Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 9/Chapitre 3

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Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 288-304).


CHAPITRE III


LES ŒUVRES DE CRITIQUE



Pour son travail de critique, Tolstoï choisit la théologie dogmatique orthodoxe la plus répandue, celle de Macaire, ouvrage classique des séminaires, et même traduite en français. Ce docte exposé des dogmes orthodoxes, il le soumit non à la critique scientifique, mais à celle du simple bon sens et il arriva ainsi à une conclusion tout à fait inattendue. Voici comment lui-même le raconte dans la préface de son ouvrage : Critique de la théologie dogmatique.

« Je fus amené malgré moi à l’étude de la doctrine de l’Église orthodoxe. Mon rapprochement de l’Église orthodoxe m’avait sauvé du désespoir. J’étais fermement convaincu qu’en sa doctrine était la vérité. Mais plusieurs manifestations de cette doctrine, contraires aux conceptions fondamentales que j’avais de Dieu et de sa loi, m’ont amené à l’étude de la doctrine elle-même. Je ne supposais pas encore que la doctrine fût mensongère ; j’avais peur d’une pareille supposition, car un seul mensonge dans cette doctrine la détruisait toute, et je perdais ce point d’appui que j’avais en l’Église,


TOLSTOÏ EN 1881

source de la connaissance du sens de la vie, que j’avais cherché dans la foi. Je me mis à étudier les livres qui exposaient la doctrine orthodoxe. Quel fut le résultat de cette étude, le voici : Si je n’eusse été amené par la vie à la reconnaissance de la nécessité de la foi ; si je n’eusse vu que cette foi est la base de la vie de tous les hommes ; si le sentiment de la vie, ébranlé en moi, ne se fût pas de nouveau raffermi ; si la base de la foi n’eût été que la confiance ; si ma foi eût été celle dont parle la théologie, alors, après avoir lu ce livre, non seulement je fusse devenu païen, mais le pire ennemi de toute religion, parce que je trouvai dans cette doctrine non seulement l’insanité, mais le mensonge conscient des hommes qui ont choisi la religion comme moyen d’atteindre leurs buts personnels. »

Et plus loin :

« Et je compris enfin que toute cette doctrine, dans laquelle, me semblait-il auparavant, s’exprimait la foi du peuple, n’était que mensonge et tromperie élaborés par des hommes, au cours des siècles, dans un but précis et très méprisable. »

Nous citerons ici quelques passages qui indiquent le caractère de la critique, et, d’un autre côté, renferment quelque allusion au drame qui se passait dans l’âme de Tolstoï durant ce travail.

Afin de ne pas être soupçonné de parti pris, Tolstoï, en commençant l’étude des dogmes, s’exprime ainsi :

« Je ne dis pas que je ne crois pas en la sainteté de l’Église. Même en me mettant à cette étude je croyais entièrement en elle, en elle seule, du moins à ce qu’il me semblait. »

Que demandait-il donc à cette Église quand il commença son étude ? Il nous le dit aussi :

« Je suis homme. Dieu ne s’occupe que de moi. Je cherche le salut. Comment n’accepterais-je pas ce que je cherche de toutes les forces de mon âme ? Dites-moi les vérités comme vous les savez. Dites-les-moi au moins comme dans le Symbole des Apôtres que nous tous avons appris par cœur. Si vous craignez qu’à cause de la faiblesse de ma raison et la perversité de mon cœur, je ne les comprenne pas, aidez-moi. Aidez ma faible raison, mais n’oubliez pas cependant que vous vous adressez à ma raison. Vous exprimerez par des paroles les vérités divines ; mais les paroles doivent être comprises par la raison. Expliquez-moi ces vérités, montrez-moi l’erreur de mes objections, adoucissez mon cœur endurci par l’aspiration vers la vérité et le bien que je trouverai en vous. Mais n’essayez pas de me surprendre par les paroles, par la tromperie consciente, qui viole la sainteté du sujet dont vous parlez. »

Tolstoï arrive à l’étude des dogmes. Le dogme de la Trinité révolte sa raison.

« Supposons, dit-il, que l’on affirme que Dieu vit sur l’Olympe, que Dieu est en or, qu’il n’y a pas de Dieu, qu’il y a quatorze Dieux, que Dieu a plusieurs enfants ou un fils. Toutes ces affirmations sont étranges, barbares, mais chacune est liée à une idée, à une conception. Mais que Dieu soit un et trois, cela ne peut être lié à aucune conception, à aucune idée.

« Devant cette affirmation, de quelque autorité qu’elle émane, fût-ce même une voix du ciel qui criât : Je suis un et trois ! je resterais non pas incrédule (on ne saurait parler ici de croire), mais stupéfait, me demandant ce que signifient ces paroles, en quelle langue et d’après quelles lois elles peuvent avoir un sens.

« Pour moi, élevé dans l’esprit de la religion chrétienne et qui, après toutes les erreurs de ma vie, et les écarts de la raison, suis arrivé à la négation de la vie et au désespoir terrible ; pour moi qui ai trouvé le salut dans cette religion, que je sentais seule capable de mouvoir l’humanité par la force divine ; pour moi qui cherche l’expression supérieure accessible à moi, de cette religion ; pour moi qui crois avant tout en Dieu mon père par la volonté duquel je vis, souffre et cherche en souffrant la révélation ; pour moi, admettre que des paroles sacrilèges sont la seule réponse que je puisse recevoir de mon père, quand je lui demande comment le comprendre et l’aimer ; pour moi c’est impossible…

« Dieu ! Dieu incompréhensible mais existant, par la volonté duquel je vis ! Tu as introduit en moi cette aspiration à te connaître et à me connaître. J’ai erré, j’ai cherché la vérité où il ne le fallait point. Je savais que j’errais. Je flattais mes mauvaises passions, les sachant mauvaises, mais je ne l’oubliais jamais. Je t’ai senti toujours, même quand je m’égarais. J’ai failli périr, t’ayant perdu. Mais tu me tendis la main, je la saisis et la vie s’éclaira pour moi. Tu m’as sauvé et je cherche maintenant une seule chose : m’approcher de toi, te comprendre comme il m’est possible. Aide-moi, enseigne-moi. Dieu de vérité et d’amour, approche-moi encore de toi, révèle-moi tout ce que je puis comprendre de toi et de moi !

« Et Dieu bon, le Dieu de vérité, me répond par la voix de l’Église, « Dieu est unité, Dieu est trinité ».

« Mais allez au diable, vous qui avez pris les clefs du royaume du ciel et, sans y entrer, le fermez aux autres ! Ce n’est pas de Dieu que vous parlez, mais de quelque autre chose. »

Continuant son étude, Tolstoï donne un récit intéressant de l’histoire biblique de la chute d’Adam.

« Le sens de toute cette histoire, selon le livre de la Genèse, est tout à fait contraire à celui de l’Église, et serait le suivant : Dieu créa l’homme, mais voulut le laisser, comme les animaux, ignorant du bien et du mal. C’est pourquoi il lui défendit de manger le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. En même temps, pour effrayer l’homme, Dieu le trompa, lui disant que s’il en mangeait il mourrait. Mais l’homme, aidé de la sagesse (le serpent), déjoua la tromperie de Dieu. Il connut le bien et le mal et ne mourut point. Dieu, effrayé de cela, lui interdit l’accès à l’arbre de la vie, auquel, selon le sens de l’histoire, l’homme trouvera l’accès comme il le trouva pour la connaissance du bien et du mal. Cette histoire est-elle bonne ou mauvaise ? en tout cas elle est ainsi dans la Bible. L’attitude de Dieu est ici semblable à celle de Zeus envers Prométhée. Le Dieu de ces premiers chapitres n’est pas le Dieu chrétien, ce n’est pas même le Dieu des prophètes et de Moïse. C’est un Dieu jaloux de son pouvoir sur les hommes, et craignant les hommes. Cette histoire, la théologie en avait besoin pour son dogme de la rédemption, c’est pourquoi Dieu jaloux et méchant est identifié à Dieu le Père, dont le Christ a parlé. On ne peut s’expliquer autrement le blasphème de ce chapitre. »

Intéressants aussi les raisonnements de Tolstoï sur le dogme de la divinité du Christ :

« Je me suis arrêté sur ce passage non pour prouver que Christ n’est pas Dieu. Prouver cela est inutile. Pour celui qui croit en Dieu, Christ ne peut pas être Dieu. Je me suis arrêté sur ce passage parce qu’il contient la source des insanités précédentes. Je comprends qu’après la mort du Christ ses disciples, profondément pénétrés de sa doctrine, parlant de cet homme qui disait que tous sont fils de Dieu et doivent se confondre dans la vie avec Dieu, je comprends qu’ils l’aient appelé divin, fils bien-aimé de Dieu. Je comprends que des hommes grossiers, écoutant sans la comprendre la doctrine des apôtres, aient pu n’en accepter que les paroles et les défendre ensuite avec obstination, en niant toute autre interprétation. De même pour le dogme du péché originel. Je puis admettre la compréhension des hommes qui dans la chute d’Adam ne voient que ce fait : qu’Adam a désobéi à Dieu et a mangé la pomme. De même je puis admettre la compréhension des hommes qui disent que Jésus était Dieu et par sa mort a sauvé les hommes. Cette conception n’est pas stupide, elle n’est que grossière et incomplète. Mais dès que les hommes se mettent à affirmer que cela est la seule vérité, qu’à telle époque, en tel endroit, a vécu Adam, créé par Dieu, et placé par lui dans un jardin, etc., ou que Jésus est la deuxième personne de Dieu, qui s’est incarné dans le sein de la Vierge Marie par l’opération du Saint-Esprit, et que cela est la seule vérité, alors je ne puis plus admettre ce qu’ils disent. Leur affirmation et leurs explications prouvent leur grossièreté, et non la compréhension. Et c’est ce que fait et continue de faire l’Église, au nom de sa sainteté et de son infaillibilité. »

Ainsi, étudiant un dogme après l’autre, Tolstoï arrive à leur négation absolue. Et sa conclusion résume toute la doctrine de l’Église orthodoxe, telle qu’il l’a comprise.

En la résumant, de nouveau il pose la question qui l’a conduit à l’examen de la religion chrétienne, et en particulier orthodoxe. Quel est le sens de la vie ?

Et voici comment, selon ses paroles, l’Église y répond :

« Dieu, par caprice, créa un monde étrange ; et à chaque création, il disait ; C’est bien. L’homme aussi était bien.

« Mais voilà que tout était très mal. L’homme fut maudit ainsi que toute sa postérité, et Dieu bon continua à créer des hommes sachant que tous périraient.

« Ensuite il imagina un moyen de les sauver. Mais ce fut encore pire. Au commencement, du temps d’Abraham, de Jacob, etc., les hommes pouvaient se sauver par une vie bonne. Maintenant, si je suis juif, bouddhiste, si par hasard je ne suis pas tombé sous l’action sanctifiante de l’Église, je suis perdu, et souffrirai éternellement en enfer. Si même je suis parmi les heureux, mais si j’ai le malheur d’écouter ma raison, si je ne renonce pas à ma raison pour suivre les exigences de l’Église, je suis également perdu. C’est peu. Même si je crois à tout, mais n’ai pas eu le temps de communier, pour une raison quelconque, je puis tomber en enfer et y rester…

« À ma question : Comment dois-je vivre ? la doctrine de l’Église répond en niant tout ce qu’exige mon sens moral, et impose ce qui me parut toujours la chose la plus immorale : l’hypocrisie. De toutes les applications morales des dogmes, il ne découle qu’un précepte : Sauve-toi par la foi. Si tu ne peux pas comprendre ce que l’on t’ordonne de croire, dis quand même que tu crois. Étouffe par toutes les forces de ton âme ton besoin de lumière et de vérité. Dis que tu crois et fais ce qui découle de la foi…

« La logique est impitoyable : Si je suis racheté par la mort de Dieu, si tous mes futurs péchés sont rachetés, à quoi bon les actes. Il suffit de croire. Comment puis-je lutter, aspirer au bien, en quoi je comprenais autrefois les bons actes, quand le dogme principal de la religion c’est que l’homme ne peut rien par lui-même et que tout arrive par la grâce. Mais la grâce, je ne puis l’acquérir par moi-même ; elle m’est communiquée par les autres. Elle se donne par les sacremenls et par les prières de l’Église. Alors, il faut avoir près de soi des prêtres, ou vivre au couvent, et laisser de l’argent pour les messes.

« La voilà, la réponse à la question : Que dois-je faire ? Si révoltante qu’elle soit à la conscience, elle est inévitable. Je me rappelle qu’à l’époque où je doutais encore de la doctrine de l’Église et lisais l’Évangile, je ne comprenais pas ces paroles : « Les mauvaises paroles contre le Fils de l’homme vous seront pardonnées, mais les mauvaises paroles contre le Saint-Esprit ne vous seront pardonnées ni dans ce siècle ni dans le siècle futur. » Maintenant elles ne sont que trop claires pour moi. Voici la calomnie contre le Saint-Esprit qui ne sera pardonnée ni dans cette vie, ni dans la vie future : c’est cette effroyable doctrine ecclésiastique dont la base est la doctrine de l’Église. »

Nous voyons par ces paroles qu’après l’étude de la doctrine de l’Église la rupture de Tolstoï avec l’Église est un fait accompli. Dans le supplément de sa conclusion, Tolstoï exprime son sentiment de révolte pour cette tromperie de l’Église, et expose brièvement sa compréhension de la doctrine du Christ.

« Pour celui qui a compris la doctrine de Jésus, elle est en ceci : Moi, ma lumière, doit aller vers la lumière. La vie m’est donnée. Hors elle il n’y a rien, sauf la source de toute vie : Dieu. Toute doctrine religieuse : le renoncement, l’amour du prochain, n’a que ce sens : que je puis faire la vie en soi-même infinie.

« Tout rapport avec une vie d’autrui n’est que mon ascension, ma communion avec elle dans la paix et en Dieu. Par moi-même, je ne puis que comprendre la vérité ; et mes actes sont les conséquences de l’ascension de ma vie. Je puis par moi-même exprimer cette vérité : Quelle peut être pour moi, qui comprends ainsi la vie, la question : Comment vivent les autres ? Les aimant, je ne puis que désirer leur communiquer mon bonheur ; mais la seule arme qui m’est donnée, c’est la conscience de ma vie et ses actes. Je ne puis désirer, penser, croire pour un autre. J’élève ma vie, et cela seul peut élever la vie d’un autre. Moi je suis en eux et eux en moi…

« Et que sera-t-il s’il n’y a pas l’Église ? Ce qui est maintenant, ce qu’a dit Jésus : « Faites de bons actes, pour que les hommes, les voyant, glorifient Dieu. » Dans les actes, il n’y a pas de désaccord. Dans la confession, dans l’interprétation, dans les rites, il y a désaccord ; mais ce désaccord ne touche pas la religion et les actes, et ne gêne personne. L’Église a voulu concilier ces interprétations et ces rites et s’est disloquée elle-même. En même temps elle a montré que ni la confession, ni l’adoration extérieure n’est œuvre de religion. L’œuvre de la religion, c’est seulement la vie selon la foi. Et cette vie est supérieure à tout. Elle ne peut être soumise à personne, sauf à Dieu, qui n’est reconnu que par la vie. »

Ainsi Tolstoï se sépara de l’Église orthodoxe. Il y était venu croyant y trouver la doctrine du Christ. L’étude de la théologie orthodoxe lui montra son erreur. Mais où donc trouver cette doctrine sans laquelle il ne pouvait vivre ? Où la chercher ? Encore dans cette même Église, qu’il abandonnait, qui a transporté à travers les siècles et, comme par miracle, nous a conservé l’évangile. Tolstoï se mit donc avec zèle à l’étude de l’évangile. Et le résultat de ce travail fut une œuvre remarquable qu’il intitula ainsi : Concordance et traduction des quatre évangiles.

Dans la préface de cette œuvre, Tolstoï raconte lui-même les circonstances qui le poussèrent à ce travail. Citons quelques extraits de cette préface.

« Amené par la raison, sans la foi, au désespoir et à la négation de la vie, je tournai mes regards vers l’humanité et remarquai que ce désespoir n’est point le sort général, mais que des hommes ont vécu et vivent par la foi. Je vis autour de moi des hommes qui possédaient cette foi, et trouvaient en elle un sens de la vie qui leur permettait de vivre tranquillement et joyeusement, et d’accepter ainsi la mort. Je ne pouvais par la raison m’expliquer ce sens. J’ai tâché d’arranger ma vie à la manière des croyants, de remplir tout ce qu’ils remplissaient dans la vie et dans l’adoration extérieure de Dieu, pensant qu’ainsi me serait révélé le sens de la vie. Plus je me rapprochais du peuple et exécutais ses rites de l’adoration de Dieu, plus je sentais deux forces contraires agir sur moi. D’un côté se révélait à moi de plus en plus un sens de la vie qui me satisfaisait, que ne détruisait pas la mort ; de l’autre côté, je voyais que, dans ce culte extérieur de Dieu, il y a beaucoup de mensonges. Je comprenais que le peuple, faute d’instruction, de temps, d’habitude de penser, ne pouvait voir ce mensonge, mais moi, je ne pouvais ne point le voir et, l’ayant vu, fermer les yeux, comme me le conseillaient des gens instruits, croyants. »

« Chaque doctrine chrétienne, dit-il plus loin, provient de la doctrine du Christ lui-même. Mais d’elle aussi proviennent toutes les autres doctrines. Toutes sont nées du même grain, et c’est ce qui les unit. C’est pourquoi, pour comprendre la doctrine du Christ, il ne faut pas l’étudier, comme le fait chaque doctrine, des branches vers le tronc, ni, comme le fait l’Histoire de la religion, en allant du tronc aux branches. Ni l’une, ni l’autre étude ne donne le sens de la doctrine. Ce sens ne se donne que par la connaissance de ce grain, de ces fruits, d’où elles toutes proviennent et par lesquels toutes sont vivantes. Toutes sont sorties de la vie et des actes du Christ et toutes ne vivent que pour produire les actes du Christ, c’est-à-dire le bien…

« Ayant vu les actes des hommes qui professent la doctrine du Christ, je me suis accroché à eux. J’ai rencontré de pareils hommes et parmi les orthodoxes, et parmi des schismatiques de toutes sortes et parmi les catholiques et parmi les réformés. Que conclure de là, sinon que le sens de la vie donné par la doctrine du Christ est puisé, non dans les croyances, mais dans quelque autre chose, commun à toutes les croyances…

« J’ai vu toutes les diverses sectes chrétiennes d’accord sur ce qui est bien et ce qui est mal, et sur la façon dont il faut vivre. Et tous les croyants de ces diverses sectes déclaraient suivre la doctrine du Christ. Les doctrines se sont séparées, mais leur base est une. La base de toutes les religions est la seule et même vérité. C’est cette vérité que je veux maintenant connaître. Cette vérité doit se trouver non dans les interprétations de la doctrine du Christ, interprétations qui ont divisé les chrétiens en milliers de sectes ; elle doit se trouver dans la révélation du Christ même. Or les paroles du Christ se trouvent dans l’Évangile. C’est pourquoi je me suis adressé à l’étude des évangiles. »

Nous avons déjà mentionné dans un des chapitres précédents que Tolstoï s’était mis avec acharnement à l’étude du grec. La connaissance de cette langue lui fut des plus utiles pour son travail sur les Évangiles. Il mit aussi à profit les travaux des meilleurs exégètes de ce temps : Reuss, Grisbach, Tichendorff, les comparant à ceux des savants orthodoxes : l’archevêque Michel, Grétchouliévitch, et autres.

Disposant l’histoire évangélique par ordre chronologique, coordonnant en un système logique les quatre évangiles, Tolstoï, texte à texte, traduit, compare, interprète et trouve le sens général. Puis il partage son œuvre en douze chapitres, avec une introduction et une conclusion. À la fin de chaque chapitre, il résume le sujet de ce chapitre.

Dans l’œuvre de Tolstoï il faut considérer comme point central l’exposé de l’entretien avec Nicodème, sur « la nouvelle naissance » et l’interprétation de la parabole du semeur, où est résolue la question : Qu’est-ce que le mal ?

« Avec la parole Amen se termine l’Évangile », c’est ainsi que Tolstoï commence sa conclusion, montrant par là qu’il omettra tout ce qu’il y a de miraculeux et, d’autant plus, le miracle des miracles : la résurrection.

« La vérité de la doctrine évangélique, dit Tolstoï, n’a pas besoin de preuves. Son existence durant dix-huit siècles, parmi des milliards d’hommes, nous prouve suffisamment son importance. Il fut peut-être nécessaire de dire que Dieu planta la forêt, préposa un monstre à sa garde et que lui-même la défend.

« Peut-être cela était-il nécessaire, quand il n’y avait pas de forêts. Mais maintenant je vis dans cette forêt dix-huit fois centenaire, quand elle a grandi et m’entoure, je n’ai donc point besoin de preuves de son existence. Elle existe. Alors laissons tout ce qui autrefois était nécessaire pour la croissance de cette forêt : la formation de la doctrine du Christ. »

Cet immense travail fut terminé vers 1881.

Comme la plupart de ses œuvres philosophiques, cette étude des évangiles n’était point destinée par Tolstoï à la publication. Il la laissait faire à ses amis. Il le dit lui-même à la fin des Confessions. « Ce que j’ai trouvé de faux dans cette doctrine, ce que j’y ai trouvé de vrai, à quels résultats je suis arrivé, tout cela formera les parties suivantes de cet ouvrage, qui sera probablement publié quelque jour si quelqu’un juge qu’il en vaille la peine et qu’il soit nécessaire ». Ne trouvant pas de la part de sa famille une très grande sympathie pour ses nouvelles œuvres, Tolstoï dut mettre de côté son travail, et l’écrivit à grand’peine. Mais comme il est impossible de cacher la ville bâtie sur la montagne, de même cette grande œuvre ne pouvait rester inconnue. Bientôt elle vit le jour. La première édition complète de la « Concordance et traduction des quatre évangiles » fut faite par mes soins à Genève, chez Elpidine, et K. M. S. donna l’argent nécessaire à cette publication.

Nous avons déjà mentionné la présence, dans la maison de Tolstoï, d’un licencié de St-Pétersbourg, professeur de mathématiques des enfants, V. I. Celui-ci, qui suivait avec le plus vif intérêt l’évolution religieuse de Tolstoï, ayant lu son travail sur les évangiles, voulut recopier pour lui cette œuvre admirable afin d’en pouvoir faire profiter ses amis, car il devait bientôt quitter la maison de Tolstoï. Mais n’ayant pas le temps de se livrer à cet immense besogne, il résolut de ne recopier que la traduction des textes mêmes des évangiles. Ce travail fait, il le donna à réviser à Tolstoï, qui fit quelques corrections et écrivit pour cette copie une nouvelle préface et une conclusion. C’est cette copie qui parut sous le titre : Récit succinct des Évangiles, et qui, de toutes les œuvres religieuses de Tolstoï, a été peut-être la plus répandue. Le public la connaît sous le nom de l’Évangile de Tolstoï. Dans cette préface, Tolstoï définit ainsi la place de cet ouvrage parmi d’autres œuvres religieuses.

« Cet exposé succinct des évangiles est un extrait d’une grande œuvre manuscrite qui ne peut être publiée en Russie. Elle comprend 4 parties : 1o l’exposé de la marche de ma vie personnelle et de mes idées, qui m’ont amené à la conviction que dans la doctrine chrétienne se trouve la vérité (les Confessions) ; 2o l’exposé de la doctrine chrétienne selon l’interprétation de l’Église, en général, des Apôtres, des Conciles, des Pères de l’Église, et les preuves de la fausseté de ces interprétations (la Critique de la théologie dogmatique) ; 3o l’étude de la doctrine chrétienne d’après ce qui nous est parvenu de la doctrine du Christ, nommément les Évangiles (Concordance et traduction) ; 4o  l’esprit du vrai sens de la doctrine chrétienne, des raisons pour lesquelles elle fut défigurée et des conséquences que doit avoir sa propagation. (En quoi consiste ma foi). Cet exposé succinct est l’abrégé de la 3e partie.

N. N. Strakov, qui suivait attentivement tous les travaux de Tolstoï, écrit à N. A. Danilevsky à propos de cet ouvrage :

« Cet hiver il a écrit encore un nouvel exposé de la doctrine évangélique (pas de l’évangile lui-même). Si vous étiez ici, je vous régalerais de tout cela, et j’en causerais avec vous, si vous ne vous obstiniez pas, selon votre habitude. »

Dans cette même lettre, Strakov parle aussi des premières traductions françaises des œuvres de Tolstoï :

« Voici ce que je sais de sûr concernant Tolstoï : Son ami le prince Ouroussov est allé à Paris. Il est très admirateur des nouvelles idées de Tolstoï, et il a traduit pour la Revue Naturelle les Confessions, qui devaient paraître dans la Pensée russe, mais ont été détruites, et l’Introduction à l’exposé des évangiles. Cette Introduction est publiée là-bas sous un autre titre qui ne lui va pas du tout. Quant aux Confessions, ils ne croient pas nécessaire de les publier parce qu’ils ont donné un article de Cion, pas sot : Un pessimiste russe. De tout cela résulte un brouillamini du diable. Tolstoï n’est pour rien dans tous ces arrangements, mais il ne songe pas non plus à s’y opposer. »

Le Récit succinct des évangiles fut la pierre d’achoppement pour plusieurs amis sincères de Tolstoï. N. N. Strakov écrivit à Danilevsky, le 5 juillet 1885, ce qu’en disait J. S. Aksakov :

« À Moscou, j’ai rencontré à la banque Aksakov et nous avons causé. C’est-à-dire qu’il a causé et toujours de la même chose : du Récit succinct des Évangiles. Hélas, Nicolas Iakovlevitch, ce n’est qu’avec vous que j’ai plaisir à causer, dans le vrai sens de ce mot. D’ailleurs je ne suis pas toujours prêt pour parler librement sur ce sujet, et plusieurs fois, comme je voulais en parler, je me trouvai fort embarrassé. En un mot, plus Aksakov était loquace, moins notre conversation avançait… Principalement il se montre enthousiaste pour deux récits de Tolstoï que je vous ai apportés. Il dit que pour eux il pardonne à Tolstoï son Évangile. »

Ayant terminé l’examen de l’Évangile, en ayant dégagé les bases essentielles du christianisme, Tolstoï en éprouva une très grande satisfaction, et son activité intellectuelle et morale se porta d’un côté vers l’exposé, dans le sens positif, de sa conception du monde, de l’autre côté à la réalisation dans sa vie de cette conception.