 17 août 1878.
  10. A. S. Prougavine, le Comte L. N. Tolstoï pendant la famine de 1873-1874 ; Obrazovanié, no 1902.
  11. Leuvenfeld, Conversations avec Tolstoï et sur Tolstoï.
  12. Archives de T. A. Kouzminsky.