Léonie de Montbreuse/19

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 101-109).


XIX


M. de Clarencey venait proposer à mon père de se rendre chez lui après la chasse, et le priait de nous engager, madame de Nelfort et moi, à accepter le dîner de madame la baronne de Ravenay, sa tante, qui se faisait une grande fête de nous recevoir et de nous donner, le soir même, le plaisir de la pêche des étangs de Clarencey.

— Je vous ai, messieurs, si souvent et si maladroitement éloignés de ces dames par nos parties de chasse, ajouta Edmond en me regardant, que vous êtes aussi intéressés que moi à obtenir d’elles la grâce que je leur demande.

Cette proposition m’éclaira subitement sur tout ce qui avait dû se passer la veille ; je devinai que M. de Clarencey m’ayant aperçue dans le parc le visage inondé de larmes, en avait fait la confidence à mon père ; que celui-ci, attribuant mon chagrin à l’espèce d’abandon dans lequel me laissait Alfred pendant leurs promenades particulières, ils étaient convenus tous deux de les rendre moins fréquentes et d’imaginer d’autres parties de plaisir où je pourrais être admise.

Par ce calcul, les reproches faits à Alfred, ses tendres soins, les manières affectueuses d’Edmond, les projets du jour, tout se trouvait expliqué, et ce beau plan était l’ouvrage de la commisération de M. de Clarencey. Ma fierté fut blessée de devoir autant à un pareil sentiment.

J’approuvais toutes les avances d’amitié d’Edmond pour Alfred, j’aurais trouvé fort mauvais qu’il voulût nous brouiller, mais j’étais importunée de le voir se mêler de nos petits différents. Si j’avais pu lui soupçonner un peu de générosité dans le désir de nous réconcilier, j’aurais peut-être été plus indulgente, parce que j’aurais supposé qu’il enviait parfois à son ami, le bonheur d’être aimé de moi ; mais rien ne pouvait m’en donner l’idée, et j’avoue, à ma honte, que j’en éprouvai de l’humeur.

Les femmes habituées aux éloges, aux protestations de tendresse, ont cela de malheureux qu’elles ne peuvent supporter la pensée d’être indifférentes même aux gens qui les intéressent le moins. Le dépit qu’elles en ressentent les conduit souvent à faire, pour plaire, des frais exagérés qui les compromettent si bien qu’elles ne savent plus comment rétrograder, et bientôt elles se trouvent engagées sans avoir le moindre sentiment pour excuse.

Je crois que ce travers de vanité a fait commettre plus de fautes que toutes les folies de l’amour.

Ma fierté me mettait à l’abri de ce danger, j’aurais eu honte de provoquer un sentiment que l’on ne paraissait pas disposé à m’accorder ; aussi ma conduite avec Edmond fut-elle plus réservée que jamais. Je ne lui témoignai seulement pas que je fusse touchée de sa bienveillance ; il aurait pu mettre sur le compte de ma reconnaissance pour son procédé, ce que j’aurais dit d’obligeant pour lui, et je ne voulais pas qu’il s’y trompât.

Madame de Nelfort et mon père ayant accepté l’invitation, nous partîmes à trois heures pour nous rendre au château de Clarencey.

C’était une habitation charmante, dont l’aspect rappelait les environs de Londres. Edmond, qui avait passé une partie de son enfance en Angleterre, en avait rapporté le goût pour les choses simples et soignées que l’on remarquait chez lui. La vue de ces gazons si bien tenus et parsemés d’arbres étrangers, ces différentes fabriques qui formaient d’agréables points de vue, un beau lac qui baignait les débris d’une tour en ruine, enfin cet ensemble d’un jardin anglais parfaitement dessiné me parurent bien préférables à la magnifique symétrie des parterres de Montbreuse dont la mode était alors générale en France.

On se fait aisément une idée de tous les compliments que reçut M. de Clarencey sur le bonheur de posséder une aussi jolie habitation et sur le mérite d’en avoir été lui-même l’architecte.

— Il ne manque ici qu’une seule chose, dit Alfred, c’est une jolie femme pour en faire les honneurs avec vous.

— J’en conviens, répondit Edmond en se troublant, mais tant de bonheur n’est pas fait pour moi !

M. de Montbreuse s’empressa d’interrompre une conversation qu’il savait devoir être pénible pour Edmond, et nous retournâmes au château où madame de Ravenay nous attendait.

C’était une femme de soixante ans, dont la mauvaise santé et le regret d’une jeunesse passée dans l’ennui rendaient l’humeur maussade, hautaine et susceptible. La politesse ne lui suffisait pas, il lui fallait des déférences. Un homme sans titres, quelque bien né qu’il fût, lui paraissait d’une espèce si différente de la sienne qu’à peine y faisait-elle attention ; égoïste par nature, l’affection qu’elle portait à son neveu était une suite de son amour pour elle-même, car Edmond la rendait aussi heureuse qu’il lui était permis de l’être avec un semblable caractère.

Elle était fière des avantages de son neveu, et le croyait destiné à jouer, quand il le voudrait, un grand rôle à la cour ; c’en était assez pour lui faire bien traiter tous ceux qui lui semblaient dévoués à M. de Clarencey et haïr à l’excès les personnes qui ne témoignaient pas autant d’admiration qu’elle pour le mérite de son neveu.

D’après cela, j’avais peu de droit à la protection de madame de Ravenay, et cependant je formai le projet de me l’acquérir à tout prix, mais j’ignorais combien l’entreprise était difficile. Lorsque mon père me présenta à elle, j’en reçus l’accueil le plus glacial ; bientôt après, saisissant l’occasion de lui dire quelques mots obligeants, elle me répondit avec tant de sécheresse que je devinai sans peine qu’elle était prévenue contre moi, et ne tardai pas à accuser Edmond de ma disgrâce. Cette découverte redoubla l’envie que j’avais de déjouer la malice d’Edmond en paraissant à sa tante tout autre qu’il lui avait plu de me peindre : et cette petite vengeance eut assez de succès.

La baronne aimait qu’on l’amusât ; je fis tant d’efforts pour lui plaire que j’y parvins ; le plus coûteux de tous fut de convenir des perfections de son neveu qu’elle ne cessait de vanter comme si elles eussent été son ouvrage. Dans l’intention d’humilier Alfred, elle appuyait particulièrement sur les qualités qu’elle ne lui supposait point, mais il n’était pas homme à lui pardonner ses épigrammes, et trouvait à chaque instant un moyen de lui en faire repentir en se moquant, sans le moindre égard, de tous les préjugés qu’il lui connaissait. Cette manière d’agir acheva de le mettre au plus mal dans l’esprit de madame de Ravenay, et me valut une préférence très-marquée de sa part ; car elle s’était aperçue que je désapprouvais le ton qu’Alfred mettait dans ses réponses, et que j’avais tenté plusieurs fois de lui imposer silence.

Tout cela se passait pendant qu’Edmond et M. de Montbreuse jouaient au billard, la présence de l’un des deux aurait sans doute donné une autre tournure à la conversation.

Après le dîner, on vint nous avertir que tout était disposé pour la pêche, et nous prîmes le chemin des étangs. De jolis bateaux, décorés de feuillage et de fleurs, étaient préparés pour nous recevoir ; dès que nous y fûmes montés on tendit les filets, et une musique harmonieuse se fit entendre. J’étais ravie de cette jolie fête ; enfermée depuis six semaines à Montbreuse, je n’avais point encore passé de journée aussi agréable, et je témoignai si franchement combien je m’amusais qu’Edmond en parut enchanté lui-même. Ma tante le plaisantait sur tout ce que sa passion pour elle lui faisait imaginer de galant.

Chacun se livrait à la gaieté lorsqu’un petit événement vint la troubler. En m’élançant du bateau pour toucher terre, mon pied rencontre une pierre qui le fait tourner, et je me donne une entorse. La douleur que j’en éprouve me fait jeter un cri ; mon père et madame de Nelfort effrayés, se retournent et me voient soutenue par Edmond qui, fort heureusement, me donnait la main quand je sautai et me retint dans ma chute. Alfred et lui aident à me transporter au château. On envoie chercher le chirurgien du village qui décide, en voyant mon pied, que je serai au moins trois semaines sans pouvoir marcher. Je souffrais déjà beaucoup, et cet arrêt mit le comble à mon impatience.

L’idée de rester aussi longtemps retenue pour une si petite cause me révolta contre ma gaucherie ; Alfred m’en fit aussi de vifs reproches, et prit pour me gronder de mon étourderie, un ton marital qui me déplut souverainement. La manie que l’on a si souvent d’accabler de reproches inutiles les gens qui viennent de se blesser maladroitement, m’a toujours été insupportable ; c’est une manière d’esquiver l’intérêt que l’on devrait montrer qui ne prouve rien en faveur de la sensibilité de celui qui gronde.