L’Âme bretonne série 1/Les débuts politiques de Jules Simon

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LES DÉBUTS POLITIQUES
DE JULES SIMON

D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE




Les véritables débuts politiques de Jules Simon datent de 1846. Il avait à cette époque trente et un ans. Il était titulaire de philosophie et d’histoire à l’École normale et suppléant de Victor Cousin à la Sorbonne. Il s’était présenté trois ans auparavant à l’institut et n’avait échoué que de quelques voix. Il avait publié en 1844 son premier ouvrage sur l’École d’Alexandrie, qui avait paru d’abord dans la Revue des Deux Mondes. Collaborateur de cette revue, il y avait parlé assez librement de Lamennais et de Cormenin, ce qui l’avait rendu quelque peu suspect au parti avancé. Sa réputation, en somme, ne franchissait pas un petit cercle d’auditeurs, de professeurs et d’élèves ; mais ceux qui le connaissaient ne doutaient point qu’il y eût dans ce jeune homme éloquent, enveloppant et disert, un maître prochain de la tribune, et, pour le moins, l’équivalent d’un Guizot ou d’un Thiers. La correspondance qu’il entretint à cette époque avec M. Robert, principal du collège de Lannion, — correspondance restée inédite jusqu’ici et dont je dois communication à l’obligeance de M. René Robert, enseigne de vaisseau, — le prend à ce moment de sa vie où il se sent mûr pour un rôle politique. Les extraits qui suivent sont précieux à plus d’un titre ; ils font bout à bout une galerie assez piquante des tribulations d’un candidat en l’an de grâce 1846 ; ils renseignent sur l’état des partis, sur les hommes, sur les mœurs, et ne sont point indifférents pour la connaissance de Jules Simon lui-même.

« Vous ne savez peut-être pas, écrit-il à son correspondant, quelques mois avant les élections générales de 1846, que j’ai, dans une partie de l’Université, la réputation de parler assez bien. Mes amis pensent depuis longtemps que j’arriverai à être député et que j’y songe. Non seulement on m’a fait dans une ou deux villes des ouvertures qui ne m’ont pas paru assez sérieuses ; mais, ici, plusieurs de mes amis, M. Villemain entre autres, m’en ont parlé et ont parlé de moi en ce sens. En Bretagne, toute la Faculté des lettres de Rennes est persuadée que je ne pense pas à autre chose ; et Dufilhol[1], qui m’a marié[2], a failli rompre le mariage parce que, d’après les premières propositions de la famille de ma femme, je n’aurais pas eu 500 francs de contributions. Il en résulte que, toutes les fois qu’il me voit en relations avec une ville, il croit que je vais m’y présenter. »

Ces maladresses l’ennuient. Il aurait préféré que ses projets demeurassent secrets et il commence par recommander la plus grande discrétion à son correspondant. Libéral et comptant se présenter comme tel, il ne veut point avoir l’air de diviser ni d’affaiblir l’opposition, Ses amis, qui n’y regardaient pas d’assez près, risquaient de le mettre en fâcheuse posture par ces déclarations de candidature prématurées.

« Il n’est sorte de fautes qu’ils ne fassent, écrit-il, tantôt en disant ces choses-là, tantôt en les niant ridiculement. Il en est résulté une fois qu’on a dit partout que je voulais me présenter contre Bizoin, ce qui n’était ni raisonnable ni convenable. Je vous préviens de cela, pour que vous ne soyez pas surpris des propos qui pourraient vous revenir et que vous sachiez comment les expliquer. »

Les élections générales de 1847 avaient une importance considérable pour la position des partis. Guizot et le centre droit étaient bien décidés à renforcer par tous les moyens la majorité ministérielle de la Chambre. Le centre gauche et la gauche, avec M. Thiers et Odilon Barrot, réclamaient l’abaissement du cens, l’adjonction des capacités, une loi contre le cumul des fonctions législatives et des fonctions publiques. Jules Simon appartenait d’esprit à la nuance modérée de la gauche. Sondé sur ses intentions par M. Robert et par quelques amis de Lannion, MM. Pollard, Alliou, Savidan, Seber, Nicolas, etc., qui voyaient pour lui des chances de succès dans ce collège électoral, il répond à leurs ouvertures le 28 mars 1846. On ne savait encore au juste quels seraient les candidats. Le général Thiard, que soutenait l’opposition, voulait, dit-on, choisir un autre collège. S’il maintenait sa candidature à Lannion, Jules Simon était décidé à ne pas se présenter.

« Ceci, dit-il à son correspondant, n’est pas affaire de tactique, mais de conscience… Moi électeur, pour vous parler franchement, je n’abandonnerais pas un honnête homme, dont le caractère et l’opinion me conviendraient, uniquement pour avoir un représentant plus jeune et plus actif… J’ajoute que rien ne me presse. Vous savez, mon cher ami, que j’ai envie d’être député. Je ne le cache pas ; je n’affiche pas des airs de Caton ; mais je puis dire avec la même sincérité que j’ai le temps d’attendre. J’ai un ouvrage commencé ; je n’ai que trente et un ans. Si je voyais Lannion dans de telles dispositions pour moi que je pusse concevoir un espoir raisonnable de succéder à M. Thiard, cela me contenterait parfaitement comme avenir politique. »

C’est seulement au cas où M. Thiard ne se présenterait pas qu’il peut s’agir pour lui d’une candidature à Lannion. À défaut du général Thiard, on parle en ce moment de la candidature possible de M. Plougoulm, premier président à la cour de Rennes, et de celle d’un journaliste libéral, fort répandu « en matière de chemins de fer et de canaux », M. Pètetin. Cette dernière candidature n’est pas sans danger, et Jules Simon s’en explique avec franchise :

« M. Pétetin ne m’est pas connu personnellement, mais je sais à merveille qui il est. Il doit avoir sept ou huit ans de plus que moi. Je le crois honnête homme, à peu près dans nos opinions. Il n’est pas sans talent comme écrivain. Il aurait sur moi quelques avantages en cas de compétition : l’un, c’est qu’il est journaliste depuis quinze ans et serait certainement prôné par les journaux ; l’autre, que les matières dont il s’occupe sont plus à la portée de tout le monde. »

Quant à lui, ses chances actuelles sont assez restreintes. Cependant, par M. de Rémusal, qui possède la confiance de M. Thiers, il pourrait compter sur l’appui du centre gauche. Il a aussi cet avantage sur M. Pétetin, lequel est Lyonnais, d’être Breton, né à Lorient, et d’avoir toute sa famille dans les Côtes-du-Nord, à Uzel. Enfin il l’emporte peut-être en réputation sur M. Pétetin, tout en concédant qu’il soit douteux que la réputation entre pour quelque chose dans ses chances, « attendu qu’elle ne s’adresse guère qu’aux philosophes et qu’elle est plus grande (si on peut parler de grand à propos de ce qui est petit) en Allemagne qu’en France ». La modestie n’étant point céans à sa place, il ne se fait pas faute d’avouer à son correspondant qu’il parle bien, que son cours est le plus suivi de la Faculté des lettres et que, sous ce rapport, ses preuves sont faites. Telles sont « les considérations » qu’on peut faire valoir au sujet de sa candidature.

Quelle serait son attitude comme député, si d’aventure il était élu ? On le voit dès cette lettre, et il y reviendra plus explicitement dans les lettres suivantes et dans sa circulaire électorale. Pour le moment il lui suffit d’assurer son correspondant que le collège électoral qui le choisira n’aura pas à s’en repentir : « Il n’y a pas de plus honnête homme que moi, et, s’il faut vous avouer ma vanité, je crois avoir une sorte de talent pour la tribune. » Il se dissimule point, d’ailleurs, que ce sont là des titres médiocres en un temps où les députés avaient déjà la fâcheuse habitude de payer de bureaux de tabac, de recettes particulières, de bourses, d’avancements, etc., les suffrages de leurs électeurs. Les services qu’il pourra rendre sont d’autre sorte, et c’est un point sur lequel il convient qu’il s’entende une fois pour toutes avec son correspondant.

« Assurément, lui écrit-il, il n’entre pas dans ma pensée d’acheter des voix par des services, ni dans la vôtre de me proposer un tel marché. Mais il doit être permis de se faire des amis, ou bien on ne serait jamais élu que dans son propre canton. Ce que je ferais sans hésiter sur votre demande, quand vous ne m’auriez jamais parlé d’affaires électorales, pourquoi ne le ferais-je pas avec les intentions que nous avons ? »

Il ne voudrait cependant recommander que des gens qui le méritent. Il peut surtout obliger des jeunes gens, s’ils sont rangés et laborieux :

« Je puis recommander un candidat pour les grades universitaires à Rennes ou à Paris. Je puis aider un membre de l’Université à se faire rendre justice. Je puis l’aider de mes conseils dans les concours, lui en faire savoir les résultats avant le public, etc. Je puis quelque chose dans la presse. Au ministère, je ne suis bon qu’à deux choses : faire arriver les choses sous les yeux du ministre et savoir ce qui se passe dans les bureaux. »

Services assez faibles, comme on voit. Du moins ce candidat n’en faisait pas accroire à ses électeurs. De quelle façon il tint ses promesses, quand il fut élu, deux ans plus tard, à l’Assemblée constituante de 1848, il l’a raconté lui-même avec sa bonhomie spirituelle. Dès que ses collègues apprirent qu’il était professeur à la Sorbonne, ils ne lui laissèrent point de répit qu’il n’eût recommandé aux examens les jeunes gens auxquels ils s’intéressaient : « Je n’étais pas un homme de grand caractère, dit-il ; je commençais toujours par refuser et je finissais toujours par accorder. De sorte que, dans l’espace d’une année, je recommandai tous les fils et tous les neveux de mes huit cent quatre-vingt-dix-neuf collègues et les fils des électeurs influents de Paris et de la province. » Il signait, paraît-il, de vingt à trente lettres de recommandation par jour ; mais il convient de faire avec Jules Simon, qui était poète et Breton, la part de l’hyperbole. Toujours est il que M. Damiron, son ancien maître, dont il était devenu le collègue en Sorbonne, faisant violence à son asthme, grimpa un beau matin jusqu’au « grenier » de Jules Simon pour lui annoncer qu’on ne tiendrait plus compte de ses apostilles et qu’il eût à mettre un terme, dans son intérêt et dans celui de ses protégés, à ce débordement de littérature épistolaire.

Les élections générales eurent lieu au mois d’août.

Contrairement aux prévisions du correspondant de Jules Simon, le général Thiard s’était présenté à Lannion en même temps qu’à Châlons. Il fut élu dans les deux collèges. Mais l’opposition libérale avait été fort éprouvée dans le reste de la France ; plusieurs des anciens députés de gauche avaient perdu leur siège et l’opposition cherchait à boucher ses trous. M. Thiard, tenu de choisir entre les deux collèges qui l’avaient élu, opterait-il pour Lannion ou pour Châons ? C’est ce qu’on ne savait point encore. Jules Simon ne s’était point présenté aux élections générales. À tout hasard il écrit à M. Robert pour tâter le terrain. Quelle est la situation dans le collège ? M. Thiard optant pour Châlons, a-t-il des chances lui, Simon, d’être accepté par le comité lannionnais ? Peut-il compter sur M. Dépasse, membre influent de l’opposition et maire de la ville ? Personnellement, si Thiard se désistait, il n’hésiterait pas à se présenter à sa place et à soutenir sur les lieux sa candidature. Il faudrait pourtant qu’il pût compter sur un minimum de cinquante voix.

Le collège de Lannion était ce qu’on appelait alors un grand collège ; il s’y trouvait près de trois cents électeurs. On sait que, sous le régime censitaire de Juillet, le cens électoral était de 200 francs, exception faite pour les membres et les correspondants de l’Institut, ainsi que pour les officiers en retraite, lesquels étaient dits électeurs adjoints et pouvaient prendre part au scrutin moyennant un cens de 100 francs. Jules Simon ne veut risquer les chances d’une candidature que sous certaines garanties. Il tient à n’être point « ridicule ». « Une candidature ridicule, dit-il expressément, serait celle qui n’approcherait pas de cinquante voix. » Après cela, rien ne fait prévoir que le généra] Thiard optera pour Châlons, auquel cas la présente lettre serait non avenue. Il espère même que M. Thiard optera pour Lannion, et il s’en explique avec son correspondant :

« Je l’espère, parce que je ne crois pas qu’une candidature improvisée pût avoir des chances et que je ne suis pas pressé d’entrer à la Chambre. »

Le général Thiard opta pour Châlons. Le collège de Lannion était vacant ; M. Dépasse se montrait sympathique à la candidature de Jules Simon et lui avait fait écrire à cet effet par M. Savidan. Les choses, de ce côté, succédaient assez bien. Il eût été expédient pour le candidat d’obtenir le patronage du général Thiard, qui l’eût pu recommander aux électeurs. Par « une fatalité inconcevable », le général, qu’il devait rencontrer chez Glais-Bizoin, avait toujours quelque empêchement. Lui-même vivait « en anachorète » ; il mettait la dernière main en ce moment à une histoire de la philosophie stoïcienne qu’il voulait faire « un peu moins abstraite que l’histoire de l’École d’Alexandrie ». Ce travail l’absorbait entièrement ; il ne voyait d’hommes poliques que M. Cousin et M. de Rémusat, qui ne voyaient pas M. Thiard. Il finit par rencontrer ce dernier à quelques jours de son départ pour Lannion et quand il n’était plus temps.

Autre danger : l’opposition de Paris cherchait à « caser » dans les collèges vacants ceux de ses membres qui n’avaient point passé aux élections générales. On parlait ainsi, pour Lannion, des candidatures possibles de Bethmont et de Lamoricière. Si Bethmont se présentait, Jules Simon se retirait. Bethmont, d’ailleurs, serait « infailliblement » élu aux prochaines élections de Paris ; Jules Simon pourrait alors prendre sa place à Lannion.

« Quant à Lamoricière, écrivait-il nettement à M. Robert, ce serait une folie de le nommer, à moins que vous ne teniez à être représentés à Constantine. »

Donc, ou Bethmont, le seul candidat à craindre, serait porté par la gauche à Lannion, et Jules Simon se retirait, tout en gardant des espérances pour l’élection suivante ; ou Bethmont ne se présentait pas, et, sûr alors de l’appui des comités de Paris par Glais-Bizoin et de Rémusat, Jules Simon se présentait. Comme cette dernière conjoncture était la plus probable, Jules Simon revenait avec son correspondant sur le rôle qu’il entendait tenir à la Chambre, si les électeurs l’y envoyaient.

« Je serais à la Chambre un bon député, car j’ai quelque talent et une fermeté de principes à l’épreuve de toute séduction. Je serais aussi un bon député pour l’arrondissement, car je suis un ami fidèle et dévoué. Je crois donc qu’on ferait bien de m’aider à aller à la Chambre et qu’on ne s’en repentirait pas. »

En somme, s’il n’est pas « sacrifié au désir de faire rentrer un député exclu », la situation se présente bien : il aura « toute la gauche sans difficulté ». Dans le cas contraire, il peut espérer remplacer Bethmont lors d’une vacance prochaine.

Bethmont ne se présenta pas. Cependant, et avant de se prononcer sur la candidature de Jules Simon, le comité électoral de Lannion voulut être renseigné exactement sur sa « position particulière dans l’Université », sur le degré d’indépendance qu’elle lui laissait vis-à-vis du pouvoir, enfin sur son état de fortune, qui ne passait point pour très brillant. M. Robert se chargea de cette enquête délicate et demanda une réponse détaillée et précise. Elle ne se fit pas attendre.

« J’ai assez de fortune, lui écrivit Jules Simon, pour garantir mon indépendance vis-à-vis de ceux qui ne connaîtraient ni moi ni ma position. Pour vous, mon cher ami, la garantie principale doit être mon caractère. Je ne dis pas cela par orgueil ; mes qualités et mes défauts contribuent à me rendre indépendant ; mes qualités, parce que je suis particulièrement fidèle à ma parole et à mes convictions ; et mes défauts, parce que je suis fier et ombrageux, peut-être à l’excès. Cependant je vous prie à l’occasion d’insister sur ma position particulière dans l’Université, parce que seul vous pouvez la bien connaître. Vous savez qu’à l’École normale je suis titulaire et par conséquent inamovible. À la Faculté, je suis suppléant de Cousin, mais suppléant depuis sept ans révolus, ce qui me constitue aussi une inamovibilité complète. Il va sans dire qu’un suppléant veut avancer : c’est à vous d’expliquer que la nomination à une place de titulaire se fait par élection. Ainsi, pour ma position actuelle, je ne dépends de personne ; et, pour mon avancement, il dépend d’une élection à laquelle le ministre est étranger. Or, comme la plus grande ambition possible d’un membre de l’Université est d’être titulaire à la Sorbonne, vous voyez que je n’aurais pas même à regretter mon indépendance, puisqu’elle ne choquerait pas mon intérêt. Quant à ma position matérielle, la voici. De patrimoine, pas un denier. Mes livres m’ont procuré un revenu qui s’élève à présent à 2.000 francs environ, en comptant tout ce qui me vient de ma plume et qui doit nécessairement s’accroître chaque année. Je n’ai que cela, avec le produit de mes deux places. Je suis marié sous le régime de la communauté avec donation entre vifs sans aucune réserve. J’ai ainsi, du chef de ma femme, un revenu de 6.000 francs, c’est-à-dire après les impôts payés et tous les autres frais. Vous pouvez donc dire 7.000 francs, si vous voulez. Ce revenu consiste pour un tiers en rentes sur l’État 5 pour 100 et pour le reste en une maison située à Paris, sur le boulevard, tout près de chez moi. À la mort de ma belle-mère, la fortune de ma femme sera doublée. Je vous donne là des renseignements très circonstanciés, parce qu’il faut qu’un confident sache tout ; mais je ne pense pas que vous ayez autre chose à dire que 8.000 francs de revenu net bien établi, pour le moment, 12.000 plus tard, et, pour ma place, à peu près le même présent et le même avenir. Notez que je n’ai pas d’enfants. Avec tout cela, mon cher ami, vous aurez de la peine à me transformer en richard ; mais cependant je crois que vous pouvez rassurer les timides. D’ailleurs, d’ici deux ou trois ans, ma fortune s’augmentera nécessairement. Faites de tout ce verbiage l’usage que vous voudrez. En tout cas, je serais prêt en tout temps à prendre un engagement très explicite de n’accepter ni place ni faveur ni pour moi ni pour les miens, sauf bien entendu le passage de suppléant à titulaire, qui a lieu par élection, et l’entrée à l’Institut, qui est aussi une élection et où j’ai déjà été candidat il y a trois ans. Vous qui connaissez l’enseignement, vous savez qu’en faisant cela je ne renoncerais qu’à une seule place, celle de conseiller. Je crois cette déclaration de nature à ôter tous les scrupules, et je la ferais aussi explicite que l’on voudrait. »

Les partisans de Jules Simon n’en demandaient pas davantage. Sa candidature fut adoptée, mais on convint qu’il ne la déclarerait que dans les derniers jours. L’opposition libérale était, en effet, fort divisée à Lannion. Un parti extrême s’était décidé pour la candidature de M. Yves Tassel, notaire à Perros-Guirec et conseiller général, fort riche et très influent ; une autre fraction penchait pour M. Le Gorrec. maire de Pontrieux ; le parti légitimiste, enfin, soutenait M. de Carcaradec. Jules Simon avait pour lui « les libéraux modérés » de l’arrondissement ; il se croyait assuré, par surcroît, de l’appui des comités parisiens, tout en gardant quelques craintes du côté du National, qui ne lui pardonnait pas ses attaques contre Cormenin, battu aux élections générales, ce qui pouvait diviser sur son nom la gauche de Paris. Cette dernière crainte était la plus justifiée. Le comité Barrot surtout tâtonnait, prétendait ne point sentir l’opportunité d’une présentation immédiate. Les électeurs locaux ne voulaient point s’avancer sans connaître sa décision. Ces tergiversations décidèrent Jules Simon à une résolution extrême :

« Je me présente moi-même directement, écrit-il à M. Robert. Je fais imprimer une lettre à quatre cents exemplaires, dans laquelle je dis : 1o que je suis libéral, 2o dynastique, 3o partisan de la paix, 4o des réformes modérées, 5o de l’agriculture et du commerce, — que je suis Breton, etc. Je demande la constitution d’un comité ; la convocation préparatoire des électeurs. J’annonce que je ne veux pas diviser l’opposition, mais la consulter. Là-dessus, vous et vos amis, vous agissez de trois façons : 1o vous faites faire le comité ; 2o vous faites écrire par le comité à M. Thiers et à M. Barrot pour les consulter sur moi et sur les autres (Tassel et le Gorrec) ; 3o vous me prônez dans le pays… Je crois que mon plan est le meilleur ; c’est le plus décidé. Voici ma position : l’appui sans réserve du centre gauche, peut-être celui de toute la gauche. En tout cas, ceux qui n’écriront pas pour moi ne répondront que du bien, si on les consulte. »

Cette lettre, la dernière qu’il ait adressée à son correspondant avant les élections complémentaires de 1846, marque exactement l’état des partis dans le collège de Lannion. Jules Simon est décidé à voir les électeurs, à convoquer en réunions contradictoires MM. Tassel et Le Gorrec et à demander au comité de se prononcer entre eux et lui. Il ne veut, et le répète, ni diviser ni affaiblir l’opposition.

Il arriva quelques jours après à Tréguier, par où il devait commencer sa tournée électorale. La lutte s’annonçait fort violente. Le Gorrec s’était désisté, mais le parti d’extrême gauche continuait à soutenir la candidature d’Yves Tassel ; le clergé et les légitimistes celle de M. de Carcaradec[3]. Les plus grandes chances cependant étaient pour Jules Simon, mais le comité Barrot, qui lui avait promis d’abord son appui, puis qui s’était réfugié dans une neutralité équivoque, se déclara brusquement contre lui. On fit répandre dans le pays qu’il était « ministériel », et au dernier moment le comité posa par lettre-circulaire la candidature de M. de Cormenin, insinuant qu’on « éviterait ainsi d’envoyer à la Chambre un fonctionnaire public ».

Cette « manœuvre de la dernière heure », comme on dirait maintenant, compromit tous les avantages qu’avait recueillis Jules Simon de sa campagne de quinze jours. À cheval, dès six heures du matin, malgré l’hiver, la neige, la pluie, la brume, il courait tout le pays pour rendre visite à ses électeurs ou les réunir dans des conférences publiques. L’habitude était alors de voir un par un les électeurs. Ils étaient près de trois cents, répandus dans un arrondissement extrêmement vaste, dans une région plus vallonnée qu’aucune autre et sans routes praticables. Il fallait essuyer là d’interminables controverses, s’asseoir à des banquets pantagruéliques, et, ce qui n’était pas moins terrible, faire tête à des santés qui comptaient autant de porteurs que de convives. Les visites à domicile n’étaient point le fort du candidat. Il concède lui-même qu’autant il l’emportait sur ses concurrents en séance publique, autant ils lui étaient supérieurs dans les controverses privées, où ils traitaient tour à tour d’agriculture, de religion et de chemins vicinaux. Autre supériorité : ils savaient le breton. Jules Simon l’avait oublié, si tant est qu’il l’ait jamais su. D’ailleurs son breton était du vannetais, qui passe pour le plus méchant des quatre dialectes. Bloc’haij, « c’est de la brocaille » disent dédaigneusement les euphuistes. L’éloquence naturelle du candidat suppléait à ces désavantages. Il triomphait dans les réunions publiques. Il triomphait même trop et faillit le payer cher : une réunion avait été organisée au bourg de Plestin, un dimanche, et l’on y avait convoqué par lettre tout l’arrondissement. Jules Simon était venu de Lannion, à cheval, avec cinq ou six amis et, d’une fenêtre de la mairie, avait harangué ses auditeurs qui remplissaient tout le cimetière, le leur-gear et les rues avoisinantes. On l’avait averti de crier de toutes ses forces et de s’arrêter après vingt minutes. Il y alla, comme on lui avait dit, à pleins poumons, et, quand les vingt minutes furent écoulées, il avait si bien électrisé ses auditeurs qu’il se portèrent d’enthousiasme à l’assaut de la mairie.

« Ils étaient plusieurs milliers de paysans, a raconté Jules Simon, et il n’y en avait pas un qui ne fût sérieusement résolu à m’embrasser. Je passai de main en main au milieu des cris les plus étourdissants et je me trouvai dans la rue avant que mes pieds eussent touché la terre. Je commençais à avoir peur de ma gloire et à me demander si je sortirais vivant de tant d’accolades. Mes amis, qui avaient le même souci, firent amener nos chevaux au milieu de la foule. On nous hissa sur nos selles, et Savidan, qui a été depuis, et pendant plus de trente ans, le juge de paix de Lannion, se mit à toucher nos montures, c’est-à-dire à les frapper à coups de gaule et à les lancer au grand galop au milieu de cette multitude. « Nous allons les écraser, m’écriai-je. — Allez toujours ! » répondaient les autres en frappant à coups redoublés. Mon auditoire approuvait cette manœuvre, mais il n’entendait pas me tenir quitte et, prenant ses sabots dans ses mains, il nous suivit à la course en poussant des Jules Simon ! à fendre l’air. C’était comme une course de démons. Je n’ai jamais vu depuis ni pareil spectacle, ni pareil enthousiasme. »

Magie de l’éloquence ! Le plus curieux, il l’apprit par la suite, c’est que pas un des hommes qui étaient là et qui lui faisaient cette conduite triomphale ne connaissait un mot de français. Ce n’en était pas moins un succès, et quelques autres, qui s’y vinrent ajouter, donnèrent bonne opinion de sa candidature. Le clergé, qui le combattait à force pour s’être prononcé sur la question de la liberté de renseignement, allait bien répétant que Jules Simon était un panthéiste, un athée, un philosophe. On disait en pleine chaire qu’il voulait détruire la religion, et, de son côté, le préfet affirmait qu’en votant pour lui les électeurs étaient bien sûrs de mettre le feu à l’Europe, sans compter que c’en était fait pour arrondissement de l’amélioration de ses routes. Enfin le candidat d’extrême gauche, qui restait notaire sous le candidat, avait imaginé un système de corruption fort ingénieux. « Il ne donnait pas d’argent, fi donc ! il en prêtait, ce qui était moins coûteux et plus habile, car on se débarrasse de la reconnaissance, mais il faut compter avec un créancier. » Malgré tout, la partie se présentait belle pour Jules Simon jusqu’au dernier moment. La veille du scrutin il écrivait encore à M. de Rémusat, qui, avec M. Duvergier de Hauranne, lui était demeuré fidèle de Paris :

« Mes chances continuent d’être de beaucoup les plus grandes, quoique l’extrême gauche, le clergé et les légitimistes fassent cause commune contre moi. Je l’aurais même emporté à une grande majorité si Paris, qui devait au commencement, vous vous en souvenez, m’apporter tant de secours, était resté neutre[4]. »

Il n’en fut rien comme on sait. À la dernière heure le comité Odilon Barrot inventa la candidature Cormenin. On avait adroitement répandu le bruit dans les conseils de la gauche que Jules Simon ne serait jamais élu. D’autre part, l’extrême gauche, par une lettre signée de M. Gustave de Beaumont, le faisait passer ouvertement pour ministériel. On adressait aux électeurs cinq cents exemplaires du discours de M. Thiers sur les fonctionnaires publics, et l’on insinuait que M. Thiers n’était pas étranger à leur envoi. Enfin, la veille de l’élection, débarquait par la diligence un émissaire de Paris, chargé de voir en secret les personnes les plus influentes de Lannion et de les détacher de Jules Simon pour les donner à M. de Cormonin. Cet émissaire mystérieux n’était autre que Barthélemy-Saint-Hilaire, fort lié alors avec Victor Cousin. Et l’admirable, à en croire Jules Simon, est que c’était Cousin lui-même, dont il se croyait sûr et qui lui avait écrit que sa nomination honorerait l’Université, qui avait expédié Barthélemy-Saint-Hilaire à Lannion pour empêcher son suppléant d’être élu.

Cette perfide diversion eut l’effet le plus fâcheux. « Cormenin, dit Jules Simon, obtint tout juste trois voix qui furent prises sur mon troupeau[5] ; il m’en manqua deux pour être élu. » Il eût passé encore sans l’intervention inattendue d’un ecclésiastique qui se tenait en permanence devant la salle du scrutin. Il y avait à cette époque à Lannion, au milieu de la place Centre, un édifice bizarre, vermoulu, l’Auditoire, qui datait de 1615 et que surmontait un campanile servant de beffroi communal. C’est là qu’on votait. Un escalier en bois à double révolution conduisait à la salle du vote, et sur le palier se tenait l’abbé, qui arrêtait au passage tous les électeurs de la campagne…

— Pour qui votes-tu, toi ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? Ça veut dire que tu votes pour Jules Simon.

— Peut-être.

— Mais c’est un menteur, ton Jules Simon.

— Ah !

— Est-ce qu’il ne t’a pas dit qu’il était Breton ?

— Si fait.

— Eh bien, ce n’est pas vrai ; il est de Lorient,

« Cette manœuvre géographique, disait plus tard Jules Simon, m’a coûté pas mal de voix. » Ajoutées à celles qu’avait détachées Barthélémy Saint-Hilaire, elles assurèrent le succès d’Yves Tassel. Jules Simon rentra à Paris avec « un grand fonds de tristesse ». Il se remit à l’étude presque aussitôt, mais il garda longtemps l’amertume de son échec. Plus d’un an après, à la veille de la révolution de février, il écrivait à son fidèle correspondant, M. Robert :

« Quand je serais un peu maussade et exigeant en ce moment, mon cher ami, il faudrait me le pardonner, car vraiment je suis plus malheureux depuis un an qu’il n’est permis de l’être, quand on n’a rien fait pour cela… Je me suis mis à faire mon journal pour m’occuper et me distraire principalement, car j’étais envahi par une sorte de dégoût de la vie et de lassitude qui m’effrayait moi-même. Je ne dis cela qu’à vous. Peut-être ai-je eu tort de jouer avec la publicité[6] ; cependant jusqu’ici je n’ai pas à m’en repentir. Cela m’a un peu compromis avec le centre gauche et fâché net avec M. Cousin, mais la gauche en est fort embarrassée, à cause de son Cormenin… Vous me parlez toujours de Lannion comme d’un collège où je me représenterai, mon cher ami ; cependant, je crois que, quand on a choisi Tassel, on ne peut guère le quitter que pour Le Gorrec. Il est difficile que de Paris on influe sur vos électeurs. J’aurai toujours contre moi d’avoir été l’adversaire de Cormenin — et peut-être d’avoir un peu de talent. Cependant je me suis lié intimement depuis ma candidature avec un député influent, et j’ai aussi une ressource dans M. Baroche, qui vient d’entrer à la Chambre et qui est mon cousin, comme vous le savez probablement. Je voudrais espérer, ne fût-ce que pour avoir une raison de durer. Car, mon cher Robert, vous parlez de votre mélancolie : je doute bien qu’elle égale la mienne, et qu’elle ait d’aussi justes, c’est-à-dire d’aussi tristes causes… »

L’instant était cependant plus rapproché que ne le pensait Jules Simon où le collège électoral de Lannion allait lui donner sa revanche. Quelques jours après la lettre qu’il écrivait à son correspondant éclatait la révolution de février : de nouvelles élections avaient lieu par toute la France ; le cens était aboli ; le suffrage universel remplaçait le suffrage restreint. Jules Simon posa sa candidature dans les Côtes-du-Nord et fut élu le dixième de la liste républicaine sur seize, par 65.638 suffrages. Sa carrière politique commençait.



  1. Recteur de l’Académie de Rennes, où, comme proviseur du lycée et ami de la famille de Jules Simon, il avait appelé celui-ci, à sa sortie du collège de Vannes, en qualité de maître-répétiteur, Louis-Antoine Dufilhol (1791-1864) est l’auteur de ces Études sur la Bretagne qui précédèrent les Bretons de Brizeux et les Derniers Bretons de Souvestre et ne furent peut-être pas étrangères à la vocation de l’un et l’autre de ces écrivains. Mais son œuvre principale, parue sous le pseudonyme de L. Kerardven, est une « chronique bretonne », Guionvac’h (1835) dont les exemplaires sont aujourd’hui de la plus extrême rareté ! Guionvac’h, remis par Dufilhol à Jules Simon, fut édité par l’intermédiaire de celui-ci, chez un certain Ebrard, « qui était douanier et libraire. » On consultera avec fruit sur Dufilhol l’excellente notice publiée par M. Kervilerau au t. III d’Armorique et Bretagne.
  2. Avec Mlle Louise-Marie-Emile Boissonnet, née à Paris le 8 décembre 1825. Le mariage se fit à Rennes (1843), où Mlle Boissonnet était domiciliée.
  3. Les ministériels ne présentaient point de candidat. La mémoire de Jules Simon l’a trompé sur ce point (V. Mon petit journal, Temps du 2 février 1891). Disons-le d’ailleurs une fois pour toutes : beaucoup de faits, d’anecdotes racontés par Jules Simon, surtout dans les dernières années de sa vie, ne doivent être acceptés que sous caution : il n’inventait pas toujours, mais il « brodait » fréquemment. C’est dans le sang, il faut croire.
  4. Lettre citée par M. Léon Séché. Cf. Jules Simon, sa vie, son œuvre, p. 43 et sqq.
  5. M. Léon Séché dit cinq voix.
  6. Il avait fondé avec Amédée Jacques la Liberté de penser, dont les principaux rédacteurs étaient Bersot, Eugène Despois, Cucheval-Clarigny, Émile Deschanel, et où Ernest Renan publia ses premiers articles sur l’origine du langage et le Cosmos de Humboldt.