Léonce de Lavergne - Souvenirs personnels et documens inédits

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Léonce de Lavergne, souvenirs personnels et documens inédits
Ernest Cartier

Revue des Deux Mondes tome 20, 1904


LÉONCE DE LAVERGNE
SOUVENIRS PERSONNELS ET DOCUMENS INÉDITS

Il est des hommes qui, suivant le mot célèbre, ne remplissent pas tout leur mérite. Doués des plus heureuses facultés, faits pour briller sur la scène du monde, ils sont sans cesse arrêtés dans leur élan par les circonstances adverses. Mais, pourvus d’un ressort extraordinaire, ils se raidissent contre les coups de la fortune, et, se frayant à travers la vie une voie nouvelle, ils finissent par imposer leur supériorité et conquérir la renommée.

Telle a été la destinée de Léonce de Lavergne.

Tout d’abord diplomate et politique sur le point d’atteindre le premier rang, il a vu sa carrière brisée par la Révolution de 1848. Improvisé, par un tour de force intellectuel, professeur d’économie rurale, un caprice peu explicable du second Empire lui a enlevé sa chaire au bout de deux ans.

La science lui restait ; elle a été la consolation et l’ornement de sa vie ; elle demeure son meilleur titre à l’applaudissement et à la reconnaissance de ses contemporains.

Rendu à la vie publique par les événemens du 4 septembre, il a bien vite repris dans la politique le rang qui lui appartenait. Député à l’Assemblée nationale, sénateur inamovible, il touchait au pouvoir lorsque la maladie l’a terrassé, enchaînant à jamais son activité et jetant sur les dernières années de sa vie un voile de tristesse.

Intelligence de premier ordre, esprit juste et fin à la fois, âme élevée, caractère indépendant, il avait toutes les qualités de l’homme d’État ; il n’a pu se révéler sous cet aspect ; il demeure, aux yeux du monde intellectuel, l’économiste, le savant, le brillant théoricien de l’Agriculture. Ce n’est pas tout Lavergne, mais c’en est assez pour son renom et l’éclat de sa mémoire.

Louis-Gabriel-Léonce Guilhaud de Lavergne était né à Bergerac, le 24 janvier 1809. Dans une notice destinée à sa famille, il nous fait connaître son origine en ces termes :


Mon grand-père était propriétaire à Saint-Laurent-de-Ceris, arrondissement de Confolens (Charente), et avocat.

Il appartenait à cette portion du Tiers-État qui prit au commencement de la Révolution la direction du mouvement. Il fut un des rédacteurs des Cahiers de son ordre et joua un rôle actif dans les élections de l’Assemblée constituante. Il s’appelait Guilhaud du Cluzeau.

Il eut plusieurs enfans mâles et, suivant l’usage du temps et du pays, chacun d’eux se distingua par un nom de terre. C’est ainsi que mon père s’appela Guilhaud de Lavergne.

Un frère de mon père, qu’on appelait Guilhaud de Létanche, fut élu député de Montmorillon (Vienne) à l’Assemblée législative de 1791. Il fut proscrit au 10 août et obligé de se cacher pendant la Terreur. Cinq de mes oncles émigrèrent. Deux moururent en émigration. La famille entière eut à subir les lois terribles rendues contre les émigrés et parens d’émigrés.

Mon père était le plus jeune des fils. Surpris par cette tempête, il chercha un refuge dans les emplois publics. Il était employé dans les contributions, quand il épousa à Montmorillon, en l’an X, Mlle Duguet, fille d’un propriétaire du pays.

Un changement de résidence le conduisit à Bergerac (Dordogne), où je naquis le 24 janvier 1809. Un autre changement, car ils étaient fréquens à cette époque, les appela à Toulouse. C’est là que j’ai été élevé.

Le modeste avoir de mes parens, déjà fort réduit par ces déplacemens successifs, acheva de se perdre dans un essai d’exploitation de mine dans les Pyrénées.

Mon enfance se passa dans une véritable gêne. La tendresse de ma mère y suppléa.


Au collège de Toulouse, où il faisait ses études, Lavergne remporta d’éclatans succès. Puis il fit son droit ; mais ses goûts ne le portaient point vers les carrières juridiques ; les lettres avaient toutes ses prédilections. La ville de Toulouse offrait sous ce rapport aux jeunes talens de précieuses ressources. Elle était le siège de la plus ancienne Académie de France, l’Académie des Jeux floraux, dont les prix justement réputés excitaient dans la jeunesse de cette région une vive émulation. Lavergne les obtint tous successivement, et, en 1840, il était décoré du titre très envié de Mainteneur.

La littérature ne donne, en général, que des fruits tardifs, et, en attendant, il fallait vivre. Mme de Lavergne avait ouvert un magasin de librairie, auquel son fils adjoignit une imprimerie. Cette combinaison avait l’avantage de lui permettre de fonder un journal qui fut l’un des instrumens de sa fortune politique : le Journal de Toulouse. Mais la direction de cette feuille, qui ne tarda pas à obtenir dans la région une grande influence, ne l’absorbait pas tout entier ; doué d’une grande activité et d’une rare facilité de plume, il écrivait de nombreux articles dans les journaux locaux et notamment dans la Revue du Midi.

Déjà la politique extérieure l’attirait : il étudiait plus particulièrement la question espagnole, si brûlante alors ; on était au plus fort de la guerre carliste.

Toulouse était un centre pour les réfugiés chassés de leur patrie par les troubles de la Péninsule. Lavergne possédait à fond la langue castillane ; il fut, grâce à ses études sur l’Espagne, introduit dans cette société et il y contracta des amitiés précieuses. C’est de là que datent ses relations avec M. Mon, le futur ministre des Finances de la reine Isabelle, avec Donoso Cortès, plus tard marquis de Valdegamas, l’un des plus brillans orateurs de la tribune espagnole, avec Narvaez, qui n’était pas encore le duc de Valence. Une maison également lui fut ouverte, hospitalière entre toutes aux hommes de lettres français, celle du comte et de la comtesse de Montijo. Admis dans leur intimité, il admirait les grâces naissantes de leurs deux filles, dont la plus jeune ne prévoyait guère la destinée à la fois éclatante et tragique qui l’attendait, et n’était à cette époque qu’une délicieuse enfant.

Un autre salon attirait Lavergne : celui de M. de Rémusat, l’un des hommes politiques le plus en vue du gouvernement de Juillet. M. de Rémusat s’était pris d’amitié pour le jeune écrivain et lui accordait un patronage affectueux, dont Lavergne lui a été reconnaissant toute sa vie.

Dès cette époque, et bien qu’il séjournât le plus souvent à Toulouse, il faisait de fréquens voyages à Paris ; il y avait noué de précieuses relations avec des hommes de lettres éminens qui encourageaient ses débuts. C’étaient Ballanche, Mérimée, Ampère, et le plus illustre de tous, Chateaubriand. Lavergne introduit par Ballanche à l’Abbaye-au-Bois y avait été très vite apprécié. Chateaubriand avait pris en gré son jeune confrère. Dans la nombreuse correspondance échangée entre eux, le grand écrivain lui donne des marques, non seulement du plus vif intérêt, mais d’une sincère amitié. On en pourra juger par les lettres suivantes : la première a trait aux Mémoires d’Outre-Tombe, Lavergne avait été convié à entendre la lecture de fragmens inédits de ces Mémoires dans le salon de Mme Récamier et il en avait publié le récit. Chateaubriand le remerciait en ces termes :


Paris, 31 mai 1834.

C’est encore tout ému, Monsieur, de la lecture de votre si brillant article, semé çà et là des plus beaux traits, que je viens vous en témoigner ma reconnaissance ; les remerciemens de l’amour-propre flatté sont ordinairement suspects ; mais les miens ont la franchise de mon pays et la sincérité de ma vie. Mme Récamier, qui sent tout le prix de votre talent et de votre bonne grâce, me charge, Monsieur, de vous dire toute son admiration en vous exprimant la mienne. Encouragé par vous et nos amis communs, je me suis remis à la besogne. J’avais besoin de montrer mes ébauches aux maîtres de l’art, afin de profiter de leurs conseils et de savoir si rien n’était à changer, à corriger dans ma composition.

Maintenant que par la diversité des esprits qui m’ont jugé, j’ai lieu d’espérer que mon monument funèbre est ce qu’il peut être, je vais le replonger dans la nuit et continuer ma sculpture au flambeau.

La correspondance continue à propos du compte rendu que Lavergne avait fait du livre de Chateaubriand sur le Congrès de Vérone.


Paris, mardi 29 mai 1838.

Votre amitié, Monsieur, qui m’a déjà fait trop d’honneur comme poète, veut encore me réhabiliter comme ministre ; elle aura fort à faire. A la publication de mon Congrès de Vérone, commence une nouvelle ère diplomatique ; la diplomatie, jusqu’ici stationnaire, a fait un pas ; il ne sera plus possible de s’enfermer dans un silence que les gouvernemens publics ne permettent plus et de s’envelopper dans des mystères que les journaux et la tribune ont divulgués six mois d’avance. On sera obligé aussi de convenir que les traités de Vienne sont impolitiques et odieux. Or, comment voulez-vous que la vieille diplomatie et la vieille politique ne soient pas désolées de voir surgir un Homme d’État qui méprise les anciennes maximes et qui a réussi en suivant des voies nouvelles ? D’un autre côté, fidèle à mes sermens, et catholique, apostolique et romain autant que mon curé, je ne crois pourtant pas à l’avenir. Voilà, Monsieur, bien des griefs. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage a fait un peu son chemin. Sous votre protection, il arrivera à bon port. Vous seul l’aurez fait connaître. Bien qu’on en ait beaucoup parlé, on n’a pas fait voir ce qu’il renfermait ou de nouveau ou d’utile, et votre bon esprit m’aura mieux suivi dans ce que j’ai prétendu prouver.

Savez-vous que je ne suis pas tout à fait sans espérer de vous voir bientôt ? Les médecins, qui viennent de me tirer beaucoup de sang, veulent tous que je voyage, et je tourne les yeux vers le Midi. Je pourrais bien passer par Toulouse : vous sentez combien je serais heureux de pouvoir vous embrasser, et vous dire de vive voix combien je vous suis attaché et combien je vous remercie.

Tout à vous bien sincèrement, Monsieur, et à jamais.

CHATEAUBRIAND.


Vous voyez que j’ai été obligé de dicter à Hyacinthe et vous voudrez bien me pardonner. Mme Récamier se porte un peu mieux et tous vos amis vous regrettent.


Paris, 19 juin 1838.

Je n’ai qu’un regret, Monsieur, c’est que votre dernier article, qui a paru hier, n’ait pas été imprimé dans un journal plus répandu. Vous trouverez tout simple ce souhait de ma vanité. Jamais on n’a mieux fait connaître le Congrès de Vérone ; jamais on n’en a parlé plus en connaissance de cause et en même temps avec plus de bienveillance et de talent. Remarquez-vous, Monsieur, la sottise des royalistes, qui ne voient pas ce que je leur ai fait gagner dans le public par mon dernier ouvrage, et qui prennent pour argent comptant la chicane de mauvaise foi de quelques ennemis ? C’est, au reste, ce qu’ils ont fait toute leur vie. Ils ont crié contre le Génie du Christianisme, les Martyrs, la Monarchie selon la Charte, etc., etc., et ils m’ont culbuté en 1824 au moment où je leur gagnais la partie. Ils me laissent à moi seul le succès du Congrès de Vérone, au lieu de s’en parer comme ils le devraient en gens habiles.

J’ai toujours quelque espérance d’aller vous remercier à Toulouse le mois prochain. Vous ne doutez pas, j’espère, du plaisir que j’aurai à vous embrasser et à vous dire toute ma reconnaissance.

Mme Récamier est partie hier pour Châtenay ; elle va passer un mois ou deux chez Mme de Boignes ; j’irai demain là voir et je porterai votre article à tous vos amis de l’Abbaye.

Mille complimens les plus empressés.

CHATEAUBRIAND.


Paris, 26 juin 1838.

Votre lettre, Monsieur, a croisé celle que j’avais l’honneur de vous écrire pour vous remercier de votre second article. Si tous mes projets se réalisent, comme je l’espère, je vous embrasserai à Toulouse du 15 au 20 du mois prochain. Vous sentez, Monsieur, combien je serai heureux de me remettre entre vos mains et d’avoir un pareil guide. Accablé d’affaires pour la vente de mon ermitage, mon déménagement et mon départ de Paris, toujours mon rhumatisme au bras droit, j’ai à peine le temps de dicter quelques mots à Hyacinthe ; heureux que je suis de vous renouveler mes remerciemens pour vos admirables articles et vous prier de croire à mon entier dévouement et à mon amitié.

CHATEAUBRIAND.

Le voyage de Toulouse eut lieu à la date et dans les conditions que Chateaubriand avait indiquées.

Les lettres suivantes font connaître les impressions qu’en avait rapportées le grand écrivain.


Montpellier, dimanche 22 juillet 1838, midi.

Je suis homme de parole, Monsieur, je vous ai promis de vous écrite et je vous écris, quoique j’aie tout le mouvement de la voiture dans la main. J’emporte, je vous assure, de bien vifs regrets, et, sans l’espoir de vous voir dans la rue du Bac avec Madame votre mère, je ne me consolerais pas d’avoir quitté votre admirable Toulouse. Je déjeune ici et je vais coucher à Lunel, pour de là aller à Aigues-Mortes et revenir coucher à Nîmes. Ne m’écrirez-vous pas un mot à Marseille, pour me dire que vous avez reçu ce billet et que vous vous souvenez un peu de moi ?

Offrez, je vous prie, mes respects à Madame votre mère ; rappelez-moi au souvenir de Mme et de M. de Castelbajac.

Voici le couplet pour votre Philomèle des Pyrénées, l’admirable Honorine. Il est fils de la nuit, de la poussière et du vent. On le voit bien ; s’il avait trente ans de moins, il serait mieux. Ce n’est pas la faute de l’inspiration, si elle n’a pu percer l’épaisseur des années.

Mlle G… peut se vanter d’avoir vaincu l’horreur que j’ai pour les albums. J’ai moins peur avec la charmante sœur qui a bien voulu chanter à ma prière avec une si gracieuse complaisance. Remerciez un million de fois Honorine et Cécile. Venez vite à Paris, Monsieur, achever avec moi l’amitié que vous m’avez permis de commencer. Je vous laisserai en chemin, car le passager abordera bientôt la dernière rive. Mais tandis qu’il vivra, il vous sera toujours dévoué.

CHATEAUBRIAND.


Pilorge présente à Madame votre mère ainsi qu’à vous, Monsieur, ses respects et ses civilités d’usage, c’est-à-dire de Bas-Breton.

La lettre ne contient malheureusement pas le couplet, « fils de la nuit, de la poussière et du vent, » adressé à la « Philomèle des Pyrénées ; » il avait été sans doute, dès sa réception, triomphalement placé dans l’album auquel il était destiné.


Paris, 6 août 1838.

Je relis, Monsieur, en arrivant à Paris, la bonne, aimable et longue lettre que j’ai reçue de vous en courant les chemins de votre admirable Languedoc. Quoi ! vous auriez accepté une place dans ma pauvre calèche ? Que ne parliez-vous ? Combien j’aurais été heureux ! Mais pourtant le temps ne nous aurait-il pas manqué ? Je n’ai pu voir ni Saint-Rémy, ni Saint-Gilles. J’ai vu « Aiguës-Mortes, merveille du XIIIe siècle, laissée tout entière sur vos rivages.

J’ai aperçu La Camargue qui, seule, mériterait un voyage exprès et où l’on retrouverait des villes oubliées. Enfin, que voulez-vous, j’ai couru, j’ai passé vite. Ne vaut-il pas mieux avoir laissé derrière moi quelques regrets que la fatigue de ma personne ? Je ne voudrais pour rien au monde avoir causé de l’ennui à Mlles Cécile et Honorine.

J’ai vu hier, un moment, Mme Récamier et M. Ballanche. Vous avez bien voulu leur écrire ; ils sont charmés de vous ; ils voudraient vous voir à Paris. M. B… est à la campagne ; j’irai déjeuner chez lui un de ces jours pour lui parler de vous comme vous le méritez, et je ne sais ce que je ne donnerais pas pour que quelque chose de convenable pût vous amener à Paris. J’aurai l’honneur de vous écrire aussitôt que je saurai ce qu’il y a de possible.

J’ai terminé ma course par le golfe Juan ; j’y suis arrivé la nuit. Vous jugez ce que devaient être pour moi cette mer solitaire et silencieuse, cette nuit, ce ciel ; j’avais devant moi ces îles de Lerins où la civilisation chrétienne a commencé, et je foulais cette grève où Bonaparte a imprimé son dernier pas.

Tous mes respects, je vous prie, à Madame votre mère ; mes hommages à Mlle Gasc, et, si vous voyez Mme de Castelbajac, ayez la bonté de me rappeler à son souvenir.

Mes confrères de l’Académie des Jeux Floraux et monsieur le maire de Toulouse voudront bien agréer les remerciemens sincères que je vous prie de leur offrir. Aurai-je bientôt un petit mot de vous, Monsieur ?


Paris, 22 août 1838. Rue du Bac, 112.

L’affaire est arrangée, Monsieur, si elle vous plaît. A partir du 1er novembre, vous pourriez faire trois articles par mois, qui vous seront payés à raison de cent francs l’article. Vous êtes arrivé du premier coup presque au taux le plus élevé. Je désire bien vivement que ce petit accroissement de votre fortune puisse du moins vous amener l’hiver à Paris, avec Madame votre mère.

Nous ne cessons de parler de vous dans notre petite société. L’espoir de vous voir au milieu de nous est le sujet de toutes nos conversations. Je parle aussi des merveilles de Mlle Honorine. Enfin, nous habitons Toulouse en attendant que vous veniez habiter à Paris. J’attends une réponse de vous. Je ne vous renouvelle plus mes remerciemens, et je vous prie de croire à ma sincère amitié.

Mes respectueux hommages à Madame votre mère,

CHATEAUBRIAND.


Paris, 31 août 1838.

Votre lettre, Monsieur, m’a fait un extrême plaisir ; l’idée de vous voir au milieu de nous m’enchante ; vous ne seriez point tenu à donner trois articles ; chaque article a des appointemens à part. On peut en fournir trois par mois, mais on ne peut pas dépasser ce nombre.

Maintenant, Monsieur, je dois vous faire part de mes scrupules. Il y a trente-six ans que je connais M. Bertin l’aîné ; je lui suis attaché par tous les souvenirs de mes bons et de mes mauvais jours ; une vieille amitié ne se rompt jamais et se fortifie avec le temps. Mais, sons les rapports politiques, vous savez bien que je ne marche plus avec les Débats. Je ne reconnais point le gouvernement qui existe ; je ne lui ai prêté aucun serment, je ne lui en prêterai jamais. Souvent les articles politiques du journal me sont très pénibles ; dans tout le reste, je le trouve excellent.


Maintenant, Monsieur, pesez bien les avantages et les désavantages d’une collaboration. Les avantages sont de vous faire connaître, de vous acquérir un nom et une importance qui peut vous mener à tout ; les désavantages sont d’accepter les inimitiés littéraires et politiques auxquelles sont en butte les Débats, et, si quelque catastrophe arrivait, soit gouvernementale, soit ministérielle, vous seriez enveloppé dans la ruine de la puissance à laquelle vous vous seriez attaché.

Avec votre jeunesse, votre courage et votre talent, vous pouvez, je le sais, braver tout, mais j’ai dû vous avertir du danger afin que vous ne me reprochiez pas quelque jour de vous avoir laissé ignorer les accidens du parti que vous semblez déterminé à prendre.

Maintenant que j’ai satisfait aux devoirs de la conscience, j’attends un dernier mot de vous pour apprendre à Bertin votre résolution. Si vous acceptez, Monsieur, vous ne pouvez douter du plaisir que nous aurons à vous lire, à vous voir arriver dans une petite société qui vous honore et qui vous aime.

Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait dans sa sainte et digne garde, et je vous embrasse cordialement.

CHATEAUBRIAND.


Paris, 13 septembre 1838.

Voici, Monsieur, votre affaire terminée. Demandez à M. Bertin les livres nouveaux dont vous voulez rendre compte ; s’ils ne sont pas déjà donnés à d’autres rédacteurs ; on vous les fera passer. Si vous avez par vous-même quelque ouvrage important dont vous désiriez parler, faites des articles sur cet ouvrage, vous les ferez tenir au journal et le prix de chaque article vous sera payé cent francs depuis un jusqu’à trois articles par mois, à partir du 1er novembre. Au surplus quand vous serez parmi nous, vous verrez M. Bertin et vous mettrez toutes vos affaires en ordre. Nous espérons bien vous voir cet automne avec Madame votre mère. Nous causerons de Toulouse, de tous les souvenirs qu’il rappelle et de l’admirable voix de Mlle Honorine.

Regardez-moi ici comme votre homme d’affaires et adressez-vous à moi pour tous les renseignemens dont vous pourriez avoir besoin. Mes respectueux hommages à Mme de Lavergne et à vous, Monsieur, toutes mes sincères amitiés.

CHATEAUBRIAND.

Mme Récamier et M. Ballanche se réjouissent dans l’espoir de vous voir bientôt et me chargent de vous dire mille choses.


Paris, 20 octobre 1838.

Mon déménagement, Monsieur, et quelque retour de la goutte m’ont empêché d’avoir l’honneur de vous répondre plus tôt. Je ne veux vous écrire aujourd’hui qu’un mot par la main d’Hyacinthe : Revenez-nous vite ; toute notre petite société vous attend. Quant à Mlle Honorine, j’en suis amoureux fou, tout comme vous. Je vous dirais : épousez-la, si jamais je pouvais donner un conseil sur les mariages.

Je crains les pianoteurs ; je crains les artistes ambulans ; je crains le théâtre ; je crains les succès ; je crains tout pour Mlle Honorine. Si sa vie tombe comme l’eau de sa cascade, je gémirai de loin en sûreté sous mes cheveux blancs ; mais vous, que ferez-vous ?

Adieu, Monsieur, croyez à tout mon attachement et revenez-nous.

CHATEAUBRIAND.


On voit par cette correspondance quelle place tenait Lavergne dans ce que Chateaubriand appelle la petite société de l’Abbaye-au-Bois.

Avec Mérimée, la correspondance change d’allure, le ton devient plus familier, plus libre. Il était assez rapproché d’âge de Lavergne ; entre jeunes gens, on ne se gêne pas pour dire ce qu’on pense. Mérimée se montre d’ailleurs, dans ces lettres, très occupé par sa fonction d’inspecteur des monumens historiques et très féru d’archéologie. Et toutefois, même dans cette matière, en quelque sorte technique, l’ironiste ne désarme pas.


J’aurais répondu plutôt (sic) à votre aimable lettre, Monsieur, si M. Royer-Collard ne m’avait prévenu. Il parait qu’il manque une facture, pièce indispensable pour payer. Vous savez comme on est formaliste dans la comptabilité ministérielle. La facture arrivant, l’argent suivra de près.

Je passe maintenant ma vie à enrager de ne pouvoir obtenir rien de ce que j’ai demandé pour mes masures. On me promet, on m’ajourne et on ne signe jamais. Quelle admirable invention que celle des sous-secrétaires d’État ! On dit que nos députés commencent à les regretter. Pour moi, à quelques exceptions près, je suis aussi avancé qu’il y a deux mois, et entre autres arriérés, j’attends encore mes frais de route. Il est vrai qu’on a tant de choses à faire que ce serait miracle qu’on pensât à de vieilles églises et à leur malheureux avocat. On parle d’un cent-et-unième remaniement d’hommes et de choses, du remplacement du duc de Trévise, dont je me soucierais peu, de celui de M. Guizot, ce qui me déplairait fort. Il vient de nommer une commission historico-artistique, dont je suis membre, et qui doit fourrager et faire fourrager les bibliothèques pour en faire sortir les manuscrits philosophiques, littéraires, etc.

Nous voulons aussi entreprendre un petit travail qui sera tout bonnement le catalogue de tous les monumens et de toutes les antiquités de la France. J’estime que nous en serons quittes avec deux cent cinquante ans de recherches et neuf cents volumes de planches. Le texte sera plus considérable, car nous avons des membres assez verbeux, ex. g. M. Cousin et Victor Hugo.

En attendant le catalogue, nous allons commencer par quelque chose de très utile. C’est un manuel, que M. Guizot nous a promis de faire imprimer, et qui contiendra une instruction sommaire, mais suffisante pour déchiffrer les manuscrits, les médailles et, si nous pouvons, les inscriptions.

Je crois que cet ouvrage, envoyé dans toutes les bibliothèques de France, pourra être très utile. Dans une foule de bibliothèques, on ne trouve ni Mabillon, ni même D. de Vaisnes, et lorsqu’il se rencontre un oisif d’assez bonne volonté pour s’user la vue, il n’a pas les moyens de le faire sur les manuscrits de « son endroit, » faute d’un alphabet.

Vous voyez, Monsieur, que nous commençons par les élémens, comme le professeur de philosophie de M. Jourdain.

Mon rapport, qui devient gigantesque, m’occupe beaucoup en ce moment. J’ai, en outre, d’autres menus rapports pour la commission susdite, plus les épreuves du voyage de Jacquemont à corriger, en sorte qu’avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrai aller à Londres que vers le milieu ou la fin de mars. Je serais bien heureux si vous vous trouviez à cette époque d’humeur à passer la Manche avec moi et à respirer les brouillards et la fumée de Londres.

Vous verriez que l’expression biblique de « Ténèbres palpables » n’est pas du tout une métaphore orientale.

Je suis enchanté que la comtesse de Montijo vous plaise. Elle m’écrit que vous lui plaisez aussi beaucoup.

C’est une excellente femme, qui a toutes les qualités solides d’une femme du Nord, avec la grâce et le sans-façon de son pays. Veuillez me mettre à ses pieds et demander grâce pour mon impertinence. Je n’ai pas encore répondu à un billet charmant qu’elle m’a adressé. Parlez-lui de toutes mes paperasseries, aussi d’autres occupations qui me retiennent auprès d’un numéro 1. Elle vous expliquera cette énigme. Je trouverai cependant le temps de lui écrire demain ou après et de m’excuser moi-même. Vous ne me parlez pas de Paca et de son autre fille. Je les ai laissées récitant des fables et dansant le fandango sur une table. Je m’imagine que maintenant on monterait sur une table pour les voir danser.

Ch… de… me néglige actuellement pour son maréchal. Il m’avait chargé, comme vous savez, de parler de ses feux à une belle dame qu’il avait amorcée. Je suis au bout de mes épithètes. S’il ne vient pas, s’il ne se brûle pas la cervelle, la dame croira que l’inconstant se console ailleurs. Le moyen de lui faire croire que le vainqueur de Toulouse est son rival ? Dites-lui quand vous le verrez que le Luxembourg est triste comme un bonnet de nuit, qu’on n’y voit plus que des sempiternelles, et que, sauf la petite et rondelette duchesse de X…, il n’y a rien à pêcher pour lui dans ces parages.

Adieu, Monsieur, veuillez ne pas m’oublier et me rappeler au souvenir de M. le marquis de Castellane et de M. Dumège ; je suis surpris le n’avoir pas reçu de ses nouvelles.

J’ai échoué au ministère de l’Intérieur en demandant pour lui un supplément de souscription. Le fait est qu’on n’a plus le sou.

Votre bien dévoué

PROSPER MERIMEE.

16, rue des Petits-Augustins.

23 janvier 1835.

Une autre lettre est datée du lendemain de l’attentat de Fieschi.


Chartres, 29 juillet 1835.

Mon cher Monsieur,

J’ai quitté Paris hier une heure avant l’assassinat ; mais j’ai lu vingt lettres, et chacune contenait une version différente. Il me semble difficile de prouver, ce qui, je le crois, n’est pas douteux, l’existence d’un complot. Je crains aussi qu’on n’exploite mal l’indignation publique, qu’on ne lui en demande trop, et qu’on n’en obtienne rien.

Il est fâcheux que les députés ne soient pas à leur poste, et, dans les quinze jours qui s’écouleront nécessairement avant leur réunion, on pourra faire bien des bêtises.

Comment le Roi ne croirait-il pas à son étoile, se trouvant sans blessure au milieu d’un cercle de morts et de blessés ?

Votre aimable lettre m’est arrivée, hélas ! un peu tard. « Mon siège était fait, » et Tetricus venait de recevoir de moi son certificat d’authenticité imprimé, lorsque votre enquête a tout gâté. Quand on veut vivre et mourir antiquaire, il faut de la philosophie et prendre son parti gaîment lorsqu’on a été mystifié. Pourtant, dans toute cette affaire, il y a quelque chose d’inexplicable. Je ne puis me lasser de me demander cui bono, et quels ont pu être les moyens d’exécuter du faussaire quel qu’il soit. Je m’y perds.

Vitet, à qui j’ai conté ma déconvenue, je pourrais dire « notre, » car lui aussi croyait à l’antiquité non seulement des bas-reliefs, mais des inscriptions, Vitet persiste.

Il nie le témoignage de la cassure miraculeuse et du morceau aussi miraculeusement retrouvé. Entre vingt-cinq solutions plus ou moins saugrenues qui me sont venues à la tête depuis votre lettre, je me suis arrêté à cette hypothèse que Chretin et peut-être votre collègue de La Haye, avaient trouvé un antique, qu’ils en avaient fait faire une copie, laquelle ils avaient vendue, se réservant de vendre l’original plus tard, histoire de faire de doubles profits.

J’ai passé avec Mme de Montijo presque tous les jours de beau temps depuis trois semaines. J’ai trouvé D. Cipriano plus gai qu’à Madrid ; — mais elle voit l’avenir en noir, et je crains bien qu’elle n’ait le triste don de seconde vue. Avant-hier, comme je prenais congé d’elle, elle m’a dit les larmes aux yeux : « J’ai déjà sauvé la vie une fois à mon mari, mais on ne trompe pas deux fois la haine d’un Espagnol. » Il y a malheureusement bien de la probabilité dans ses prophéties, que les exaltés ramèneront forcément les carlistes, et que les carlistes revenus pendront impartialement les exaltés et les modérés.

Ch… de… coule le fleuve de la vie (comme on disait vers 1800) très doucement. Il fait semblant de travailler au Conseil d’État, mange régulièrement des petits pâtés chez Michel, et, le soir, papillonne autour de deux ou trois dames ; il me demande ensuite de laquelle il faut qu’il soit amoureux. Je lui conseille la marquise de Z… ou Mme X…, deux superbes géantes, nièces de Mme V… ; à quoi il répond, qu’il ne peut faire de déclaration, à moins que je n’aie approuvé la rédaction d’avance.

A propos de marquise, vous avez à Toulouse la marquise de N… Elle était fort jolie à Grenade vers 1830, et un soir je me suis trouvé tout seul avec elle dans la loge du duc de M…, ce qui m’a donné des idées exécrables que je n’ai pas osé pourtant manifester. Veuillez me mettre à ses pieds, si vous la voyez, comme je le présume. Vous risquez, ce faisant, qu’elle ait oublié sur qui elle a produit, il y a cinq ans, une si vive impression.

J’ai fait porter chez Levasseur trois exemplaires de mon livre. Veuillez en accepter un et donner les deux autres à M. de Castellane et à M. Dumège. Vous seriez bien aimable de me donner des nouvelles du procès de Tetricus ; vos lettres me trouveraient sûrement dans ma tournée, si vous aviez la bonté de me les adresser sous le couvert du ministère de l’Intérieur, cabinet particulier.

Mille complimens et amitiés.

PROSPER MERIMEE.


Tulle, 18 juin 1837.

Mon cher collègue, si je ne casse pas en route, accident à prévoir, vu la nature des chemins que l’on me promet, je serai après-demain à Aurillac et trois ou quatre jours après à Rodez. Vous pouvez être à peu près sûr de m’y trouver le 24. Nous irons de là, s’il vous plaît, voir l’église de Conques. Je puis même vous offrir une excursion jusqu’au Puy, dans l’hypothèse où vous auriez un rare dévouaient. Tout ce que je viens de voir en Limousin et en Berry est médiocre et ne vaut pas votre Toulouse et surtout la rive gauche de la Garonne. Vous voyez que je ne vous prends pas en traître. J’attends peu d’admiration de l’Aveyron ou de la Haute-Loire, mais nous verrons pourtant de beaux paysages et nous mangerons des cèpes et des fraises excellentes.

Avez-vous des nouvelles de Ch… de… ? On m’écrit de Paris qu’il est parti abruptement pour Albi et je crains que le marquis ne soit malade. Vous m’obligeriez fort de me donner de ses nouvelles à Rodez dans le cas où vous ne pourriez y venir vous-même.

Je suis sans lettres de Paris. Je lis dans les journaux que les badauds se sont étouffés au Champ-de-Mars, pour voir un feu d’artifice, niaiserie dont les Parisiens ne peuvent se lasser. On en tire déjà toutes sortes de vilains présages. On m’a envoyé un portrait de la Princesse que je vous communiquerai si vous ne l’avez vue des yeux de la tête, car vous êtes bien homme à être resté à Paris pour voir les noces. A Fontainebleau, M. de X… a été obligé de coucher avec sa femme, châtiment bien mérité par toutes ses flirtations.

A Rodez donc, j’espère. En » attendant, je suis tout à vous et toto corde.

PROSPER MERIMEE.


Bagnères-de-Bîgorre, 7 août 1838.

Mon cher collègue, seriez-vous, contre votre habitude, dans vos foyers domestiques ? Si, par un heureux hasard que j’ose à peine espérer, vous vous y reposiez de vos courses habituelles, j’aurai sous peu de jours le plaisir de vous y voir et de causer avec vous de rebus omnibus, dont je ne sais plus un mot depuis tantôt deux mois. Je vais d’ici à Saint-Bertrand-de-Comminges, et de là à Toulouse.

On me dit que je passerai sous les fenêtres de M. de Rémusat, mais je ne m’arrêterai pas, ayant un compagnon de voyage qui doit me quitter à Toulouse, et je veux y passer quelques jours avec lui. Depuis Bordeaux, je n’ai vu que des atrocités en fait de monumens. Pour me consoler, je me suis arrêté quelques jours à Saint-Sauveur et je me suis rassasié de montagnes et de glaciers. J’y ai gagné trois ou quatre coups de soleil et autant de milliers de puces.

J’espère qu’avant de vous voir, j’aurai une peau présentable et que mes hôtes se seront noyés dans les bains.

Vous seriez bien aimable de venir avec moi faire une visite à Laffitte, qu’en pensez-vous ? On mange fort mal à Saint-Sauveur et on s’y ennuie à périr. Cependant on y jouit de la présence de M. de Rothschild. M. de Castellane s’est enfui quand il est arrivé, ne voulant pas que deux soleils se trouvassent réunis. Les honnêtes femmes de Cauterets sont toutes indignées de l’audace de M. G… et de M. M… qui leur ont présenté l’autre jour en qualité de légitimes Mlle B… et Mlle S… Ces dames ont dansé la Robert-Macaire au bal de Cauterets. Charles de… sera père un de ces jours. C’est encore une des nouvelles de Saint-Sauveur.

J’aurais en retour bien des choses à vous demander. Il y a près de deux mois que je n’ai lu un journal, ni reçu une lettre de Paris.

Adieu, mon cher collègue. Veuillez faire mettre un petit mot pour me dire où vous êtes, poste restante, à Toulouse, ou bien à l’Hôtel de France ; c’est là que je descendrai.

Mille amitiés et complimens.

PROSPER MERIMEE.


Si brillante que fût sa situation à Toulouse, Lavergne, comme tous les hommes consciens de leur valeur, rêvait de se produire sur un plus grand théâtre ; c’est pourquoi, cédant aux instances de ses amis, il vint s’installer à Paris. Il ne tarda pas à s’y faire une situation dans les lettres. Il était devenu un actif collaborateur de la Revue des Deux Mondes, Il y publiait des études sur l’Espagne, sur la guerre civile et les chefs de parti alors en évidence, Espartero, Cabrera, Gomez. On y trouve aussi un article sur un poème de Jasmin, Francounetto, et un autre sur Mounier et Malouet. Mais la politique avait pour lui des attraits tout-puissans ; dès qu’il le put, il entra d’abord comme rédacteur au ministère de l’Intérieur, puis, en 1840, M. de Rémusat étant devenu titulaire de ce département, le nomma son chef de cabinet. Il entrait en même temps au Conseil d’Etat comme maître des requêtes en service extraordinaire.

Le ministère du 1er mars, dont il suivit la fortune, n’eut pas une longue durée ; il ne dépassa pas huit mois, ce qui était peu pour l’époque. Mais il fut marqué par des événemens de la plus haute importance, dont les deux principaux furent le réveil de la question d’Orient et l’échauffourée du Prince Louis-Bonaparte à Boulogne.

On sait comment la révolte de Mehemet-Ali contre le Sultan et le succès de ses armes en Syrie avaient failli amener une conflagration générale et le renouvellement de la coalition européenne contre la France, qui soutenait la cause du Pacha. Au cours de cette crise, Lavergne entretenait une correspondance suivie avec M. Guizot, alors ambassadeur à Londres, qui l’avait prié de le tenir au courant des fluctuations de l’opinion. Il jugeait la situation avec une sagacité pleine de finesse. Voulant indiquer que l’effervescence belliqueuse de la nation était toute de surface, il écrivait : « Les choses iront à la guerre tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente. » La sagesse du roi Louis-Philippe conjura le péril.

Quant au débarquement du Prince Louis à Boulogne, l’histoire en est trop connue pour qu’il soit besoin d’y insister.

Sur ces deux événemens qui, à l’époque, préoccupaient, à des titres inégaux, l’opinion publique, Mérimée dont la correspondance avec Lavergne devient de plus en plus intime, laisse aller sa verve caustique. Il se livre à des appréciations piquantes sous la plume d’un futur sénateur du Second Empire et d’un familier des Tuileries.


Bordeaux, 8 août 1840.

Je vous aurais écrit plutôt (sic) mon cher ami, si je n’avais eu beaucoup de vague à l’âme, maladie que vous ne connaissez point dans le tourbillon où vous vivez. Lorsque je commençais à rattraper mon moral, voilà que vous m’assommez avec le divorce de notre chère épouse l’Angleterre et la grande descente du petit Napoléon. Observez le pouvoir de l’imprévu, qu’il faudrait toujours prévoir. Il me semble que. tout le monde devient fou ; cependant, il n’y a pas partout un soleil comme celui sous lequel je vis et qui justifierait lord Palmerston et M. de Metternich, M. de Metternich surtout, que je croyais si raisonnable ! La panique a été grande ici où l’on vit du vin que boivent les Anglais, cependant nous sommes « Francès » à Bordeaux comme à Paris et nous craignons encore plus les soufflets que l’encombrement de nos caves. Les négocians sont belliqueux ; ils parlent d’armer des corsaires et ne rêvent que plaies et bosses.

L’équippée (sic) du petit Napoléon est venue jeter de l’huile sur ce beau feu. Ici tout le monde croit que c’est lord Melbourne qui l’a lâché et lui a donné des guinées pour s’acheter un habit vert et un vieux chapeau à trois cornes.

Aujourd’hui, à dîner, chez le général de C… j’ai essayé d’élever des doutes sur ce fait, mais j’ai été battu. Nous revoici avec les sentimens de 1814 sur notre magnanime alliée. Vous savez qu’il n’y a pas de pays où les carlistes se tiennent plus cois qu’à Bordeaux. Je ne sais rien de ce qu’ils disent et leurs journaux de Paris ne m’apprennent rien. Je viens d’un pays où l’on vit très tranquille, mais où une étincelle pourra faire éclater plus d’une petite explosion. Tous les gens que j’ai vus dans la Vendée et les Deux-Sèvres m’ont dit qu’ils comptaient sur une équippée (sic) de Henri V. Le fait est qu’il est diablement paresseux. Les lauriers du Prince Louis devraient l’empêcher de dormir. S’il vient, il y aura grand tapage, mais au fond rien de bien sérieux. Je crois que les gardes nationales des villes et la gendarmerie suffiraient pour mettre à la raison les paysans du Bocage. Les routes sont si nombreuses et si belles qu’on ne peut plus faire dans la Vendée la guerre à la Walter Scott.

Mais il y a encore trop de gens qui ont échangé des coups de fusil, qui ont été pillés ou condamnés à mort, pour qu’il ne soit pas très facile de leur persuader de recommencer.

J’ai vu, au reste, à Niort un assez curieux miracle opéré par l’archéologie. Elle est à la mode dans ce vilain trou-là, et bleus et blancs s’entre-lisent des mémoires sur des tumulus, au lieu de s’entre-assassiner. Je me suis trouvé en relations avec trois sociétaires : un républicain, un carliste amnistié, et un juste milieu. Les deux premiers avaient habité, en qualité de détenus, le château de Niort, bâti par Richard Cœur de Lion. Le troisième étant juré, avait condamné à mort, je crois, le carliste. Tous les trois, archéologues ou soi-disant tels, étaient en bons termes ensemble, et peut-être ne se battront-ils plus. Dans les campagnes, on est toujours comme aux beaux temps de la guerre ; les gens y ont la bosse de la combativité et l’on s’exècre de village à village par suite de traditions qui remontent peut-être à la conjuration d’Amboise.

Vous seriez bien aimable, mon cher ami, de me donner quelques nouvelles et quelques réflexions doctes et profondes, comme vous en faites, sur la situation. Il me semble que, sous notre beau feu, sous la blague de nos exaltés, se cache une certaine frayeur. Si nous devons être seuls contre tous, nous sommes fricassés, et vous serez pendu l’année prochaine.

Nous avons pour nous notre furie française et nos souvenirs qui sont imposans. Jusqu’à quel point nous défendront-ils ? Comment faire la guerre, avec des journaux qui conspirent en permanence ? Comment la faire, avec les Chambres ? et les émeutes que vous aurez dans toutes les villes manufacturières ? Il y a ici 8 000 hommes qui vivent du port, et qui ne vivront plus s’il est bloqué. A Lyon, ce sera bien pis. Je ne vois de bon, là-dedans, qu’une magnifique occasion de quitter l’Algérie et de mettre en face des Prussiens 20 000 chenapans, zéphyrs, zouaves et autres, qui feraient merveille.

On me dit que vous encombrez décidément la coupole des Invalides. Mais, si les cendres étaient empoignées au passage, ce serait une drôle de solution.

Je pars demain pour Bayonne, mais, comme je m’arrêterai sur la route, j’aurai le temps d’y recevoir une lettre de vous avant de passer les Pyrénées, ce que je compte faire si la route de Madrid est bonne, ainsi qu’on me le dit ici.

Tâchez de me donner des nouvelles réconfortantes, car je suis horriblement triste et la perspective des cosaques me fait tout voir en noir, malgré le soleil du Midi, qui, pour le présent, promet aux vignerons une récolte de trente millions plus belle que celle de l’année dernière.

Adieu, mon cher ami, rappelez-moi au souvenir de M. et Mme de Rémusat. J’ai diné aujourd’hui avec M. G… que le mariage a maigri. A Bayonne, chez le Sous-Préfet, ou poste restante jusqu’au 15 ou 16. On parle d’un article sur Cabrera[1] qui fait fureur. Malheureusement je ne le connais que par la renommée.


Bayonne, 17 août, au soir (1840).

Votre lettre, mon cher ami, m’a rendu horriblement nerveux. Si vous voyez en noir, étant si près du soleil, de quelle couleur verrai-je, moi qui suis dans les brouillards des Pyrénées ? Je vous trouve trop pessimiste et trop démocratique ; je devrais dire plutôt trop héraclitique, car votre ironie est diablement triste. Je vous avouerai que j’ai des sentimens non pas « frrrancès, » mais français, et que je suis désolé quand je vois mes chers compatriotes faire des sottises.

Au fait, trouvez-vous que nous ayons tort de prendre la chèvre et de nous poser sur la hanche ? Si l’on ne mène pas dans le monde sa première affaire « d’une assez vigoureuse et gaillarde manière, » il faut s’attendre à être en butte à tout jamais aux insultes des petits et grands.

Si nous n’armions pas maintenant, l’année prochaine, on nous traiterait comme on traite le Portugal. Vous avez bien raison de trouver niaise notre amitié pour le Pacha, qui était notre bête noire du temps de l’insurrection grecque, où nous fûmes si fous. Malheureusement nous sommes dans une drôle de position. Nous représentons en Europe les bons sentimens, l’honneur, la probité. Nous sommes les redresseurs de torts, et nous ne pouvons penser à notre intérêt lorsque notre honneur se trouve compromis. Quoi de plus tentant, par exemple, que de rechercher l’alliance de la Russie, de l’aider dans ses projets contre l’Angleterre, de partager avec elle l’empire turc ? Mais la Russie représente l’absolutisme et la tyrannie, et nous sommes et serons ses ennemis. A tout prendre, croyez-vous que ce qui est arrivé soit si malheureux ? Croyez-vous surtout qu’il fût possible de faire autrement ? Notre grosse faute, à mon avis, est, je crois, de n’être pas intervenus après la mort de Zumalacarregui. Alors, nous aurions eu au pis-aller une démonstration européenne contre nous, et l’Angleterre de moins. J’espère cependant que, même aujourd’hui, tout se bornera à des notes plus ou moins aigres et à des démonstrations plus ou moins guerrières. Un coup de canon coûte si cher, que dans l’état financier de l’Europe, on ne peut se donner que bien difficilement cette jouissance. Je doute que lord Palmerston persuade au Parlement de voter des subsides extraordinaires, et la Prusse et l’Autriche n’ont pas d’argent à jeter par les fenêtres.

J’ai trouvé le discours de la reine Victoria assez rassurant au fond. Ici, on est fort belliqueux. Les Basques sont un peuple ami des coups et du tapage. Vous aurez ici une excellente garde nationale qui se donnerait bien un coup de peigne au besoin, mais qui vous demandera la réforme électorale pour la peine.

Presque partout ailleurs, elle ne serait pas pour le coup de peigne, mais bien pour la réforme. La correspondance anacréontique de Soliman pacha avec le commodore Napier m’a fort amusé. Les variations du premier sur l’air « Allez-vous faire f… » ont seulement le tort de n’être pas écrites en français, mais, par le temps qui court, c’est un léger malheur. A propos de français, je vous plains sincèrement d’avoir été massacré par les compositeurs. Il y a quelques années, lorsque j’avais encore la peau plus sensible, j’en aurais été malade pendant trois jours. Depuis, j’ai trouvé ce remède, c’est de corriger sur mon exemplaire, et vous verrez par expérience que cela tranquillise beaucoup.

L’affaire mirobolante du petit Napoléon est tout ce qu’il y a de plus propre à donner de nous une bonne idée en Europe. L’autre moutard, s’il venait en Vendée (avec un pot de lys, pour imiter l’aigle vivant de son collègue), ferait tirer plus d’un coup de fusil. On blâme la Chambre des Pairs et la clause impérative paraît hardie. Je ne la crois pas mal imaginée, et j’en juge par le général X… et le marquis Z…, deux fiers paresseux qui graissent leurs bottes en ce moment.

Adieu, mon cher ami, je pars demain avec un courrier d’ambassade. Si l’on m’occit, ce qui est peu probable, obligez-moi d’abord de faire déclarer la guerre à l’Espagne, puis d’écrire ma notice biographique dans la Revue des Deux Mondes, ou bien d’en confier la rédaction à Mme Sand. Écrivez-moi des nouvelles remplies d’intérêt ; à leur défaut, des réflexions doctes et profondes, les samedis, et envoyez votre lettre par les Affaires étrangères à l’Ambassade de France.

Probablement, je serai de retour à Bayonne vers le 20 septembre et, peu après, je viendrai imprimer la Guerre Sociale à Paris.

PROSPER MERIMEE.


À cette époque, les Beaux-Arts dépendaient du ministère de l’Intérieur. Sa fonction de chef de cabinet du ministre mettait donc Lavergne en relation avec les hommes de lettres et les artistes. Et quels noms brillaient alors dans le monde des lettres et des arts : Lamartine, Victor Hugo, Musset, Vigny, Alexandre Dumas père, Balzac, Mérimée, George Sand ; et, parmi les peintres et les sculpteurs : Ingres, Delacroix, Horace Vernet, Paul Delaroche, Decamps, Pradier, Rude, Duret, et tant d’autres ! Par son goût éclairé, par la finesse de son esprit et l’affabilité de ses manières, Lavergne était fort apprécié de cette élite intellectuelle. Quelques exemples puisés dans sa correspondance en peuvent témoigner.

C’est Michelet qui brigue auprès de lui la direction des archives, ou qui lui révèle les idées qui ont inspiré ses travaux.


(Sans date.)

Monsieur et ami,

J’entends dire que l’on veut confier la direction des archives à un savant qui soit en même temps un homme politique, comme l’était M. Daunou.

Si l’on eût voulu choisir parmi les gens de lettres, parmi les membres de l’Institut, je me serais présenté et j’aurais fait valoir mes titres :

1° Mes ouvrages, en tout quinze volumes, qui ont été traduits ou contrefaits dans toute l’Europe.

2° Vingt-cinq ans de service dans l’enseignement, où j’occupe la chaire de M. Daunou.

3° Dix ans de service aux archives et le suffrage unanime des employés de cette administration, qui, le jour même de la mort de M. Daunou, m’engagèrent, par l’organe du plus âgé d’entre eux, à me mettre sur les rangs.

J’aurais exposé ces titres au ministre, qui m’eût accueilli, je crois, avec quelque bienveillance. Mais dès qu’il est posé en principe que la place doit être donnée à un homme politique, je ne dois point me présenter.

Adieu, Monsieur et ami, recevez mes salutations les plus affectueuses,

MICHELET.


(Sans date.)

Monsieur et ami,

Je suppose que vous avez reçu mon cinquième volume : Charles VII, la Pucelle, la Renaissance, etc., etc.

Ce sera l’un des plus attaqués, et pourtant c’est, je crois, l’un des plus solidement fondés. Il est sorti en grande partie (la fin surtout) des Archives, des documens inédits.

J’y ai simplifié toutes les grandes questions du temps. J’ai dégagé celle de l’Imitation des controverses ; celle de la Pucelle des ornemens romanesques ; celle des guerres d’Angleterre des traditions shakspeariennes que tout le monde suivait à l’aveugle ; j’ai ramené tout cela aux témoignages contemporains, aux actes, autant que je le pouvais.

Mes matériaux amassés, mon livre écrit et imprimé, je l’ai soumis, feuille par feuille, aux hommes spéciaux pour chaque matière : la Pucelle à M. Quicherat qui publie son procès ; la partie anglaise à M. Thomas Whright ; la partie suisse à MM. Monnard et Vulliemin de Lausanne ; la partie belge à MM. Lenz, Serrure, Saint-Génois de Gand, etc., le procès de Retz (l’original de la Barbe-Bleue) à M. Louis Dubois qui a fait sur ce sujet un livre inédit, etc.

Leurs résultats ont confirmé les miens, de même que mon Duguesclin, ma Jacquerie, etc. avaient été hautement justifiés par les travaux de M. Charrière et de M. Lacabane, de la Bibliothèque royale.

Je voudrais, Monsieur et ami, que vous eussiez occasion de dire quelque part ce que vous pensez de ce grand travail ; il m’importe qu’il ne soit pas confondu avec les improvisations historiques, si communes aujourd’hui.

Croyez à mon attachement sincère et à mon dévouement.

MICHELET.


Les derniers chapitres pourraient être intitulés ainsi : De l’Impossibilité d’un royaume des Pays-Bas.

C’est encore George Sand en appelant au jugement éclairé de Lavergne d’un insuccès dramatique éprouvé par elle ; elle avait fait représenter au Théâtre-Français, le 2 mai 1840, un drame en cinq actes intitulé : Cosima, qui était tombé à plat. Lavergne avait blâmé cette sévérité du public, et elle le remerciait de sa favorable appréciation.


(Sans date.)

Merci mille fois, Monsieur, de votre excellente et charmante lettre. J’avais bien compris hier soir votre bonne poignée de main, et vous avez compris, aussi, n’est-ce pas, que je n’acceptais pas dans ma conscience les grossières dissidences de mon auditoire. Peu m’importe d’avoir fait une pièce dénuée d’art. Peu m’importe d’avoir fait preuve de talent ou de nullité dramatique. Mais j’ai voulu prouver une toute petite vérité qui me semblait être un lieu commun : à savoir que la bonté, la patience et le pardon d’un mari, mis en parallèle avec la brutalité, l’égoïsme et la vanité d’un amant, doivent ramener au juste et au vrai un cœur égaré par la passion. Le pudique parterre a trouvé cet essai absurde et immoral. J’en suis fâchée pour lui et crois très fort que ce jugement porté sur mon immoralité proclame la sienne ; ceci est peu de chose quant à moi.

Je serais bien fâchée de n’avoir pas un peu espéré des hommes de mon temps. Je n’en désespère pas et n’en désespérerai jamais, quoi qu’ils fassent pour cela. Je les regarde comme des enfans mutins qu’il faut endoctriner toujours, au risque de les mettre en colère. Je n’ai pas d’autre pensée dans l’âme et ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais ce qu’il faut risquer et affronter pour la dire. Voilà pourquoi mon amour-propre n’est point en cause et ne souffre jamais.

Vous me dites des choses parfaites, trop élogieuses, mais bien sympathiques à mon cœur. Je vous assure qu’il faudrait être dans une veine d’ironie bien bilieuse pour n’en être pas profondément touchée.

Mais rassurez-vous, je ne suis pas ironique du tout. Ceux qui vous l’ont fait croire ont fait trop d’honneur à mon esprit et ne m’ont jamais adressé apparemment de ces bonnes paroles qui appellent l’amitié et imposent la reconnaissance.

Tout à vous.

GEORGE SAND.


À cette vie si laborieuse, si agitée, Lavergne avait pu cependant dérober de courts instans qu’il avait consacrés à voyager. Son habituel compagnon dans ces rapides excursions était son ami Ampère, Ampère, le voyageur intrépide, l’infatigable érudit, le lettré délicat que Prévost-Paradol, son successeur à l’Académie française, a peint d’un trait charmant en disant « qu’il avait traversé le monde, un livre à la main. » Ampère, à cette époque, préparait un voyage en Égypte ; il entretenait Lavergne de ses projets.


Mon cher ami,

Vous êtes bien aimable de vous être souvenu des Parisiens, comme on dit en province, et surtout de leur revenir bientôt. Si Madame votre mère est du voyage, Mme Récamier s’en réjouira doublement. Pour moi, je n’aurai plus à désirer que Monsieur Votre frère, notre aimable compagnon de route.

Vous saurez que je ne vais point en Égypte cette année. Je me suis mis si sérieusement aux hiéroglyphes et aux antiquités égyptiennes ; que je ne vais pas en Égypte, — cette année ; — j’en savais assez pour un voyage d’amateur, j’en veux savoir davantage pour un voyage d’étude. Ainsi, si le cœur vous en dit, l’année prochaine ; peut-être, aurons-nous Mérimée, qui, cette année, va à Alger ; — pour moi, je vais faire une passegiata en Italie. A Turin d’abord, voir le musée égyptien avec M. Lenormant, puis à Florence, voir Capponi. Si vous pouviez faire un trip jusque-là, ce serait admirable. Mais tout dépend de la santé de Madame votre mère et de vos projets. Vous triomphez sur toute la ligne, — le duc de la Victoire est aussi enfoncé qu’il soit possible de l’être. Venez donc triompher ici avant mon départ.

M. de Chateaubriand est revenu en bon état des eaux, — il est allé depuis à La Trappe, tout cela très lestement, très juvénilement. Mme Récamier est un peu souffrante, et vous serez pour elle un bien heureux événement. Vous me trouverez déjà déchiffrant assez bien et pouvant lire presque à obélisque ouvert.

Mille amitiés bien sincères.

J. -J. AMPERE.


Je me suis un peu étendu sur la jeunesse de Lavergne pour montrer dans quel milieu littéraire, politique et mondain il avait vécu, formant un contraste absolu avec l’existence toute de science et de solitude qu’il mènera plus tard. Ce changement imprévu avait frappé les personnes qui l’ont connu dans cette première partie de sa vie. Mme Lenormant y fait allusion dans les souvenirs qu’elle a publiés sur Mme Récamier. Après avoir cité Lavergne comme un des familiers de l’Abbaye-au-Bois, elle ajoute :


Il avait beaucoup d’esprit, un vrai talent de style, la passion de la politique. On ne se doutait guère alors et il ne se doutait pas lui-même qu’il deviendrait le grand orateur de l’Agriculture.


Tout entier désormais à la politique, Lavergne y voulut tout de suite marquer sa place ; en 1842, il se présentait à la députation dans le département du Gers, pour l’arrondissement de Lombez. Il fut bien près de réussir, car il n’échoua que d’une voix contre un candidat légitimiste, M. de Panat. Deux ans après, M. Guizot, séduit par les qualités à la fois brillantes et solides du jeune écrivain, résolut d’en faire un auxiliaire de sa politique ; il l’appela au ministère des Affaires étrangères, en qualité de sous-directeur. Cette même année 1844, Lavergne épousait Mlle Delalande, veuve de M. Eugène Persil, le fils de l’ancien Garde des sceaux, substitut du Procureur général à la Cour royale de Paris.

À cette époque, la loi permettait le cumul des fonctions publiques avec un mandat électif. Donc, en 1846, Lavergne posait à nouveau sa candidature dans le Gers, et cette fois il l’emportait sur son ancien concurrent. Il avait trente-sept ans. La carrière s’ouvrait devant lui brillante et, semblait-il, assurée. Ami particulier du premier ministre, confident de ses desseins, au point qu’un député de l’opposition, en lui répondant à la tribune, pourra dire que la Chambre venait d’entendre, sinon la parole, au moins la pensée du chef du gouvernement, Lavergne était, aux yeux de tous, promis aux plus hautes destinées. Lui-même avait foi dans l’avenir du régime auquel il s’était dévoué Il voyait dans la monarchie constitutionnelle, loyalement pratiquée, le port où le pays pourrait se reposer après tant d’orages.

Nouveau venu dans la Chambre, le député du Gers avait trop de tact pour se mêler inconsidérément aux grands débats qui se déroulaient avec tant d’éclat sous les yeux de la France attentive. Toutefois il prit part à la discussion sur les mariages espagnols. Il parut à la tribune pour soutenir la politique du gouvernement et, en quelque sorte, en qualité de lieutenant de M. Guizot. Son discours, écouté avec faveur, présageait un orateur. Il se recommandait par la clarté, la vigueur de l’argumentation, jointes à la facilité et à l’élégance de la parole.

Le succès du ministère fut éclatant. Il donnait un sanglant démenti à la thèse favorite de l’opposition, accusant le gouvernement de Juillet de se mettre aux genoux de l’Angleterre. L’Angleterre était battue et ne cachait pas son ressentiment. Lavergne saisit l’occasion de ce triomphe diplomatique pour faire auprès de M. Guizot une démarche qui mérite d’être notée ; il lui conseilla de se retirer.

« Vos adversaires, lui dit-il, visent surtout votre place, c’est le pouvoir qu’ils veulent ; ils en sont écartés depuis longtemps ; ils ne feront pas mieux que vous ; je crois même qu’ils feront moins bien, et dans six mois, dans un an, après cette abdication volontaire, vous reviendrez avec le prestige du désintéressement. » Le grand ministre ne crut pas devoir écouter cet avis, dicté par une singulière clairvoyance et par une connaissance profonde du caractère français, ami du changement. S’il eût suivi le conseil de Lavergne, qui peut dire si les destinées de la France n’auraient pas changé de face ? La révolution de Février, véritable coup de foudre dans un ciel serein, interrompit brusquement la carrière politique de Lavergne. Il s’en affligea moins pour lui que pour le pays, rejeté ainsi dans des aventures qui devaient lui coûter si cher. Quant à lui, il reprit sa plume.

Les lettres, a-t-on dit justement, sont les sublimes consolatrices de l’adversité. L’écrivain tombé du pouvoir ressent moins amèrement sa chute ; il a dans l’étude un intérêt de tous les instans et, dans les succès littéraires, un baume souverain, capable de guérir les blessures de l’amour-propre. Aussi les hommes de lettres supportent-ils en général avec dignité les disgrâces de la politique. Le fier isolement de Chateaubriand après la Restauration, l’exil volontaire de Victor Hugo, et, dans la circonstance qui nous occupe, la noble attitude de Guizot, sont dus non seulement à la grandeur d’âme de ces hommes illustres, mais aussi au culte bienfaisant des belles-lettres.

Lavergne était revenu à la Revue des Deux Mondes, dont les fonctions publiques l’avaient éloigné et dont l’amitié de Buloz lui rouvrait les portes. Il en fut à nouveau un actif collaborateur. Dès le 1er avril 1848, j’y trouve un article de lui intitulé : le Budget de la République. En mai et en juin, il publie des études sur l’Algérie et sur les Écrits de Proudhon, et, le 1er août, sortant du cadre habituel de ses travaux, il s’essaie dans le roman ; il écrit une nouvelle qui a pour titre : Élise et Albert.

Mais l’écrit le plus important de Lavergne, à cette époque, est un article publié aussi dans la Revue des Deux Mondes, à la date du 15 juillet 1850, sous ce titre : Guillaume III et Louis-Philippe. Il y rendait compte d’un livre de M. Guizot, récemment paru et intitulé : Discours sur l’histoire de la Révolution d’Angleterre. Ce livre avait pour objet l’étude de cette question : Pourquoi la Révolution d’Angleterre a-t-elle réussi ? Ce qui impliquait nécessairement l’examen de la question parallèle : Pourquoi la Révolution française n’a-t-elle pas réussi jusqu’à présent ?

Tout en appréciant le jugement porté par l’éminent écrivain sur ces deux grands événemens de l’histoire, Lavergne avait été amené à tracer un parallèle entre les deux princes qui avaient tenté de finir la Révolution en lui donnant la forme de la monarchie constitutionnelle.

Ici, je laisse la parole à l’auteur.


Louis-Philippe était bien l’héritier direct, Guillaume III ne l’était pas ; c’était sa femme, la princesse Marie, qui succédait au trône d’Angleterre à l’exclusion du prince de Galles.

Louis-Philippe était Français ; Guillaume III était étranger. Non seulement le Duc d’Orléans était Français par le sang, mais il l’était par le caractère et l’esprit.

Il avait été élevé dans les idées du XVIIIe siècle ; ses souvenirs de jeunesse se confondaient avec ceux de la Révolution, et il avait vaillamment contribué des premiers à repousser l’invasion étrangère ; le prince d’Orange, au contraire, était encore moins Anglais par les idées que par la naissance ; il aimait peu l’Angleterre et les Anglais.

Le caractère personnel des deux princes n’offre pas moins de contrastes, tous à l’avantage du Français. Autant Guillaume était froid, hautain, taciturne et dur, autant Louis-Philippe s’est montré affable, ouvert et bienveillant. Le premier semblait né pour le gouvernement despotique, le second réalisait l’idéal d’un prince populaire et bourgeois, du chef affectueux d’une nation libre. En permettant cette chute soudaine qui a dévoilé tout ce que les partis avaient si indignement caché ou défiguré, la Providence a vengé Louis-Philippe des calomnies odieuses de ses ennemis.


Cet article, qui eut beaucoup de retentissement, apporta une douce consolation aux derniers jours du souverain exilé. Il se le fit lire à plusieurs reprises et pria M. Guizot de transmettre ses remerciemens à l’auteur. Lavergne était sur le point de se rendre à Claremont pour offrir au vieux monarque un dernier témoignage de respect et d’attachement ; la mort imprévue du Roi l’empêcha d’accomplir ce dessein. Quelques mois après, il partait pour l’Angleterre, avec son ami M. Mon, pour apporter à la famille royale, éprouvée de nouveau par la mort de la reine des Belges, l’hommage de ses condoléances. Il a raconté, au retour, ce voyage et la réception qui lui fut faite à Claremont. On ne lira pas sans intérêt quelques pages de cette relation conservée dans ses papiers.

Les deux visiteurs, en attendant qu’on les introduise dans le château, admirent le parc, dont Lavergne fait une agréable description.


Nous n’étions, poursuit-il, que depuis quelques minutes occupés à contempler ce riant spectacle, quand un grand bruit vint nous avertir que le moment était venu de revenir sur nos pas. Une joyeuse bande d’enfans venait de se répandre sur le perron en poussant de grands cris et de bruyans éclats de rire ; c’étaient les petits-enfans du Roi, au nombre de sept ou huit, qui commençaient leurs jeux, et certes jamais pension en vacances ne fit un plus charmant tapage.

Deux des enfans passèrent en courant auprès de nous ; l’un était grand pour son âge, très élancé, avec une figure un peu pâle et sérieuse ; c’était M. le Comte de Paris ; l’autre, plus petit et plus animé, était son frère, M. le Duc de Chartres. L’un et l’autre paraissaient fort occupés d’un grand cerf-volant qu’il s’agissait de lancer.

Nous suivîmes tristement des yeux ces frêles héritiers d’une couronne si fatale. L’un et l’autre ont déjà vu de près le 24 février, l’horrible tumulte d’une révolution, et nul ne sait quelles destinées leur réserve l’obscur avenir.

A les voir si insoucians, si gais, on ne peut s’empêcher de se dire qu’ils sont mille fois plus heureux dans la liberté de leur condition présente qu’ils ne l’auraient jamais été aux Tuileries. Leur sort futur serait également bien plus doux, s’ils pouvaient jouir en paix de cette existence brillante et aisée que donne la jouissance d’une grande fortune dans une condition privée, que s’ils sont forcés de courir encore les chances formidables de la royauté.

Mais ces pauvres enfans sont nés princes et ce titre funeste les livre à tous les hasards d’une situation exceptionnelle. Partout où leur nom les mènera, ils seront contraints de le suivre.

Continuez vos jeux enfantins, Monseigneur, vous êtes encore, quoique vous grandissiez dans l’exil, à la plus heureuse période de votre vie !

Nous trouvâmes dans le salon la Reine, M. le Duc et Mme la Duchesse de Nemours. La Reine se leva vivement en nous voyant ; elle était en grand deuil, et ses traits amaigris, sa grande taille un peu courbée attestaient le ravage des chagrins et des ans ; mais elle avait encore un air remarquable de force et de vie. Je ne pus retenir mes larmes en voyant cette femme et cette mère qui portait à la fois le deuil de son mari et de trois de ses enfans.

Elle adressa alors quelques paroles à Monseigneur pour le remercier de sa visite, et, se tournant ensuite vers moi :

— Ah ! monsieur de Lavergne, quel article ! Nous l’avons lu bien des fois, le Roi et moi, et je regrette bien que vous n’ayez pas entendu de sa bouche ce qu’il aurait été si heureux de vous dire.

Elle ajouta encore bien d’autres paroles bienveillantes que j’entendis à peine, tant j’étais ému. M. le Duc de Nemours s’approcha à son tour pour m’adresser les mêmes remerciemens et Mme la Duchesse de Nemours, plus belle et plus gracieuse que jamais, y joignit les siens, accompagnés du plus charmant sourire. Certes, jamais auteur ne fut mieux payé de ses peines ; ces augustes témoignages me touchèrent d’autant plus que je ne les avais pas cherchés.


La conversation s’engage entre la famille royale et les deux visiteurs, trop longue à la fois et trop intime pour être rapportée ici. Je crois pouvoir néanmoins en reproduire la fin, pleine de mélancolie et de noblesse :


La Reine s’étant levée pour nous donner congé, tout le monde se leva.

Au moment où j’allais sortir, la Reine vint à moi et me tendit la main :

— Que je vous remercie encore, me dit-elle avec expression, du bien que vous avez fait au Roi ! Je suis heureuse que vous m’ayez fourni l’occasion de vous le dire moi-même.

Puis, d’une voix basse et sérieuse, elle ajouta :

— Ne croyez pas que je désire quelque chose pour l’avenir. Éprouvés comme nous le sommes, je ne sais pas ce que je dois désirer pour ma famille. Mais je voudrais voir la France plus heureuse et plus calme ; c’est mon seul vœu, c’était le seul vœu du Roi, qui était le meilleur des Français, comme il était le meilleur des maris et des pères.

— Que Votre Majesté prie pour nous, répondis-je, Dieu doit aimer et écouter sa voix.

— Vous pouvez bien vous dire, me dit à son tour M. le Duc d’Aumale en nous reconduisant, que vous avez adouci les derniers momens du Roi. Vous avez été pour lui la voix de l’histoire.

— C’est une grande consolation pour moi, Monseigneur.

— Et une grande aussi pour nous, ajouta gracieusement le Prince, en me serrant la main.


Ces pages, dont Lavergne n’avait parlé à personne, dont ses plus intimes amis ne soupçonnaient pas l’existence, retrouvées par hasard dans ses papiers, et qui, par conséquent, n’étaient point destinées à la publicité, le montrent dans toute la simplicité et toute la générosité de sa nature.

Il connaissait à peine la famille royale, il le dit lui-même dans cette relation : « J’allais très rarement aux Tuileries et je n’avais guère vu le Roi et sa famille, à l’exception pourtant de M. le Duc d’Aumale, que dans les réceptions officielles. J’ai pour les princes beaucoup de respect, mais peu d’attrait : je me sens auprès d’eux très mauvais courtisan, fort peu sensible aux prévenances banales qu’ils sont obligés d’avoir pour tout le monde, fort gêné en présence des gens qui ne peuvent avoir avec moi aucun abandon. » Il n’avait rien à attendre de cette famille déchue de sa grandeur, car il avait entrevu, dès les premiers jours de la révolution de Février, que le torrent de la démocratie, débordant ses rives, ne pourrait plus rentrer dans le lit que la royauté avait essayé de lui creuser. Mais touché du bien que la monarchie de Juillet avait fait à la France, touché des efforts intelligens et courageux tentés pour donner au pays un gouvernement à la fois libre et stable, il avait voulu témoigner aux nobles exilés son admiration et sa reconnaissance.

Parmi les institutions fondées par la seconde république, une des plus utiles était l’Institut agronomique. C’était une sorte d’école normale de l’agriculture, joignant à l’enseignement scientifique le plus élevé, la pratique approfondie de la culture, à la fois école de théorie et d’application. Le gouvernement d’alors s’était montré envers cet établissement d’une libéralité sans égale. Il en avait fixé le siège à Versailles. On avait affecté aux différens services de l’Institut les bâtimens occupés jadis par la Maison du Roi et l’on avait détaché du grand parc près de mille hectares pour servir aux expériences agricoles. Pour que la faveur n’eût aucune part dans le choix des professeurs, les chaires furent mises au concours.

La chaire d’économie et de législation rurales avait suscité de nombreux concurrens.

Tout ce que l’agriculture comprenait d’hommes considérables, les Barral, les Lecoulteux, les François Bella, étaient entrés en lice ; mais l’on ne fut pas médiocrement surpris d’apprendre que Lavergne se mettait sur les rangs. Je ne crois pas exagérer en disant qu’à cette époque, son savoir, en fait d’agriculture, n’allait pas au-delà des Géorgiques. Il avait acheté en 1846, pour employer la dot de sa femme, un château dans la Creuse, le château de Peyrusse, environné d’une terre de trois cents hectares. Mais je doute qu’en raison des exigences de sa double situation de diplomate et de député, il y eût mis les pieds depuis son acquisition. A coup sûr, il était resté complètement étranger à l’exploitation de ce bien rural. C’était donc une carrière nouvelle qu’il entreprenait, et les professionnels ne le voyaient point sans un sourire légèrement ironique s’y aventurer.

L’événement toutefois donna raison à la tentative hardie de Lavergne. Après un concours des plus brillans, il fut nommé professeur d’économie et de législation rurales à l’Institut agronomique. On put croire, pour expliquer ce résultat inattendu, que son succès était dû surtout à son talent oratoire et que son éloquence avait fasciné le jury. Certains se demandaient si le fond répondrait à l’éclat de la forme, et ce que seraient les leçons de ce savant improvisé. Elles furent absolument remarquables. Le cours de Lavergne fut un des plus suivis de l’Institut agronomique. Il groupait autour de lui, en même temps que les élèves de l’école, tous avides de l’entendre, un grand nombre de personnes venues du dehors. Lavergne avait au plus haut degré les deux qualités essentielles de l’enseignement : la clarté et le charme. Les esprits les plus étrangers aux choses de l’agriculture étaient tout d’abord émerveillés de la facilité avec laquelle il les faisait pénétrer dans les arcanes de cette science, jusqu’alors fermée pour eux. Les détails techniques, présentés avec art, perdaient leur aridité, et, tout en demeurant pratique, le professeur faisait envisager l’agriculture sous ses aspects les plus élevés d’utilité sociale et de richesse publique. Çà et là, des anecdotes piquantes, des traits spirituels réveillaient l’attention de l’auditoire, et, la leçon finie, on se disait qu’elle n’eût point été déplacée à la Sorbonne ou au Collège de France.

Lavergne professa à l’Institut agronomique pendant deux ans, de 1850 à 1852. Un événement inattendu vint brusquement mettre fin à son enseignement.

Il était à Peyrusse, lorsqu’il apprit par le Moniteur universel la suppression de l’Institut agronomique. Un préjugé répandu à cette époque dans les sphères officielles contre l’application de la science à l’agriculture avait décidé sans autre forme de procès, sans discussion, sans enquête, par un simple trait de plume, la destruction de la grande école dont l’agriculture se promettait les plus heureux résultats. Pour la seconde fois, la carrière de Lavergne était brisée. Le professorat, où il avait déjà obtenu de si beaux succès, lui était fermé. Avec la douce philosophie qui ne le quittait jamais, il disait, en riant, qu’en supprimant l’Institut agronomique, on avait pourvu au sort des animaux répartis dans les fermes modèles, mais qu’on n’avait pas songé aux professeurs.

Sa constance ne fut pas ébranlée par ce coup imprévu.

Il s’était ouvert une voie nouvelle, dans laquelle il entrevoyait une série pour ainsi dire indéfinie d’études attrayantes et fortes ; il avait la conscience que son labeur devait être utile aux hommes ; la vie studieuse et solitaire qu’il allait mener réjouissait sa belle âme, bien vite déprise des agitations mesquines de la politique et des luttes stériles de l’ambition. C’est le sentiment qu’il a exprimé en termes éloquens dans la préface de son Economie rurale en Angleterre : « Je m’adresse surtout, disait-il, à ceux qui, comme moi, se sont tournés vers la vie rurale, après avoir essayé d’autres carrières, et par dégoût des révolutions de notre temps. Au sein de la nature qui ne change pas, ils trouveront ce qu’ils cherchent, l’activité dans le calme et l’indépendance par le travail. » Il avait d’abord songé à publier son cours d’économie rurale professé à l’Institut agronomique. Un autre dessein, dès longtemps arrêté dans son esprit, modifia ses résolutions, et depuis, à travers les nombreuses études auxquelles il s’est livré, il n’a pas trouvé le temps de réaliser cette publication. Le monde agricole y a perdu assurément, bien qu’en échange Lavergne lui ait donné un livre qui, en son genre, est un chef-d’œuvre ; je veux parler de l’Economie rurale en Angleterre, en Écosse et en Irlande.

Frappé de la supériorité de l’agriculture anglaise, Lavergne avait voulu l’étudier sur place. Dans l’été de 1851, après avoir visité la première Exposition universelle inaugurée à Londres, il fit en Angleterre un séjour prolongé. Il avait la bonne fortune d’avoir pour compagnon de route, indépendamment de son beau-frère M. Fossin, son ami Ampère. En cette aimable et docte compagnie, Lavergne entreprit de visiter les grandes exploitations rurales du Royaume-Uni. Il y consacra plusieurs mois, étudiant avec un soin scrupuleux tous les élémens de la richesse agricole du pays, les conditions du sol et du climat, les races d’animaux, les méthodes de culture, négligeant pour la ferme le château où d’aimables instances cherchaient à le retenir. Puis, quand son butin fut recueilli, il songea à regagner la France ; mais, en cette conjoncture, l’un de ses compagnons lui fit défaut.

Ampère s’embarquait pour New-York, d’où il devait rapporter le charmant récit qu’il a publié sous le titre de Promenade en Amérique. A son retour, il racontait une plaisante méprise des Américains à son sujet. Il avait si bien profité des leçons de Lavergne, et il traitait avec une telle compétence les questions agricoles qu’on s’y était trompé, et qu’on l’avait pris, non pour un académicien en voyage, mais pour un professeur d’agriculture.

Lavergne mit près de trois ans à mûrir son œuvre ; c’est seulement en 1854 qu’il publia l’Essai sur l’économie rurale en Angleterre, en Écosse et en Irlande.

Ce livre offrait le mérite assurément fort rare de joindre à une science profonde, sûre, éprouvée, la forme la plus attrayante. Ampère, bon juge en matière littéraire, définissait ainsi la manière de Lavergne : « Vous représentez pour moi la littérature agrandie, élargie au moins, de notre temps, c’est-à-dire l’art d’écrire appliqué aux sujets scientifiques. »

Le succès de cette étude magistrale fut aussi retentissant que durable ; car l’Essai sur l’économie rurale en Angleterre, en Écosse et en Irlande a été traduit dans presque toutes les langues de l’Europe et les Académies étrangères ont spontanément nommé Lavergne leur correspondant. Mais l’approbation la plus flatteuse à ses yeux fut celle de l’Académie des sciences morales et politiques, qui lui ouvrit ses rangs immédiatement après la publication de son ouvrage. Il fut élu, le 30 juin 1855, en remplacement de Léon Faucher.

L’année précédente, à la date du 15 mars 1854, il avait été nommé membre de la Société centrale d’agriculture de France. A partir de ce moment, la production de Lavergne ne s’arrêta plus jusqu’à l’époque où la politique le reprit.

C’est à Peyrusse qu’il a composé presque tous ses ouvrages. Il y restait sept mois de l’année. Comme tous les grands travailleurs, il s’était fait un genre de vie uniforme et réglé. La matinée, commencée presque avec le jour, était consacrée aux travaux intellectuels. Il ne revêtait pas comme Buffon un habit de cérémonie pour écrire, et son éloquence n’avait pas besoin de manchettes ; mais, des fenêtres de son cabinet de travail, il aimait à contempler le riant paysage qui se déroulait sous ses yeux, une immense prairie légèrement ondulée où ses vaches bretonnes mettaient une note blanche et noire sur le fond éclatant de la verdure ; à l’horizon, la masse sombre de ses imposantes futaies ; et, sur le côté, ourlant la prairie de son onde écumeuse, le ruban argenté du Taurion. C’était un lieu véritablement inspirateur ; les Bénédictins, si épris du pittoresque, auraient pu le choisir pour y placer leurs cellules.

L’après-midi était réservé aux courses dans la campagne et à la visite des fermiers.

C’est dans cette retraite studieuse qu’il passa les dix-huit années de l’Empire, livré tout entier à ses travaux scientifiques et à l’exploitation de sa terre. Il publia, en 1860, l’Économie rurale de la France depuis 1789. C’est, avec l’Essai sur l’agriculture en Angleterre, l’œuvre la plus considérable de Lavergne. Mais il ne faut pas croire qu’en l’écrivant, il ait eu l’intention de faire un pendant à son premier travail et d’en renouveler le succès. Il avait trop d’esprit pour ne pas savoir qu’on ne réussit guère deux fois dans le même genre. Le sujet tout différent lui avait d’ailleurs été fourni par l’Académie des sciences morales elle-même ; elle avait désiré qu’il traitât l’importante question de l’influence de la Révolution française sur l’agriculture.

Voici sa conclusion appuyée par les raisons les plus fortes : Il rend justice aux principes nouveaux introduits dans nos lois par la Révolution ; il déclare qu’ils ont été favorables à l’agriculture, mais il ajoute que les excès de tout genre qu’on a eu à déplorer pendant la période révolutionnaire en ont retardé le bienfait, qui ne s’est produit que lorsque la séparation s’est faite entre les bonnes et les mauvaises conséquences de la Révolution.

Un peu avant cette publication, et dans l’ordre des études agricoles, Lavergne faisait paraître, en 1857, un livre important : l’Agriculture et la Population, suite d’articles publiés dans la Revue des Deux Mondes, à propos de l’Exposition de 1855. Un des premiers, sinon le premier, il y a de cela un demi-siècle, il poussait un cri d’alarme en signalant à l’attention générale cette grave question de la dépopulation de la France qui préoccupe aujourd’hui les pouvoirs publics. Dans une savante dissertation, il analysait les causes du mal et y proposait des remèdes qui malheureusement n’ont pas été mis en pratique.

Il écrivait également une intéressante introduction aux voyages d’Arthur Young.

Puis, revenant à la politique, il publiait une brochure sous ce titre : la Constitution de 1852.

Une autre œuvre plus considérable parut en 1863. C’est l’Histoire des assemblées provinciales sous Louis XVI, créées pour faire contrepoids au pouvoir sans contrôle qu’avaient exercé jusqu’alors les intendans.

En même temps, Lavergne publiait une Galerie des économistes français au XVIIIe siècle, suite de monographies où l’on voit défiler tour à tour l’abbé de Saint-Pierre, Quesnay, le marquis de Mirabeau, Turgot, Dupont de Nemours, toutes physionomies aussi remarquables par leurs lumières que par leur originalité.

Bien d’autres productions moins importantes, éparses dans les Revues du monde savant, sont sorties de la plume de Lavergne. La liste en serait trop longue pour être rapportée ici. Elle n’aurait d’autre intérêt que de faire ressortir l’activité infatigable et la rare facilité de l’écrivain. Au milieu de ces travaux si nombreux, si variés, il trouvait encore le temps de correspondre avec ses amis, M. Guizot ; M. de Tocqueville, M. Vuitry, M. de Quatrefages, et tant d’autres. Une circonstance intéressante fut sur le point de faire sortir Lavergne de sa laborieuse retraite. Bien qu’il fût pleinement satisfait d’avoir vu ses travaux récompensés par le titre de membre de l’Académie des sciences morales et politiques, beaucoup de ses amis auraient voulu le voir entrer à l’Académie française. Ampère lui écrivait à ce sujet une lettre pressante. D’autres académiciens éminens, Montalembert, l’évêque d’Orléans, Guizot surtout, très influent alors à l’Académie, l’encourageaient dans cette voie. Mais, un de ses amis ayant manifesté l’intention de poser sa candidature, il s’effaça devant lui, et, depuis, la politique d’abord, la maladie ensuite, le liront renoncer à ce dessein.

Le 4 septembre lui rouvrit d’une façon inattendue la vie politique. Il était dans sa terre de Peyrusse, gémissant sur les malheurs de la patrie et désolé de ne pouvoir rien pour elle, lorsqu’on février 1871, il apprit par une dépêche de Bordeaux qu’il avait été élu par le département de la Creuse député à l’Assemblée nationale. Il ne s’était pas présenté ; il n’avait fait aucune profession de foi ; personne n’avait soutenu sa candidature ; et cependant son nom, par une entente tacite des électeurs, s’était trouvé sur presque toutes les listes. Hommage spontané de ses compatriotes d’adoption, auquel il fut très sensible et dont il devait dans son testament leur témoigner sa gratitude.

Il partit immédiatement pour Bordeaux, où l’Assemblée se réunissait, et prit une part active à ses travaux. L’état de sa santé ne lui permit pas d’aborder souvent la tribune ; il en ressentait une fatigue extrême ; pourtant, dans les années 1872 et 1873, il a prononcé d’importans discours sur le budget, sur le recrutement de l’armée, sur la nomination des maires, sur les impôts et, en particulier, l’impôt sur le revenu.

C’est surtout dans les commissions que sa compétence exceptionnelle en matière de finances et d’économie politique faisait rechercher son avis et lui donnait une influence sérieuse. On en eut une preuve éclatante dans le vote de la Constitution de 1875. On sait qu’elle ne fut adoptée qu’à une voix de majorité. Or, Lavergne avait réuni autour de lui un certain nombre de ses collègues, ou plutôt quelques députés, qui, rendant hommage à ses lumières et à l’indépendance de son caractère, venaient d’eux-mêmes chercher auprès de lui les directions de leur politique. On les appelait le « groupe Lavergne. » Que ferait ce groupe ? Quelle ligne de conduite adopterait-il dans la question si grave de la Constitution ? Allait-il se prononcer pour la proclamation immédiate de la République ou pour la continuation du régime innomé sous lequel la France avait vécu depuis 1870 ? Dans la notice autobiographique qu’il a laissée, Lavergne indique en ces termes les raisons qui l’ont décidé en faveur de la République : « A l’Assemblée, toutes mes préférences ont été pour la monarchie constitutionnelle, mais, quand il m’a été démontré que cette monarchie était impossible, je me suis rallié à la République libérale et conservatrice. » En prenant cette résolution, il faisait à son patriotisme un véritable sacrifice ; car il n’ignorait pas que certains de ses amis, royalistes déclarés, ne lui pardonneraient point d’avoir fermé le retour à la monarchie.

La Constitution de 1875, pour faire contrepoids aux entraînemens de la démocratie, avait cherché à maintenir dans le Sénat un élément traditionnel par la création de soixante-quinze sénateurs inamovibles. C’était en même temps un moyen d’ouvrir la carrière politique aux supériorités que leurs travaux avaient éloignées de la vie publique. Lavergne était destiné à cette haute dignité par ses lumières, par son caractère et par son passé politique. Il fut élu sénateur inamovible par l’Assemblée nationale, le 13 décembre 1875. Il remplit avec sa conscience accoutumée le mandat dont il était investi. Malheureusement la maladie dont il souffrait et qui devait l’emporter, la goutte héréditaire, faisait chaque jour de nouveaux progrès et lui infligeait des tortures inouïes. Pour comble d’infortune, il eut la douleur de perdre la femme qui, par ses soins attentifs et son zèle intelligent, savait apporter quelque adoucissement à ses maux.

Les Chambres étant encore à Versailles, il ne pouvait songer à faire quotidiennement, comme beaucoup de ses collègues, le voyage de Paris. Il s’était donc fixé à Versailles même ; il y avait acheté un hôtel, et, quand le mal lui laissait quelque répit, il se faisait traîner dans un fauteuil roulant jusqu’au Sénat. S’il ne pouvait pénétrer dans la salle des séances, il s’arrêtait dans la galerie des bustes ; on faisait cercle autour de lui, on l’interrogeait sur les questions du jour, on écoutait attentivement ses avis.

Ce rôle de politique consultant l’intéressait vivement et lui rendait pour un instant l’illusion de l’activité qu’il ne connaissait plus. Mais il ne pouvait faire davantage. Après le 16 Mai, auquel il s’était montré hostile, les membres du nouveau cabinet choisi par le maréchal de Mac Mahon ayant témoigné le désir de le voir siéger parmi eux, le maréchal lui offrit le portefeuille de l’Agriculture et du Commerce. Lavergne lui fit répondre qu’il était grandement honoré de son choix, mais que l’état de sa santé ne lui permettait pas d’accepter des fonctions militantes.

Cependant ses forces déclinaient sans que sa belle intelligence ait faibli un seul jour. Il vit venir la mort avec la sérénité d’un philosophe et la résignation d’un chrétien. A vrai dire, elle était pour lui une délivrance ; elle mettait un terme à des souffrances intolérables que nul espoir de guérison ne pouvait conjurer. Il succomba le 19 janvier 1880. N’ayant point d’enfant, il crut pouvoir disposer d’une partie de sa fortune au profit des institutions agricoles dont il était membre.

Il fit des legs importans à la Société nationale d’agriculture et à la Société des Agriculteurs de France, et un don magnifique au département de la Creuse, en souvenir de l’élection spontanée dont il avait été l’objet.

Quelque temps après sa mort, un comité se réunit sous la présidence de J. -B. Dumas, le grand chimiste, et, après lui, de Léon Say, afin d’honorer sa mémoire en lui élevant un monument. Les souscriptions recueillies permirent l’érection d’une statue dont l’exécution fut confiée aux mains d’un sculpteur de grand mérite, Alfred Lanson. Quand l’œuvre fut achevée, on se demanda où on la placerait. Le lieu tout naturellement indiqué pour recevoir l’image du grand économiste était Guéret, le chef-lieu du département où Lavergne avait passé ses années les plus fécondes, qu’il avait représenté à l’Assemblée nationale et qu’il avait enrichi de ses bienfaits. Mais c’était compter sans les préjugés du radicalisme. Le Conseil municipal de Guéret refusa le don qui lui était offert sous le prétexte que Lavergne avait des opinions réactionnaires. En vain faisait-on observer que des républicains éprouvés, et, à leur tête, Martin Nadaud, l’ancien ouvrier maçon, celui-là même auquel la ville de Guéret vient d’élever une statue, patronnaient la souscription et l’encourageaient de leurs deniers. Rien n’y fit. La municipalité demeura obstinée dans son refus. On avait accepté les libéralités de Lavergne, mais on ne voulait pas de sa statue. C’est toujours l’histoire d’Aristide, avec cette différence que l’ostracisme ne s’appliquait pas à l’homme, mais à son image, ce qui, après tout, est un progrès.

En apprenant cette exclusion, Léon Say se montra plus surpris que déçu : « Ils n’en veulent pas à Guéret, dit-il, eh bien ! nous le garderons à Paris. » C’est en effet dans la capitale, au milieu du jardin de l’Institut agronomique, restauré et agrandi, qu’a été érigée la statue proscrite par la Creuse. Le gouvernement d’alors, moins exclusif que la municipalité de Guéret, ne craignit pas de s’associer à l’hommage rendu à la mémoire de Lavergne, et le jour de l’inauguration du monument, le ministre de l’Agriculture, M. Viette, radical, mais homme d’esprit, fit un délicat éloge de l’économiste, du professeur, de l’écrivain. Léon Say avait raison ; encore que, de la sorte, le savant seul soit glorifié à l’exclusion de l’homme politique, la place de Lavergne est bien là où son image a été dressée, au centre de cet Institut agronomique, dont il a été l’un des fondateurs, au milieu de cette jeunesse laborieuse qu’il formait par son enseignement à l’étude de la science agricole, aux austères vertus de la vie rurale, à l’amour de la patrie !


ERNEST CARTIER.


  1. De Léonce de Lavergne.