L’Âme bretonne série 1/À Félix le Dantec

La bibliothèque libre.




À FÉLIX LE DANTEC




C’est pourtant vrai, mon cher ami, que je couvais toutes sortes de ténébreux desseins le jour où je sollicitai la permission de te dédier ces pages.

Je venais de lire le Conflit, œuvre forte et charmante, délassement d’un esprit supérieur qui ne croit point s’humilier en sacrifiant aux Grâces et qui reste puissant jusque dans les jeux de sa pensée : l’abbé Jozon et le rationaliste Tacaud me trottaient par la tête ; l’écho de leurs conversations se prolongeait sourdement en moi et j’aurais aimé, par moments, me mêler à ces péripatéticiens de nos chères grèves bretonnes pour reprendre l’entretien au point où ils l’avaient laissé. Il me semblait que Jozon n’avait pas tout dit et que Tacaud triomphait quelquefois bien facilement. Cette dédicace que je t’offrais, c’était une manière insidieuse de me substituer au pauvre Jozon et de plaider sur nouveaux frais la cause qu’il défendait avec trop de mollesse et des arguments de séminariste essoufflé.

Mais, si compact et si lourd déjà, comment charger encore mon livre d’une dissertation qui n’aurait que peu de rapport avec le titre que lui a choisi l’éditeur et dont j’entends, du reste, lui laisser la pleine responsabilité ? Nous reprendrons la conversation un autre jour, mon cher Félix. Elle n’était pas à sa place céans : non erat hic locus, comme eût dit notre vieux maître, le défunt père Pollard, grand chasseur devant l’Éternel et professeur de rudiment latin par occasion. Le brave homme, je crois, n’était point bachelier ; mais il ne manquait pas de judiciaire ; il avait coutume de dire qu’il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, qu’il y a temps pour chaque chose et il m’eut mis en garde contre une dédicace qui menaçait de tourner à l’homélie.

Le péril est conjuré. Voici mon livre, ami, disputatione nudus, pour parler toujours comme le père Pollard. Il manque un peu de méthode ; c’est un défaut assez fréquent dans les recueils d’articles. Tel quel, même si l’esprit devait t’en déplaire par endroits, accepte-le comme un témoignage de ma fidèle et déjà vieille amitié, comme un gage aussi de notre commun amour pour la Bretagne, comme l’expression enfin, et si insuffisante soit-elle, de ma profonde admiration pour ton œuvre de savant et de philosophe, — l’une des plus hautes et des plus originales de ce temps.

Il n’est pas vrai que les idées n’ont pas de patrie. Tu nous appartiens par ton cerveau comme par les fibres les plus délicates de ta sensibilité. Pour une fois ne serre pas de trop près les mots : accorde-leur de signifier ce qu’ils signifient pour le commun des hommes. Ils veulent dire ici ; ô rationaliste impénitent, que tu es resté, comme les plus humbles de ta race, un incurable idéaliste. Dans sa belle conférence sur le Génie breton, M. Brunetière définissait l’idéaliste « un homme pour qui la seule ou la principale raison de vivre est de chercher le sens de la vie. » Formule heureuse et qui permet de tout concilier. Mais, quand elle m’aurait fait défaut pour t’annexer à nous, je me serais souvenu de ce passage d’un de tes livres où tu n’as pas plutôt signifié à la métaphysique d’avoir à déguerpir du dictionnaire qu’on t’y voit installer en ses lieu et place une métanthropie dont aucun rationaliste n’eût osé s’aviser jusqu’à toi. Quelque chose existerait donc en dehors, au delà de l’homme ? — Oui, dis-tu, mais ce quelque chose est sans action sur l’homme et ne peut être connu de lui. N’est-ce point déjà commencer à le connaître, cependant, que de savoir qu’il existe ? Mais il nous suffirait qu’en affirmant son existence tu aies ouvert le champ à la spéculation et au rêve. Va, tu es toujours de cette race qui « a au cœur une éternelle source de folie. » Métanthropie ou métaphysique, peu nous chaut, à vrai dire. Ce quelque chose en dehors de l’homme ou de la nature, cette Terra incognita des philosophes, il y a longtemps, que les Celtes, nos frères, ont cinglé à pleines voiles vers son mystérieux horizon : c’est l’Au-Delà, le Plus-Oultre, c’est le Royaume de Féerie dont a parlé Renan, le plus beau qui soit en terre et le seul qui vaille qu’on s’évertue pour sa possession.

Prisonnière du réel, l’Âme Bretonne étoufferait : merci mon cher Félix, pour lui avoir ménagé, aux confins extrêmes de la Science, cette dernière porte de sortie sur l’Idéal.


Charles Le Goffic.