L’Âme bretonne série 1/Au cœur de la Race - Tota in antithesi

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TOTA IN ANTITHESI




À M. A. Cartault


Choisissez la voie de mer, dirais-je à qui n’aurait jamais vu la Bretagne et voudrait surprendre la belle en négligé.

La Bretagne est la terre du passé. Nulle part les mœurs n’ont gardé un parfum d’archaïsme, une noblesse et un charme surannés aussi pénétrants. Sur ce cap avancé du monde, dans le crépuscule éternel du jour, la vie est tout agitée de mystère ; les âmes sont graves et résignées et comme sous l’oppression du double infini de la mer et du ciel. Mille signes éclatent, témoignant avec évidence d’une intervention surnaturelle de tous les instants et dans la conduite des choses les plus humbles. L’homme ne s’appartient pas : il marche dans un invisible et mouvant réseau de fortes croyances ; toute sa vie est dirigée par elles.

Mais ce n’est pas seulement dans le domaine de la conscience qu’apparaît l’originalité profonde de ce pays. Elle se révèle aussi dans son sol heurté, ses bois secrets, ses prodigieux entassements de rocs, l’infini de ses landes et la pâle lumière qui met à son front comme un bandeau de gaze mourante et lointaine. Quel contraste avec nos autres provinces de France ! La Normandie et la Bretagne sont coude à coude, et il n’est point de pays plus dissemblables. Sans doute. Encore n’y prêterez-vous attention que si, pour aller de l’une à l’autre, vous avez su choisir votre itinéraire. Fi de la grande route ! Fi de la terre ferme ! Les transitions y sont trop marquées : des vastes herbages de la Seine et de l’Eure vous passez à la culture moyenne et aux ravines angustiées du Cotentin ; les champs commencent à revêtir l’aspect de blockhaus ; de minces oseraies les divisent en carrés. Puis ce sont des talus, encore bas et plantés d’arbres. Enfin vous apercevez les énormes levées de terre, hautes de deux et trois mètres, toutes hérissées d’ajoncs pareils à des fascines, qui donnent à la culture bretonne cet air singulier et farouche d’un assemblage de camps retranchés. Et, de même, les mœurs (une surprise, quand on saute brusquement du régime séquanais au pays de Léon ou de Tréguier), le voyage par terre permet d’en suivre la lente dégradation et les nuances insensibles. Il n’y a plus choc, ou, du moins, il est grandement atténué. L’impression est autrement profonde, si l’on s’est embarqué dans quelque port du Calvados ou de la Seine-Inférieure, à Ouistreham ou au Havre, par exemple, et qu’on se réveille le lendemain sur la Corderie de Lannion ou devant la flèche ajourée du Kreisker.

C’est qu’en réalité il n’y a qu’une même méthode pour pénétrer un pays et un homme : il n’est que de pousser droit au cœur. Cela n’est possible pour la Bretagne qu’avec la mer. Cette mer, qui la presse, l’érode, la fouille et la cisèle amoureusement depuis des siècles, s’ouvre aux estuaires des fleuves bretons de larges percées qui sont les vestibules naturels, les voies royales menant au cœur du pays :

Ô Breiz Izel, ô kaera vro !
Koat enn he c’hreis, mor enn hé zro !

« Ô Bretagne, dit un poète, ô le plus beau des pays ! Bois au milieu, mer alentour ! » Ne croirait-on point à l’entendre, ce poète, qu’aucune langue de terre ne joint la Bretagne au continent ? Merveilleux socle de granit, son pays lui apparaît isolé du reste du monde. Et les premiers habitants de cette étrange contrée poussèrent encore plus loin le mépris des contingences : c’est une même chose pour eux que la Bretagne et la mer ; ils leur donnent à toutes deux le même nom maternel et puissant : Armor[1]



  1. À moins qu’Armor, nom de pays, ne veuille dire vers ou sur la mer. Ar, dans ce cas, serait pour oar. De fait on dit aujourd’hui encore : an Arvor, le [pays] vers la mer, qu’on distingue d’an Argoat, le [pays] vers les bois. Si ar était article, an serait une redondance analogue à celle qu’on observe dans certains mots français comme le lierre où l’article (l) a fini par s’agglutiner avec le substantif (ierre).