L’Âme bretonne série 3/Guy de Maupassant et la Bretagne

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Honoré Champion (série 3 (1908)p. 51-62).

GUY DE MAUPASSANT

ET LA BRETAGNE




Un peu partout dans la presse, à propos de la publication de la Correspondance inédite de Maupassant, on se remet à parler de l’auteur d’Une Vie et de Notre Cœur. Les souvenirs affluent. C’est tantôt Miromesnil, tantôt Croisset qu’on évoque, tantôt encore ce Bel-Ami, l’ancien yawl du romancier, petit cotre de 20 tonneaux, délicieusement aménagé pour la rêverie solitaire, qui fut acheté à la mort de Maupassant par M. Frédéric de Neuville et cédé par lui, deux ans après, au comte de Barthélémy. Le yawl conserva sa robe blanche et son liston d’or, mais il perdit son équipage provençal : Bernard, le patron à l’œil sûr, et Raymond, son beau-frère, « fort gars brun et moustachu, infatigable et hardi ». M. de Neuville les remplaça par trois Paimpolais et changea le port d’attache du yawl. D’Antibes, le Bel-Ami remonta vers le Havre. Je l’y découvris un soir de printemps, dans la section du bassin du Commerce qui est réservée aux bateaux de plaisance. Son hivernage allait finir : on avait enlevé le grand prélart de toile grise qui le drapait comme un suaire. Les matelots procédaient à sa toilette de campagne, astiquaient les cuivres, ciraient le plancher, et, tandis que, du quai, mes yeux suivaient distraitement la manœuvre de l’équipage, je récitai, comme on scande un psaume mortuaire, ce passage d’un des derniers livres du grand écrivain où il raconte l’appareillage du petit yawl par un soir semblable, un soir étoilé d’avril :

« Le Bel-Ami était prêt à partir. Je descendis dans le salon qu’éclairaient les deux bougies suspendues et balancées comme des boussoles au pied des canapés qui servent de lits, la nuit venue. J’endossai le veston de mer en peau de bête ; je me coiffai d’une chaude casquette, puis je remontai sur le pont. Déjà les amarres du poste avaient été larguées et les deux hommes, halant sur la chaîne, amenaient le yacht à pic sur son ancre. Puis ils hissèrent la grande voile, qui s’éleva lentement avec une plainte monotone des poulies et de la mâture. Elle montait, large et pâle dans la nuit, cachant le ciel et les astres, agitée déjà par le souffle du vent. Maintenant les hommes embarquaient l’ancre : je pris la barre, et le bateau, pareil à un grand fantôme, glissa sur l’eau tranquille. Pour sortir du port, il nous fallait louvoyer. Nous allions d’un quai à l’autre, doucement, traînant notre canot court et rond qui nous suivait comme un petit à peine sorti de l’œuf suit un cygne… »

Il y eut de tout temps, chez l’auteur de ces lignes, une « fièvre d’espace », un besoin de libres aventures marines, qui était peut-être un legs des lointains vikings. Jamais Maupassant ne s’accommoda de la vie sédentaire. Quand il n’était encore qu’un simple rédacteur au ministère de l’Instruction publique, il se dépensait, les dimanches, en de folles parties de canotage à bord de sa yole la Feuille à l’envers, « n’ayant souci de rien que de ramer », dit-il lui-même, de briser ses muscles, de boire l’air à pleins poumons. Plus tard, le succès de ses premiers livres aidant, il put se permettre de véritables voyages : il parcourut à pied l’Auvergne, la Corse, la Suisse, la Bretagne.

C’est en 1882, je crois, qu’il aborda ce dernier pays. Les notes qu’il en rapporta étaient destinées au Gaulois. Le début seul y parut, dans le no du 16 juillet, sous le titre : En Bretagne, avec un « à suivre » dont la promesse ne fut pas tenue. Pourquoi cette interruption ? Je l’ignore. Mais il n’est pas téméraire de l’attribuer au changement d’orientation du Gaulois. Le lendemain même du jour où avait commencé la publication d’En Bretagne, soit le 17 juillet 1882, Jules Simon, directeur politique, passait la main à M. Arthur Meyer. Le nouveau directeur du Gaulois fit salle nette à son entrée en fonction, comme il est d’usage. Peut-être aussi éprouvait-il certains scrupules, bien compréhensibles, devant la prose un peu libre de Maupassant. Toujours est-il que la série des « En Bretagne » s’arrêta brusquement au premier numéro. Maupassant rassembla ses laissés pour compte et les offrit à la Nouvelle Revue qui les publia en une fois. Les deux textes sont identiques pour la partie publiée dans le Gaulois et la Nouvelle Revue : il n’y eut donc point refonte et c’est le même manuscrit qui servit ici et là.

Ne disposant que d’un temps limité, Maupassant ne s’est pas attardé sur les lisières du pays qu’il voulait connaître. Il est allé tout de suite au cœur de la Bretagne, à Vannes, et, de là, par la côte, à Douarnenez. Je ne crois pas qu’en nous rendant visite, il cédât à un autre sentiment qu’au désir de voir par ses yeux une contrée fière, étrange, primitive, où son maître Flaubert l’avait devancé et à laquelle le rattachaient peut-être certaines ascendances lointaines. Il y eut, sous la Révolution, un Maupassant (Louis-César), député suppléant de la sénéchaussée de Nantes aux États-Généraux, puis député suppléant à la Convention et qui périt dans une émeute à Machecoul où il avait « été envoyé, dit Kerviler[1], afin d’organiser la résistance à l’insurrection ». Était-ce un parent de notre romancier ? Kerviler ne se prononce pas. Et lui-même se tait sur cet homonyme, dont il ignorait peut-être l’existence. Quoiqu’il en soit, peu de témoignages étrangers pouvaient être plus précieux à recueillir sur la Bretagne que celui de Maupassant. Un Coppée, un Theuriet, un Hérédia, un Vicaire, un Richepin, sont des poètes, des cerveaux faciles à suggestionner. Mais Maupassant ! Comment tromper cet analyste cruel et pénétrant, appliqué à rendre aussi exactement que possible les êtres et les choses, ne rêvant pas, n’épiloguant pas, ne moralisant pas, le plus pratique et le moins spéculatif des hommes, doué seulement, comme un de ses héros, de « deux sens très simples : une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous »?

Débarqué un matin à Vannes, il la quittait le jour même et tirait vers Sucinio : pour s’aventurer en terre bretonne, il n’avait voulu ni carte, ni guide ; sac au dos, le bâton à la main, il allait au hasard devant lui. Il se targuait de pénétrer en dix jours le « tempérament » d’un pays. Et il avait pour cela, en guise de talismans, deux règles de conduite dont il ne se départait point : 1o ne suivre jamais les grandes routes ; 2o coucher dans les plus pauvres auberges et, au besoin, dans les granges. C’est une façon de voyager dont ne s’accommoderaient guère, sur leur Panhard ou leur de Dion, les touristes d’aujourd’hui. Et il est vrai que les autos font de la vitesse et non de la psychologie.

Maupassant, tout Normand qu’il était, subit tout de suite le « grand charme » de la Bretagne. Il ne s’y sentit pas dépaysé, mais plutôt transporté hors du présent, dans une atmosphère et dans un âge qui n’étaient plus ceux des contemporains. Par cette observation préliminaire, il se mettait dans l’état d’esprit le meilleur pour comprendre le pays qu’il allait visiter. Il comparait la Bretagne à ces souterrains où les morts restent intacts, comme au jour où l’immobilité les frappa, séchés seulement, parce que la source du sang est tarie.

« Ainsi, les souvenirs, disait-il, vivent éternellement dans ce coin de France, les souvenirs et même les manières de penser des aïeux. »

Un paysan, à Locmariaker, lui parle de César comme d’un ancien qu’il aurait vu. Et il ne s’en étonne pas. Sous ce ciel bas, entre la ligne grise de l’océan, déchirée par des lueurs d’écume, et l’infini des landes morbihannaises, sa pensée prend insensiblement la couleur du paysage, la tournure d’esprit des habitants. Il n’est plus le sceptique, l’incroyant de la veille. « Ceci est une terre de religion », dit-il en frappant du pied le sol. Il est conquis, « retourné ». Il brûle les villes. Vannes, Lorient, Quimper, etc., qui sont plus ou moins pénétrées de modernisme. À peine s’il s’arrête un moment à Pont-Labbé, parce qu’elle a gardé tout son caractère, qu’elle est, avec son vieux château et son étang léthargique, une « petite cité du moyen-âge oubliée là ». Et le revoici dans la lande, sur les grèves, martelant la « route grise ferrée de granit ». Il n’a pas, devant la misère bretonne, cet injurieux dédain d’un Hugo, oublieux de ses propres origines et incapable de résister au plaisir de faire un mot d’esprit : « En Bretagne, les cochons et les habitants vivent ensemble. Faut-il que les cochons soient sales ! » S’il constate à son tour cette promiscuité, — d’ailleurs de plus en plus rare, — il a soin d’observer que les mêmes chaumes fangeux où gîtent pêle-mêle bêtes et gens sont généralement veufs de leur population masculine : « Presque jamais on n’y trouve le père, rarement l’aîné ». Ne demandez pas où ils sont. L’aïeule chenue que vous interrogez tendrait la main vers l’horizon bondissant et soulevé « qui semble toujours prêt à se ruer sur ce pays ».

Penmarc’h, la baie des Trépassés, l’Enfer de Plogoff — « abîme effrayant dont les murs, noirs comme s’ils avaient été frottés d’encre, vous renvoient le bruit furieux du combat marin qui se livre sous vous » — le replongent dans cet « effroi mystique » où les alignements de Carnac l’avaient déjà jeté. Michelet, devant le même paysage, avait répété, en se frappant la poitrine, le Tristis usque ad mortem anima mea des livres saints. Quelle terre cependant que celle qui incline de telles âmes vers la pensée du néant des choses humaines !

Maupassant, après ce pèlerinage aux côtes du Finistère et du Morbihan, retourna-t-il sur son yawl en Bretagne ? Il semble qu’il ait épuisé en une fois sa capacité d’émotion. Du moins ne sais-je plus aucune ligne de lui sur notre pays. Peut-être redoutait-il obscurément sa séduction ; ses nerfs avaient été trop fortement secoués par sa première prise de contact avec la Bretagne. Maupassant n’était déjà plus à cette époque l’homme que nous a peint un de ses biographes, « le garçon le plus franchement gai, le moins renfermé, le moins pessimiste, le plus heureux, le plus libre d’esprit qu’on pût voir[2] ». Il avait trente-deux ans ; il perdait chaque jour depuis la trentaine, nous le savons par une confession de 1884, « un peu de sa vigueur, un peu de sa confiance, un peu de sa santé » ; l’humanité lui apparaissait de plus en plus sous la forme d’une collection de gredins et de sots, l’univers comme un mauvais lieu d’où l’on a hâte de s’évader. Cette philosophie chagrine ne le prédisposait guère à comprendre l’âme bretonne et surtout à goûter son « charme », si comprendre ce n’était déjà sympathiser. Et le fait est que, connaissant l’auteur, je n’étais pas, avant d’ouvrir son journal de route, sans appréhender quelque terrible malentendu. Quelle impression ce Normand réaliste et désenchanté avait-il rapportée de son raid pédestre à travers la fabuleuse contrée que José-Maria de Hérédia, dans une lettre qu’il m’adressait peu de temps avant sa mort, appelait « la dernière terre héroïque et légendaire » ? Trop perspicace et trop averti à la fois pour se laisser prendre aux artifices littéraires d’un Brizeux, d’un Souvestre, d’un La Villemarqué, d’un Violeau, d’un Féval, d’un Jules Simon, d’un Luzel, d’un Renan, d’un Quellien, allait-il estimer que tous les écrivains bretons s’étaient trompés et avaient trompé leurs lecteurs ? Protesterait-il contre leur interprétation de l’âme indigène ou lui donnerait-il son acquiescement ? En un mot comment nous apercevait-il ? Comment nous jugeait-il ?

On vient de le voir et que Maupassant, bien loin de s’inscrire en faux contre l’opinion courante sur la Bretagne et les Bretons, s’y associe pleinement. Peut-être même a-t-il marqué plus profondément qu’aucun de nos écrivains l’étroite corrélation où se tiennent chez nous l’homme et le sol. Les Bretons qu’il nous présente se distinguent à peine des mégalithes épars dans leurs landes et, en retour, les mégalithes lui semblent vivants : « Quand on les regarde longtemps, on les voit remuer, se pencher, vivre ! » Un peuple immobile, une nature agissante, voilà bien la Bretagne. Maupassant ne l’a pas dit expressément ; mais c’est la conclusion qui ressort de son étude.

Étude sincère, fidèle, encore que rapide. Je veux bien que le « Gascon du Nord[3] », qui perçait quelquefois sous Maupassant, ait un peu exagéré son horreur des « guides ». Il y a au moins un de ces « guides » qu’il connaissait, s’il ne le nomme pas : c’est Émile Souvestre, aux Derniers Bretons duquel il empruntera mot pour mot la traduction du Cantique de l’Enfer, dont il prétend avoir « écrit les paroles sous la dictée » d’un vieux prêtre de Plogoff.

Petite faiblesse, explicable peut-être par quelque confusion de notes ou des exigences de rédaction. Partout ailleurs, la sincérité de Maupassant, la spontanéité de son impression éclatent dans la franchise du récit, la précision du trait, la vigueur et la netteté des images. De tous les témoignages étrangers que nous sommes en droit d’invoquer à l’appui de l’interprétation traditionnelle du caractère breton, celui-ci est assurément le plus décisif en raison de la personnalité de l’auteur ou plutôt de son absence de personnalité, de son application à s’effacer devant les choses et à ne jamais sortir de l’attitude objective. Maupassant, pour employer une expression vulgaire, était un homme « à qui on ne la faisait pas ». Il s’est défini lui-même dans ce romancier Lamarthe « armé d’un œil qui cueillait les images et les gestes avec la précision d’un appareil photographique. » Quelle apparence qu’un œil si aiguisé et si sûr ait pu s’abuser au point de prendre pour la vraie Bretagne une Bretagne de convention ? Parler à son propos d’illusion d’optique devient bien difficile. Cela était assez hasardeux déjà pour Souvestre, Brizeux, Luzel, Renan et les autres écrivains bretons et, même dans cette hypothèse, la communauté de leurs vues ne pouvait s’expliquer que par une sorte d’accord préétabli ou de phénomène d’hallucination collective. Dupes ou complices, telle était l’alternative cruelle où les plaçait M. Camille Vallaux, géographe plein de certitudes, qui, entre deux tournées de conférences anticléricales, vient de découvrir la « vraie » Bretagne [4].

Et je ne sais pas, d’ailleurs, pourquoi la Bretagne de M. Vallaux ne serait pas aussi « vraie » qu’une autre. Elle ne l’est pas davantage, voilà tout. Les livres de M. Vallaux valent mieux que ses lettres aux journaux : sa description physique de la Bretagne est excellente, très supérieure à celle de La Borderie. L’auteur, qui a du talent, de la méthode et du savoir, manque seulement de modestie. Les divergences qu’il signale dans le caractère breton, les contradictions mêmes qui font du « type moral et social armoricain » l’un des plus fuyants et des plus insaisissables qui soient, on les avait relevées avant lui, avec moins de rigueur scientifique assurément, sans ce déploiement de règles et de formules, mais aussi sans ce dogmatisme, ce ton suffisant et péremptoire ; on s’était gardé surtout d’étendre à toute la race des conclusions à peine applicables à tels groupes nettement tranchés comme le Roscovite et le Plougastélois qui dessinent au milieu de la société bretonne des sortes d’îlots ethniques indépendants. Et l’on avait fait la part enfin de ce coefficient insoupçonné des géographes et qui s’appelle la vie sentimentale.

Elle joue le premier rôle chez le Breton. Dans ses traits généraux et en dépit des modifications superficielles qu’il a subies au cours de ces dernières années, celui-ci est bien demeuré conforme à son type initial ; c’est bien toujours ici, comme dit Maupassant, « le vieux pays hanté », la terre de religion, la patrie du rêve. Peu importe la couleur de ce rêve, l’objet de cette religion. Ils changent : l’homme qui s’en nourrit ne change pas. Une race s’exprime par ses éléments supérieurs et, dans un Renan, resté profondément idéaliste à travers tous ses avatars et continuant à entretenir en lui, au plein de son rationalisme, une poétique réserve d’illusions, de subtile métaphysique et même de piété, nous avons une parfaite image de la conscience bretonne et de sa fidélité au passé jusque dans l’apparent reniement de ce passé.



  1. Cf. Kerviler : Cent ans de représentation bretonne, Paris, 1889. — Ce Maupassant, né, d’ailleurs, à Saumur le 25 avril 1750, mort le 11 mars 1793, est qualifié « agriculteur à Nort » (Loire-Inférieure). Son portrait, appartenant à la collection Degabin, a été publié par Kerviler : « À sa mine altière, on dirait presque qu’il veut justifier son prénom de César. C’est la raideur personnifiée. »
  2. Cf. Gustave Chatel : Maupassant peint par lui-même (Revue Bleue du 11 juillet 1896).
  3. Expression de M. Chatel.
  4. Lettre à M. Gaston Deschamps (Temps du 12 septembre 1909). Nous la donnons à l’Appendice. — Consulter de préférence la Basse-Bretagne, étude de géographie humaine, Paris, 1907.