Léopold Ranke (G. Valbert)
L’Allemagne perdait, il y a quelques semaines, son plus grand historien, et ce n’est pas à Berlin seulement que cette perte a été vivement ressentie. Léopold Ranke avait conquis partout ses droits de bourgeoisie. En France, comme en Angleterre, comme en Italie, comme aux États-Unis, il avait de chauds admirateurs. A l’autorité, à la profondeur du savoir, à la souveraine compétence, il joignait l’agrément, la bienveillance, les grâces de l’esprit. Tous les peuples dont il a raconté l’histoire ont trouvé en lui un juge clément autant qu’intègre. Il n’a flatté ni offensé personne; il a pratiqué toute sa vie l’art difficile d’être sincère sans jamais cesser d’être aimable.
Si bon patriote qu’il fût, ce grand Allemand était un Européen, un esprit sans préjugés et sans frontières. On raconte qu’une tribu nègre, voyant pour la première fois des Anglais, décida tout d’une voix que l’homme blanc était un vieux singe, qu’il avait l’air d’un homme et que pourtant ce n’était pas un homme. Tel historien allemand, qu’on pourrait nommer, est disposé à croire que tout ce qu’il y a de bon dans l’espèce humaine lui vient de la race germanique, que l’Allemand seul est un homme véritable et complet. Ranke en jugeait autrement. Il considérait l’Europe comme une grande famille de peuples, dont chacun a ses aptitudes, ses talens, ses vertus propres et qui sont appelés à travailler tous ensemble à la grande œuvre de la civilisation, en suppléant à ce qui leur manque parades échanges et des emprunts. Tout récemment encore, il confessait qu’élevé dans l’esprit humanitaire du XVIIIe siècle, la marque lui en était à jamais restée. Il a toujours porté au front cette glorieuse tache, et, fier de son péché, il est mort dans l’impénitence finale. Il possédait, plus que tout autre historien moderne, le don d’universelle sympathie, et comme le vieil Hérodote, dont il aimait à chanter les louanges, il était impartial et tolérant moins par vertu que par goût.
Le 21 décembre de l’an dernier, le quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance fut fêté en granule pompe. Il reçut ce jour-là les félicitations et les vœux de son roi, de la reine Augusta, du prince héritier, du ministère prussien, de l’Académie des sciences de Berlin, de plusieurs universités allemandes. Ce nonagénaire venait de mettre la dernière main au dixième volume de son Histoire universelle, et il se flattait de vivre assez pour la terminer. Cette joie lui a été refusée, mais sa gloire n’y perdra rien. — «Tu as su conserver dans tes vieilles années comme une fleur de jeunesse, lui écrivait en vers grecs le recteur de Schulpforte, et tes lèvres distillent le miel de Nestor. » On a surfait le bon Rollin quand on l’a surnommé l’abeille de la France. On peut dire avec plus de justice que Léopold Ranke était l’abeille de l’Allemagne; il est permis d’ajouter que plus d’une guêpe allemande, envieuse du succès qu’avait son miel, a tâché, sans y réussir, de lui dérober son secret : il l’a emporté avec lui.
Il n’a jamais eu d’autre ambition que le désir d’exceller dans son art, et on a bientôt fait de raconter sa vie sans événemens, consacrée tout entière à l’étude. Il était né en Thuringe ; il était de petite taille et il avait des yeux noirs, le regard vif et perçant. Il enseigna quelque temps à Francfort-sur-l’Oder; son Histoire des peuples germaniques et romans attira sur lui l’attention, il fut appelé à Berlin en 1825; il y passa soixante années sans changer de logement plus d’une fois, tant il était amoureux de son laborieux repos, tant il redoutait pour ses papiers, pour ses livres et pour lui-même les poignantes émotions d’un déménagement! il enseignait, il écrivait, et il ne voulut jamais faire autre chose. On croira sans peine que ses cours étaient fort suivis ; mais ceux qui ne l’ont pas entendu s’imagineront difficilement l’incroyable tension d’esprit que devaient s’imposer ses auditeurs pour le comprendre. Il avait une voix sourde, grêle, qui ne portait pas, un débit indistinct, monotone, à la fois rapide et languissant; l’animation perpétuelle de son visage, la vivacité saccadée de ses gestes, le feu de son regard témoignaient clairement qu’il s’intéressait beaucoup à ce qu’il disait. A vrai dire, c’est avec les yeux qu’il racontait les triomphes et les déceptions de Charles-Quint, la ligue de Smalkalde, la bataille de Muhlberg et la diète d’Augsbourg.
On prétend à Berlin que Hegel dit un jour : « Il n’y a qu’un de mes disciples qui m’ait compris, et celui-là m’a mal compris. » Ranke aurait pu dire : « Il n’y a qu’un petit nombre de mes auditeurs qui m’entendent, et ceux-là m’entendent mal. » On assure pourtant que ses leçons publiques étaient goûtées des officiers de la garde. Les apprentis historiens s’instruisaient davantage dans ses privatissima ; c’était là qu’il s’appliquait à former des élèves, qu’il les conseillait, les encourageait, les redressait avec une hauteur de jugement toujours accompagnée de bienveillance et de bonne grâce. Riche d’expérience et prodigue de son bien, il leur montrait comment il faut s’y prendre pour peser et contrôler les témoignages, pour balancer les preuves et les autorités, pour unir à l’agrément la savante précision des recherches. Il les engageait à demeurer dans le doute quand la vérité se dérobait, à être circonspects dans leurs conjectures, à se défier des thèses spécieuses. Il s’efforçait de les initier à sa méthode sévère, qu’il a su rendre élégante. Ont-ils tous profité de ses leçons? L’orthopédie et ses appareils, les lits ondulés, les ceintures à tuteurs, les corsets, les genouillères corrigent quelquefois les difformités du corps ; mais on n’a pas découvert le moyen de redresser les esprits faux.
Si Ranke n’a pas tait école, il a fait ses livres, et ses livres suffisent à sa gloire. En racontant l’histoire politique de l’Europe au XVIe et au XVIIe siècle, il s’est étudié surtout à mettre en lumière les relations réciproques des peuples germaniques et des nations néo-latines à l’époque de la renaissance et de la réforme. Il aimait à découvrir la raison secrète des événemens, le mobile caché des actions humaines; il employait sa rare finesse à débrouiller le mystère des intérêts, des affaires et des passions. « Les fines gens, a dit Montaigne, remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent, et pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne peuvent garder d’altérer un peu l’histoire, ils ne nous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu. » Montaigne ne se fiait qu’aux témoins « très fidèles ou si simples qu’ils n’aient pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, » et il leur demandait surtout « de ne rien épouser. » Ranke s’est trompé plus d’une fois, tout le monde se trompe ; mais il ne masquait pas les choses et il n’a jamais rien épousé. Sa probité critique, la prudence et la discrétion de son esprit servaient de correctif à sa finesse. Il se défiait des paradoxes. Il avait pour principe qu’un historien risque fort de s’abuser et de se méprendre lorsque dans ses jugemens sur les hommes et sur les événemens il s’écarte trop de l’opinion moyenne des contemporains; qu’il doit se borner à suppléer de son mieux à ce qu’ils n’ont pu ou n’ont pas voulu dire. Aussi avait-il peu de goût pour les écrivains à thèses, pour ceux qui mettent leur gloire à étonner leurs lecteurs, pour ceux qui accouchent de quelque hérésie dure à digérer, de quelque proposition téméraire, exorbitante, et composent cinq ou six gros volumes pour la démontrer: il leur semble qu’il n’y a pas dans le monde assez de soleil pour éclairer leur monstre. Ranke excellait particulièrement dans l’art du portrait. Il a donné le mouvement et la vie à son Wallenstein, à la fois attirant et terrible. Son Histoire des papes, qui passe à juste titre pour son chef-d’œuvre, est une galerie de figures, les unes esquissées à grands traits et dans le grand goût, les autres travaillées avec une merveilleuse délicatesse de touche. Il avait le génie des demi-teintes, il s’entendait à distribuer dans une peinture les clairs et les ombres. Esprit très orné, nourri de ce qu’a produit de plus exquis la littérature de tous les peuples, la politique ne lui a jamais fait oublier la poésie et les lettres. Ses jugemens sur les écrivains valent ses portraits de souverains et d’hommes d’état. Personne n’a si bien apprécié Machiavel; personne n’a mieux défini Montaigne; personne n’a rendu un plus bel hommage au génie grotesquement sublime de Rabelais ni mieux caractérisé sa satire épique, ou son épopée satirique, monument qui n’a pas son semblable dans l’histoire littéraire.
Voltaire prétendait que c’est une espèce de charlatanerie de peindre autrement que par les faits les hommes publics avec lesquels on n’a pu avoir de liaison. « Recherche qui voudra, disait-il, ces portraits de la figure, de l’esprit, du cœur de ceux qui ont joué les premiers rôles sur le théâtre du monde. Je me soucie fort peu que Colbert ait eu les sourcils épais et joints, la physionomie rude et basse, l’abord glaçant, qu’il ait joint de petites vanités au soin de faire de grandes choses. J’ai porté la vue sur ce qu’il a fait de mémorable, non sur la manière dont il mettait son rabat et sur l’air bourgeois que le roi disait qu’il avait conservé à la cour. » Ce même Voltaire en voulait à La Beaumelle d’avoir révélé à l’univers « que Mlle de la Vallière avait des yeux bleus, point atteints du désir de plaire, que Mlle de Montespan avait le nez de France le mieux tiré, l’entour du cou environné de mille petits amours, » que Mlle de Fontange était une grande fille bien faite, que Mme de Montespan lui découvrait la gorge devant le roi, en disant : « Voyez, sire, que cela est beau ! Admirez donc. »
Voltaire avait raison d’en vouloir aux amuseurs et aux commères qui voudraient réduire l’histoire aux historiettes, aux bavardages et au bibelot. Mais, quoique Ranke eût beaucoup de considération pour l’auteur de l’Essai sur les mœurs, quoiqu’il le regardât comme le vrai créateur de l’histoire moderne, il ne se croyait pas tenu de mépriser autant que lui le détail. Il pensait que les petites choses ont leur prix pourvu qu’on les subordonne aux grandes. Il ne craint pas de nous apprendre que la reine Christine de Suède avait une épaule plus haute que l’autre, mais c’est pour ajouter qu’elle ne fit jamais rien pour corriger ce défaut, tant elle se souciait peu de l’effet qu’elle produisait et des médisans qui glosaient sur sa personne et sur ses actions. « Elle avait l’air, dit Mlle de Montpensier, d’un joli garçon, qui jurait Dieu, jetait ses jambes d’un côté et de l’autre, les posait sur les bras de sa chaise. » Et vraiment. ce mépris de l’opinion, qui la distinguait entre toutes les reines, aide à expliquer beaucoup de choses dans sa vie, sa conversion au catholicisme, son abdication, dont ses sujets s’indignèrent, la tragédie de la galerie des Cerfs, l’assassinat de Monaldeschi.
Ranke s’est servi des rapports d’envoyés vénitiens pour faire un admirable portrait de Catherine de Médicis. Il a eu soin de noter « qu’elle était de taille haute et forte et qu’on retrouvait sur son visage olivâtre les yeux saillans et les lèvres relevées du pape Léon X, son grand-oncle.» Il tenait à nous rappeler par ces quelques mots à que) point cette reine de France était de son pays et de sa famille, et il nous paraît tout naturel que cette Florentine, qui ressemblait si fort à son grand-oncle, cette fille de Laurent II de Médicis à qui Machiavel dédia son Prince, professât la morale de sa maison. Tout lui semblait permis pour conserver le pouvoir; le succès était tout pour elle, les moyens n’étaient rien. « Quoiqu’elle ne trouvât nul plaisir dans le vice, aucune loi ne bridait sa conscience ; elle avait moins les sentimens d’une reine légitime que ceux d’un chef de parti qui possède une autorité usurpée et contestée, à la façon de son cousin Cosme. » Elle n’eut jamais d’autre politique que celle qui se pratiquait dans les principautés et dans les tyrannies italiennes, où des fêtes nuptiales servirent plus d’une fois à se défaire de ses ennemis. Cette étrangère ne pouvait rien comprendre à la vraie fonction de la monarchie française, aux droits et aux devoirs d’un roi de France, qui arbitre des partis, traite avec eux sans se donner. Quand elle projeta et commanda le massacre de la Saint-Barthélémy, elle ne se douta pas un instant qu’elle commettait avant tout un crime de lèse-royauté, qu’elle manquait à toutes les traditions des Valois. « n’était-ce pas contre ces horreurs de la guerre civile qu’on avait élevé le rempart de la monarchie? Et, maintenant, cette monarchie oubliait son origine historique; elle faisait cause commune avec ceux dont elle aurait dû refréner la haine. On perd sa trace dans cette orgie de sang. »
Toutefois, malgré ce cri qui lui échappe, Ranke n’a point été dur pour Catherine. Il nous représente ses cruels soucis, ses inquiétudes incessantes, ses perplexités, ses détresses. Il nous la montre renfermée dans son cabinet, pleine d’amertume et de chagrin, et quand le moment de l’audience arrivait, essuyant ses larmes pour paraître avec un visage serein, « Elle se trouvait dans la situation d’un chef qui, élevé au souverain pouvoir par les circonstances, se voit menacé à chaque instant et doit employer à sa conservation toutes les forces de son esprit. Elle n’avait pas seulement à lutter avec des intérêts personnels, mais avec la puissante opposition des idées générales, qui secondaient ses adversaires. Bien des hommes, dit un Vénitien, auraient oublié l’art et les règles de l’escrime dans sa position hasardeuse, où elle avait peine à reconnaître ses amis et ses ennemis. » Le sagace et indulgent historien a. usé des mêmes ménagemens pour Philippe II. Il ne cite pas devant son tribunal les ennemis de ses croyances et de ses principes pour les condamner ou les flétrir ; il ne s’occupe que de les comprendre, il leur fait dire leurs raisons, et souvent leurs explications comme leurs excuses lui semblent bonnes. M. Mommsen le complimentait un jour sur le rare talent qu’il possédait pour découvrir dans chaque homme ce qu’il a de mieux : « Vous êtes un de ces peintres, lui disait-il, dont les portraits sont un peu flattés et ne laissent pas d’être ressemblans. Vous avez toujours représenté les hommes, sinon tels qu’ils étaient, du moins tels qu’ils auraient pu devenir, la grâce aidant. » Il ajoutait : « Il nous serait fort difficile de vous imiter, vous nous surpassez tous en indulgence. » En parlant ainsi, M. Mommsen pensait sans doute à certains chapitres de son Histoire romaine. On ne saurait taxer d’excessive et coupable indulgence un historien qui n’accorde à Cicéron qu’une faconde de petit avocat et à Pompée que les qualités qui font un bon caporal.
Ranke était, en matière d’histoire, un incomparable casuiste ; il débrouillait sans effort les cas les plus compliqués. Philippe II lui a raconté les embarras de sa situation, et il a eu tant de plaisir à confesser cet illustre pénitent qu’il n’a pas eu de peine à l’absoudre. À quoi servirait la casuistique si elle ne rendait pas indulgent ? Il pensait que, dans le commerce épineux des affaires, dans le conflit des intérêts, dans la mêlée des sectes et des partis, dans le grand va-et-vient des choses humaines, il est bien difficile d’avoir des règles certaines de conduite et bien facile de confondre ses ambitions avec ses devoirs. Il pensait aussi que les événemens, les vicissitudes de la fortune forment et déforment les caractères : « C’est la vie qui fait l’éducation de l’homme, a-t-il dit. Nous sommes des arbres qui tirent leur force moins encore du sol où ils ont crû que de l’air qui les enveloppe, de la lumière, du vent, de la pluie et des tempêtes. » Aussi accorde-t-il facilement aux grands pécheurs le bénéfice des circonstances atténuantes. Il a interrogé César Borgia, il l’a écouté avec une complaisante attention, et il lui a remis au moins la moitié de ses forfaits.
Au surplus, comme le prouve son dernier livre, qu’il n’a pas achevé, il avait embrassé l’histoire tout entière dans ses études. Il avait vu les générations succéder aux générations et les peuples remplacer les peuples, et il avait appris, en comparant l’homme d’aujourd’hui à l’homme d’autrefois, que l’humanité est à peu près toujours la même ; il en concluait que le cœur humain ne peut pas changer. « La monarchie des Bourbons, a-t-il écrit dans son Histoire de France, s’était établie au milieu des orages d’une lutte universelle ; son temps était venu, et, si l’on ose employer une expression empruntée à la science augurale des anciens Étrusques, cette monarchie voyait commencer la grande journée du monde réservée soit à son propre développement, soit à l’expansion sans égale de son influence sur les destinées de l’Europe. » Quand on voit les choses de haut et qu’on mesure le cours des temps par grandes journées, un grand scélérat apparaît tout au plus comme un petit point noir, perdu dans l’immensité des âges, et on ne se fâche pas contre un ciron. En étudiant les siècles modernes, Ranke se souvenait sans cesse de l’antiquité, de Rome, d’Athènes et de Memphis. Les longs souvenirs adoucissent l’humeur, apaisent l’esprit. Nestor, lui aussi, se souvenait beaucoup, et ce roi de Pylos avait du miel sur les lèvres.
Le jour de l’an dernier où l’on célébra son entrée dans sa quatre-vingt-onzième année, après avoir écouté debout les grands complimens et les adresses de félicitations qu’on lui apportait de toutes parts, le Nestor de l’université de Berlin s’assit dans un fauteuil et prit la parole à son tour. Il raconta sur un ton de bonhomie patriarcale sa jeunesse, ses premières études et comment il était devenu historien. Il parla de la vive admiration que lui avaient inspirée les ouvrages d’Augustin Thierry et, plus tard, les romans de Walter Scott ; mais il avoua qu’ayant lu les Mémoires de Philippe de Commines, il s’était brouillé aussitôt avec le roman historique et avec l’auteur de Quentin Durward, lequel s’est permis plus d’une fois de prêter à ses héros des pensées et des sentimens qu’ils n’ont jamais eus. Il ajouta : « Soit dit en passant, la lecture de Commines a produit sur moi une grande impression. »
Nous l’en croyons sans peine. Ce fils d’un bailli de Gand, ce petit gentilhomme devenu grand seigneur par la faveur de ses maîtres, qui avait frayé avec tant de rois, de princes et d’illustres personnages, qui avait été mêlé à tant d’affaires, qui avait reçu tant de confidences et s’était acquitté avec honneur d’importantes missions, est un grand maître dans l’art d’écrire l’histoire. Il possédait les qualités que Ranke prisait par-dessus toutes les autres, la finesse unie à la discrétion, et il s’entendait, lui aussi, à peindre ou à croquer des figures qui ne s’oublient pas. Quiconque a lu Commines croit avoir vu Louis XI, Charles de Bourgogne, le bel Edouard IV d’Angleterre, envahi par l’embonpoint, et Charles VIII, tel qu’il se montra le jour de la bataille de Fornoue, le lundi 6 juillet 1495, armé de toutes pièces, monté sur le beau cheval noir que lui avait donné le duc Charles de Savoie et qui n’avait qu’un œil : « Et sembloit que ce jeune homme fût tout autre que sa nature ne portoit, ni sa taille, ni sa complexion ; car il étoit fort craintif à parler et est encore aujourd’hui, si avoit-il été nourri en grand crainte et avec petites personnes. Et ce cheval le montroit grand, et avoit le visage bon et de bonne couleur, et la parole audacieuse et sage. Et sembloit bien, et m’en souvient, que frère Hieronyme (Savonarole) m’avoit dit vrai, que Dieu le conduisoit par la main et qu’il auroit bien à faire au chemin, mais que l’honneur lui en demeureroit. »
Ranke éprouvait un plaisir tout particulier à explorer les dessous cachés des affaires humaines, et ce fut peut-être Commines qui lui donna ce goût. Soit qu’il nous révèle les ambitions mystérieuses et les menées souterraines du comte de Saint-Pol, connétable de France, soit qu’il nous explique pourquoi les Anglais attachaient tant de prix à la possession de Calais, il nous instruit plus en dix lignes que tel autre en dix pages. Quand il nous apprend que Warwick, en guerre avec son roi, fut détourné par les gros marchands de Londres de tenter un coup de main sur Calais, il nous ouvre un jour sur la politique anglaise, accoutumée, dès le XVe siècle, à compter avec les intérêts du commerce : «Calais est l’étaple de leurs laines, et est chose presque incroyable pour combien d’argent il y en vient deux fois l’an, et sont là attendant que les marchands viennent, et leur principale décharge est en Flandres et en Hollande. Et ainsi ces marchands aidèrent bien à conduire cet appointement et à faire demeurer ces gens que monseigneur de Warwick avoit. » Dix lignes lui suffisent aussi pour nous expliquer que les Français aient perdu le royaume de Naples plus vite encore qu’ils ne l’avaient conquis. À peine s’en étaient-ils emparés, « tout se mit à faire bonne chère, et joutes et fêtes, et entrèrent en tant de gloire qu’il ne sembloit point aux nôtres que les Italiens fussent hommes. Et crois bien que le peuple de soi ne se fût pas tourné, combien qu’il soit muable, qui eût contenté quelque peu de nobles ; mais ils n’étoient recueillis de nul, et leur faisoit-on des rudesses aux portes. À nul ne fut laissé office ni état, mais pis traités les Angevins que les Arragonais… Tous états et offices furent donnés aux Français, à deux (ou à trois. » Et voilà comme en quelques jours une mauvaise politique réduit à rien les profits de la plus brillante campagne.
Ranke avait lu et médité profondément Commines. Plus tard il a de pouillé, avec le soin que l’on sait, les correspondances inédites des envoyés vénitiens, et il en a tiré de précieux renseignemens. Il avait une préférence pour les rapports des diplomates, qu’il considérait comme les plus sûrs des témoins, quand ils ont de bons yeux, et lui-même, quoiqu’il n’ait jamais rempli aucune mission, c’est en diplomate qu’il a écrit l’histoire. Il semble, en lisant ses livres, qu’il ait été jadis accrédité auprès du pape Jules II, du sultan Soliman, des rois d’Espagne et de France, qu’il ait passé de longues années à Constantinople, à Vienne, à Rome, à Madrid, s’appliquant à surprendre les secrets des cours, déchiffrant les visages, commentant les paroles et les silences, suppléant, par sa pénétration, à ce qu’on refusait de lui dire. Il n’a pas seulement la sagacité qu’on peut attendre d’un bon ambassadeur, il a toutes les qualités de l’emploi et l’esprit du métier : le calme, le sang-froid, la parfaite distinction, le langage sobre et mesuré. Toujours maître de lui, il s’échauffe rarement et ne rit jamais; mais on voit glisser quelquefois sur ses lèvres fines un sourire mélancolique, lorsqu’il lui arrive de constater qu’il y a dans les coulisses de ce grand théâtre, où se jouent les destinées des rois et des peuples, de mystérieuses puissances, des Parques blotties dans l’ombre, qui, indifférentes à nos craintes comme à nos désirs, dérangent les projets les mieux concertés, font avorter les entreprises les mieux combinées et s’amusent souvent à perdre les hommes par ce qui devait les sauver, ou à les sauver par ce qui devait les perdre. Comme le disait Commines, à propos de la paix de Conflans: « Il n’y eut jamais de si bonnes noces qu’il n’y en eût de mal dînes ; les uns firent ce qu’ils voulurent, et les autres n’eurent rien. » Ainsi vont les choses de ce monde.
Aucun historien ne fut plus étranger que Ranke à toute espèce de fanatisme. Il goûtait peu les jésuites, il goûtait beaucoup moins encore les jacobins; mais il comprenait fort bien qu’un très honnête homme pût être jacobin ou jésuite, et, s’il avait raconté l’histoire de Robespierre, il l’aurait traité avec autant d’égards qu’il en a témoigné à Ignace de Loyola. Il faut lui savoir d’autant plus de gré de sa grande et généreuse liberté d’esprit qu’il ne se piquait point d’être libéral en politique et en religion. Il passait au contraire à Berlin pour un conservateur endurci, collet monté, ayant des attaches avec la Gazette de la croix et toutes les opinions qu’il convient d’avoir quand on est l’historiographe officiel de la maison de Prusse. Mais le vent souffle où il lui plaît, et tel libéral n’a pas l’esprit assez libre pour rendre justice aux choses et aux hommes qui lui déplaisent.
Au demeurant, il y a dans tous les hommes vraiment supérieurs un fond de secrète ironie; ils ont leurs croyances, ils n’en sont pas les prisonniers. Dans les dernières lignes de son Histoire des papes, Ranke nous laisse entrevoir, sous une forme discrète, qu’un temps viendra où toutes les haines religieuses s’apaiseront sous l’empire d’une religion sans légendes, sans formules et sans dogmes. C’étaient là des mots qui lui échappaient en écrivant; il les rattrapait dans la conversation : la simplicité de la colombe s’allie quelquefois à la prudence du serpent. Mais, quelque pieux attachement qu’il eût voué au roi Frédéric-Guillaume IV, il s’est permis de dire que, en 1849, son souverain lui fit l’effet d’un étudiant qui a manqué ses examens; quelque respect qu’il eût pour Luther, il n’a point dissimulé ses faiblesses ; il avait du goût pour les grands papes, et personne n’a mieux montré que lui toute la part qui revient à la politique et aux intérêts dans le succès de la réforme en Allemagne. Un jour, un protestant très zélé, auteur d’une histoire de la réformation où respire la passion confessionnelle, rencontra Léopold Ranke dans un congrès et lui dit avec une orgueilleuse modestie : « Je suis peu de chose auprès de vous ; mais nous avons ceci de commun, vous et moi, que nous sommes l’un et l’autre historiens et chrétiens. » A quoi le petit homme aux yeux noirs répliqua vivement: « Ah! permettez, il y a cette grande différence entre nous que vous êtes plus chrétien qu’historien, et que je suis plus historien que chrétien. »
L’historien français qu’on pourrait le mieux lui comparer est M. Mignet, qui s’intéressait autant que lui aux crises provoquées en Europe par la réforme luthérienne et calviniste et qui a consacré à ce grand sujet de magistrales études. Ils avaient l’un et l’autre une haute et lumineuse raison, la probité du savoir, beaucoup de circonspection, l’indépendance et la rectitude du jugement, le perpétuel souci de la dignité de l’histoire, l’amour des lettres et du bien dire. Mais, libéral dans l’âme, fidèlement attaché aux principes de 89, M. Mignet, quelque sujet qu’il traitât, ne les oubliait jamais. Il était toujours du parti du mouvement et des émancipateurs. Les hommes ne l’intéressaient que par l’influence qu’ils avaient exercée sur les institutions. Il les considérait comme des ouvriers, travaillant les uns à la journée, les autres à leurs pièces, et peu lui importait qu’ils fussent blonds ou bruns, qu’ils eussent une physionomie heureuse ou renfrognée, il demandait à voir leur ouvrage pour s’assurer qu’ils avaient gagné leur salaire. Il avait le cœur plein des droits des peuples, et, comme l’a fort bien dit M. Spuller, «cet historien était un serviteur zélé de l’esprit humain[1]. » Quoique M. Léopold Ranke s’occupât beaucoup des institutions, il faisait passer bien des choses avant la liberté politique, et si on lui avait demandé ce qu’il aimait le plus au monde, il aurait répondu : « c’est la civilisation. » Mais il ne pensait pas qu’elle fût toujours en progrès et que les hommes d’aujourd’hui n’aient rien à envier aux hommes d’autrefois.
Bien qu’il se fît une règle de ne maudire personne, il a maudit le couteau de Ravaillac. « Une horrible destinée attendait Henri IV, s’élevant jusqu’à lui du sein des puissances de ténèbres. Tandis que, plein de courage et d’allégresse, il marchait à une entreprise qui se présentait à lui comme sa mission dans l’histoire du monde, au début de nouveaux exploits et de nouvelles expériences, il tombe, il expire sous le couteau d’un misérable scélérat. C’était la destinée de César, sans la grandeur des formes que l’antiquité déploie jusque dans le crime. » Si Henri IV avait vécu, s’il avait pu exécuter sa grande entreprise, que sait-on? il aurait peut-être épargné à l’Allemagne les horreurs de la guerre de trente ans « et sauvé cette civilisation de la seconde moitié du XVIe siècle, qui a pu être surpassée en ce qui concerne le développement des sciences et du génie d’invention, mais qui était incomparablement plus répandue dans toutes les classes et à la fois plus nationale et plus variée que celle qui l’a suivie ne le sera et ne pourra jamais l’être, car cette civilisation, condamnée à périr, renfermait en elle tous les élémens de vie des siècles écoulés. » Voilà un genre de réflexions que M. Mignet n’a jamais faites. En s’abandonnant à de tels regrets, il aurait craint d’offenser sa foi et ses espérances. Il croyait fermement au progrès ; il n’eût pas été à son aise dans ce monde s’il n’y avait senti la présence d’une raison supérieure qui le gouverne et dont il attendait le triomphe des principes qui lui étaient chers. Ranke se faisait une autre idée du gouvernement de l’univers : « Les grands événemens de l’histoire, a-t-il écrit, ne s’expliquent point par les principes politiques auxquels ils correspondent. Ils reposent bien plutôt sur des forces vives qui se déploient et prévalent dans certaines circonstances déterminées. Ces événemens sont ce qu’ils peuvent être; ils se modifient par l’esprit des nations et des époques, par l’énergie et le caractère des acteurs principaux, par la résistance des choses ou les complaisances de la fortune. Dans le cours de son développement, toute puissance terrestre est dominée par son étoile. »
Il y avait un autre dissentiment entre ces deux éminens historiens. L’un considérait que certaines révolutions sont légitimes, nécessaires et bienfaisantes ; l’autre les regardait toutes comme des événemens fâcheux, désagréables, brutaux, plus ou moins fortuits, imputables à la maladresse des hommes d’état qui ne savent pas les prévenir ou à l’incorrigible déraison des peuples. Il admettait bien qu’on réparât les vieilles maisons, qu’on les agrandît lorsqu’elles sont trop étroites, qu’on y ajoutât une aile ou un pavillon ; mais les démolitions lui plaisaient peu et les démolisseurs lui semblaient des gens mal inspirés et mal conseillés. Dans le petit discours qu’il prononça le jour de son jubilé, il toucha quelques mots de la guerre franco-allemande et il déclara qu’à ses yeux l’étonnant succès remporté « par le petit Brandebourg et ses alliés sur la grande France » était la victoire d’une royauté légitime sur le césarisme révolutionnaire, que la bataille de Sedan avait été gagnée par un peuple demeuré fidèle à ses institutions monarchiques et à son histoire sur une nation qui, brusquement détachée de son passé par une violente tempête, cherchait depuis cent ans son gouvernement sans réussir à le trouver.
En expliquant ainsi nos malheurs, Ranke oubliait Iéna ; le césarisme révolutionnaire y fit une assez belle figure. Il oubliait aussi les enseignemens qu’il nous avait donnés dans ses livres, où il a démontré plus d’une fois que l’histoire est pleine d’accidens, que nous sommes dominés par notre étoile, qu’au surplus le caractère des hommes a beaucoup plus de part dans leur destinée que la justice ou l’injustice de la cause qu’ils soutiennent et qu’il n’y a dans ce monde, à proprement parler, point de mauvais gouvernemens, qu’il n’y a que de mauvais ou de bons gouvernans. Les aventuriers italiens, les condottieri du XVe et du XVIe siècle, qui avaient de l’audace et du jugement, venaient facilement à bout des princes légitimes. Les monarchies sont prospères et victorieuses lorsque les rois sont vigilans, instruits de leurs affaires, appliqués à leurs devoirs et qu’ils accordent leur confiance à un ministre de grand sens et à des généraux experts dans leur métier. Les empires essuient des désastres quand ils ont à leur tête un souverain à la fois entreprenant et inappliqué, joignant aux intentions généreuses l’inquiétude de l’esprit et l’aveugle fatalisme d’un joueur. Les républiques peuvent devenir redoutables à leurs voisins quand elles savent se conduire ; elles se condamnent à une existence inglorieuse ou s’exposent à de cruelles mésaventures lorsqu’elles deviennent la proie de factions qui sacrifient les intérêts de l’état à leurs appétits ou à leurs colères. Tel fut le sort des Gantois après la mort de Charles le Téméraire. Tout entiers à la joie de s’appartenir, de n’avoir plus de seigneur, de ne plus sentir le poids de la main dure qui les tenait, « il leur sembla qu’ils étoient échappés, » comme le dit Commines dans sa langue nerveuse et pittoresque, et ils se laissaient gouverner « par de très déraisonnables gens. » Louis XI avait beau jeu, et déjà il assiégeait Arras, Hesdin et Boulogne : « Il ne leur en chaloit guère, car ils ne pensoient qu’à leurs divisions et à faire un monde neuf et ne regardoient point à plus loin. »
L’illustre historien qui vient de mourir se flattait, dans les derniers mois de sa vie, que désormais le cours des choses avait changé, que la révolution ne se relèverait jamais de ses défaites, que les monarchies légitimes, demeurées maîtresses du terrain, n’avaient plus rien à craindre, qu’il y a des sentences dont on n’ose pas appeler. Si verte que soit sa vieillesse, un nonagénaire sent le besoin du repos, et il se persuade facilement que, comme lui, le monde est las et ne demande qu’à dormir. Il dirait volontiers ; « La pièce est jouée, le spectacle est fini ! » Mais rien ne finit. À peine tombé, le rideau se relève, et, que la pièce soit bonne ou mauvaise, la représentation continue.
G. VALBERT.
31 juillet 1886
Certes, avec la meilleure volonté, on ne peut pas dire que cette session des chambres françaises, qui vient de se clore il y a quelques jours, ait bien fini, qu’elle laisse la nation satisfaite et confiante, sans préoccupations et sans souci de son avenir. Les ministres en voyage et ceux qui se mettent de leur cortège peuvent seuls le dire ; ils ont leur manière d’écrire l’histoire. Ils nous rappellent invariablement un aimable et spirituel ambassadeur étranger que nous interrogions un jour sur l’état de son pays et qui répondait avec une placidité bienveillante : « Tout va bien ! » Le lendemain, dans ce pays où tout allait si bien, il y avait une révolution. L’optimisme officiel a de ces grâces d’état ! En réalité, cette triste session française, à laquelle M. le président Grévy a mis fin l’autre jour par un décret, avant d’aller se reposer lui-même à l’ombre de ses bois de Mont-sous-Vaudrey, elle avait mal commencé. Elle s’est égarée et épuisée six mois durant dans la confusion de luttes irritantes et vaines. Elle a fini par des scènes tumultueuses et des aveux d’impuissance, par des coups de parti et des coups de pistolet. Elle n’a eu, à tout prendre, qu’un genre d’originalité sur son déclin : elle n’a pas créé peut-être, elle a mis à nu une de ces situations indéfinissables où l’on dirait que tout est devenu possible parce que les imaginations fatiguées ne savent plus de quel côté se tourner, où, pour toute nouveauté, se produisent à l’improviste de ces phénomènes qu’on ne voit que dans les temps troublés et obscurs.
- ↑ Figures disparues, portraits contemporains, par M. Eugène Spuller ; Paris, 1886.