Léon XIII et le prince de Bismarck/01

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Léon XIII et le prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 49-73).
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LÉON XIII
ET LE
PRINCE DE BISMARCK

I
PREMIÈRES NÉGOCIATIONS

Le 20 février 1878, dès le lendemain du jour où son nom venait de réunir la majorité des suffrages des cardinaux rassemblés en conclave, Léon XIII écrivait à l’empereur Guillaume :

Affligé de ne pas trouver entre le Saint-Siège et Votre Majesté les relations qui existaient naguère si heureusement, Nous faisons un appel à la magnanimité de votre cœur pour obtenir qu’à une grande partie de vos sujets la paix et la tranquillité de leur conscience soient rendues.

Et le 24 mars, l’empereur Guillaume répondait au Souverain Pontife en ces termes :

J’ai reçu avec reconnaissance par l’intermédiaire du gouvernement confédéré de Sa Majesté le roi de Bavière la lettre du 20 février, par laquelle Votre Sainteté a eu la bonté de m’informer de son élévation au siège papal.

Je vous félicite sincèrement de ce que les voix du Sacré Collège se soient réunies sur votre personne, et je vous souhaite de tout cœur un gouvernement béni de l’Église confiée à votre garde. Votre Majesté relève avec raison le fait que mes sujets catholiques de même que les autres prêtent à l’autorité et aux lois l’obéissance qui répond aux enseignemens de la commune foi chrétienne.

Me référant au coup d’œil que Votre Sainteté a jeté sur le passé, je puis ajouter que, pendant des siècles, les sentimens chrétiens du peuple allemand ont conservé la paix dans le pays et l’obéissance envers les autorités de ce pays, et qu’ils garantissent que ces biens précieux seront également sauvegardés dans l’avenir. J’emprunte volontiers aux paroles amicales que vous m’avez adressées l’espoir que vous serez disposé, avec l’influence puissante que la constitution de Votre Église accorde à Votre Sainteté sur tous les serviteurs de cette Église, à agir en sorte que ceux de ces serviteurs qui l’ont négligé jusqu’ici, suivant dorénavant l’exemple de la population dont l’éducation spirituelle leur est confiée, obéissent aux lois du pays qu’ils habitent. La lettre était contresignée par le chancelier de l’Empire.


Pour l’intelligence des négociations peu connues qui ont suivi cet échange de lettres, il est nécessaire de remonter jusqu’aux environs de 1874.


I

Dès cette époque, en effet, c’est-à-dire avant la fin de la troisième année où s’était engagée contre Rome la campagne bien connue sous le nom de Culturkampf, les observateurs attentifs commençaient à prévoir que les résultats en seraient douteux ; et l’on constatait que le prince de Bismarck déployait moins de zèle pour soutenir l’idée d’une église nationale allemande. Il s’était flatté, au lendemain des victoires de 4870-1871, de consolider l’unité du nouvel empire, en supprimant, avec l’appui du parti national-libéral, toute divergence ou toute opposition entre protestans et catholiques. Comme il était d’ailleurs à prévoir que Rome se refuserait à une telle abdication, les nationaux-libéraux s’étaient appliqués à battre en brèche l’autorité du pape, et, pour y réussir, ils n’avaient pas trouvé de meilleur moyen que de rappeler les résistances qui s’étaient élevées naguère, au concile du Vatican, contre la proclamation de l’infaillibilité pontificale.

La Bavière avait été le principal foyer de ces résistances. Elles s’y étaient manifestées avec d’autant plus d’éclat qu’elles avaient eu pour interprète un membre du clergé catholique justement renommé pour sa science, de même que pour l’irréprochable intégrité de sa vie : le chanoine Döllinger, doyen du chapitre royal de Saint-Cajetan. Ce fut donc à Munich que s’ouvrit contre la suprême autorité du Pape, au mois de mars 1871, la campagne dont, une année auparavant, en sa qualité de président du conseil des ministres du roi de Bavière, le prince de Hohenlohe avait tracé en quelque sorte les préliminaires, en essayant de provoquer une action collective des puissances, afin d’empêcher la définition de l’infaillibilité. Il n’est pas ici question d’en rappeler les péripéties : les démêlés de M. Lutz, le ministre des cultes de Bavière, avec l’archevêque de Munich ; ses prétentions d’interdire à l’épiscopat le droit d’enseigner le dogme de l’infaillibilité ; le congrès vieux-catholique de Munich en septembre 1871 ; l’organisation du Comité de réforme catholique ; l’indigénat allemand retiré aux membres ou affiliés de la Compagnie de Jésus, et la faculté laissée au Conseil fédéral de le retirer généralement aux membres de toutes les communautés religieuses. Ces mesures n’avaient pu réussir à constituer le vieux catholicisme en parti. Les populations catholiques ne s’étaient point détachées de Home. Le voyage à Munich de l’archevêque janséniste d’Utrecht et la transmission par lui des pouvoirs épiscopaux au professeur Heinkens n’avaient produit aucun des fruits que l’on en espérait. Un nouveau congrès, le congrès de Fribourg, tenu du 6 au 8 septembre 1874, n’avait pas amené de recrues à l’église du nouvel évêque. Au contraire et bien loin de se rallier à l’idée d’une « église nationale allemande », les populations catholiques de l’empire avaient ; répondu par l’envoi au Reichstag d’une minorité qui, sous le nom de fraction du Centre, prenait tous les jours une plus grande importance. D’un autre côté, tous les jours aussi, les nationaux-libéraux, combattus avec plus d’ardeur par les progressistes et les socialistes, diminuaient de nombre, d’influence et d’autorité. Enfin, sur la proposition de l’évêque de Limbourg, les évêques prussiens, réunis à Fulda, après avoir consulté le Saint-Siège, ayant décidé que les catholiques ne pouvaient plus, salva conscientia, prêter serment à la constitution prussienne, des difficultés graves compliquaient tous les jours en Prusse celles qui résultaient déjà de l’agitation produite dans l’Allemagne entière par le Culturkampf. La fermeté du Vatican et l’esprit particulariste de l’Allemagne catholique dépassaient ce que M. de Bismarck en avait attendu. Aussi, bien avant la mort de Pie IX, semblait-il enclin à faire le nécessaire pour substituer un régime moins violent à celui qu’avait créé une législation conçue dans un esprit hostile au sentiment religieux.

Dans plusieurs de ses parties importantes, cette législation offrait à la vérité de grandes analogies avec celle qu’en beaucoup de pays catholiques le pouvoir civil a su faire accepter par voie concordataire à l’Eglise romaine. Quoi qu’en aient souvent dit les orateurs du Centre au Reichstag, il y avait dans l’ensemble des lois de mai une catégorie considérable de dispositions qui, tout en étant réputées par le Saint-Siège blessantes, oppressives et spoliatrices, ne devaient pas par elles-mêmes empêcher l’Église catholique en Prusse d’exister.

À cette catégorie appartenaient :

1° L’ordonnance royale du 8 juillet 1871, qui avait supprimé la section catholique du ministère des cultes ;

2° La loi du 11 mars 1872 concernant l’inspection de l’enseignement et l’enlevant à l’autorité religieuse ;

3° L’ordonnance royale du 15 mars 1873 supprimant les fonctions de prévôt catholique de l’armée ;

4° La loi du 5 avril 1873 modifiant les articles 15 et 18 de la constitution prussienne de 1850 dans un esprit restrictif des libertés que le texte antérieur de ces articles attribuait aux différentes communions religieuses ;

5° Toutes les lois, ordonnances royales et arrêtés ministériels se rapportant soit à l’administration et à la jouissance des biens et des revenus ecclésiastiques, soit à la translation de tout ou partie de ces biens à des corporations de vieux-catholiques.

Il convenait aussi de ranger dans cette classification certaines lois d’empire imprégnées du même esprit, savoir :

Celle du 4 juillet 1872, prononçant l’expulsion de l’Allemagne des membres de la Compagnie de Jésus et de toutes les communautés religieuses réputées affiliées à cette compagnie ;

La loi du 6 février 1875 établissant le mariage civil.

Si vexatoires que ces lois parussent aux fidèles, si légitime que leur semblât la réprobation dont ils poursuivaient les actes législatifs et administratifs au moyen desquels le gouvernement prussien avait tenté, d’ailleurs en vain, de provoquer des dissidences au sein du clergé ; il n’en demeurait pas moins certain que les catholiques, clercs ou laïques, jaloux de ne pas se rendre complices de ce qu’ils considéraient comme une violation des principes et des enseignemens de l’Eglise romaine, n’avaient pas été atteints par les lois susdites dans le for intérieur de leur conscience. Le joug que faisait peser sur eux cette partie de la législation adoptée depuis 1871 ne leur imposait pas ce qu’on pourrait appeler une soumission active, et ne les contraignait pas de se placer dans un état de désobéissance formelle aux leçons de l’Eglise. En d’autres termes, rien n’avait été combiné dans ces lois pour transformer par la force directe les catholiques romains en vieux-catholiques, pas plus que pour les obliger d’accepter ou de feindre d’accepter comme vraies les tendances de l’Etat moderne en matière religieuse. Quelque différent que fût ce régime de celui qui avait duré en Prusse jusqu’en 1871 — et dont la bulle de Pie VII De salute animarum avait établi en 1821 les fondemens principaux — l’Eglise romaine ne se serait pas trouvée, en 1878, dans une situation réellement intolérable vis-à-vis de ce que le prince de Bismarck appelait le grand empire évangélique, si le gouvernement et les chambres de Prusse n’avaient pas fait prévaloir, par les lois des 11, 12 et 13 mai 1873, des dispositions devant avoir pour effet :

1° De placer les enseignemens de l’Eglise sous le contrôle exclusif et sans appel de l’Etat ;

2° De conférer à un haut tribunal ecclésiastique institué par le gouvernement le pouvoir de connaître des affaires religieuses ;

3° Enfin de limiter d’une façon arbitraire l’exercice des droits de répression, de censure, de blâme et même de direction ayant jusqu’alors appartenu en matière religieuse à l’autorité spirituelle.

Peut-être ces trois lois avaient-elles eu pour objet, dans la pensée des législateurs de Berlin, de faciliter au sein du clergé catholique des divisions en présence desquelles le pouvoir civil eût rempli le rôle d’arbitre au profit des détracteurs de la Papauté. Cependant, ce résultat n’avait pas été atteint. Le haut tribunal ecclésiastique avait bien, il est vrai, déposé sept archevêques et évêques après les avoir condamnés à la prison et à l’amende. Mais il n’avait pas pu faire entrer dans l’esprit des fidèles la pensée que ces évêques ne possédaient plus la suprématie spirituelle qu’ils tenaient de leur consécration par le pape. Quant aux curés expulsés en très grand nombre de leurs paroisses, le gouvernement royal ne réussit pas à recruter de prêtres consentant à les remplacer. Dans les paroisses ainsi privées de leurs pasteurs, les fidèles d’une part, de l’autre l’autorité religieuse supérieure, c’est-à-dire le Pape et les évêques, surent rester par des voies mystérieuses en rapports constans, en dépit des pénalités dont étaient passibles les individus, clercs ou laïques, qui violaient, en agissant ainsi, la loi du 12 mai 1873.

L’application de la loi du 13 mai de la même année avait donné des résultats encore plus médiocres. Les catholiques réputés par l’Eglise dignes de conserver cette qualification ne songèrent jamais à invoquer l’appui des dépositaires de l’autorité judiciaire ou administrative contre les prêtres qui avaient usé vis-à-vis d’eux des pouvoirs que le droit canonique leur confère lorsqu’ils siègent au tribunal de la pénitence. Plus d’une fois, l’absolution avait été refusée à des individus ne voulant pas obtempérer aux directions qui, au moment des élections, leur avaient été données au confessionnal. Les débats auxquels ces faits donnèrent lieu devant la justice, prouvèrent que les ecclésiastiques qui étaient ainsi incriminés, et qui d’ailleurs refusèrent de violer, pour se défendre, le secret de la confession, étaient victimes de manœuvres auxquelles le texte même de la loi avait permis à des adversaires peu scrupuleux de recourir pour satisfaire leurs haines de sectaires. Etait-ce donc pour aboutir à un état de choses aussi attentatoire à la liberté de conscience que l’Allemagne nouvelle avait entamé en 1871 la lutte que ses principaux écrivains disaient inspirée par l’esprit de tolérance ?

C’est à propos de ces lois de mai que le comte Harry d’Arnim, l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris, put écrire en 1876, dans sa brochure Pro nihilo, que le prince de Bismarck avait adressé sa recette contre l’Eglise romaine à chacun en son logis, même à ceux qui ne se sentaient pas malades ; M. de Keudell, à Rome, la recommandant à M. Minghetti ; l’Autriche étant accusée à mots couverts d’ingratitude pour ne pas répandre à plus larges doses les saines doctrines qui dominaient à Berlin. Les plus illustres docteurs des Chambres et des Universités allemandes ne parlaient qu’avec une pitié méprisante des pays qui se refusaient à adopter les idées en faveur dans l’Empire évangélique en matière de législation religieuse. « L’Église libre dans l’État libre » de M. de Cavour faisait sourire de dédain M. Döllinger. A un diplomate italien qui recherchait volontiers ses leçons, l’éminent critique disait un jour : « Comme on a souvent prononcé le mot de Cosas de España pour caractériser un certain désordre d’idées, on pourra dire maintenant Cose de Italia pour définir l’imprévoyance et l’inhabileté du pouvoir gouvernemental vis-à-vis du pouvoir spirituel. » Pourtant, peu à peu la situation tendait à se modifier ; on était, en 1878, beaucoup moins glorieux dans l’entourage du prince de Bismarck en parlant du « combat de culture. » L’excès même des rigueurs déployées contre les catholiques avait fini par produire dans l’opinion une lassitude qui permettait de penser que la réaction ne tarderait pas.

C’est sur ces entrefaites qu’avait lieu l’échange des lettres qu’on a lues, et qu’un des plus hauts dignitaires de la cour de Bavière, le comte Holnstein, grand écuyer, se trouvait appelé à jouer un rôle considérable dans les négociations confidentielles qui s’engageaient.


II

Sans avoir la prétention de diriger ostensiblement la politique bavaroise, le comte Holnstein n’avait cessé d’exercer une influence décisive sur tous les événemens qui avaient eu pour effet d’absorber de plus en plus le royaume des Wittelsbach dans l’empire allemand. Au mois de novembre 1870, c’est à lui que le prince de Bismarck avait confié la tâche assez épineuse de déterminer Louis II à offrir au roi de Prusse, au nom de tous les princes allemands, la couronne impériale. Il n’est pas douteux que les bizarreries de caractère du roi de Bavière, la répugnance même qu’il éprouvait à entretenir des rapports personnels réguliers avec l’empereur Guillaume et le Prince impérial, étaient, aux yeux du Chancelier, largement compensées par les avantages que lui assurait pour le succès de sa politique la présence à la cour de Bavière du comte Holnstein. En 1874, Louis II, emporté par ses fantaisies archéologiques, avait voulu venir visiter Paris et Versailles ; ce voyage, jugé à Berlin impossible l’année précédente, ne put s’accomplir que parce que le Roi se fit accompagner par le comte Holnstein, qui le suivit de même à Reims, lorsque le romantique héritier des Wittelsbach désira étudier le théâtre du couronnement de Charles VII sous les yeux de Jeanne d’Arc.

Ce trait particulier de la situation dans laquelle se trouvait la cour de Bavière en 1878 permet de mesurer la valeur des avances qu’on vit le grand écuyer faire à Mgr Aloysi Masella, dès le milieu de mars. Une première fois, dans les salons d’une des princesses de la maison royale, l’archiduchesse Gisèle, le comte Holnstein avait dit au nonce : « Monseigneur, nous devrions nous réconcilier, et unir nos efforts contre l’ennemi commun : le socialisme. » Ces paroles étaient d’autant plus significatives que, très peu de temps auparavant, le grand écuyer affectait, comme la plupart des personnages de la cour, de se tenir éloigné du représentant du Saint-Siège. La tension qui avait amené cet état de choses durait encore en 1877, lorsque Mgr Bianchi avait quitté Munich pour venir occuper un poste cardinalice à Rome, et on s’était même demandé alors si le cabinet bavarois ne chercherait pas à profiter de cette circonstance pour interrompre les relations diplomatiques avec le Vatican.

En arrivant de la Haye à Munich, à la fin de l’année 1874, Mgr Bianchi s’était un instant flatté de l’espoir qu’il pourrait être utile aux intérêts dont la protection lui était confiée, de ne pas observer la réserve très digne dans laquelle Mgr Meglia, son prédécesseur, avait été amené par les circonstances à se renfermer, et qui contrastait péniblement avec la grande position dont l’envoyé pontifical avait joui naguère à la cour et dans les cercles élevés de l’aristocratie bavaroise. Les attaques réitérées de la presse nationale-libérale, de même que l’accueil très peu empressé de la haute société, n’avaient pas tardé à éclairer Mgr Bianchi sur les difficultés qu’il lui fallait tourner sous peine de compromettre l’existence même de la nonciature apostolique en Bavière.

Chaque année, les intérêts multiples confiés à sa garde étaient devenus de plus en plus graves, par suite de la désorganisation croissante de la plupart des diocèses prussiens. C’est en effet par l’entremise de la nonciature de Munich que subsistaient entre les diocèses et les congrégations romaines les rapports au moyen desquels les membres du clergé inférieur et les fidèles pouvaient en beaucoup de cas, pour tout ce qui concernait les dispenses, par exemple, échapper aux empêchemens de toute nature que devait leur créer l’absence des évêques emprisonnés ou fugitifs. Mgr Bianchi avait su établir ces rapports avec une grande sûreté. Mais cette tâche si délicate était devenue avec le temps fort lourde, puisque, dans le seul diocèse de Cologne, plus de 107 paroisses sur 813 étaient privées de curés et réduites à recourir aux moyens clandestins pour ne pas être absolument dénuées de secours spirituels. Les dispositions qui prévalaient à Berlin ne permettaient pas de douter que des efforts très sérieux auraient été tentés à dessein d’éloigner de Munich l’envoyé du Vatican, si l’on avait eu connaissance de cet état de choses. Sans rien découvrir, l’administration prussienne se rendait compte que les fidèles des diocèses privés de leurs évêques savaient recourir aux bons offices de la nonciature de Bavière et cette situation imposait à Mgr Aloysi une vigilance au moins égale à celle qu’avait montrée Mgr Bianchi.

Aussi le changement d’attitude du comte Holnstein avait-il tout de suite acquis, aux yeux du représentant du Saint-Siège, une importance capitale. Le 31 mars 1878, le grand écuyer, répétant qu’il était fort à souhaiter qu’un rapprochement sérieux s’opérât entre la Papauté et l’Allemagne, ajoutait qu’il allait se rendre à Berlin, et que, dans son opinion, le Vatican devrait s’adresser directement au prince de Bismarck. Abordant un point fort délicat, celui des évêques déposés par le haut tribunal ecclésiastique, le comte Holnstein avait reconnu qu’il y avait là une grande difficulté. « Non, mon cher comte, répondit Mgr Aloysi : cette question est, certes, la plus douloureuse parmi celles qui séparent en ce moment l’Eglise du gouvernement de l’empereur Guillaume. Mais ce n’est pas la plus difficile à résoudre, parce qu’elle concerne des prélats vénérables qui, non contens d’avoir souffert avec courage pour la cause que leur devoir leur commandait de défendre, sauront, s’il le faut, souffrir plus encore, et se sacrifier pour faciliter une entente. »

Dès ce moment, en effet, il paraissait probable que le Saint-Siège pourrait obtenir de Mgr Martin, évoque de Paderborn, et du cardinal archevêque de Posen et Gnesen, qu’ils renonçassent à leurs sièges. L’un et l’autre s’étaient gravement compromis dans d’ardentes polémiques contre l’administration allemande. D’un autre côté, on pouvait prévoir qu’au palais apostolique on se montrerait beaucoup plus récalcitrant au sujet de la faculté attribuée au haut tribunal ecclésiastique de pouvoir déposer des évêques, cela étant absolument contraire aux règles fondamentales du droit canonique.

La loi du 11 mai 1873 relative à la formation (Vorbildang) du clergé ne devait pas davantage être acceptée par Rome ; mais ces points de détail n’avaient pas été abordés par le comte Holnstein dans ses entretiens avec le nonce ; et, tandis que le gouvernement bavarois venait d’expédier de Munich au ministre de Bavière à Rome, pour être remise au Pape, la réponse de l’empereur Guillaume à la lettre de Léon XIII du 20 février, le ministre de Prusse à Munich, baron de Werthern, reconnaissait que cet échange de communications constituait un premier pas dans la voie d’un arrangement, — ce qui ne l’empêchait pas du reste d’insister beaucoup près du nonce sur la nécessité de recommander au clergé catholique d’obéir à ces mêmes lois de Mai que chacun savait être la vraie cause du conflit. Selon M. de Werthern, toutes les difficultés provenaient purement et simplement de l’erreur qu’avait commise le concile en proclamant le dogme de l’infaillibilité. Le représentant officiel du cabinet de Berlin ea Bavière se maintenait donc sur le terrain où s’étaient placés en 1871 M. Lutz, M. Döllinger, et les coryphées du vieux-catholicisme pour commencer la guerre contre la Papauté.

Tout autre était le langage tenu à Mgr Aloysi par le comte Holnstein à son retour de Berlin, à la fin d’avril. Ses ouvertures au prince de Bismarck concernant la situation respective du Saint-Siège et de l’empire avaient reçu, selon lui, le meilleur accueil, le Chancelier étant très préoccupé de concilier avec sa sollicitude pour l’autorité de l’Etat son désir de rétablir de bons rapports avec le Vatican. Il regrettait les lois de Mai ; à la vérité, il croyait impossible de les abroger, mais rien n’empêchait d’en annuler les effets. Du reste, ajoutait-il, la lettre de l’Empereur avait dû fournir à Sa Sainteté un éclatant témoignage de ces dispositions. Le nonce ayant fait observer que cette lettre avait au contraire causé au Pape une impression pénible, puisqu’il n’y était fait mention que de la nécessité de recommander aux ministres de la religion catholique l’obéissance aux lois faisant précisément l’objet du litige, le comte Holnstein reprit que la question avait dû être posée ainsi pro forma, mais qu’il pouvait garantir que l’Empereur désirait vivement que le bon accord se rétablît. Comme Mgr Aloysi se contentait de prendre acte de cette assurance amicale, le comte Holnstein avait continué sur un ton très pressant : « Mais il faut se hâter, ne pas perdre de temps, entrer de suite en pourparlers. En un quart d’heure, si on le veut bien, les arrangemens nécessaires pourraient être pris. Si vous alliez à Berlin, soyez assuré que vous y seriez le bienvenu. »

Sans se départir de la réserve la plus affable, mais la plus complète, le nonce fit remarquer à son interlocuteur que ces négociations, qu’il n’était pas encore d’ailleurs autorisé à entamer, devaient porter sur des points très importans : parmi les lois de mai, il y en avait sans doute qu’à Rome on consentirait à ignorer ; mais d’autres ne sauraient échapper aux censures dont elles avaient été frappées. Le grand écuyer, revenant à la charge, soutenait que l’essentiel était d’apporter de part et d’autre le désir de s’entendre ; que, même sur la question des évêques déposés, le prince de Bismarck était tout prêt à faciliter un arrangement ; et, comme le nonce répétait que cette question des évêques, si douloureuse qu’elle fût, n’était pas la plus difficile à résoudre, le comte Holnstein laissa encore une fois entendre qu’elle serait peut-être moins douloureuse à régler qu’on ne le supposait à Rome. Seulement, il importait beaucoup aux yeux du prince de Bismarck que le représentant du Saint-Siège s’abstînt de recourir aux bons offices des membres du Centre au Reichstag, quelques-uns d’entre eux, M. Windthorst, par exemple, ne se servant du conflit religieux que pour satisfaire leurs passions particularistes et leur hostilité contre l’empire. Tous n’obéissaient pas, il est vrai, aux mêmes sentimens ; il y en avait même parmi eux qui étaient entourés à Berlin du plus grand respect, notamment le baron de Frankenstein, qui était à la fois président du groupe du Centre et chef du parti conservateur bavarois.

La vivacité même des démonstrations amicales du comte Holnstein était de nature à en atténuer la valeur pratique. Tout au moins devait-on se demander au Vatican pourquoi le ministre de Prusse à Munich continuait de se renfermer dans une grande réserve vis-à-vis du nonce, tandis que le grand écuyer du roi Louis II tenait un langage si accentué. Pourtant Mgr Aloysi ne pouvait se dispenser de prêter une sérieuse attention à ces ouvertures ; et tel fut l’avis du baron de Frankenstein qui, tout en établissant que les catholiques bavarois avaient de fortes raisons de se défier du comte Holnstein, puisqu’il avait été à Munich l’instrument le plus actif de la politique du prince de Bismarck, reconnut qu’en raison même du crédit dont il jouissait à Berlin son attitude si nouvelle méritait d’être prise en grande considération. Encouragé de Rome à poursuivre ses entretiens avec le grand écuyer, le nonce émit l’avis que, la difficulté de se mettre d’accord sur les lois actuelles étant reconnue de part et d’autre, le plus sage serait de choisir une autre base pour les négociations et de prendre comme point de départ la bulle De sainte animarum de 1821 qui avait longtemps réglé l’organisation de la communion catholique en Prusse. Cela admis, le Saint-Siège se déclarerait prêt à examiner, avec le cabinet de Berlin, les changemens qu’il conviendrait d’apporter aux stipulations de ladite bulle. De son côté, le gouvernement prussien rechercherait s’il pouvait lui convenir d’entrer dans des combinaisons dont quelques-unes auraient nécessairement pour effet d’abroger certaines dispositions des lois de mai, ipso facto, et sans qu’il lut nécessaire de procéder à leur révision.

Tel fut le thème d’une note remise le 4 mai 1878 par le nonce au comte Holnstein. La pensée y était exprimée, qu’une semblable manière de procéder était analogue à celle que le prince de Bismarck venait de recommander pour le règlement des affaires orientales et qui consistait à prendre pour point de départ des négociations, non pas le traité conclu entre la Russie et la Turquie à San Stefano, mais les traités de 1856 et de 1871, auxquels on apporta en effet, deux mois plus tard, les changemens devenus inévitables à la suite des victoires des armées russes sur les Turcs. Mgr Aloysi ajoutait que, si le Chancelier admettait cette argumentation, la bulle de Pie VII De salute animarum fournirait pour l’examen des affaires intéressant l’Eglise catholique en Prusse une base aussi solide que l’était le traité de 1856 pour la discussion des affaires d’Orient. Du reste, et pour se conformer à la recommandation du comte Holnstein de ne mêler à ces débats aucun membre du Centre, le représentant du Saint-Siège donnait l’assurance formelle qu’en aucun cas les personnages politiques engagés dans le conflit ne seraient autorisés à participer aux négociations dans lesquelles le Vatican protestait de sa ferme volonté de ne se départir en rien de son respect pour les légitimes prérogatives de la suprême autorité civile.

Sur ces entrefaites, l’empereur Guillaume Ier faillit ê're victime de l’attentat dirigé contre sa personne par Hœdel, et Léon XIII s’empressa de le féliciter d’y avoir échappé. Cette démarche du Pape réveilla les idées conciliantes qu’était venue sérieusement affaiblir peu de jours auparavant la publication à Rome d’une note du cardinal Caterini, préfet du Concile, invitant quelques ecclésiastiques prussiens à ne pas recevoir de traitement de l’Etat. Le nonce de Munich, que cet acte assez inopportun, il faut le reconnaître, avait fort dérouté, reçut du cardinal Franchi, secrétaire d’État, des explications d’où il résultait qu’il ne s’agissait en l’espèce que d’une mesure isolée, toute de discipline, et n’engageant que la responsabilité particulière de la congrégation du Concile. Toutefois, cet incident restait enveloppé d’une certaine obscurité et la presse allemande se demandait à quelle intention il avait été provoqué. Le cardinal Franchi établissait bien que les faits sur lesquels le cardinal Caterini s’était prononcé, signalés d’abord au Saint-Office, avaient été ensuite déférés à la congrégation du Concile. Mais il n’expliquait pas pourquoi la question avait été posée juste à l’heure où le Saint-Siège s’efforçait, dans ses pourparlers avec le cabinet de Berlin, de rechercher les moyens de passer sous silence les lois de mai. Le secrétaire d’Etat ne disait pas davantage pourquoi, — dénoncée au Saint-Office qui s’était, paraît-il, déclaré incompétent, — la conduite des ecclésiastiques prussiens ayant accepté un traitement avait été déférée à la congrégation du Concile spécialement chargée de l’examen des affaires touchant à la foi, au lieu d’être soumise à la congrégation des Affaires extraordinaires qui aurait eu, plus que toute autre, qualité pour en connaître.

L’authenticité des documens revêtus de la signature du cardinal Caterini ne pouvait d’ailleurs faire l’objet d’aucun doute.


D’après la loi prussienne du 22 avril 1875, y était-il dit, les revenus ecclésiastiques ne doivent être payés par le gouvernement à aucun prêtre qui n’ait adhéré et ne se soit soumis aux lois condamnées par l’Église. Il est évident que, déjà, le fait de toucher un traitement constitue contre un prêtre une forte présomption qu’il a adhéré et s’est soumis. Or, il est notoire que vous recevez un traitement du gouvernement, et que par votre soumission, vous donnez un sujet public de chagrin aux fidèles. En outre, il a été annoncé à la sacrée congrégation du Concile que vous vous êtes refusé jusqu’à présent à rentrer dans la droite voie. Par ordre de Leurs Éminences les cardinaux de cette même congrégation, vous êtes formellement, péremptoirement sommé, dans l’espace de quarante jours après la réception de cette lettre, et sous peine de la suspension se produisant ipso facto, de déclarer publiquement et solennellement que vous n’adhérez ni ne vous soumettez aucunement aux lois hostiles à l’Eglise et que vous ne comptez plus recevoir ledit traitement. Il est à espérer qu’en pensant à votre réputation vous tiendrez compte de cet ordre. Vous aurez à donner en temps utile connaissance de vos résolutions à cette congrégation.


Expédié de Rome sous la forme de pli chargé, ce document mémorable avait été envoyé aux destinataires, d’après une liste dressée en Allemagne et transmise au Saint-Office.

Quelques années plus tôt, un blâme aussi absolu, atteignant les prêtres que, dans les cercles gouvernementaux à Berlin, on qualifiait d’amis de la paix, eût amené une manifestation violente de déplaisir du prince de Bismarck. Cette fois, les choses se passèrent sans éclat ; le nonce de Munich fut simplement avisé par le grand écuyer de la cour de Bavière que le chancelier de l’empire se sentait très découragé dans ses tentatives de réconciliation, non seulement par les Monita de la congrégation du Concile, mais encore et surtout par la réplique du Pape à la lettre de l’Empereur du 24 mars, Léon XIII y ayant maintenu toutes les prétentions hiérarchiques que la curie entendait faire prévaloir vis-à-vis de l’Etat, et demandé de nouveau l’abrogation pure et simple des lois de mai. Le comte Holnstein était néanmoins autorisé à s’étendre de nouveau avec Mgr Aloysi sur le désir qu’avait le prince de Bismarck de renouer avec le Saint-Siège les relations interrompues depuis 1872, et de rechercher, sans contracter du reste aucun engagement écrit, les bases d’un modus vivendi n’excluant pas le maintien de la législation prussienne. La seconde lettre du Pape avait eu pour effet de paralyser ces bonnes dispositions, puisqu’il paraissait bien évident que la chancellerie pontificate tenait toujours aux idées que personnifiaient au Reichstag M. Windthorst, M. de Schorlemer-Alst et les députés polonais.

Précisément, à cette époque, le roi et la reine de Saxe se préparaient à célébrer leurs noces d’argent ; des ouvertures furent faites au nonce de Munich pour l’engager à assister à ces fêtes. Au Vatican, on estima qu’il fallait ne pas laisser échapper cette occasion de marquer la déférence du chef suprême de l’Eglise pour une cour catholique. En même temps qu’il s’acquitterait de ce mandat, Mgr Aloysi pourrait présenter ses devoirs à l’empereur Guillaume ; c’est ce qu’il fit savoir au prince de Bismarck, et, aussitôt après, il reçut l’assurance que sa venue à Dresde serait considérée d’un œil favorable à Berlin. Cette communication parvint au nonce dans les premiers jours de juin, quelques heures avant que ne fût reçue à Munich la nouvelle de l’attentat perpétré contre Guillaume Ier par le docteur Nobiling.

Dès son arrivée à Dresde, Mgr Aloysi reçut par le ministre de Prusse, comte de Solms, connaissance d’une dépêche du prince de Bismarck l’engageant à poursuivre son voyage jusqu’à Berlin. Le chancelier ajoutait que ce qu’il avait appris de la modération et de « l’objectivité » de Mgr Aloysi lui semblait d’un bon augure pour l’apaisement du conflit religieux. Quoique fort touché de ces ouvertures aussi flatteuses que méritées, le nonce ne pouvait y donner suite : il fit remarquer au comte de Solms que les graves affaires du Congrès qui allait se réunir à Berlin pour régler la question d’Orient ne permettraient sans doute pas au prince de Bismarck de se consacrer à l’examen des questions, bien graves aussi, qui intéressaient l’Église catholique d’Allemagne. De ses échanges de vues avec le comte Holnstein, Mgr Aloysi avait gardé l’impression que le cabinet de Berlin ne désirait en réalité vaincre les difficultés nées du Culturkampf qu’au moyen d’arrangemens qui suffiraient peut-être pour calmer l’esprit des populations catholiques, mais ne porteraient en principe aucune atteinte aux lois de Mai.

De son côté, en répondant à la seconde lettre du Pape à l’Empereur, en date du 20 avril, le Prince impérial investi de la régence se bornait à témoigner au Saint-Père son désir de mettre fin aux difficultés « que nous ont léguées nos devanciers et de ne pas envenimer une querelle qui remonte à plus de mille ans. » Ce nouveau document, où se trouvait ainsi rappelée en termes peu opportuns la querelle de l’empereur Henri IV avec Grégoire VII, ne contenait en réalité rien qui prouvât qu’on était disposé à Berlin à tenir compte de ce qu’à Rome on se croyait obligé de revendiquer pour l’Eglise comme des droits imprescriptibles. Dès lors, et malgré toutes les démonstrations sympathiques dont l’envoyé de Léon XIII était l’objet à la cour de Saxe, de la part non seulement du ministre de Prusse, mais encore de la part du grand-duc de Bade et de tous les hôtes du roi Albert, Mgr Aloysi devait considérer que le Vatican compromettrait la cause qu’il avait à défendre s’il consentait à prendre au sérieux de vagues avances dont on avait le droit de supposer que la pensée n’avait peut-être été suggérée au prince de Bismarck que pour exercer sur les catholiques, au moment des élections, une influence que le pape n’aurait pu favoriser sans mécontenter beaucoup les évêques victimes de leur fidélité au Saint-Siège.

Néanmoins plusieurs faits significatifs témoignaient qu’en Allemagne le désir d’un rapprochement avec Rome demeurait vif. Ainsi, ayant à pourvoir à l’évêché de Spire, le gouvernement bavarois y avait nommé le prédicateur de la cathédrale de Munich, l’abbé Ehrler, ce qui avait causé au centre bavarois une satisfaction sur laquelle il comptait si peu que le roi de Saxe crut devoir féliciter Mgr Aloysi de cette décision comme d’un succès inespéré. Mais la publication par le Staats-Anzeiger de Berlin des deux lettres adressées au Pape le 24 mars et le 10 juin par l’empereur Guillaume et par le Prince impérial vint provoquer des polémiques d’une portée assez grave.

Les journaux catholiques les plus modérés conclurent que, la lettre du Prince impérial ne laissant espérer du côté de Berlin aucune concession de principe, la nécessité s’imposait aux catholiques de se tenir sur leurs gardes et de continuer vis-à-vis de la majorité du Reichstag à défendre leurs intérêts avec une vigueur inébranlable. Au contraire, les organes officieux du cabinet de Munich estimèrent que cette même lettre du Prince impérial était un chef-d’œuvre diplomatique. Ils firent ressortir la signification du passage de cette lettre qui rappelait que le Vatican a su se montrer en maintes circonstances conciliant envers d’autres États que la Prusse. « Dès lors », continuaient les publicistes qui avaient adopté cette thèse, « il est à espérer qu’en dépit des ombres fâcheuses que la lutte des partis jette sur la situation intérieure, les manifestations de la glorieuse omnipotence acquise à l’Allemagne, pour ce qui concerne la politique étrangère, porteront le prudent et conciliant Léon XIII à fléchir. »

Puis, d’un télégramme de Rome annonçant que Mgr Aloysi serait chargé de s’entendre avec le gouvernement prussien pour sauvegarder les intérêts des populations catholiques dans plusieurs diocèses vacans, on concluait qu’entre le Vatican et Berlin une entente était déjà intervenue dont il ne restait plus qu’à régler les détails. Cette tâche impliquait cependant une responsabilité très grave, les titulaires des sièges de Cologne, de Posen et Gnesen, de Breslau, de Munster, de Paderborn et de Trêves ayant été déclarés déchus de leurs droits, tandis qu’il n’avait pas été pourvu au remplacement des évêques de Fulda, de Limbourg et de Mayence, décédés.

Le 2 juillet, la réponse du Pape à la lettre du Prince impérial arriva au nonce de Munich qui put en communiquer la copie au ministre de Prusse, baron de Werthern. Le Saint-Siège accentuait son désir, que les négociations qu’il était prêt à entamer eussent lieu à Borne, tandis qu’au contraire le prince de Bismarck, auquel on attribuait l’idée fixe non seulement de ne pas aller à Canossa, mais même de ne pas paraître y aller en envoyant un négociateur sur les bords du Tibre, persistait dans la prétention que l’arrangement qui devait mettre fin au conflit fût discuté à Berlin par un mandataire du Souverain Pontife. M. de Werthern insistait donc beaucoup pour que Mgr Aloysi ne tardât pas à entrer en rapports directs et personnels avec le prince de Bismarck, qu’avait beaucoup touché la pensée du nonce de lui faire donner en temps utile connaissance à titre confidentiel de sa mission à Dresde.

Les choses en étaient là lorsque, le 16 juillet, le comte Holnstein vint informer le nonce que le Chancelier, qui était sur le point de se rendre à Kissingen, se féliciterait beaucoup d’y avoir une entrevue avec lui. Mgr Aloysi, ayant sollicité aussitôt des instructions très précises, fut avisé que le Pape l’autorisait à se rendre à Kissingen ; et il partit le 29 juillet, muni d’une lettre d’introduction du cardinal Franchi, secrétaire d’État, pour le prince de Bismarck. Ses instructions étaient d’ailleurs très peu détaillées. Il devait demander le retour à l’état de choses qu’avait naguère institué la bulle De salute animarum et, par conséquent, l’abandon des Mai-Gesetze. Il était évident qu’un pareil programme ne serait pas même discuté, mais il ne paraissait pas improbable que le prince de Bismarck laissât entrevoir la possibilité d’un arrangement fondé sur les distinctions à établir d’un commun accord, au point de vue pratique, entre telle ou telle de ces lois : les unes en effet ne pouvant être réellement considérées comme ayant un caractère tout à fait inconciliable avec l’existence de l’Église ; les autres semblant au contraire avoir été combinées en vue de détruire son essence même et de briser tous les ressorts de son organisme. La promesse d’abandonner ou de laisser tomber ces dernières par voie de désuétude fournirait-elle les élémens de l’entente désirée par Léon XIII ?

Accueilli par le prince de Bismarck avec la plus grande courtoisie, Mgr Aloysi eut, dès le lendemain de son arrivée à Kissingen, la douleur d’apprendre la mort du cardinal Franchi. Un journal libéral ne craignit pas d’insinuer que cette catastrophe pouvait être attribuée à un crime plutôt qu’à un de ces accès de fièvre pernicieuse dont la soudaineté provoque souvent, à Rome même, des commentaires sinistres. Il faisait ensuite un rapprochement d’un goût douteux entre l’arrivée à Kissingen, le 29 juillet 1878, d’un envoyé du Saint-Siège porteur de paroles de paix, et l’attentat dont le prince de Bismarck avait failli, le 13 juillet 1874, être victime dans cette même localité, de la part de Kullmann, attentat qui, en raison des prétendus liens de cet assassin avec le parti ultramontain, avait imprimé une grande violence au Culturkampf.

Dès sa première visite au Chancelier, Mgr Aloysi lui avait communiqué les conditions que le Vatican jugeait propres à mettre fin au conflit religieux, c’est-à-dire un engagement du cabinet de Berlin de ne plus poursuivre l’exécution des lois de mai, en même temps que le retour à la situation établie par la bulle de Pie VII de 1821. N’acceptant pas le débat sur ce terrain, le prince de Bismarck objecta qu’il lui paraissait préférable de négliger d’abord les questions de principe pour chercher le moyen de faire cesser, dans le plus bref délai possible, la lutte entre le pouvoir civil et l’autorité religieuse. Ce premier résultat obtenu, et les relations diplomatiques étant rétablies entre le Saint-Siège et l’Empire, il serait facile de préparer une entente définitive ; L’examen des modifications à apporter aux lois de mai pourrait être déféré plus tard à une commission dans laquelle figurerait un évêque. Pour le moment, le Saint-Siège devait se rendre compte de l’avantage que recueilleraient les deux parties à conclure un « armistice » qui couperait court à un état de choses déplorable et annulerait au moins soixante-dix pour cent des procès intentés aux dépositaires de l’autorité spirituelle. Du reste, il suffirait que les évêques consentissent à notifier aux représentans de l’Etat les choix qu’ils feraient afin de pourvoir aux emplois ecclésiastiques. Cette concession n’était pas de celles que l’Eglise jugeait inconciliables avec ses droits essentiels. Insistant sur les avantages qu’offrait l’ensemble de ses propositions, le prince de Bismarck alla jusqu’à dire au nonce, en riant, qu’il était tout disposé à « faire un petit Canossa ».

Le cardinal Nina, successeur du cardinal Franchi, répondit en expédiant à Mgr Aloysi l’ordre de rentrer sans retard à Munich, après avoir fait comprendre au Chancelier que le gouvernement pontifical maintenait, purement et simplement, son programme impliquant l’abandon des lois de mai. Cette détermination était motivée en termes assez concilians pour réserver l’avenir. Pourtant, l’attitude négative de la chancellerie pontificale causa un profond mécontentement au prince de Bismarck. Il tenta de le dissimuler, mais le nonce, au moment de prendre congé, ayant cru pouvoir lui demander quelques facilités de peu d’importance pour des religieuses Ursulines qui avaient été invitées à s’éloigner de Breslau, le Chancelier refusa avec sécheresse, en disant que cela, et bien d’autres choses encore, il l’eût fait volontiers, si, à Rome, on avait consenti à s’entendre avec lui.

Il n’est pas contestable que ses propositions paraissaient fort tentantes puisqu’elles impliquaient, selon ses propres paroles, « un armistice avec amnistie complète », c’est-à-dire la faculté pour les évêques déposés, — sauf une ou deux exceptions qui eussent sans doute atteint le cardinal Ledochowski comme l’archevêque de Cologne, — de rentrer dans leurs diocèses, tandis que les curés et les autres membres du clergé inférieur, frappés de condamnation, eussent été réintégrés dans leurs emplois. Le gouvernement prussien ne comptait même pas leur demander une déclaration de résipiscence, et il ne subordonnait pas davantage à la prestation du serment d’obéissance aux lois de mai le paiement des traitemens ecclésiastiques.

Au Vatican, on crut devoir résister à ces offres. On remarqua qu’autant le Chancelier avait été prodigue de paroles encourageantes et même de professions de foi très hardies sur le caractère défectueux des lois de mai, autant il avait montré de répugnance à contracter vis-à-vis du Saint-Siège le moindre engagement propre à restreindre sa liberté d’action envers l’Eglise. Il avait bien déclaré au nonce que les lois de mai avaient été faites « contre sa volonté ; » que les principaux auteurs de cette législation avaient profité, pour l’introduire, d’une période pendant laquelle il avait dû, à la suite de dissentimens graves avec certains de ses collègues, sortir du ministère prussien et se borner à exercer ses fonctions de chancelier de l’Empire ; il avait même reconnu que les législateurs de Berlin avaient commis une absurdité en prétendant munir le pouvoir judiciaire du droit de déposer des évêques, alors qu’on aurait dû tout au plus leur interdire l’exercice de leur ministère. Mais là s’était arrêtée la condescendance du Chancelier. Dès lors, l’armistice qu’il avait proposé comme prélude d’une pacification complète n’aurait eu d’autre effet que de faciliter la rentrée dans leurs diocèses de quelques-uns des évêques qui avaient échappé à la prison par l’exil. Au lendemain de leur rentrée en Prusse, ces évêques se seraient retrouvés en présence des difficultés nées pour eux des Mai-Gesetze.

Mgr Aloysi n’eût pas été éloigné de poursuivre une négociation au bout de laquelle il n’entrevoyait pas, à la vérité, la fin certaine de l’état de guerre, mais qui eût permis à l’Eglise de faire rentrer en ligne des troupes alors dispersées. En fin de compte, le parti de la résistance l’avait emporté à Rome ; et il n’est pas douteux que les indications venues d’Allemagne même à la chancellerie pontificale, concurremment avec les offres du prince de Bismarck, contribuèrent beaucoup à faire prévaloir au palais apostolique les idées d’énergie. Il est à remarquer, en effet, que ce furent les victimes du Culturkampf, c’est-à-dire les évêques déposés et exilés, ou les prêtres dépouillés de leurs bénéfices qui accueillirent avec le plus de défiance les bruits relatifs au rétablissement éventuel de bons rapports entre le pouvoir civil et l’Eglise. A leurs yeux, le Culturkampf était une institution fondamentale du nouvel empire allemand, et les fidèles se seraient exposés soit à jouer le rôle de dupes, soit à trahir leur foi, s’ils s’étaient prêtés à la comédie d’un apaisement qui ne pouvait être sincère aussi longtemps que subsisterait l’esprit qui avait présidé à la dernière organisation de l’Allemagne. C’est pour ce motif que, frappés par les lois d’exception, les partisans de la politique représentée au Reichstag par la fraction du Centre venaient de déclarer ne pas vouloir voter contre la démocratie socialiste d’autres lois d’exception destinées, pensaient-ils, bien moins à consolider l’ordre social ébranlé, qu’à fournir des armes à l’oligarchie nationale-libérale. Cette manière de voir contrariait les tendances du Pape à un rapprochement. Elle avait été exposée à Mgr Aloysi par l’archevêque de Cologne, qui était venu à Munich sous le déguisement d’un colporteur, bravant ainsi le danger d’être découvert et traîné dans la prison à laquelle il n’avait échappé qu’en s’exilant sur la frontière de Hollande, à proximité de son diocèse.

L’attitude si résolue du Centre ayant écarté la possibilité d’une entente immédiate entre ce parti et le prince de Bismarck sur le terrain de la lutte contre la démocratie socialiste, la question des rapports du cabinet de Berlin avec le Vatican cessa pendant l’automne de 1878 d’occuper dans l’esprit des hommes politiques en Allemagne la grande place qu’elle y avait tenue deux mois auparavant. L’éventualité d’un accommodement paraissait alors plus éloignée que durant les premiers temps qui avaient suivi l’élection de Léon XIII. A la vérité, il n’y avait plus dans les hautes régions gouvernementales cette ardeur pour le Culturkampf, qui avait été pendant les six années précédentes un des traits distinctifs de la politique intérieure allemande ; mais les meneurs du parti national-libéral étaient d’autant plus jaloux de regagner près du prince de Bismarck la place de faveur qu’ils avaient pu craindre un instant de voir prendre par leurs adversaires. De leur côté, les personnages notables du Centre se renfermaient dans une grande réserve. Elle leur était commandée par la connaissance qu’ils avaient des dispositions personnelles du souverain pontife. La conclusion d’un arrangement avec l’Allemagne était, ils le savaient, l’objet des vifs désirs du chef suprême de l’Eglise, et la réconciliation eût été un fait déjà accompli si Léon XIII n’avait dû compter avec les résistances de ceux qui considéraient que les catholiques allemands ne devaient pas être sommés d’abdiquer leurs défiances avant d’avoir obtenu des garanties plus sérieuses que celles qui avaient été offertes par le chancelier de l’Empire au nonce de Munich.

Afin de projeter la lumière sur cette situation très complexe, on jugea utile au Vatican d’entourer d’une certaine publicité un bref du Pape au cardinal Nina qui portait la date du 27 août ; il reproduisait au sujet des affaires d’Allemagne ce que le secrétaire d’État avait écrit le 11 août au prince de Bismarck :


Je croirais avoir été comblé d’une grâce signalée par le bon Dieu — disait dans ce document le successeur du cardinal Franchi — si, en m’inspirant de la volonté du souverain pontife, j’arrivais par une action commune avec Votre Altesse à conclure non une trêve qui, n’excluant pas la législation actuelle contraire aux lois de Dieu et de l’Église, ne pourrait qu’être éphémère, car elle formerait une source de nouveaux et plus graves conflits entre les deux pouvoirs, mais une paix réelle et durable qui restituerait la paix des consciences à votre illustre patrie en ajoutant une nouvelle gloire à votre auguste souverain…


Encore bien qu’à Berlin comme au Vatican on fût toujours pénétré du besoin d’un apaisement réel, l’insuccès de la mission de Mgr Aloysi laissait subsister toutes les divergences de principes et toutes les oppositions de tendances qui avaient amené la rupture de l’empire évangélique avec la papauté.


III

Cela ressortit avec un éclat singulier au mois de mars 1879. Tandis que le Pape venait d’appeler un prêtre bavarois d’une haute érudition, le docteur Hergenröther, aux honneurs de la pourpre, M. Döllinger était, à Munich, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de sa naissance, l’objet d’hommages retentissans. Grâce à sa science consommée comme à sa dignité pleine de réserve, l’ex-prévôt du chapitre royal de Saint-Cajetan avait su, tout en sortant de l’Eglise, garder dans son pays une place de premier ordre. Il était demeuré une des notabilités considérables de la Bavière, et le roi Louis II le proclama lui-même en écrivant le 27 février 1879 à celui qui avait été naguère le premier dignitaire ecclésiastique de sa cour la lettre suivante :


Mon cher Pair du royaume, docteur de Döllinger,

Je prends de tout cœur part à la joie de ce jour où vous fêtez votre quatre-vingtième anniversaire de naissance, et je vous envoie mes bénédictions et mes meilleurs vœux. Dans l’intérêt de la science à laquelle vous avez, en pionnier infatigable, consacré vos brillantes facultés, je souhaite que vous puissiez atteindre, en conservant la vigueur d’esprit et de corps qui vous est propre, les plus extrêmes limites de l’existence humaine.


D’autres hommages, auxquels l’illustre savant ne devait pas être moins sensible, lui furent adressés. Les membres du chapitre de Saint-Cajetan, dont il avait cessé de faire partie depuis qu’il avait été frappé d’excommunication en 1871, lui offrirent leurs félicitations. L’archevêque de Munich lui-même, Mgr Steichele, qui avait succédé à Mgr Scherr, profita de cette circonstance pour lui écrire. Cette démarche ayant causé quelque surprise dans le public, un journal qui ne pouvait être suspect de tiédeur pour les intérêts catholiques, le Vaterland, prit la défense de l’archevêque en ces termes : « Le digne prélat que la confiance de Sa Sainteté a appelé à diriger notre diocèse et dont le tact et la sagesse sont éprouvés, connaît ses devoirs mieux que ces critiques qui n’ont pas été consultés et dont les conseils sont inutiles. Si l’archevêque, en sa qualité de savant, a félicité, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de sa naissance, un savant qui était son ami avant de tomber dans l’erreur, personne assurément ne saurait en être choqué, et s’il a mêlé à ses félicitations au vieillard érudit quelques paroles opportunes, chacun peut compter sur la sagesse de l’éminent prélat qui n’a pas abandonné l’espoir que l’égaré retrouvera le droit chemin, et qui, en sa qualité d’évêque, ne doit rien négliger pour sauver l’âme d’un homme que le vœu le plus ardent de notre pasteur doit être assurément de reconquérir à l’Église. »

On devait croire l’incident terminé, M. Döllinger s’étant très dignement abstenu de rien faire pour en grossir l’importance. Il n’en était rien pourtant, et, à ce moment même, le bruit se propageait à Munich que, grâce à l’intervention du docteur Newman, qui allait être créé cardinal, le dogme de l’infaillibilité recevrait, par le fait de l’initiative du successeur de Pie IX, une interprétation modifiant la portée du décret conciliaire du 18 juillet 1870. On revenait ainsi par une voie détournée au point de départ des débats que le ministre des cultes de Bavière, M. Lutz, avait soutenus aussitôt après la conclusion du traité de Francfort, en vue d’empêcher dans son pays la proclamation du dogme de l’infaillibilité.

Les dispositions de la chancellerie pontificale avaient-elles donc changé depuis que Mgr Aloysi avait quitté Kissingen au mois d’août de l’année précédente ? Le nonce ne l’admit pas un seul instant. Tout de suite, il avait blâmé dans un entretien avec l’archevêque de Munich l’adresse du chapitre de Saint-Cajetan à M. Döllinger. Peu de jours après, il reçut de Rome l’ordre de demander à Mgr Steichele de transmettre aux chanoines de la cour les paroles de blâme du Pape ; il dut même ajouter que, tout en caressant l’espoir que l’archevêque réussirait, à force de sollicitude paternelle, à ramener M. Döllinger, Léon XIII comptait bien cependant que, si l’ex-prévôt de Saint-Cajetan venait à mourir avant d’avoir renoncé à ses erreurs, le clergé de Munich saurait observer strictement les lois canoniques, et ne pas oublier l’excommunication dont avait été frappé le Rector magnificus de l’Université.

M. Döllinger se chargea du reste lui-même de réduire à leur juste valeur les bruits qui avaient couru d’un changement dans les vues du Saint-Siège. Une lettre de lui fut lue le 1er mai, à Heidelberg, dans une réunion tenue par la communauté des vieux-catholiques. Il y était dit :


Qu’il n’y ait rien à attendre de quelque importance de Léon XIII dans le sens d’une amélioration de la situation religieuse, cela a été certain pour moi depuis qu’il a déclaré aux cardinaux, pour la plupart créatures de son prédécesseur, ne vouloir rien entreprendre sans leur concours et leur assentiment. Qu’il ait nommé cardinal un Newman, lequel est si élevé par l’esprit et la science au-dessus du clergé romain, cela ne peut se comprendre que parce que les vues réelles de l’homme ne sont pas connues à Rome. Si Newman avait écrit en français, en italien ou en latin, plusieurs de ses livres se trouveraient à l’Index. Depuis un certain nombre d’années, j’ai suivi les influences de la papauté à travers tous les siècles et dans toutes les directions ; ma conclusion est que l’influence de Rome a toujours été beaucoup plus nuisible et plus ruineuse que je ne l’avais supposé en 1870. En Allemagne, où on étudie les causes de la chute de notre ancien empire, cela est à saisir avec la main. Dans les pays latins, c’est encore pis…


Cette dernière pensée n’était que le résumé de la thèse qu’avait soutenue M. Döllinger en 1872, lors du quatre centième anniversaire de la fondation de l’Université de Munich, en disant que la décadence intellectuelle et morale de la France date de la fin du XIIIe siècle.

Le moment approchait où Mgr Aloysi devait être transféré de la nonciature de Munich à celle du Portugal, et rien n’indiquait encore depuis la fin des pourparlers de Kissingen qu’il dût être question de reprendre ces laborieuses négociations. Au printemps de 1879, le bruit s’était répandu que l’envoyé du Pape à la cour de Bavière irait remplacer à Paris Mgr Meglia, nommé cardinal. Le ministre de Prusse ne dissimula pas au nonce qu’un tel changement pourrait affliger le prince de Bismarck, qui comptait sur la bonne volonté de Mgr Aloysi pour continuer ce qui avait été commencé l’année précédente. Pourquoi ne serait-il pas chargé par le Pape d’aller offrir à Berlin les félicitations de Sa Sainteté à l’empereur Guillaume et à l’impératrice Augusta à l’occasion du cinquantième anniversaire de leur mariage ? Le représentant du souverain pontife n’avait-il pas rempli au mois de juin de l’année précédente une mission analogue à Dresde, lors des noces d’argent du roi et de la reine de Saxe ? Mgr Aloysi répondit à M. de Werthern que, sans aucun doute, le Pape ne se refuserait pas en cette circonstance à féliciter l’empereur Guillaume, mais en même temps il fit observer à son interlocuteur que les efforts tentés pour rétablir la paix religieuse en Prusse n’ayant pas été encore couronnés du succès qu’on avait un instant entrevu, la présence d’un envoyé extraordinaire du Saint-Siège à Berlin ne pourrait s’expliquer.

Néanmoins, à la suite de l’élection du baron de Frankenstein à la première vice-présidence du Reichstag, on se demandait si la situation n’allait pas encore une fois changer. Divers indices tendaient à faire croire que le pouvoir fédéral désirait se rapprocher du Centre. Le 31 mars, le prince de Bismarck avait eu une entrevue avec M. Windthorst, et ce fait revêtait aux yeux de tous les personnages politiques initiés à la marche des affaires une importance telle que chacun y voyait une raison d’espérer qu’on allait enfin aboutir à l’aplanissement des difficultés que présentait la question religieuse. L’attitude réciproque du chancelier de l’Empire et des membres du Centre était redevenue conciliante. Mais ce rapprochement serait-il durable et fécond ? Le baron de Frankenstein estimait que les circonstances lui imposaient d’être très réservé vis-à-vis du Chancelier de l’Empire. Fort abondant lorsqu’il s’était agi de déplorer les effets produits dans le passé par le Culturkampf, le prince de Bismarck se refusait à entretenir de ses vues sur l’avenir le premier vice-président du Reichstag.

Les choses pourtant étaient sur le point d’entrer dans une phase nouvelle, sinon décisive. Le 1er août 1879, Mgr Aloysi reçut, pour être transmise à Borne, une lettre par laquelle le prince de Bismarck faisait savoir au cardinal Nina qu’il était prêt à négocier avec le nonce de Vienne, Mgr Jacobini, les bases d’un rapprochement entre le Saint-Siège et Berlin. Quoique promu à la nonciature de première classe de Lisbonne, Mgr Aloysi éprouva un vif déplaisir en apprenant que son départ de Munich allait en quelque sorte coïncider avec la reprise des pourparlers qu’il avait eu, un an auparavant, le périlleux honneur d’entamer à Kissingen. Il avait conservé avec le Chancelier de si excellens rapports personnels qu’il était impossible de supposer que le choix du nonce de Vienne pour suivre ces négociations eût été indiqué de Berlin. Dès lors c’était à une détermination dont l’initiative émanait du Vatican que, selon toute vraisemblance, il convenait de l’attribuer. Il fallait donc en conclure qu’on avait renoncé, à Borne, au programme qu’avait eu à défendre au mois d’août 1878 Mgr Aloysi, et au service duquel il avait déployé des idées de sagesse et de conciliation qui répondaient peut-être plus aux sentimens personnels du souverain pontife qu’à ceux de la congrégation de cardinaux saisie par Léon XIII des propositions d’armistice du prince de Bismarck.

En réalité, le Saint-Siège maintenait sa demande concernant la complète abrogation des lois de mai et persistait dans la pensée que les questions à débattre entre la chancellerie pontificale et Berlin devaient être traitées à Rome. Les pourparlers tenus par Mgr Jacobini, d’abord à Vienne avec le prince de Beuss, ambassadeur d’Allemagne en Autriche, ensuite à Gastein avec le prince de Bismarck lui-même, n’ayant pas abouti, le cabinet de Berlin décida en 1880 de s’engager dans une autre voie pour arriver à la pacification religieuse sans le concours direct du Saint-Siège. Le 19 mai, le Landtag de Prusse fut saisi d’un projet de loi dit « des pouvoirs discrétionnaires » par lequel le gouvernement royal devait être muni de la faculté de prendre vis-à-vis du clergé catholique telles mesures qui seraient estimées utiles au bien de l’Etat. L’article IV de ce projet permettait notamment la réinstallation des évêques sur les sièges dont ils avaient été naguère dépossédés par le haut tribunal ecclésiastique. C’était indubitablement le témoignage du désir persistant de l’empereur Guillaume et du prince de Bismarck d’inaugurer une ère très différente de celle qui s’était ouverte en 1871.


ED. LEFEBVRE DE BEHAINE.