L’Âme bretonne série 1/Au cœur de la Race - Les Pardons

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LES PARDONS


Les pardons !…

Il y aurait à composer, avec les fêtes de notre bon pays de France, le plus joli volume du monde ; ce serait comme de la psychologie en images. Michelet disait qu’il n’avait bien vu la Flandre qu’à travers ses kermesses : je pense qu’un livre où défileraient à la suite les félibrées provençales, les vogues de la Bresse, les passées de Normandie, les ducasses de l’Artois et les pardons de Basse-Bretagne nous serait aussi précieux sur ces provinces que les monographies les mieux renseignées. L’âme populaire n’a pour s’exprimer que ses deuils ou ses fêtes, mais elle s’y donne dans sa franchise et on l’y peut connaître tout entière. Je le rêve, ce livre de « gaie science », une collaboration de subtils et gentils esprits, où Theuriet dirait la Lorraine, Vicaire la Bresse, Maurras la Provence, Audiat la Saintonge, Pouvillon le Quercy, Ajalbert l’Auvergne, Barracand le Dauphiné, Gausseron le Poitou, Frémine la Normandie, et où la Bretagne, assurément, se ferait représenter par Anatole Le Braz.

Il a déjà pris les devants ces temps-cî. Le Braz, avec un livre qui ferait sans doute un chapitre un peu gros de celui que je signale aux méditations estivales de nos éditeurs, mais qui est bien le plus savant et le plus émouvant livre de son espèce : Au pays des pardons. Ce mot de « pardon » n’est point très courant encore dans la langue de Paris ; on le trouve dans Littré, pourtant, avec l’acception singulière qu’il revêt ici et qu’il avait déjà au temps de Dante : les pardons sont les fêtes de la Bretagne, et ces fêtes sont aussi anciennes que la race. Rien ne change en Bretagne. Il y a comme un sommeil magique sur les choses ; le temps les dérange à peine, et, comme elles, les âmes y ont je ne sais quoi d’immuable. De son portail de la cathédrale de Quimper, le vieux roi Grallon, s’il ouvrait par miracle ses yeux de pierre, reconnaîtrait son peuple dans les Bretons d’aujourd’hui.


I


Le caractère du « pardon », c’est qu’il est d’abord une fête religieuse[1]. On y vient par dévotion, pour se racheter d’un péché, quémander une grâce ou gagner des indulgences. La grand’messe, les vêpres, la procession, le salut et les visites au cimetière, prennent les trois-quarts de la journée ; le reste est pour l’eau-de-vie.

Mais l’ivresse même a quelque chose de grave et de religieux chez ces hommes ; elle prolonge leur rêve individuel et l’élargit jusqu’au symbole. Les soirs de pardon, en Bretagne, sont aussi les soirs d’évocations et de rencontres surnaturelles. Dans l’alanguissement des premières ombres, sur cette terre baignée de tristesse, il se lève des talus et des landes une impalpable poussière d’âmes, les « anaon », les mânes ; errants du purgatoire celtique. Leur murmure berce la marche titubante des pèlerins ; ils l’entendent dans le vent et dans le bruit des feuilles et, machinalement, leurs lèvres molles achèvent dans une éructation le de profundis interrompu. Cet idéalisme orgiaque n’est pas ce qui étonne le moins les étrangers qui assistent à un pardon. J’en ai vu qui détournaient la tête avec dégoût. Mais c’étaient les mêmes qui souriaient, sur le passage de la procession, à l’air de gravité recueillie dont ces pauvres gens accompagnaient la croix paroissiale. Comment auraient-ils pu distinguer entre l’ivresse ordinaire et l’espèce de trouble sacré qui fermente, à certaines heures, dans ces cerveaux en mal d’infini ?

Les moindres villages, en Bretagne, ont leurs pardons et non point les villages seulement, mais les chapelles, les oratoires et quelquefois jusqu’aux simples calvaires eux-mêmes. Bien entendu, ces pardons n’ont point tous la même importance. L’affluence des pèlerins y est plus ou moins considérable. En fait, les grands pardons de Bretagne sont au nombre de dix ou douze pour les chrétiens des deux sexes : le Folgoat, Guingamp, La Palud, Sainte-Anne-d’Auray, la Clarté-Perros, Tréguier, Loc-Ronan, Moncontour, Rumengol, Saint-Jean-du-Doigt, etc., et de sept ou huit pour les animaux : Plougastel, Carnac, Saint-Éloi, Saint-Hervé, Saint-Gildas, etc. Le Braz ne nous a décrit que ceux de Saint-Yves, de Saint-Gwénolé, de Loc-Ronan et de Sainte-Anne-de-la-Palud. Yves, Gwénolé, Renan et Anne sont les quatre grands saints de la Bretagne et leurs panégyries annuelles attirent les pèlerins par milliers. On dit qu’il faut avoir entendu la messe, une fois au moins dans sa vie, à l’un ou l’autre des sanctuaires de ces quatre bienheureux sous peine d’encourir la damnation éternelle[2]. Le Braz n’a pas voulu risquer une extrémité si fâcheuse : il a visité les quatre sanctuaires, et les quatre « épisodes distincts » qu’il en a rapportés lui ont fourni la matière de son livre. Violeau déjà et, plus près de nous, Louis Tiercelin, s’étaient enquis aux mêmes sources des formes de la dévotion celto-armoricaine. Combien touchants à mes yeux les pèlerinages de ces poètes qui s’en vont par les sentes obliques de Bretagne, le long des grèves tumultueuses et sous le recueillement des étoiles, frappant de leur bâton blanc aux portes des oratoires et des chapelles, s’inclinant sous l’initiation et baisant dans la poussière le lumineux sillage de leurs vieux saints nationaux ! Certes il dit vrai, Le Braz, et, si l’âme fleurie des pardons de Bretagne doit se faner un jour, ceux qui l’ont aimée comme lui sont assurés d’en retrouver le parfum aux pages attendries et graves de son livre. Nul et dans une langue plus belle depuis les Mémoires d’Outre-Tombe et les Souvenirs d’enfance et de jeunesse n’a mieux enclos les vaporeux contours de cette âme, épreint ses sucs mystérieux : elle est là toute et on l’y peut toute respirer.


II


Mais est-il vrai que cette âme soit près de mourir ? Nous accordons trop à la mélancolie des choses et, parce que nous savons qu’elles ne sont point éternelles, nous ne pouvons les voir une fois sans penser qu’il viendra un jour où elles ne seront plus. J’espère que ce jour est loin encore pour la Bretagne. Si la physionomie de quelques pardons tend à se modifier, si les somnambules, les hommes-troncs, les marchands d’orviétan et les amateurs de billets circulaires ont appris en ces dernières années le chemin de Tréguier et de Rumengol, si la confrérie des bardes a quelque peu perdu de son autorité et de sa cohésion et qu’on puisse craindre en certains endroits que des dévotions nouvelles se substituent aux anciens cultes, ce ne sont là que des accidents passagers ou personnels à certaines localités ; les grandes panégyries y laisseront peut-être des lambeaux de leur longue splendeur populaire, mais les fêtes votives des petits saints de la légende bretonne seront protégées par leur obscurité même.

Ces pardons-là ne changeront point. Nous les retrouverons, telles qu’à présent, au creux des vallées solitaires, sur l’échine rugueuse des Ménez, dans les blés où elles sont venues s’échouer parfois, les chapelles minuscules aux nefs renflées comme des carènes, prenant le jour par des baies larges comme des hublots, et, sous leur toit sans voûte blasonné d’hermines d’or, abritant quelque vieux saint trapu dont le bâton épiscopal est plus proche d’un harpon que d’une crosse. Têtes de forbans et cœurs d’apôtres ! Ainsi nous apparurent, dans l’iconographie populaire, les Brandan, les Efflam, les Guirek, les Quémeau, les Samson, tous les « saints de la mer » débarqués d’Outre-Manche pour évangéliser la Bretagne. Ils ont leurs pardons comme les Renan et les Gwénolé. Les rites diffèrent quelquefois ; les us varient d’un diocèse à l’autre. Petits et grands, ces pardons de Bretagne ont pourtant certains traits communs qu’il est facile de dégager. Et d’abord ils sont nécessairement précédés d’une vigile chômée. De grands bûchers d’ajoncs ou de branchages ont été dressés sur les éminences voisines du sanctuaire. Ces bûchers, nommés tantajo — s. tantad le feu-père ?[3] —, mais ou fouées sont généralement bourrés de pétards, piqués de drapeaux en papier et surmontés d’une couronne ou d’une grossière statue en bois du saint local, dont la foule se disputera ensuite les débris carbonisés. C’est généralement le clergé paroissial qui met le feu à ces bûchers. En quelques pardons seulement (Saint-Nicodème de Plauméliu, N.-D. de Crénénan), un petit rail aérien rattache la plate-forme du clocher au tantad ; un ange automate glisse le long du rail, allume le bûcher et remonte comme il est venu. À Saint-Jean-du-Doigt, l’ange est remplacé depuis quelques années par un serpentin. Presque partout, cependant, les tisons du tantad sont emportés par les pèlerins qui les tiennent pour des préservatifs contre la foudre. Dans le Morbihan, à la place de la couronne ou de la statue en bois du saint local, on hissait, jusqu’en ces dernières années, au sommet du bûcher, le mannequin du bonhomme Orange[4]. Jolie cible pour les tireurs de la localité. Les dangers de cet exercice l’ont fait supprimer à N.-D. du Pénity, à N.-D. de Crénénan, et à Saint-Nicolas-de-Priziac, où il était demeuré en usage sous le nom de Tir de la Pistolance. C’était une coutume aussi, jadis, de disposer autour du bûcher de grandes pierres plates où l’on croyait que les anaon venaient se réchauffer. Au centre du bûcher était accrochée une chaudière où l’on faisait cuire des viandes à leur intention. En d’autres endroits, les filles et les garçons s’exerçaient à traverser le feu d’un bond rapide. Tous ces vieux us naturistes ont disparu sauf à Saint-Hervé-de-Gourin, où les assistants font encore la veillée autour du tantad et récitent la prière des trépassés.

L’allumage du bûcher, à la tombée du soir, est le signal de la vigile chômée. Les sacristains décorent la chapelle de guirlandes et de fleurs ; les mendiantes préposées aux fontaines miraculeuses s’occupent de les curer et de ranger sur les marges leur batterie de cruchons et d’écuelles ; la poussière de l’église, recueillie avec soin et jetée aux quatre aires de l’horizon, procurera une bonne traversée aux habitants des îles prochaines. Dans tous les pays de mer et quand le saint local, comme il arrive le plus communément, est d’origine cambrienne ou iroise, on dit que le vent saute au nord, la veille du pardon, pour lui permettre de passer le détroit et d’assister à sa fête. Chaque fermier, ce jour-là, tient table ouverte pour ses amis et ses proches. Longtemps à l’avance, les crêpes s’empilent sur les dressoirs ; on renouvelle la provision de beurre frais, de caillibottes et de far. Le reste des pèlerins s’attablera vaille que vaille dans les auberges et sous les tentes en plein air. Toute la paroisse vit dans la fièvre des préparatifs ; seules occupations, d’ailleurs, qui soient permises. Il n’est pas bon de travailler pour soi la veille des grandes fêtes, comme en témoigne le mystérieux distique ouï par une meschine oublieuse qui filait sa quenouille la veille de la saint André :

Hag o néza e ma oc’h-ii c’hoaz ?
Goël Saint André a zo warc’hoaz…

« Quoi ! Vous êtes encore à filer — et c’est demain la Saint-André ! » La pauvre servante en trépassa de saisissement.

Beaucoup de pèlerins sont étrangers à la paroisse : ils viennent parfois des confins du département et se sont mis en route la veille, à la chute du jour, hommes, femmes, enfants, par longues files qui emplissent d’une rumeur d’orage les chemins creux de Bretagne. L’église reste ouverte toute la nuit, et, avec son porche béant, ses verrières, ses rosaces multicolores, éclairés intérieurement par la flambée des cierges, c’est comme une floraison paradisiaque qui se lève magiquement des ténèbres. Dès qu’ils l’aperçoivent, les pèlerins ploient le genou ; ils adressent un premier salut au saint patron qu’ils viennent visiter, puis ils entonnent un cantique et se remettent en marche. Désormais les chants ne cesseront plus jusqu’au sanctuaire. Mais, avant d’y pénétrer, la plupart des pèlerins font trois fois le tour du cimetière en récitant leur chapelet. Quelques-uns sont pieds nus, en corps de chemise ; certains, par esprit de pénitence, se traînent sur les genoux[5]. Ils entrent ensuite dans l’église et déposent leurs offrandes à l’endroit le plus apparent de la nef. Heureux s’ils peuvent trouver eux-mêmes un coin de cette nef où passer la nuit en égrenant leurs chapelets ! Faute de mieux, ils se couleront sous le porche ou dans le cimetière. Les enfants reposent aux bras de leurs mères et les mères elles-mêmes, parfois, sous la coiffe rabaissée, inclinent leurs têtes lasses. Les maisons particulières et les auberges ne suffiraient pas, d’ailleurs, pour abriter tout ce peuple : à Guingamp, où l’on compte quelquefois jusqu’à 15.000 pèlerins, la municipalité, moyennant quelques bottes de paille, transforme en dortoir les places et les promenades publiques. Ces veillées de pardons ressemblent à des veillées de bataille. On y chante, on y boit, on s’y grise de cantiques et d’alcool. Au matin seulement, les têtes lourdes retombent sur la litière, pour goûter un repos que ne tardent point à interrompre les carillons de l’église sonnant à toute volée.


III


Celui-là, certes, jouirait d’un curieux spectacle qui prendrait à ce moment la tour du clocher pour look-out : sur tous les chemins qui rayonnent vers l’église, comme vers leur centre naturel, des processions déambulent, bannières au vent, biniouistes et talabardeurs en tête. Ce sont les délégations des paroisses voisines qui se rendent au pardon sous la conduite du clergé. Quand deux caravanes sont près de se croiser, les porteurs des bannières paroissiales s’avancent l’un vers l’autre, inclinent les bannières et les font se baiser en signe d’alliance. Dans les pays de mer, comme Sainte-Anne-de-Fouesnant, Sainte-Anne-de-la-Palud, N.-D. de Bon-Voyage, Plougrescant, etc., nombre de délégations empruntent la voie maritime ; les bannières sont à l’avant des barques ; gonflées par la brise, elles ont l’air de grands poêles de velours et d’or et l’on cherche involontairement le prince de féerie, le Lohengrin ou le Parsifal qui se cache sous leurs plis somptueux.

De si loin qu’elles viennent d’ailleurs, toutes ces délégations doivent être rendues à l’église pour la grand-messe. Elles n’y manquent point. Les approches du sanctuaire sont signalées, à deux et trois kilomètres de distance, par une double haie d’éclopés. Il semble que toutes les difformités de la création se soient donné rendez-vous céans. Plus le pardon est d’importance, plus y grouille la truanderie indigène : aveugles, culs-de-jattes, lépreux, ataxiques, innocents en robe longue, une bave aux dents, c’est une seconde édition de la Cour des Miracles. Et, pour stimuler la charité, les difformités s’exagèrent ; les goitres ballonnent outrageusement ; les moignons dansent comme des pistons de machine ; d’invraisemblables plaies suppurent dont, la veille, ou raviva la savante polychromie par quelque cataplasme d’éclairé ou d’euphorbe. Une même plainte sourde, un même bêlement lamentable s’exhale de ce purgatoire ambulant, suivant la forte expression de Tristan Corbière. La haie se resserre autour de l’église : le porche, les contreforts extérieurs, les murs du cimetière sont incrustés de « stropiats ». Et voici, parmi eux, les confrères de Yann-ar-Minous, nos chers amis les bardes-gyrovagues. Quels poumons, Seigneur, et quelles voix d’ouragan ! Mais quel succès aussi ! On fait cercle autour de ces nomades : la poésie, en Bretagne, est le grand véhicule de la pensée. On n’y lit point les gazettes et c’est par quelque complainte, rimée, comme le Gwerz ar Présidant Carnot de Vincent Coat, qu’on y apprend les gros événements du jour. Une autre catégorie de mendiants qui ne manque point de pittoresque, mais qui tend à faire retraite d’année en année, est celle des « pèlerins par procuration[6] ». Rangés le long du cimetière, on les entendait jadis qui glapissaient sur tous les tons :

— Çà ! chrétiens, qui de vous a un tour d’église à faire nu-pied ?

— Qui veut qu’on fasse pour lui un tour d’église sur les genoux ?

Nu pied, le tour d’église coûtait généralement un blanc (un sou) ; sur les genoux un réal (cinq sous). Pour le même prix, à Saint-Laurent-du-Pouldour, on pouvait prendre un bain par procuration : des mendiants spéciaux se tenaient en permanence devant la piscine et y plongeaient à commandement pour le compte des pèlerins en répétant trois fois de suite la formule sacramentelle : Sant Loranh zon pardonno hag a lamo diganéomp ar boan-izili[7]. Et les clients ne chômaient point autour de ces étranges marchands de rémissions. Non par tiédeur religieuse chez l’acheteur, pour se débarrasser d’une corvée, mais parce que le marché, pour si peu moral qu’il nous semble, se relevait ici d’une charité.

Cette première matinée de pardon est toute consacrée aux exercices de dévotion. De la grand’messe et des vêpres, il n’y a point grand chose à dire cependant, sauf que le prône s’y fait en breton et que les trois quarts des pèlerins, ne pouvant pénétrer dans l’église, trop étroite pour les contenir tous, débordent dans le cimetière et y suivent l’office agenouillés sur leur mouchoir de poche. Ils prendront leur revanche à la procession. C’est le morceau capital, le clou d’or de la journée. Un branle de cloches l’annonce. La limite extrême de son parcours est quelquefois fixée par un second bûcher, plus beau et plus grand que celui de la veille, le plus souvent par un calvaire ou par un reposoir. En tête du cortège, précédant d’un pas ou deux la croix paroissiale, s’avancent les sonneurs d’échellettes en robes rouges et en aubes à dentelle ; une longue file de bannières et d’oriflammes se déroule à leur suite. Les bannières paroissiales surtout sont superbes, en velours ou en soie brochée, avec des glands d’or, des pendeloques et l’essaim bruissant de mille clochettes. Le pied de la hampe tombe à plein dans le sac d’un solide baudrier de cuir que les vexillaires s’accrochent autour des hanches. Encore leur faut-il une vigueur peu commune pour dresser et maintenir verticalement ces énormes labarums. Croirait-on pourtant qu’à Naizin, par gageure et pour augmenter le poids de la bannière paroissiale, on en bourrait la poche de ferraille et de plomb ? Il est vrai que les vexillaires recevaient vingt mètres d’avance sur le reste de la procession. Louable prudence !… Après les bannières, la musique, fifres et tambours, bombardes, binious, accordéons même, ô signe des temps ! Et, après la musique, les statues, châsses, reliques, ex-voto de toutes sortes, parmi lesquels la petite frégate, tout enrubannée, que des marins de l’État en grand costume promènent sur leurs épaules, tandis que des mousses agitent en mesure les rubans accrochés au gaillard d’arrière pour imiter le tangage. De minuscules canons de cuivre, fixés au bordage et bourrés de poudre jusqu’à la gueule, font feu au moment solennel. Les statues reposent sur des claies d’honneur ; la statue de sainte Anne est généralement portée par quatre veuves en noir ; la statue de la Vierge par quatre jeunes filles en blanc, la coiffe dénouée et pendante, choisies parmi les plus belles et les plus pieuses de la paroisse. Quant aux châsses et aux reliquaires, objets plus particulièrement sacrés, la garde n’en saurait être confiée qu’à des séminaristes ou à des diacres. Instinctivement, à leur approche, la foule plie le genou et se signe dévotement. Voilà pour le commun des pardons. Mais à Pluvigner, qui ne possède pas moins de sept reliquaires contenant les ossements de sept saints renommés, il est d’usage qu’aux trois haltes que fait la procession les porteurs des sept reliquaires les lèvent à bout de bras : sous ces ponts improvisés, les pèlerins défilent à la queue-leu-leu en demandant une grâce ; à Plouguerneau, chaque année, la fabrique met aux enchères une collection de statuettes emmanchées au bout d’un bâton et que les pèlerins se disputent l’honneur de porter[8]. Rendue au tantad, la procession s’arrête : le bûcher flambe ; les canons pèlent : la foule entonne de nouveaux chants ; puis le cortège oblique vers l’église. Aller et retour, le trajet peut durer une heure ou deux. Davantage encore à Loc-Ronan, où la longueur de l’itinéraire se complique des fatigues d’une véritable escalada. Il convient d’ajouter que ce pardon spécial, appelé troménie et l’un des plus fréquentés de la région, n’a lieu qu’une fois tous les sept ans. La procession doit refaire le même trajet en lacis que le rade solitaire du Ve siècle accomplissait tous les matins par esprit de mortification : il s’agit d’atteindre au pas gymnastique, par un inextricable tortillon de petits chemins creux, pleins de fondrières et de mares d’eau stagnante, la crète d’une colline à pente raide où le saint avait son ermitage. L’escalade est coupée de douze stations, à chacune desquelles un prêtre récite l’évangile du jour. Bref commentaire de cet évangile, prières en commun, hymne de circonstance. Ci : dix minutes, juste le temps de respirer, après quoi tambours et tambourins battent la marche et le torrent reprend son cours furibond.

Il n’y faut point être asthmatique. La troménie, par bonheur, est une procession diurne : plusieurs grands pardons ont la leur de nuit (Guingamp, le Folgoät, Plougrescant, etc.). Le défilé y gagne en pittoresque ; ces milliers de cierges qui raient les ténèbres, tournent, virent, se croisent et s’enchevêtrent comme de grands serpents lumineux, sont d’un effet inimaginable. On dirait vraiment, suivant la gracieuse expression d’un barde breton, que le ciel d’été est descendu sur la terre.

Les processions nocturnes sont cependant l’exception. Moins nombreuses encore, les processions marines se limitent exactement à deux (Plougrescant et les coureaux de Groix), car on ne saurait ranger sous cette rubrique les délégations paroissiales dont j’ai déjà parlé et qui se rendent par bateau de quelque île ou de quelque point de la côte vers un sanctuaire du littoral[9]. À Plougrescant, le jour du pardon de sainte Ëliboubane, qui avait son ermitage dans l’île de Loaven, tous les bateaux de la paroisse appareillent dans la direction de l’île au chant du gracieux cantique :

Ni ho salud, Stered ar mor…

Sous leur pavoi de fête, ils font cortège à la nef consacrée qui porte à Loaven la statue de saint Gonery, fils de sainte Eliboubane et patron de l’église de Plougrescant : c’est bien le moins que la mère et le fils, séparés le reste du temps par un bras d’eau, se revoient une fois l’an. L’exquise délicatesse qui s’avère là ! Quant à la procession marine des coureaux de Groix, je crains qu’elle ne s’inspire d’un souci moins immatériel, s’il est vrai qu’on n’y bénisse la mer « qu’afin qu’elle se montre clémente aux pêcheurs et qu’elle leur fournisse une récolte de sardines abondante ». Quatre paroisses (Plœmour, Port-Louis, Riantec et Gâvres) prennent part chaque année à cette procession sur leurs flottilles pavoisées. La bénédiction est donnée en pleine mer par le recteur d’une des quatre paroisses, debout sur le pont du bateau-pilote ; le chant du Te Deum s’élève des quatre flottilles ; puis, sur un signal de l’officiant, les barques remettent à la voile et cinglent vers leur port respectif…


IV


La procession rentrée, le pardon est clos, du moins en tant que fête religieuse. Mais l’intervalle des offices est occupé par des cérémonies d’un caractère spécial, telles que le baisement des reliques et le sonnement des cloches, car les cloches sont saintes aussi en Bretagne. Chaque pèlerin doit faire sonner au moins une fois, en entrant ou en sortant, la cloche de certaines chapelles du littoral : seul moyen pratique, affirme-t-on, d’obtenir « de promptes nouvelles des absents ». À Stival, un officiant agite sur la tête des personnes atteintes ou menacées de surdité un bourdon dit de saint Mériadec, qu’on habille pour la circonstance d’une belle robe de satin bleu brodée d’or et qui repose dans l’église sur une claie décorée par deux figures d’ange.

Reliques et cloches ne composent d’ailleurs qu’une faible partie du mobilier des sanctuaires bretons. Il y faudrait joindre, pour être complet, les bénitiers de grès sur lesquels on aiguise les faucilles afin de s’assurer une heureuse récolte, les colliers en verroterie qu’on loue au pardon de N. D. de Baud pour se guérir des migraines récalcitrantes, les sachets de poussière bénite que les mères de jeunes marins suspendent au cou de leurs enfants qui partent pour le service, surtout ces « roues de fortune », comme il en subsiste à Saint-Laurent-de-Plœmel, à la Trinité-de-Quéven, à Saint-Nicolas-de-Priziac, à Saint-Gwénolé et à Saint-Languy du Finistère, qu’on faisait tourner pour interroger le destin, connaître si tel malade guérirait dans l’année, si telle affaire pendante aurait une issue heureuse ou malheureuse…

Le clergé, presque partout, a fini par interdire la consultation des roues de fortune. Il n’a point fait d’aussi grands efforts pour déraciner le culte naturiste des pierres et des eaux, et c’est peut-être qu’il sentait d’avance l’inutilité d’une pareille tentative. Les pierres saintes de Bretagne sont la plupart du temps des menhirs, des dolmens ou des cromlec’hs désaffectés et ces pierres possèdent toutes sortes de vertus. De même les fontaines[10]. À l’origine, quelque vague préoccupation d’hygiène se mêla peut-être aux ablutions qu’on y faisait : encore n’en jurerais-je pas. Présentement les ablutions des pèlerins se réduisent à quelques gouttes d’eau dont ils s’humectent la figure, les mains, les bras et le cou. Il y a bien, en cinq ou six sanctuaires, une piscine spéciale pour les hommes, une piscine pour les femmes. Les ablutions sont alors moins sommaires : les femmes, pour s’y mieux livrer, ne gardent qu’un jupon et un mouchoir dont elles se couvrent pudiquement la poitrine. À Saint-Laurent-du-Pouldour, un système d’hydrothérapie perfectionnée donne licence aux deux sexes d’ajouter la douche à l’immersion : les hommes, complètement nus, prennent leur bain du crépuscule à minuit ; les femmes de l’aube à midi. Dans toutes les fontaines cependant, il est d’usage d’avaler une bolée d’eau : les mendiantes la puisent elles-mêmes et la débitent contre un sou le bol. Infime loyer, mais où l’on reconnaît une survivance des importants privilèges qui s’attachaient, chez les premiers Celtes, à la garde des fontaines divinatoires. Toutes déchues qu’elles soient de leur ancienne splendeur, ces mendiantes sont les héritières immédiates des druidesses et des cènes qui veillaient sur les sources saintes de Bretagne, présidaient à leurs consultations et déchiffraient l’avenir dans le frémissement de leurs eaux. Le peuple ne s’y trompe pas : il aperçoit dans ces vieilles ondines les représentantes d’une mystérieuse tradition ; sous leurs loques de misère, elles sont ses Viviane et ses Mélusine. Dans la hiérarchie sacerdotale, à côté du clergé officiel, patenté, reconnu, disposant des honneurs et des prébendes, elles constituent un deuxième pouvoir mal défini, anonyme, occulte, moins révéré en apparence, mais plus puissant peut-être que l’autre.


V


Pour étranges déjà que soient ces pardons de chrétiens, il y a plus étrange encore : les pardons d’animaux. Saint Éloi, saint Hervé, saint Gildas sont commis, dans la liturgie bretonne, aux bêtes de trait. À Saint-Hervé-de-Gourin, tous les pèlerins mâles doivent faire trois fois à cheval et en prière le tour du saint édifice, mettre pied à terre, couper la queue de leur monture et la porter sur l’autel du bienheureux. À Saint-Gildas du Port-Blanc, où l’on n’accède qu’à mer basse, les pèlerins, droits en selle, n’attendent pas que l’eau se soit toute retirée et se lancent à fond de train vers la chapelle pour faire manger plus vite à leurs montures un morceau de pain bénit dont ils ont préalablement frotté le pied du saint.

Mais saint Gildas et saint Hervé n’exercent leur patronage que sur une aire de pays très limitée. Le grand patron des chevaux, c’est saint Éloi, que les Bretons appellent sant Allar. L’ancien ministre du bon roi Dagobert est fort révéré en Bretagne, où son souverain l’expédia comme négociateur près de Judicaël. L’entrevue aurait eu lieu aux environs de Quimper, en un endroit nommé Stang-Ala, et dont la fontaine a gardé, paraît-il, la singulière propriété de changer son eau en vin une heure par an. Le tout est, comme dit le proverbe, de tomber sur cette heure, kouéza war ann heur. Stang-Ala, du reste, n’a pas le monopole de la dévotion à saint Éloi. On honore également ce grand saint dans le Léon, le Tréguier et le Goélo. La preuve en est qu’il n’y compte pas moins d’une vingtaine de chapelles et d’oratoires qui sont parmi les plus fréquentés de la région. Aussi, quand arrive son pardon, les routes s’encombrent-elles de juments, d’étalons et de poulains accoués par rang d’âge ou de taille ou de sexe et que les pèlerins conduisent par la bride tout en récitant leur chapelet. En quelques endroits pourtant, comme à Saint-Éloi-de-Kerfourn, le cérémonial comporte un défilé monté : les fermiers enfourchent leurs bêtes et, précédés du drapeau paroissial, d’un tambour et d’un biniou, se rendent en cavalcade à la fontaine du saint, facilement reconnaissable aux fers à cheval sculptés sur sa frise. Ils mettent alors pied à terre, déposent un écu par bête dans le plateau que tendent les trésoriers de la fabrique, puisent de l’eau bénite dans la fontaine et en frottent énergiquement leurs montures. À Saint-Éloi-de-Guiscriff, au lieu des ex-voto ordinaires, plaques commémoratives, tableautins, etc., la chapelle et la fontaine sont toutes festonnées de petits chevaux de buis, naïfs hommages des dévots serviteurs du saint et qu’ils ont taillés au couteau pendant les veillées d’hiver. Éloi lui-même n’est plus ici le saint bénisseur et mitre qu’on rencontre dans les trois quarts des sanctuaires et que rien ne distingue des autres bienheureux : l’imagier l’a représenté, comme dans la légende, ferrant un pied de cheval — un pied qu’il a sectionné pour le mieux ferrer — ; près de lui, sur ses trois autres pieds, la bête bénévole qui s’est prêtée à ce singulier traitement.

Miracle, direz-vous. Eh ! oui, miracle, en mémoire de quoi justement le bon ministre de Dagobert reçoit chaque année la visite des chevaux bretons. Cette visite ne laisse pas d’être assez fructueuse pour les fabriques ; les pièces blanches pleuvent dru, ce jour-là, dans les plateaux des marguilliers. Il s’y ajoute le produit de la vente des bouchado reun ou paquets de crin ; car les fermiers joignent presque toujours à leur offrande en argent une queue de cheval fraîchement coupée, soigneusement peignée et nouée par un ruban aux couleurs vives. À Saint-Éloi-de-Louargat, ces queues, empilées, font rapidement un gros tas qui représente une valeur de plusieurs centaines de francs. Ailleurs (pays de Léon), la fabrique exerce un droit de péage sur les ruisseaux consacrés au saint : droit fort minime, du reste, deux liards par bête, moyennant lesquels on peut l’arroser d’une écuellée d’eau qui la préserve de tous accidents…

Les bêtes à cornes ne sont pas moins bien partagées au spirituel que les bêtes de trait. Elles comptent même plus de protecteurs célestes, puisque sainte Noyale, saint Uzec, saint Herbot, saint Rieul, saint Edern, saint Nicodème, saints Cosme et Damien, sainte Anne de Kléguerec, Notre-Dame de Quelven, Notre-Dame de Crénénan, etc., etc., à leurs divers pardons voient défiler les troupeaux de vaches et de bœufs des paroisses environnantes ; mais, comme à saint Éloi leurs bêtes de trait, c’est à saint Cornély que les Bretons recommandent de préférence leurs bêtes à cornes. Le grand pardon de ce saint se tient à Carnac le 13 septembre : on y bénit d’abord, avec l’eau et l’encens, à l’issue de la messe paroissiale, devant le grand portail, les bestiaux gracieusement offerts à l’église par les pèlerins ; puis le « troupeau du saint », bannière en tête, est mené sur le champ de foire et vendu aux enchères pour le compte de la fabrique. Encore n’est-il pas rare de voir le donateur racheter lui-même sa bête qu’il conserve désormais dans son étable comme un porte-bonheur. La plupart des saints commis à la protection des bestiaux ont ainsi des troupeaux à eux qui défilent processionnellement le jour de leur fête. En général on offre au saint un veau nouvellement né. Mais la fabrique n’a garde de le revendre dans cet état : le veau sera placé en nourrice chez quelque paysan qui l’engraissera « pour l’amour de Dieu » et le ramènera l’année suivante au pardon, lustré de poil, ruisselant de santé et donc de défaite plus avantageuse.

L’élevage étant la grande richesse du pays breton, par ainsi s’explique la profusion des chapelles consacrées aux saints qui passent pour veiller sur les chevaux et les bêtes à cornes. Et, sans doute, dans cette sollicitude des Bretons pour leurs animaux, je veux bien, qu’il entre une grande part d’intérêt personnel, mais il entre pour le moins autant de sympathie comme un vague ressouvenir panthéistique de la communion universelle des espèces. « Nulle race, dit justement Luzel, ne conversa aussi intimement avec les êtres inférieurs et ne leur accorda une aussi large part de vie morale. » C’est pourquoi tous ont chez elle et jusqu’aux plus humbles leur protecteur attitré. Saint Jean est préposé à la garde des moutons ; saint Ildut[11] à la garde des volailles ; saint Gingurien à la garde des abeilles ; saint Antoine et saint Méen à la garde des gorets ; saint Merhé, qui fut nourri par une biche, à celle des chèvres, chevreaux et chevrettes. La veille du pardon de ce saint, on étend sous le porche de sa chapelle une litière de paille fraîche où l’on dit qu’à brune vient se coucher la biche miraculeuse. Un des plus gracieux pardons d’animaux se tient à Plougastel-Daoulas. Tous les oiseleurs de la région s’y donnent rendez-vous et, des petites cages d’osier où sont enfermés bruants, rouges-gorges, chardonnerets, fauvettes, étourneaux, grives, tourterelles, monte dans le cimetière et sur le placitre un étourdissant concert destiné, dans la pensée de ses instigateurs, à réjouir là-haut les oreilles des sept grands patrons de la paroisse : Saint Trémeur, saint Claude, saint Jean, sainte Christine, saint Adrien, saint Languy et saint Gwénolé… Saint Houarneau et saint Envel protègent indifféremment tous les animaux domestiques contre les loups, cependant que saint Bieuzy, saint Gueltas[12] et saint Tugen remplissent le même office près des hommes contre les chiens enragés. Au pardon de ce dernier saint, on vend une petite clef en plomb qui passe pour un talisman contre la rage. Ces sortes d’amulettes sont très répandues dans le culte local : aux diverses chapelles de Saint-Cornély, les fabriques débitent des cordes bénites pour attacher les bestiaux ; à Rumengol des pierres rouges (mein ann héol) pour aiguiser les faucilles ; à Coatdry, des staurotides pour conjurer la fièvre ; à Sainte-Anne-d’Auray des croix en paille tressée ; à Saint-Mathurin-de-Moncontour, des colombes du Saint-Esprit ; ailleurs, des épis de mil à balai ou des bouquets de chardons bleus qu’on fiche, avec l’image du saint, dans le velours du chapeau.


VI


Tels sont, dans leurs traits essentiels, ces pardons de Bretagne. Je ne les crois point en décadence. Sans doute quelques coutumes originales, mais gâtées de barbarie, ont fini par disparaître : les « luttes de bannières » sont maintenant interdites ; interdit aussi ce jeu de la soule, sorte de foot-ball celtique, où les plus forts gars de deux paroisses rivales se disputaient un ballon dont la conquête coûtait périodiquement plusieurs fractures de crânes ; interdites les processions de convulsionnaires et d’  « aboyeuses » ; interdits même jusqu’en 1898, où Le Braz et moi réussîmes à faire lever l’excommunication, les anciens mystères qu’on jouait sur le placitre des églises le jour des fêtes patronales.

Mais les luttes d’hommes sont toujours en honneur à Scaër ; les « sonneurs », autour de leur estrade de planches brutes, voient toujours se dérouler les monférines, les dérobées, les courantes, filles de cette antique trihorye de Bretagne que Rabelais prisait une des premières danses de l’époque et dont Eutrapel, renchérissant sur l’éloge, disait qu’elle était « trois fois plus magistrale et gaillarde que nulle autre ». Là où le clergé, par un rigorisme excessif, a jeté l’anathème sur les danses, ce n’est point la morale qui y a gagné, mais l’auberge. Pourquoi ne pas les prendre comme ils sont venus jusqu’à nous, comme les ont lentement façonnés les siècles, ces beaux pardons de Bretagne qui durent quelquefois quatre jours comme celui de Saint-Mathurin, une octave comme celui de Saint-Cornély, trois mois pleins comme celui de Sainte-Anne-d’Auray ? Mais les plus humbles fêtes de la race ont tout au moins un lendemain, l’ad-pardon, le « retour » de pardon. Et, pour le dire en terminant, ce sont encore ces petits pardons de Bretagne qui conservent peut-être la figure la plus originale : on ne les connaît point ; les touristes, sur les indications de leurs guides, se portent de préférence vers les grandes panégyries. Ici, au contraire, on est entre Bretons et entre Bretons seulement : condition nécessaire pour que la race, une des plus ombrageuses qui soient, se livre tout entière et sans réserve. Nous avons tâché de l’y surprendre.



  1. Les fêtes profanes ont un autre nom : pante, pluriel panteou, très peu employé d’ailleurs.
  2. Cette croyance s’est bien affaiblie d’ailleurs, comme celle en l’efficacité du Tro-Breiz (tour de Bretagne), que le chanoine Le Barbier, curé-doyen de Saint-Palern (Vannes) a essayé de galvaniser récemment par l’érection d’un monument à l’endroit où, d’après la tradition, était placée la 7e station du pèlerinage. « On y voit, dit M. Le Barbier, les sept saints de Bretagne, les sept fondateurs des évêchés bretons, dont nos ancêtres aimaient à visiter jadis les tombeaux vénérés. On allait en ce temps-là de Saint-Corentin-de-Quimper à Saint-Pol-de-Leon, à Saint-Tugdual-de-Tréguier, à Saint-Brieuc, à Saint-Malo, à Saint-Samson-de-Dol, à Saint-Patern-de-Vannes, faisant à pied et en priant le Tour de la Bretagne, Tro-Breiz. Pèlerinage essentiellement national où les vieux Bretons oubliaient pour une fois le caractère éminemment pratique de leurs invocations aux saints ; ils ne sollicitaient ici aucun secours ; ils voulaient seulement faire visite, une fois dans la vie, aux tombeaux de leurs Pères et vénérer les véritables chefs de leur nationalité. Le peuple les appelait les Sept Frères, et ce nom très significatif dans le langage populaire marquait bien l’unité de la race et l’union des sept diocèses. »
  3. Le « feu père », d’après Félix Le Dantec, serait un calembour de La Tour d’Auvergne, Ad ici est un suffixe augmentatif. Tantad, tout simplement, voudrait dire grand feu.
  4. Représentation grotesque de Guillaume d’Orange, suivant les uns, selon les autres du prince de la même famille qui ravagea la Bretagne et assiégea, en 1484, le château de la Chèze.
  5. On en a vu venir ainsi de chez eux, de plusieurs lieues quelquefois, jusqu’à l’église. « Il y a une quinzaine d’années, raconte Benjamin Jollivet, tout Guingamp fut témoin d’un pèlerinage accompli dans les conditions que voici : une jeune fille de Goudelin ou des environs, qui venait de perdre sa maîtresse, raconte un jour qu’elle a vu celle-ci lui apparaître, la suppliant, au nom des bons procédés qu’elle avait toujours eus pour elle, d’aller à son intention en pèlerinage à Bulat. Mais elle imposait une condition presque impossible à remplir : il fallait que la jeune fille fît tout le trajet (une trentaine de kilomètres) sur les genoux nus. La promesse fut donnée et la malheureuse servante se mit en route. C’était par un beau jour d’été. Elle arriva à l’entrée de Guingamp vers les deux heures de l’après-midi et mit une heure et demie pour traverser la ville, teignant le pavé du sang de ses genoux déchirés. Des larmes abondantes coulaient sur son visage ; tous ses membres brisés par la fatigue étaient inondés de sueur ; ses forces semblaient prêtes à l’abandonner et pourtant elle n’était encore qu’au tiers de sa course. La population de Guingamp tout entière se pressa ce jour-là autour de cette malheureuse ; les uns lui offrirent de l’argent, d’autres des spiritueux et des fortifiants ; d’autres enfin essayèrent de lui faire entendre que son vœu était insensé, que sa vision était l’effet de son imagination frappée. Elle refusa les uns et ne répondit point aux autres ; mais elle continua son terrible voyage et toucha le but, exténuée de fatigue et presque mourante. » (Les Côtes-du-Nord, 1856)
  6. Marguerite Philippe, qu’on a vue dans les différentes fêtes de l’Union régionaliste bretonne et de l’inépuisable mémoire de qui Luzel et Vallée ont tiré tant de chansons et de contes, est de son état pèlerine par procuration.
  7. « Saint-Laurent nous pardonne et nous guérisse des rhumatismes ! »
  8. L’effet de ces statuettes, ainsi emmanchées, ne laisse pas d’être assez étrange, comme en témoigne le tercet populaire et si joliment irrévérencieux (on m’excusera de n’en pas tenter une traduction) :

    Sant Vincentik,
    Eur vazik enn he reorik :
    Ô pebez hillik !

  9. Errare humanum. Un universitaire de grand mérite, poète délicat et pénétrant, M. Auguste Dupouy, me fait remarquer qu’il existe au moins une troisième procession marine : elle a lieu chaque année au Guilvinec (Finistère), dont l’église est placée sous le vocable de Sainte-Anne.
  10. V. plus loin, au paragraphe des Saints.
  11. Le pardon de ce saint, qui se tient à Coadout le premier dimanche de l’Avent, est connu dans la région sous le nom de pardon des coqs. « En effet, dit Pol de Courcy, chaque famille fait ce jour-là hommage d’un coq à saint Ildut. Le plus beau est confié à un hardi paysan qui le dépose sur le coq doré qui monte le clocher. Après quelques moments d’hésitation, le coq s’envole et tous les paysans se précipitent à sa poursuite, car un bonheur constant est attaché pendant une année à la possession de ce coq. Les quatre cinquièmes des volatiles ainsi offerts à Saint Ildut sont revendus au profit de l’église ; l’autre cinquième est dévolu au recteur de la paroisse dont la part s’élève parfois à 120 ou 140 coqs. »
  12. Ou Gildas. À Plounévez, me dit Félix Le Dantec, on recommande aux personnes menacées par un chien enragé de réciter la formulette suivante dite de saint Gueltas, mais qu’il importe de débiter tout d’une haleine :

    Ki klanv, ke gant da hent.
    Me wel Doue bag ar zent
    Hag ar bannier hag ar groaz
    Hag ann aotrou Sant Weltas
    Ha gant han eue wialenn gwenn,
    A roïo did a dreuz da benn.

    « Chien malade, va ton chemin. — Je vois Dieu et les saints — et la bannière et la croix — et monsieur saint Gueltas — et avec lui une gaule blanche — dont il te donnera à travers la tête. »