L’Âme bretonne série 3/Eginane et Kuignaouan

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Honoré Champion (série 3 (1908)p. 87-110).

EGINANE ET KUIGNAOUAN




À François Ménez.


Balthazar, Melchior et Gaspard sont en route vers Bethléem. Guidée par l’étoile mystérieuse, leur lente caravane passe dans la nuit, et l’air est tout embaumé autour d’eux des parfums qu’ils destinent à l’Enfant-Jésus…

C’est en commémoration de ce grand événement que l’Église a institué la fête de l’Épiphanie. Dans le langage courant, on l’appelle la Fête des Rois et vous savez à quelle aimable cérémonie elle donne lieu aujourd’hui encore. À table, au dernier service, on apporte une énorme galette dont les morceaux sont répartis à la ronde entre les convives de tout âge. Celui qui trouve la fève dans sa part est proclamé roi et, pour célébrer cette royauté éphémère, l’assistance se lève joyeusement en criant : « Le roi boit ! »

Il y a, dans le Génie du Christianisme, une jolie page sur cette coutume de la galette épiphanique et où l’on peut croire que Chateaubriand a évoqué des souvenirs personnels. Même à Combourg, la fête des Rois déridait tous les fronts :

« L’aïeul, retiré pendant le reste de l’année au fond de son appartement, reparaissait dans ce jour comme la divinité du foyer paternel. Les petits-enfants, qui depuis longtemps ne rêvaient que la fête attendue, entouraient ses genoux et le rajeunissaient de leur jeunesse. Les cœurs étaient épanouis, la salle du festin était décorée et chacun prenait un vêtement nouveau : au choc des verres, aux éclats de la joie, on tirait au sort ces royautés éphémères ; on se passait un sceptre qui ne pesait point aux mains du monarque. Souvent une fraude, qui redoublait l’allégresse des sujets et n’excitait que les plaintes de la souveraine, élevait au trône la fille du lieu et le fils du voisin nouvellement arrivé de l’armée. Les jeunes gens rougissaient, embarrassés qu’ils étaient de leur couronne ; les mères souriaient et l’aïeul vidait sa coupe à la nouvelle reine ; le curé, présent à la fête, recevait, pour la distribuer avec d’autres secours, cette première part, appelée la part des pauvres. Des jeux de l’ancien temps, un bal, dont quelque vieux serviteur était le musicien, prolongeaient les plaisirs, et la maison entière, nourrices, enfants, fermiers domestiques et maîtres, dansaient ensemble la ronde antique. »

Voilà bien comme les choses devaient se passer autrefois dans les châteaux bretons. Et peut-être s’y passent-elles encore ainsi dans quelques-uns. La cérémonie s’est seulement simplifiée : comme l’électricité ou le gaz et, à tout le moins, le pétrole ont remplacé presque partout les chandelles, on n’a plus de raison pour « barioler » ces défuntes ni leur faire toilette avec des manchons et des collerettes en papier de couleur. Cela était bon en 1817, au temps de M. de Jouy. Mais quelle idée d’avoir remplacé la fève par une poupée de porcelaine ! C’est, dit-on, qu’il est d’usage, surtout dans le peuple, que le roi de la fève « régale » au dessert la compagnie et que des convives peu délicats préféraient avaler sans rien dire ce gros légume indigeste et se dérober aux charges d’une royauté dispendieuse. Je constate aussi que l’élection du roi, qui se faisait jadis sitôt « la soupière enlevée », ne se fait plus guère qu’au fromage. Et bénit-on même la galette ? Y trace-t-on, avant de la découper, un signe de croix ? C’est quand tous ces préliminaires étaient réglés qu’au surgat junior ! de M. le recteur ou de M. le vicaire, le plus jeune des convives se levait et s’approchait de la maîtresse de maison : on couvrait le gâteau d’une serviette ; on faisait faire au plat deux ou trois tours « pour ôter toute idée de dol ou de faveur » et notre Eliacin désignait « les portions. » Bien entendu, la première portion, toujours la plus grosse, était pour les pauvres. La fève tirée, le roi choisissait sa reine, qui venait s’asseoir à ses côtés ; les cris de « la Reine boit ! le Roi boit ! » retentissaient pendant toute la durée du repas ; au dessert enfin on procédait « aux élections des grandes charges de la couronne » : M. le recteur était promu grand-aumônier ; l’oncle à héritage ministre des finances et l’amphytrion maître de l’hôtel royal. Innocente comédie renouvelée des Grecs et des Romains — au dénouement près qui, chez ces derniers, manquait un peu d’agrément, le roi de la fève, tiré au sort parmi les pensionnaires des ergastules, étant généralement pendu haut et court à l’issue du festin !

Mais la plus grave dérogation au rite des anciens repas épiphaniques, c’est, sans contredit, l’abandon où est tombé dans les villes et même en beaucoup de campagnes le touchant usage de la « part des pauvres. » Vous vous rappelez, dans le Barzaz-Breiz, le cantique des étrenneurs, ce Troad ann Eginane ou Tournée de l’aguilaneuf, que La Villemarqué a sans doute quelque peu arrangé, suivant son habitude, mais dont le fond du moins n’est pas apocryphe :

In nom’ne Patris et Fili,
Doue dho pennigo enn ti !
Eginane ! Eginane !

« In nomine Patris et Filii, Dieu vous bénisse en cette maison. — Des étrennes ! Des étrennes !… »

Eginane signifie-t-il « étrennes », comme le traduit La Villemarqué ? Étrennes en breton se dit kalannad (présent des calendes). Cependant, Le Pelletier, cité par Troude, assure que de son temps les jeunes garçons s’en allaient par les rues des villages, criant : Va eginad ! « mes étrennes ! » On a vu dans ce mot eginad ou eginane une corruption bretonne de l’ancien cri français : Aguilaneuf. Ce serait plutôt, m’écrit un « vieux Breton » de Vitré, lequel prétend avoir communiqué sa découverte à La Villemarqué, aguilaneut qui dériverait d’eginane.

« En effet, continue mon correspondant anonyme, l’expression eginane se compose de trois mots : egin ann euw qui se traduisent : « présent du ciel. » Au surplus, pour exprimer le mot présent ou étrenne, on dit en gallois : eginyn ou eginad ; en irlandais : eigan ; en gaélique : eigin. »

L’explication est séduisante. Mais, en matière d’étymologie, l’expérience nous apprend qu’il faut se défier des explications séduisantes. Et puis on a tant discuté et disputé sur ce mot d’eginane que la question, qui ne fut jamais très claire, a fini par devenir tout à fait obscure. D’ailleurs le mot a plusieurs formes, dont eginad, qui n’est nullement particulier au gallois et qui s’emploie aussi chez nous. Feu Henri du Rusquec l’orthographie de la sorte dans son Dictionnaire du dialecte de Léon, paru en 1895, et le fait venir d’egin, germe, et de ad, blé.

Je me garderai bien de me prononcer entre le « vieux Breton » et Henri du Rusquec. Mais voici une indication précieuse que nous devons à ce dernier auteur :

« Dans certaines villes de Bretagne, dit-il, vers la fin de l’année, les jeunes garçons frappent sur les portes des maisons en criant : egin an ad, « germe de la graine », pour réclamer des étrennes. »

De quelles villes de Bretagne parlait Henri du Rusquec ? Il est dommage que nous ne le sachions pas. Pour mon compte, je n’ai guère entendu pousser l’eginanad, ni l’eginad, ni l’eginane dans le Trégor. Les gamins qui, dans mon enfance, à Lannion, s’en allaient de porte en porte, le soir des Rois, demandant la « part à Dieu », se bornaient à crier : kouignaouan ! kouignaouan ! Chacun sait ce qu’est un kouign en Bretagne : on désigne de la sorte une manière de tarte aux pommes assez grossière. Mais j’ai bien peur que kouign, nonobstant sa consonnance farouche, ne soit pas breton pour un sou ; de fait, on le retrouve en Picardie, en Flandre et en Lorraine, car il est bien évident que cuignoux, cuignots, cuignets, cagneux, quenioles, etc., qui désignent également dans ces provinces des tartes aux pommes épiphaniques, ont la même racine que kouign.

Au temps de La Villemarqué, la tournée de l’aguilaneuf se faisait, paraît-il, dès le lendemain de Noël et se poursuivait jusqu’au soir des Rois. Les pauvres de la paroisse, précédés d’un vieux cheval que décoraient des rubans et des lauriers, s’en allaient de ferme en ferme et de village en village, pour chercher leurs étrennes. Ils les demandaient en vers, suivant l’habitude bretonne. Entre le chef de la troupe et le penn-ty, devant la maison duquel on s’était arrêté, un dialogue rimé s’engageait, qui se terminait toujours par une large distribution d’aumônes. La Villemarqué place son gracieux débat poétique à Spézet, dans les montagnes d’Arrhée. Mais à Morlaix, à Landerneau, à Lesneven, une procession du même genre, accompagnée peut-être du même débat, se déroulait par les rues[1]. D’assez bonne heure, du reste, l’usage s’en perdit. Au contraire, à Saint-Pol-de-Léon, où une étiquette spéciale réglait la cérémonie, il se continua jusqu’à nos jours, puisqu’en 1903 encore, dans un article du Petit Français, M. A. Vibert disait qu’il lui avait « été donné » d’assister au défilé du cortège et racontait ainsi la scène :

« Un pauvre du pays et deux notables propriétaires de la ville promènent par les rues un cheval dont la tête est ornée de gui et de lauriers et portant en selle deux mannequins recouverts de draps blancs ; des enfants et des oisifs suivent le cortège en poussant de grands cris. À chaque seuil, on s’arrête pour recevoir les dons en argent ou en nature, afin que le lendemain les pauvres puissent célébrer gaiement la fête et, à chaque munificence, la foule répète la clameur traditionnelle : Inkinnanné ! »

M. Vibert ajoutait que « personne du pays » n’avait pu le « renseigner sur ce mot, dont le sens est absolument perdu et qui ne subsiste que par tradition. On n’a pas davantage de renseignements, disait-il, sur la bizarrerie du cortège. Il semble bien que les mannequins à cheval sont une vague allusion au voyage des rois mages à Bethléem, mais ce n’est qu’une hypothèse. Dans tous les cas, les pauvres n’ont qu’à se louer de cet usage traditionnel, car chacun se pique de faire un don aux quêteurs… »

L’avouerai-je ? J’éprouvai, à la lecture des lignes précédentes, un vague sentiment de méfiance. Non pas que je misse en doute le fait lui-même, que Pol de Courcy avait déjà rapporté dans son Itinéraire :

« En conservant l’esprit des anciens temps, dit cet auteur, Saint-Pol en a aussi gardé plusieurs usages. Tous les ans, la veille de la fête des Rois, on promène dans les rues un cheval dont la tête et les crins sont ornés de gui, de lauriers et de rubans. Il porte deux paniers, dits mannequins, recouverts d’un drap blanc. Conduit par un pauvre de l’hospice et précédé d’un tambour, il est escorté par quatre des plus notables habitants. Une foule d’enfants et d’oisifs suit en poussant de grands cris ce bizarre cortège, qui s’arrête devant chaque seuil pour recevoir les dons de la charité publique ; les uns remettent de l’argent aux quêteurs, d’autres entassent dans les paniers du pain, des bouteilles, des quartiers de viande, afin que le lendemain les pauvres puissent eux aussi célébrer gaiement la fête des Rois et, à chaque nouvelle munificence, la foule répète la clameur traditionnelle : inguinané, inguinané. »

Le simple rapprochement des textes témoigne que M. Vibert connaissait l’Itinéraire de Pol de Courcy et qu’il s’en est largement inspiré. Les seules variantes qu’il ait introduites dans la description de l’Itinéraire sont la réduction des quatre notables à deux et la transformation d’inguinané en inkinnané. Ce qui lui appartient en propre, par exemple, c’est le commentaire qu’il fait des mannequins. Il y voit « une vague allusion au voyage des rois mages à Bethléem. » Mais, en ce cas, il eût dû y avoir trois mannequins et, pour bien faire, le troisième mannequin aurait dû être noir. Enfin Pol de Courcy écrivait en 1864 ; M. Vibert en 1903. Ce qui était vrai il y a quarante ans l’était-il encore au commencement du XXe siècle ? Je voulus en avoir le cœur net et recourus, à cet effet, aux bons offices de M. le comte de Guébriant, maire de Saint-Pol. Avec une grâce et un empressement dont je ne saurais assez le remercier et qui n’ont pas lieu de surprendre, d’ailleurs, chez ce grand seigneur ami des lettres, M. de Guébriant s’employa aussitôt pour m’obtenir les renseignements que je désirais et fit appel tant à ses souvenirs personnels qu’à ceux de son ami, M. du Penhoat, « la personne qui, par son âge, l’intérêt qu’elle porte aux choses du passé de notre pays et par son sérieux, lui inspirait le plus de confiance. »

Personnellement, m’écrivait M. de Guébriant, à la date du 19 mai 1910, « j’ai le souvenir très précis de ce cortège singulier s’arrêtant à la porte de mes parents et des cris que poussait, de façon assourdissante, l’escorte de gamins dont il était suivi. M. du Penhoat, dont je vous envoie les notes manuscrites ci-incluses et dont je ratifie toutes les assertions, attribue à mon prédécesseur, M. Drouillard, maire de Saint-Pol, la suppression de cet usage, vers 1885 sans doute. C’est le seul point que je ne ratifie pas, parce qu’étant alors officier, loin de mon pays d’origine, je n’ai pas constaté, par moi-même, l’époque de la disparition de l’antique usage. Au surplus, c’est un point d’intérêt médiocre. L’essentiel est que le cortège a bien existé tel que vous le décrivez, accompagné des cris d’inguinanné, qui me semble avoir eu la signification d’appel aux étrennes. Quant aux deux mannequins, je ne me figure pas qu’ils aient eu, en dehors de leur utilité pratique pour recevoir les dons, de signification symbolique… »

Passons maintenant à la communication de M. du Penhoat. Elle n’est pas seulement d’un très vif intérêt, elle est charmante dans l’évocation qu’elle nous fait de la manière pittoresque dont voyageaient autrefois les jeunes Saintpolitains. Elle sera un régal pour mes lecteurs, qui y trouveront plaisir autant que profit.

« Je suis né à Saint-Pol-de-Léon, en 1843 ; pendant mon enfance et ma jeunesse, j’ai pris part au cortège traditionnel de l’Inkinané. Le cheval appartenait à l’hospice ; le tambour était le tambour de ville ; le conducteur, un pauvre de l’hospice ; les quatre notables, deux marguilliers et deux membres du bureau de bienfaisance. Les deux mannequins étaient deux hottes ou paniers longs dont on se sert dans le pays pour emballer choux-fleurs, artichauts, etc., etc. Jadis, quand voitures et routes carrossables n’existaient pas, ces ustensiles, paniers ou hottes, étaient les fourgons, les cantines dont on se servait pour effectuer les transports ; ces mannequins étaient fixés de chaque côté d’un bât, solidement fixé lui-même sur le dos d’un cheval. Il n’est pas nécessaire de remonter aux rois mages pour se rendre compte de cet usage ; quand mon père et son parent de Kermenguy se rendaient au collège de Sainte-Anne d’Auray, vers 1820, ils étaient installés, avec leur petit bagage, chacun dans un mannequin, et un domestique de confiance menait le cheval par un licol. L’explication du cri inkinané est plus difficile. J’ai entendu soutenir que le mot inkinané dérivait du vieux dicton « au gui l’an neuf », formule usitée dans les cérémonies druidiques (?). Mais je crois plutôt à l’opinion généralement admise : inkinané serait une abréviation ou une corruption des mots eginad dimme, littéralement « des étrennes à moi ». Quoi qu’il en soit, cet usage antique et solennel a été aboli par M. Drouillard, maire républicain de Saint-Pol-de-Léon, vers 1886. »

Nous tenons le coupable. Peste soit de tous les Drouillard, grands et petits, dont le premier soin, quand ils arrivent au pouvoir, est de satisfaire leur rage de destruction ! Ces sortes de gens naissent, vivent et meurent dans le culte de la médiocrité. Ils sont les ennemis personnels de la tradition et de la poésie. Leur idéal est une équerre et un cordeau. J’avais bien raison cependant, vous le voyez, de suspecter, non la bonne foi de M. Vibert, mais la survivance du pittoresque usage dont traite son article. Cet usage est défunt depuis au moins quatorze ans : un arrêté municipal l’a tué. Faisons notre deuil, par la même occasion, des mannequins symboliques : c’étaient de simples cantines, suivant la très juste expression de M. du Penhoat, et les rois mages n’avaient rien à y voir. Quant au cri d’inkinnanné, sur le sens duquel personne n’avait pu renseigner M. Vibert, il n’est pas douteux non plus qu’il soit une nouvelle variante dialectale de l’éginane traditionnel. Mais que penserait mon « vieux Breton » de la traduction qu’en tente M. du Penhoat ? « Présent du ciel », dit l’un ; « germe de la graine », dit l’autre ; « étrennes à moi », dit M. du Penhoat. Mes lecteurs choisiront. Moi, je m’en déclare incapable.

Informations prises, si l’inkinanné est mort dans le Léon, le kuignaouan conserve encore une certaine vigueur dans les campagnes trégorroises : les gamins l’y poussent comme autrefois en cognant aux portes. C’est tout le cérémonial. Quellien, dans ses Chansons et Danses des Bretons, parle bien — peut-être à la suggestion de La Villemarqué — des dialogues rimés qui s’établissaient, en Trégor comme en Cornouaille, entre le chef de la troupe, généralement un barde gyrovague (barz baleer bro), et les maîtres de maison. Toutefois, il n’est plus question de cheval chez lui. Et il avoue que les quêteurs, la plupart du temps, se bornaient à réciter un gwerz de circonstance. Celui qu’ils chantaient, le soir des Rois, mettait en scène Gaspard, Melchior et Balthazar.

« C’est une sorte de prose à l’ancienne manière, dit Quellien. Un motet d’église en a été détaché, un dialogue entre les trois Rois, que l’on chante aux offices de l’Épiphanie ; — les Mages sont accourus avec des présents divers : « Auro, myrrha, thure… Auro rex colitur… » Triple hommage, qui s’adresse ainsi : l’or au Roi, la myrrhe à l’Homme, l’encens au Dieu. »

Jolie glose, mais un peu vague et qui ne permet pas de distinguer ce qu’avait de spécialement breton ce gwerz épiphanique.

Et que c’est dommage ! Qu’il serait intéressant de connaître les particularités de Noël, du Jour de l’An et du Jour des Rois actuellement subsistantes en Bretagne !

Bob bro, bob guiz,


dit un proverbe. Et le proverbe a raison : il y a presque autant de coutumes chez nous que de paroisses. Mais ces coutumes se perdent et il est grand temps d’en recueillir ce qui reste, si l’on ne veut pas que nous arrive la même mésaventure qu’au regretté Gabriel Vicaire. Le délicieux poète des Émaux bressans nous contait qu’autrefois à Ambérieu, à la tombée de la nuit, les rues, toutes blanches de neige, s’emplissaient pour les Rois de bandes d’enfants et de mendiants, armés de lanternes, qui, en chantant à tue-tête, faisaient l’assaut des maisons. Il revint au pays : tout était changé. Pas la moindre lanterne à l’horizon. À force de chercher, il finit par découvrir, au coin d’une ruelle déserte, une troupe d’enfants qui s’apprêtaient évidemment à manifester.

— Eh bien ! leur dit-il, vous allez chanter les Rois ?

— Les Rois ? lui répondit un polisson, qui devait être le chef de la bande. Ils sont morts ! Nous chantons la Marseillaise…

Hélas ! on commence par la Marseillaise et on finit par l’Internationale.

Nos petits Bretons n’en sont pas encore là, du moins dans les campagnes, mais ils y viendront comme les autres, peut-être plus vite que les autres. Je sais une historiette pourtant, où le merveilleux tient une grande place sans doute et qui ne doit donc être accueillie que sous réserve, mais qu’à cause de son réconfortant symbolisme je veux rapporter ici en terminant. Elle nous enseigne, j’imagine, que le dernier mot n’est jamais dit avec une race comme la nôtre et qu’il y a en définitive quelque chose de plus puissant que la volonté des maîtres : c’est l’âme même des écoliers.

Une bonne veillée d’Epiphanie s’achevait toujours par un apologue ou un conte. Pour ne pas déroger à l’usage, voici le mien :


L’AVENTURE MERVEILLEUSE DE MARC-PIERRE PENCALLET


I


Huit ans ? Peut-être. Mais si chétif, le pauvre mioche, qu’il en paraissait cinq ou six au plus. Des jambes en fuseau, un torse où l’on eût compté les côtes, et, sur un long cou maigre, une tête énorme pour un si petit corps. Elle balançait de droite à gauche et de gauche à droite, comme prête à se détacher ; elle avait l’air d’un fruit poussé trop vite sur une tige trop frêle. Et elle eût été franchement laide sans les yeux, deux yeux céruléens, profonds, doux et tristes, deux yeux de rêve où s’était blottie peureusement toute la grâce, toute la candeur qu’on semblait avoir pris à tâche de refouler du reste de ce visage.

Il s’était faufilé dans l’église à la nuit tombée, quand n’y demeuraient plus que quelques fidèles tout absorbés dans leurs dévotions et auxquels il pensait bien que sa présence échapperait. Personne ne l’avait vu entrer. La nef n’était éclairée que par la petite lampe du sanctuaire, qui laissait les bas-côtés dans l’ombre et l’on devinait seulement à une lueur diffuse les cierges qui brûlaient dans l’abside, derrière l’autel, devant la crèche de l’Enfant Jésus.

C’est vers cette lueur qu’il allait, se coulant de pilier en pilier, étouffant son pas. Le cœur lui battait un peu sans doute, comme il nous bat toujours à une première faute… Et c’était la première fois, en effet, que le petit Marat-Danton-Robespierre Pencallet se permettait d’enfreindre la consigne paternelle et de pénétrer dans un de ces repaires de la superstition et du fanatisme qu’on appelle une église.

Il avait assez longtemps lutté contre son envie : le matin du réveillon encore, quand ses camarades l’étaient venus narguer avec les oranges et les sucres d’orge trouvés dans leurs sabots, il s’était montré très digne vraiment ; il leur avait débité sans broncher, d’une petite voix nasillarde de phonographe, toute une savante tirade sur la stupidité de cette fête de Noël qui n’est qu’une réminiscence du paganisme, une plate et maladroite copie de l’ancienne fête celtique de la germination. Il paraissait bien sur de sa leçon, Marc-Pierre — sainte revanche du bon sens populaire qui, de deux bouts de prénoms ridicules, lui avait fabriqué, par contraction, ces jolis paronymes chrétiens ! — Dans le fond, les oranges et les sucres d’orge le troublaient ; il éprouvait obscurément que les fortes notions philosophiques emmagasinées dans son cerveau d’écolier ne prévalaient pas contre ces « réalités » savoureuses. Et pourquoi ses parents à lui ne mettaient-ils pas des friandises dans ses souliers ? Est ce que les enfants d’instituteurs ne sont pas bâtis comme les enfants des autres hommes ? N’ont-ils point accès aux mêmes joies ? Ne saurait-il jamais y avoir pour eux de Jésus et de bonhomme Noël ?

Ô merveilles qu’on rapportait de ce Jésus ! Derrière l’autel, au chevet de l’église, il reposait, les bras ouverts, sur une litière de paille fraîche, entre son père Joseph et sa mère Marie ; le bœuf et l’âne lui faisaient un nimbe de leurs haleines ; une étoile s’était détachée du ciel pour se fixer au plafond de la crèche ; Gabriel, sur le seuil, tenait toute droite sa grande flambe à spirales et, dans un paysage d’une blancheur éblouissante, des bergers, des bûcherons, des remouleurs, des cornemuseux, des marchands, même des Rois, se hâtaient vers l’Enfant-Dieu.

Marc-Pierre détestait les Rois, qui sont tous des tyrans, des ogres assoiffés de sang humain. Mais on dirait qu’il y a dans certains mots une vertu plus forte que la volonté des hommes : faussés, travestis, chargés de tous les péchés d’Israël, ils gardent un rayonnement mystérieux ; ils agissent encore sur l’imagination, quand ils ont cessé d’agir sur les cœurs. Et c’est ainsi que Marc-Pierre, à mesure que le temps coulait et que les calendes d’hiver déroulaient leurs solennités, sentait croître en lui le désir d’approcher ces Rois qu’il détestait et ce Dieu auquel il ne croyait pas.


II


À la fin il n’y put tenir. C’était le soir de l’Epiphanie. Il pleuvait. M. Pencallet palabrait chez Lonquer, le cabaretier radical du bourg ; l’esprit de Madame Pencallet voyageait à domicile dans un roman-feuilleton ; Marc-Pierre, sur la pointe des pieds, se glissa dehors, enjamba l’échalier du cimetière qui entoure la vieille église paroissiale et attendit quelque temps, dans l’ombre du porche, avant d’oser entrer.

Le silence du lieu saint le rassura. Il souleva doucement le loquet, se pencha : personne dans le choeur ; personne dans les bas-côtés. Et il n’hésita plus. Dans l’abside seulement, deux religieuses, deux Sœurs blanches, agenouillées, la tête dans les mains, priaient devant la crèche. Elles n’étaient pas bien redoutables. Mais Jean Bré, le vieux sacristain, vint à passer et l’enfant frissonna : si celui-là le découvrait, quel scandale ! Le fils de l’instituteur à l’église ! Et un jour d’Épiphanie ! Il n’y aurait pas assez de balais chez M. Pencallet pour corriger le drôle qui infligeait un semblable opprobre à ses parents ! Vite Marc-Pierre se recoquilla sur une chaise, derrière un pilier, et il demeura là, sans bouger, un temps qui lui parut à la fois très long et très court, parce que le sacristain, occupé à ranger les objets du culte, ne se décidait pas à s’en aller et parce que lui-même, les yeux attachés sur la crèche, goûtait une jouissance délicieuse dans la contemplation de toutes ces merveilles dont son enfance avait été jalousement sevrée. Leur charme surnaturel n’en opérait que plus irrésistiblement sur lui : une molle langueur coulait dans ses veines ; il se sentait comme emporté à la dérive, bercé dans une houle très douce où sa pensée flottait sans direction ; il avait oublié Jean Bré le sacristain et les deux Sœurs blanches dont les cornettes palpitaient comme des ailes au vent d’ouest qui s’engouffrait par la toiture disjointe. Peut-être Jean Bré n’était-il plus céans ; peut-être les Sœurs blanches s’étaient-elles envolées. Il restait dans l’église que Jésus et sa Cour : encore Marc-Pierre ne les apercevait-il plus qu’au travers d’un brouillard de rêve, à la faveur duquel ils perdaient peu à peu de leur rigidité et semblaient s’animer et vivre.

Jésus, le premier, avait remué sur sa litière et il avait demandé à Gabriel :

— Qu’y a-t-il, Gabriel ? Pourquoi fronces-tu le sourcil ?

— Ce n’est pas sans raison, Seigneur, avait répondu Gabriel. Quelqu’un est caché ici qui nous écoute.

— Je sais, avait dit Jésus. C’est Marc-Pierre Pencallet.

— Eh quoi ! intervint Joseph, Marc-Pierre Pencallet, le fils de l’instituteur qui vous appelle un imposteur et un fourbe, ce petit païen de Marc-Pierre qui n’est même pas baptisé et qui, hier encore, blasphémait votre saint nom devant ses camarades ?…

— Il ne me connaissait pas, dit Jésus. Va le quérir, Gabriel, et veille bien à ne pas l’effrayer.

Et Marc-Pierre, il ne savait comment, s’était trouvé tout à coup transporté devant Jésus. L’Enfant-Dieu le regardait de ses grands yeux puissants et doux, et Marie s’était approchée.

— Comme te voilà fait, Marc-Pierre ! avait dit Jésus. Pauvre tête blonde, où ne devraient chanter que des oiseaux de légende et de songe et qu’on a gonflée d’une science malsaine ! Pauvre petite âme nostalgique, où dormait une si riche moisson de tendresse et où l’on n’a semé que l’envie, la rancune et l’orgueil ! Et c’est donc là l’humanité nouvelle !… Pauvre Marc-Pierre !

— Il tremble, le gredin I dit Joseph.

— Il a froid peut-être, le mignon ! dit Marie. L’église est si mal close ! On ne prend plus la peine de boucher ses brèches depuis la Séparation.

— Oui, dit Jésus, les temps sont durs, ma mère. Ne nous plaignons pas. L’an prochain, qui sait si nous aurons seulement une moitié de toit pour nous abriter ?… Allons, Melchior, ouvre ton manteau en attendant. Réchauffe Marc-Pierre sur ton giron ; fais jusqu’au bout ton métier de Roi, tuteur des faibles et des opprimés. Et vous, Gaspard et Balthazar, aidez Melchior. Si le peuple vous connaissait mieux, il ne ferait pas plus de façons que Marc-Pierre pour se donner à vous, mes amis…


III


Marc-Pierre était confondu, et c’est peut-être ce qui expliquait sa docilité. Quel désarroi dans son cerveau d’écolier ! Quel bouleversement de toutes ses notions historiques, philosophiques, sociologiques ! Le moyen de s’y débrouiller ? Et puis il faisait si bon dans la houppelande de Melchior ! Et tous ces gens-là qui entouraient Marc-Pierre semblaient de si braves gens, même Joseph, dont l’austère visage avait cessé de se renfrogner et s’attendrissait paternellement. Mais que disait donc Marie à l’oreille de son fils ? L’Enfant-Dieu avait souri et fait un signe à Gabriel. Et Gabriel s’en était allé pour revenir presque aussitôt avec une patène de vermeil où Jésus avait trempé le bout des doigts. Il leva l’index sur Marc-Pierre, et celui-ci crut sentir une petite pluie fine tomber sur sa tête…

La pluie, en tout cas, n’était pas une imagination. Cependant, comme la tempête ouvrait brèches sur brèches dans la toiture, les gouttes avaient bien pu tomber directement du ciel sur Marc-Pierre. Et cette douche glacée le réveilla. Il se frotta les yeux et regarda autour de lui : l’abside était vide. Plus de Sœurs blanches ! Plus de Jean Bré ! Et Jésus sur sa litière, Marie et Joseph à ses côtés, Gabriel au seuil de la crèche, les Rois devant, l’âne et le bœuf derrière, avaient repris en même temps leur immobilité.

Il devait être très tard et, songeant à l’inquiétude des siens, Marc-Pierre se leva vivement de la chaise où il s’était endormi. Pourvu que les portes de l’église ne fussent pas fermées ! C’était sa seule crainte, car, chose étrange, il n’avait plus peur de confesser sa faute à ses parents et de leur dire où il avait passé la veillée. En vérité Marc-Pierre n’était plus Marc-Pierre. Il prit congé de Jésus, des Saints et des Rois par un gentil salut circulaire et s’élança vers la porte principale ; mais il eut beau la secouer : si grosse, si lourde, bardée de fer, la mâtine résista, et la petite porte, quoique moins épaisse, ne se montra pas plus complaisante. Jean Bré, sa ronde faite, leur avait soigneusement donné un double tour de clef à toutes deux.

Et l’enfant, un peu dépité, s’en revenait en tâtonnant vers la crèche pour demander conseil à Jésus. Le vent d’ouest au dehors continuait son bacchanal : on eût dit qu’il s’acharnait tout exprès sur l’église ; les ardoises claquaient ; les verrières dansaient ; la tour même oscillait et, dans une de ces oscillations, quelque chose se détacha de la voûte qui vint frôler au passage le front de Marc-Pierre. Machinalement, l’enfant s’en saisit et tira : c’était la corde de la cloche. Sur le bourg endormi, où ne s’obstinaient plus que deux lumières — l’une chez le cabaretier Lonquer, éclairant M. Pencallet absorbé dans une manille interminable, l’autre chez Madame Pencallet, plongée jusqu’au cou dans son roman-feuilleton, — la secousse fit pleuvoir une grêle de vibrations sonores qui mit instantanément toute la population sur pied. Le tocsin, s’était-on dit d’abord. Mais aucun incendie ne rougeoyait à l’horizon. Et l’émoi redoubla quand survint Jean Bré, le sacristain, qui affirma que les clefs de l’église n’étaient pas sorties de sa poche et qu’il ne comprenait rien à ce qui se passait.

Les vibrations continuaient cependant, tantôt lentes et tantôt précipitées.

— C’est le glas, disaient les uns. Qui donc est mort ?

— C’est un baptême, disaient les autres. Qui donc est né ?

— Il faut aller voir, décida le sacristain.

Et la suite de l’histoire donna raison à tout le monde. Car il était bien vrai qu’en cette nuit miraculeuse quelqu’un était mort et quelqu’un était né qui portaient tous deux le même nom et qui étaient ce même Marc-Pierre Pencallet qu’on découvrit quelques instants plus tard suspendu à la corde de la grosse cloche et sonnant tour à tour son glas et sa résurrection.



  1. Voir, pour ces villes, l’Âme bretonne, 1re série, p. 263-264.