L’Âme bretonne série 1/À propos de Lesage

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À PROPOS DE LESAGE




On parle d’élever une statue à Lesage, et le promoteur de l’idée est notre confrère le Gil Blas. Cet acte de piété filiale ne nous trouvera pas indifférent. Lesage a bien sa statue à Vannes ; mais sur cette « Rabine » solitaire de la vieille cité bretonne, dans le silence d’une sorte de mail suburbain, grande doit être la mélancolie du cher homme : c’est Paris qu’il lui faudrait, sa houle humaine et son frémissement intérieur.

Il y aura sa statue quelque jour, et, dès maintenant, il est prêt pour elle. Ce qu’il y avait de trouble aux origines de son œuvre, l’incertitude où l’on était des sources qui l’avaient inspirée, l’espèce de gêne qui nous contractait, en France, quand on agitait la question du Gil Blas espagnol, tout cela n’est plus qu’un mauvais rêve et M. Eugène Lintilhac a fait toute la lumière désirable sur les quelques points restés obscurs de cette belle vie littéraire.

La chose a bien son importance. Songez que Gil Blas n’est ni plus ni moins que notre premier roman réaliste, qu’il est en même temps le chef d’œuvre du genre picaresque et que, sur la foi de je ne sais quel concierge de lettres (eh ! mais, c’était Voltaire en personne, flanqué du P. Isla), on était allé à prétendre que Lesage l’avait rencontré tout fait dans un manuscrit espagnol à lui communiqué par l’abbé de Lyonne. Pour invraisemblable fût-elle, la fable n’était pas sans avoir trouvé crédit dans le monde et particulièrement en Espagne, où, en attendant, on accaparait notre pauvre et si français Gil Blas. Il en est des légendes comme des corps astraux du spiritisme où le poing s’enfonce et ne trouve point de résistance. Comment avoir prise sur celle-ci ? Comment saisir l’insaisissable ? La critique y perdait son latin, et, de François de Neufchâteau, à qui Hugo, subtil éphèbe, prétendait avoir dicté l’introduction qu’il mit aux œuvres de Lesage dans la collection Didot, jusqu’à M. Léo Claretie, dans sa brillante thèse de Sorbonne, la question n’avait pas avancé d’un pouce dans un sens ou dans l’autre. Elle est tranchée à cette heure : Gil Blas est bien un roman français ; Lesage ne l’a ni copié sur l’espagnol ni même imité de l’espagnol ; il l’a tiré de son propre fonds, en s’aidant, comme l’a prouvé en dernier ressort M. Lintilhac, de trois documents historiques depuis longtemps traduits en français : la Disgrazia del conte d’Olivarès (traduction d’André Félibien), les Anecdotes du comte-duc d’Olivarès (traduction de Valdory) et le Ministre parfait ou le comte-duc, ouvrage sans nom d’auteur, paru à Cologne en 1688.

L’originalité de Lesage, contestée jusqu’à ce jour, éclate ainsi pleine et entière, et notre patrimoine intellectuel s’en accroît d’autant. Mais nous devons une réparation à l’auteur de Gil Blas, et l’on ne saurait rien imaginer de mieux qu’une statue, à Paris, pour apaiser ses mânes offensés. Croyez qu’elle ne fera point double emploi avec celle qu’on lui a élevée sur la Rabine de Vannes. Lesage n’était point Vannetais, d’ailleurs. Il était né à Sarzeau, dans la presqu’île de Rhuys, d’une famille de robins. Son père, Claude Lesage, « notaire royal et greffier de la cour royale de Rhuys », sieur du domaine de Kerbistoul, ce qui lui permettait de se donner du noble homme sur les actes de l’état-civil, avait épousé le 20 septembre 1665 demoiselle Jeanne Brenugat, fille du procureur de la ville de Redon. Un hasard avait décidé de leur établissement : les deux conjoints, appelés à Sarzeau pour un baptême, y furent compère et commère. Tout fait penser qu’ils s’ignoraient auparavant. Ils se marièrent dans l’année. Trois ans plus tard un fils leur naissait, Allain-René, qui fut l’auteur de Gil Blas. Jeanne Brenugat mourut le 11 septembre 1677, Claude Lesage le 24 décembre 1682. Allain-René avait alors quatorze ans : orphelin de père et de mère, il fut confié aux bons soins de l’abbé Brochart, principal du collège Saint-Yves de Vannes ; il resta sur les bancs dudit collège jusqu’à sa philosophie. Mais en somme toute son enfance et une partie de son adolescence, celle où les impressions sont les plus vives, parce que notre personnalité ne leur oppose encore qu’une faible résistance, s’écoulèrent dans la presqu’île de Rhuys. Et donc c’est bien là et non à Vannes qu’il faut aller pour comprendre Lesage. Et comme on l’y comprend tout de suite ! Rhuys est un pays à part dans ce pays breton déjà si divers, si fécond en contrastes de toute sorte. Région sèche, âpre, et qui, sous un des rares ciels de véritable azur qu’on rencontre là-bas, fait plutôt songer, avec les arêtes vives de son sol, sa mer d’un bleu intense, ses figuiers et ses vignes, à quelque canton de la côte provençale. Le clair génie de Lesage aurait eu peine à se préciser sur un autre point de la Bretagne. Il trouva ici un milieu privilégié, exceptionnel, — et, si la critique y avait pensé, c’était pour répondre à ceux qui s’étonnent de trouver une telle disparate intellectuelle entre l’auteur de Gil Blas et les autres écrivains bretons. Mais, aussi, c’est que rien ne ressemble moins à Combourg ou à Tréguier que Sarzeau et le terroir de Rhuys.

Je me rappelle l’excursion que j’y fis sur la fin de septembre, il y a quelques années ; j’arrivais d’un pèlerinage au pays de Brizeux, et, quand je quittai Lorient, en prenant par la côte, pour gagner Rhuys, les soleils défaillants jetaient déjà ces clartés blêmes et cireuses qui donnent au ciel breton comme un air de linceul. À Port-Louis, il y avait, dans l’encoignure des fortifications, de vieilles femmes qui vendaient encore des œillets de mer, des œillets minuscules de fin de saison, presque sans couleur, mais d’un parfum rare et qui leur survit longtemps. À Vannes, la brume commença : les pêcheurs avaient déjà endossé le tricot d’hiver, et les soirs, par-dessus les toits, de longs monômes de bernaches et de pluviers filaient dans le ciel gris.

Je comptais trouver Rhuys toute pénétrée de cette brume, qui tombait ici par couches successives, plus intenses chaque jour ; je la trouvai qui riait dans la pleine lumière d’or, étonnamment sèche et qui achevait de cuire au bon soleil ses grappes épaisses et sucrées. Dans la petite cour de la maison natale de Lesage, deux mimosas gigantesques fleurissaient en plein vent. Ils ombrageaient toute la cour ; ils masquaient la façade et il fallait s’approcher et ramener leurs branches pour déchiffrer, au-dessus de la porte, l’inscription en minuscules lettres noires presque effacées : Ici est né Allain-René Lesage, le 8 mai 1668.

À dire vrai, c’est à peu près tout ce qu’on sait de lui à Sarzeau. Son souvenir n’y est guère resté, même à l’état de légende, et je n’oublierai point de longtemps la profonde stupeur d’un conseiller municipal de la localité, à qui je demandais si la famille de Lesage ne comptait plus de représentants en Bretagne. Le malheureux ignorait jusqu’à l’inscription placée sur la petite maison aux mimosas ; il n’avait lu ni Gil Blas, ni Turcaret ni le Diable boiteux. La seule trace que j’aie trouvée de Lesage est à Port-Navalo, une jolie station balnéaire de la côte ouest, moitié hameau de marins, moitié faubourg à la mode. On y montre, près de la mer, un rocher de forme singulière et creusé comme un fauteuil, avec des appuie-mains et des oreillettes : c’est la « chaise de Lesage ». Encore ne suis-je pas bien sûr qu’il n’y ait là quelque invention de maître d’hôtel plus soucieux de couleur locale que de vérité historique. Il se pourrait aussi qu’une confusion ait fini par naître de ce nom même de Lesage qui était accolé, dans la tradition populaire, au nom d’un saint breton encore très vénéré : c’est ici, en effet, le pays de Gildas le Sage, et la mémoire de ce saint est la seule, avec celle d’Abélard, qui soit restée vraiment vivante au cœur des gens de Rhuys.

Cet oubli de ses compatriotes pour un écrivain qui fut, il est vrai, plus Français que Breton et dont il n’y a pas, dans toute l’œuvre, une ligne qui évoque le paysage familial, la petite ville couchée entre deux mers sous ses vignes imprévues, la grasse campagne éclairée du vif miroir de mille étangs marins, baignant dans une poudre d’or et qui sent la vendange, le sel et l’amour, cet oubli un peu dédaigneux devrait, je pense, toucher les Parisiens et les obliger envers lui davantage que s’il s’était gardé à son pays d’origine. Mais tout de suite il rompit ses attaches ; il ne conserva rien du Breton ; il fut de Paris par tempérament et par choix. Son œuvre, théâtre et roman, est d’un petit-cousin de Voltaire beaucoup plus que d’un frère aîné de Renan. Singulière destinée, dirais-je, si près de nous un Helleu, natif de Sarzeau comme Lesage, ne la répétait trait pour trait dans son absolu détachement du lien originel, dans le parisianisme aigu — presque trop parisien — de ses sanguines et de ses pointes sèches. Mais Sarzeau, Rhuys, tout ce tiède et plaisant terroir où le bon duc Jean le Roux voulut bâtir sa maison de liesse, son légendaire castel de Sans-Souci (Sucinio = Souci n’y ot), est-il breton autrement que par une inconséquence de la géographie ? La vigne, qui, nulle part ailleurs en Bretagne, ne franchit le fossé de la Loire, fait un saut brusque pour y enrouler une dernière fois ses vrilles, rôtir la pointe extrême de sa grappe. Et elle y parvient vaille que vaille, nonobstant le cas tant de fois cité de ce chien d’un conseiller du Parlement de Bretagne, lequel, pour avoir mangé du raisin de Rhuys, « aboya le cep de vigne, comme protestant se venger de telle aigreur qui jà commençoit lui bouillir le ventre ». Il y a aussi dans le génie de Lesage quelque chose de la verdeur du vignoble morbihannais. Comme lui, il est un accident de végétation, un phénomène de réalisme expansif et vivace au milieu de cette nature bretonne grave et concentrée et qui ne s’illumine qu’au contact du divin. Ne gardons point rancune à Lesage de ne s’être point souvenu qu’il était Breton ou concevons avec lui une Bretagne différente de celle qui s’est cristallisée en nous, une Bretagne qui aurait tant de traits communs avec la Touraine ou la Provence qu’elle ne serait plus la Bretagne. Et c’est de cette Bretagne-là que fut profondément Lesage.