L’Âme bretonne série 3/Les fêtes révolutionnaires dans une commune bretonne

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Honoré Champion (série 3 (1908)p. 145-165).


LES FÊTES RÉVOLUTIONNAIRES

DANS UNE COMMUNE BRETONNE




Le Breton de Paris enquête près de ses lecteurs sur l’intérêt que présenterait la création d’une fête « nationale » bretonne. De ces sortes de fêtes cependant, je crois bien que la Bretagne n’en a jamais eu, même au temps de son indépendance. Plus tard, sous la Révolution et l’Empire, ses fêtes « nationales » se confondirent avec les fêtes officielles. Elles n’en différèrent que dans le détail. Le programme des réjouissances publiques n’était pas le même dans toutes les communes. À Pontrieux, commune dont je veux vous parler et qui se distingua dès l’origine par son zèle révolutionnaire, il était particulièrement chargé. Les registres pontriviens n’ont pas encore été publiés. Mais une transcription partielle en a été faite par le secrétaire de la mairie, M. Armand David, qui a bien voulu me communiquer ses cahiers. C’est cette transcription que je suivrai pour la période comprise entre le 14 juillet 1790 et le 23 thermidor an II.

La fête du 14 juillet fut instituée, on le sait, par décret du 8 juin 1790. L’Assemblée nationale avait choisi l’anniversaire de la prise de la Bastille pour solenniser par une manifestation grandiose la « fédération générale de tous les Français » : la France entière devait envoyer des délégués au Champ de Mars, ce à raison d’un délégué par 200 hommes de milice. Le district de Pontrieux, comprenant 3.600 gardes nationaux, nomma 18 délégués, savoir les sieurs (on n’était pas encore « citoyens ») Chrétien, major de la garde nationale de Pontrieux, Bertin, de Pleubian, Gicquel, de Lanvollon, Le Cornec, de Plounez, Roland (Ollivier), de Kermoroch, Camandour, colonel, de Plounez, Illien (François), de Pommerit-le-Vicomte, Le Beuz, de Pommerit-Jaudy, Thomas, capitaine, de Paimpol, Le Brigant, capitaine, de Pontrieux, Perrot, capitaine, Quemper (Héloury), de Pontrieux, Lambert, colonel, de la Roche-Derrien, Le Goff (Philippe), colonel, de Saint-Clet, Sauvé, commis, Bigot, adjudant, Kotter, brigadier, et Bastiou, sergent.

Je ne sais (les registres sont muets sur ce point) comme se comportèrent à Paris, devant l’autel de la Nation, tous ces majors, capitaines et colonels improvisés : espérons qu’ils n’avaient pas oublié chez eux leurs parapluies, car il plut presque toute la journée à torrents ; mais ces douches cléricales furent impuissantes à refroidir l’enthousiasme des fédérés.

Si nous ignorons la conduite que tint au Champ de Mars la délégation pontrivienne, nous savons du moins dans quel esprit elle quitta Pontrieux. Le sieur Boudier, la veille du départ des délégués (25 juin), les harangua au nom de la municipalité et il le fit en des termes d’où le lyrisme débordait. Comme ce Boudier paraît avoir été le grand metteur en scène de la Révolution à Pontrieux et l’agent principal des Loges dans le district, on ne sera peut-être pas fâché de trouver ici un spécimen de son éloquence :

« Qu’il sera glorieux pour vous et pour tout bon citoyen, ce jour auquel le monarque, à la tête de tous les représentants de son royaume, montrera par son serment solennel, qui précédera celui de la nation, l’exemple du civisme ! Quel aiguillon pour affermir le vrai patriote dans sa résolution de maintenir, au péril même de ses jours, la constitution nouvelle et l’autorité souveraine ! Mais quels motifs de remords pour les aristocrates, s’il en existe encore !… Mortels heureux, qui allez être nommés pour jouir d’un spectacle aussi ravissant et être associés à une union dont les annales les plus reculées ne fournissent pas d’exemple ! Que votre sort va être digne d’envie ! J’achèterais au prix de tout mon sang l’avantage de partager votre félicité, et il n’y en a pas un seul de tous ceux qui me font l’honneur de m’écouter qui puisse penser autrement. Allez, élus fortunés, sur les ailes du patriotisme, vous joindre à la nation rassemblée, et que le monarque qui vous verra lise par vos yeux, dans vos cœurs, les mouvements des nôtres ! Dites à vos frères de la capitale, vos compagnons d’armes et les fermes défenseurs de la Révolution, que, ne pouvant aller avec vous jouir du bonheur qui vous est réservé, nous célébrerons dans notre patrie, le 14 juillet prochain, l’époque de notre liberté ; dites-leur que nous nous plairons, à l’heure marquée pour la Fédération générale, à laquelle nous serons présents de cœur, à renouveler notre serment d’être toujours fidèles à la nation, à la loi, au roi ; annoncez-leur que ce jour sera le plus beau de notre vie ! »

Cette phraséologie incorrecte, déclamatoire et touchante, porte bien la marque du temps. Elle dut faire une grande impression sur les délégués. On n’était encore qu’à l’aube de la Révolution ; les « patriotes » embrassaient d’un même amour le monarque et la constitution ; ils vivaient en bons termes avec l’Église, et celle-ci, de son côté, sinon dans la personne de ses évêques, du moins dans celle des recteurs, des vicaires et des réguliers, ne se montrait nullement hostile au nouvel ordre de choses. Plusieurs de ces derniers étaient affiliés à la Maçonnerie, dont les Loges, presque partout, furent le noyau des clubs et de ces « sociétés des Amis de la Constitution » où se recrutait, dans chaque ville, l’état-major révolutionnaire. Pour quelques prélats, comme le vénérable évêque de Quimper, M. Conin de Saint-Luc, qui avaient le mauvais goût de s’en choquer, les autres, comme M. de Conzie et Loménie de Brienne, trouvaient la chose « plaisante» et faisaient des gorges chaudes du « seigneur Saint-Luc[1] ». Les Loges, d’ailleurs, se défendaient de vouloir toucher à la religion : elles n’en voulaient encore ou prétendaient n’en vouloir qu’à la « superstition » ; elles affichaient un « théisme » humanitaire et philosophique, qui était comme une sorte de catholicisme épuré, à l’usage des esprits supérieurs. Tout cela et les avantages matériels que la Révolution assurait au bas clergé par l’établissement d’un « salaire » fixe et la suppression des bénéfices, impressionnait favorablement la grande majorité des ecclésiastiques et les inclinait à s’associer au mouvement des esprits.

On en eut une preuve, à Pontrieux même, au 14 juillet suivant.

Le « sieur » Boudier n’avait pas fait une promesse en l’air en s’engageant, au nom de son municipe, à célébrer congrûment l’anniversaire de la prise de la Bastille. À dix heures du matin, le mercredi 14 juillet 1790, le « conseil général de la commune de Pontrieux » se réunit en séance extraordinaire. Étaient « présents, les sieurs Gaultier, maire ; Jourand, Boudier, Le Gof, Hélary et Le Millier, officiers municipaux ; Jean Le Beff, procureur de la commune ; à eux joints les sieurs Yves-Gabriel Couffon de Kerdellech, Jean-François de Keruzec, Charles Le Sidaner, Yves Thomas, Le Cousin, Guillaume Lasbleiz, Porez, Feger, Sibiril, Duval et Le Cerff, notables. »

Je vous signale en passant deux de ces noms : Couffon de Kerdellech et Jean-François de Keruzec. Ce sont les noms de deux gentilhommes du pays, deux de ces « aristocrates », stigmatisés par Boudier et qui n’avaient peut-être pas été les derniers à faire blanc de leurs sentiments révolutionnaires. J’ignore ce que devint Couffon. Quant à Keruzec, émigré en 93, ses biens furent confisqués et sa maison de Pontrieux « affectée au service public » (on en fit le siège du tribunal du district). Sa femme, peu après, était arrêtée à Guingamp. Il avait un fils en bas âge, Jean-Pierre, qui, laissé sans ressources à Pontrieux, fut réclamé par Madame de Keruzec ; après enquête, contre-enquête et délibération de la municipalité, en présence du citoyen Dieupart, « agent national », l’enfant fut enfin rendu à sa mère et incarcéré avec elle au chef-lieu.

Dès le 10 août cependant, par un arrêté « dûment publié au prône de la grand’messe le 11 », invitation avait été faite « aux gardes nationales (sic) et à la commune de se rendre à l’église de Saint-Yves pour le serment fédératif. » Dans l’intervalle, avisé de la présence à Pontrieux des administrateurs du district, « assemblés en cette ville pour la formation du directoire », le conseil général délibéra « qu’il convenait d’aller en corps prendre MM. les administrateurs en leur bureau, afin de se rendre ensemble à l’église ». Ce qui fut fait. À travers les rues de la ville, « sur deux lignes, les membres de l’administration d’un côté et les officiers municipaux et notables de l’autre », l’imposant cortège gagna pedetentim l’église Saint-Yves, où l’avaient précédé « les gardes nationales et un concours de peuple de l’un et l’autre sexe ». Là, il entendit « une messe à chant » qui fut célébrée par le « sieur » Even, vicaire de Saint-Yves, et répondue par MM. « Simonet, vicaire de Notre-Dame-des-Fontaines, Le Goas, diacre, les deux en chapes, et Izaac, acoliste (sic) », Le bouquet de la cérémonie, ce fut le discours du « sieur » Even.

Détail remarquable : il avait été convenu que ce discours serait en breton, mais que l’orateur le traduirait en français pour qu’il pût être « inscrit » sur les registres de la commune. Et la réflexion qui s’impose tout de suite, c’est que la municipalité pontrivienne n’avait pas pris cette décision pour le simple plaisir d’honorer la langue bretonne, mais parce que cette langue, sans doute, était la seule qui fût entendue de la généralité. Quel dommage, nonobstant, que le texte original du discours ne nous ait pas été conservé et que nous n’en ayons que la traduction ! C’eût été un beau spécimen de l’éloquence sacrée en Bretagne, dont les monuments sont si rares. L’orateur fut particulièrement remarquable dans son éloge de l’Assemblée nationale et du roi.

« Promettre fidélité à la nation, ajouta-t-il, c’est promettre fidélité à vous-mêmes. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus raisonnable ? La nation peut-elle se méconnaître ? Peut-elle ne pas être unie ? Promettre fidélité à la loi, c’est promettre fidélité à votre propre volonté ».

Notre abbé, ce disant, est évidemment sincère : mais sur quelles bases fragiles il fait reposer le nouvel ordre social ! Autant bâtir sur le sable que sur la « volonté » populaire. Cette volonté, d’ailleurs, n’est qu’une fiction : le peuple reçoit son mot d’ordre des comités parisiens, qui le reçoivent eux-mêmes, vraisemblablement, par l’intermédiaire des Loges, du conseil supérieur de la Maçonnerie. Et déjà il ne s’agit plus de faire passer le clergé sous « le niveau du salaire », comme disait fortement Mirabeau : les biens de mainmorte ont été confisqués ; une partie des évêques a pris le chemin de l’exil ; la constitution civile est promulguée, la rupture avec Rome consommée. Quel réveil affreux ! Quels sourds déchirements chez ces pauvres prêtres hier encore si enthousiastes du grand œuvre de rénovation entrepris par l’Assemblée nationale ! Avec quelle rapidité le voile s’est déchiré et leur a laissé voir le schisme béant sous leurs pas ! Six mois ne s’étaient pas écoulés et ce même prédicateur qui célébrait en chaire la constance de la nation française passait devant le directoire du district sous l’inculpation de refus de serment à la constitution civile du clergé votée en violation formelle de tous les engagements antérieurs et, l’on peut dire, en opposition avec les sentiments véritables du pays. Il faut lire (avec un solide poumon on y arrive) les considérants du directoire au sujet du malheureux abbé :

« Considérant que le sieur Even paraissait être abandonné avec réflexion, par un système persévérant de malveillance, aux suggestions perfides renfermées dans l’Extrait supposé du pape et s’être coalisé contre l’exécution des décrets de l’Assemblée nationale avec l’auteur de cette œuvre d’iniquité, dont la tournure empoisonnée et fanatique décèle le ci-devant évêque de Tréguier, personnage dangereux qui n’a cessé, depuis le commencement de la Révolution, de répandre dans la société le venin que distille sa fureur, dans l’espoir d’arrêter la régénération de cet empire et l’extirpation des vices et des abus qui dégradaient les autels », etc., etc., le directoire de Pontrieux dénonçait le dit sieur Even comme perturbateur de l’ordre public et l’expédiait devant le tribunal du district qui n’allait pas tarder à lui régler son compte…

Laissons là Directoire et Tribunal et revenons à la cérémonie qui se déroulait en grand arroi, le 14 juillet 1790, dans l’église Saint-Yves.

Quand l’abbé Even eut terminé son allocution, ce fut au tour du maire de prendre la parole. Il instruisit « la commune de l’objet de l’assemblée ». Après quoi, la dextre étendue, il prononça, en son nom et au nom de ses administrés, la formule d’allégeance bien connue : « Je jure et nous jurons d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi », etc., etc. Ce serment fut répété par chacun des membres de la municipalité, puis par le sieur de l’Ecluse, capitaine, commandant des gardes nationales, ses officiers et sa troupe. Acclamations générales. Le clergé entonne l’hymne Exaudiat et sort de l’église aux accents de l’Ave maris stella, chacun des prêtres, « un cierge à la main, précédé de quatre flambeaux et suivi des officiers de l’administration du district et de la municipalité dans le même ordre que dessus et ayant aussi chacun un cierge, accompagné de la milice nationale marchant en file sur deux lignes, le drapeau national déployé ».

Un bûcher avait été dressé sur la place de Trieux. Le clergé, la municipalité et les officiers y mirent le feu « au bruit de différentes volées de canon, pierriers et mousqueterie et de différentes acclamations et cris répétés de : Vive la nation, la loi et le roi ! » Un Te Deum termina la cérémonie. Jusqu’au bout, celle-ci resta religieuse autant que civique. Et il en fut de même dans toutes les villes du territoire. Partout il y eut grand’messe, chant du Veni Creator, procession et Te Deum d’action de grâces. La Révolution a été tenue sur les fonts baptismaux par l’Église : ainsi consacrée aux yeux du peuple et lavée de sa tache originelle, elle pouvait se retourner sans danger contre sa bienfaitrice. Elle n’y faillit pas.

En 1790, l’assemblée, le roi, l’Église formaient une trinité indivisible. En juillet 1792, date où vont nous transporter maintenant les registres du district, la trinité se décollait : Louis XVI n’avait plus que pour un mois de règne et son crédit était si ébranlé qu’on ne faisait même plus mention de lui dans les harangues et les délibérations. L’Église craquait comme le trône. La constitution civile du clergé avait séparé les prêtres en deux camps : les assermentés ou « jureurs » et les non-conformistes.

Ces derniers devaient être fort nombreux dans le district. Je lis sur les registres, à la date du 2 mai 1791 : « Arrestation de Carhantec, curé de Hengoat, prêtre non-conformiste, par la garde nationale » ; à la date du 22 mai : « Défense à Gigant, curé de Ploézal, de venir officier à Pontrieux, comme étant rebelle à la loi » ; à la date du 5 juin : « Arrestation du sieur Richard, curé de Ploubazlanec, pour excitation du peuple à la révolte, par les commandants Chrétien et Corouges, de la garde nationale » ; à la date du 11 juin : « Arrestation des curés de Plouëc et Ploézal. Ils sont conduits en un lieu de sûreté » ; à la date du 21 juin : « Ordre est donné aux prêtres non-assermentés de se retirer dans les vingt-quatre heures à quatre lieues de leur résidence » ; à la date du 5 août : « Arrestation de Geffroy et des prêtres non-conformistes par le commandant Chrétien… », etc., etc.

Pontrieux, cependant, avait des prêtres assermentés, dont l’un était ce même « sieur » Simonet, vicaire de Notre-Dame-des-Fontaines, que nous avons vu servir d’assistant, le 14 juillet 1790, au « sieur » Even, lors de la cérémonie de l’église Saint-Yves, qui se rétracta comme lui, puis revint sur sa rétractation et, pour prix de son apostasie, fut peu après promu curé en titre.

Peut-être fut-ce lui qui officia, le 14 juillet 1792, dans la plus extraordinaire des circonstances, sur l’autel dressé « devant la porte principale de l’église Saint-Yves » : la municipalité n’avait-elle pas eu l’idée en effet, dans sa séance du 6 juillet et pour « solenniser d’une manière digne de sa célébrité la journée du 14 », de voter la démolition d’une croix « existante » près de cette église et qui, d’ailleurs, « dérangée dans ses bases », menaçait d’une chute prochaine et avait « encore, par sa grandeur, l’inconvénient de couvrir une partie de la place » ? Étant donné l’esprit jacobin, cette décision n’a point lieu de surprendre. Et il n’est pas davantage surprenant que la municipalité eût décidé de remplacer la croix démolie par un arbre de la Liberté, lequel devait être « surmonté d’un bonnet ». Des municipalités athées, de nos jours, en ont fait tout autant. Ce qu’elles n’ont pas fait et qui montre bien la confusion et l’illogisme des cerveaux de cette époque, c’est, après avoir, de propos délibéré, commis un sacrilège, doublé d’un acte de vandalisme, de décider comme à Pontrieux qu’un « hôtel » (sic) serait dressé près de l’arbre qui allait remplacer la croix condamnée et MM. les vicaires « invités » à y « célébrer l’office divin », cependant qu’il serait « délivré aux canonniers une quantité suffisante de poudre pour ajouter à cette fête nationale par le bruit des pièces d’airain disposées pour la défense de la patrie ».

Franchissons encore deux années. Nous voici au 22 messidor (10 juillet) an II de la République, une et indivisible. La Terreur est déchaînée. Pontrieux a pour maire Joseph-Marie Boudier (l’orateur qui harangua en 90 les délégués de la Fédération nationale) ; Le Gal, Le Millier, Sidaner aîné et Porez sont ses officiers municipaux. Le conseil tient séance en présence du citoyen Dieupart, agent national, lequel ayant été ouï, ainsi que les citoyens Jourand, Coniat, Burdelot et Boscher, « commissaires délégués par la Société populaire à l’effet de se concerter avec la municipalité pour l’organisation du plan de la fête du 14 juillet, qui se célébrera le 26 du courant », les dispositions suivantes sont adoptées et portées à la connaissance du public :

(Ici, il faut citer in-extenso. Le document est long ; mais il est des plus curieux et mérite d’être conservé).

« Il est ordonné à tous citoyens et citoyennes de balayer les rues et d’orner leurs maisons de branches de chêne la veille de la fête, c’est-à-dire le 25 courant après-midi.

« Les citoyennes sont invitées à porter dans la main, le jour de la fête, un bouquet de chêne.

« Tous les citoyens prendront les armes ; il sera construit une Bastille qui sera surmontée par sept tours.

« Cette Bastille sera construite à peu de frais, parce qu’il n’est pas nécessaire que l’image soit vivante ; il suffira qu’elle donne quelque idée.

« Les citoyens Le Coniat et Burdelot sont chargés de la faire construire.

« Quelques poteaux ou autres morceaux de bois plantés, enterrés, garnis de paille et arrangés en forme de château-fort, seront les seuls ouvrages à exécuter.

« La Bastille sera placée sur l’arbre de la Liberté.

« Le 25, à neuf heures du soir, il sera tiré un coup de canon pour annoncer la fête du lendemain.

« Le 26, le jour de la fête, les compagnies de gardes nationales se rassembleront à huit heures du matin, auprès des demeures de leurs capitaines respectifs ; elles se rendront alors auprès de la Maison-Commune, où elles prendront tous les corps constitués qui seront invités à s’y rendre. Le cortège se rendra directement au temple dédié à l’Être suprême.

« L’agent national de la commune y fera un discours analogue à la fête et développera succinctement les circonstances qui ont donné lieu à la journée du 14 juillet 1789, à cette journée mémorable qui fut le prélude du bonheur du peuple et de l’anéantissement de ses oppresseurs.

« Le discours fini, un roulement de tambours ira porter jusqu’au ciel les cris : Vive la République ! Vive la Convention nationale ! Périssent tous les tyrans !

« On chantera ensuite des hymnes patriotiques.

« Les chants finis, le cortège se rendra sur la place de la Liberté et entourera la Bastille qui y sera placée.

« L’agent national de la Commune prendra la parole et dépeindra énergiquement au peuple cette forteresse, où étaient englouties l’innocence et la probité.

« Le résultat de son discours sera de faire brûler cette Bastille, à laquelle le feu sera mis par un membre de chaque corps constitué, le plus ancien garde national, le plus ancien vieillard et la plus ancienne des citoyennes.

« À l’instant où l’on mettra le feu à la Bastille, un coup de canon se fera entendre ; le roulement des tambours, le bruit des instruments, réunis aux voix des citoyens et citoyennes, annonceront l’allégresse publique.

« Ceux et celles qui savent chanter sont invités à entonner le premier couplet de l’hymne des Marseillais.

« Le cortège prendra de suite la route du Bosquet de la Montagne.

« Les chants ne seront point interrompus pendant la marche.

« La troupe marchera sur deux lignes ; les corps constitués et les citoyennes marcheront au milieu.

« Arrivés au Bosquet de la Montagne, les magistrats du peuple, les hommes, femmes et enfants, tous confondus, danseront autour de l’arbre de l’Égalité au son des instruments qui joueront des airs patriotiques.

« Les danses finies, les chants recommenceront et le cortège défilera ensuite par la rue de la Montagne et la place de la Fraternité et conduira jusqu’à la Maison-Commune les corps constitués.

« La troupe se rendra sur la place de la Liberté où elle déposera les armes.

« À une heure de l’après-midi, le son de la cloche convoquera le peuple à se rendre au temple pour y chanter les hymnes patriotiques.

« La musique s’y rendra ensuite.

« À deux heures commenceront les danses qui continueront jusqu’à six heures.

« À six heures, tous les citoyens et citoyennes se rendront au temple de l’Éternel.

« Le son de la cloche se fera entendre à cet effet.

« De là on se promènera jusqu’à sept heures en se donnant le bras, dans toutes les rues de la commune.

« La musique précédera le cortège qui dansera une ronde au bout de chaque rue.

« Les danses recommenceront après le souper.

« À huit heures et demie, le son des tambours avertira la garde nationale de se rendre sur la place de la Liberté pour faire la farandole.

« Un autant du présent sera envoyé au commandant de la garde nationale pour l’exécution de la marche de la troupe.

« La gendarmerie et toutes les autorités constituées seront invitées à se réunira la Maison-Commune à huit heures du matin le jour de la fête.

« Ordonne que par le héraut le présent sera publié demain et la publication rappelée le surlendemain 25, afin que personne n’en prétende cause d’ignorance ».

Les expressions « rue de la Montagne », « Bosquet de la Montagne », « place de la Fraternité », reviennent fréquemment dans ce programme. Une note manuscrite de M. Armand David nous apprend que la rue de la Montagne doit être identifiée avec la rue actuelle de Traoumilédern. Elle menait, par une ancienne voie romaine, à un château-fort démantelé « vers le XVe siècle ». Le Bosquet de la Montagne occupait l’emplacement même de ce château-fort : l’endroit, qui servait la faconde tyrannicide des orateurs, était de surplus très pittoresque ; on dominait de là Pontrieux et sa vallée. Il ne reste aucune trace du château qui appartint successivement à la famille ducale de Bretagne, aux d’Avaugour, aux Penthièvre, aux Soubise, aux Rohan. N’était la hutte d’un sabotier, on s’y croirait dans un « désert ». Quant à la place de la Fraternité, elle s’appelle plus simplement aujourd’hui, si je ne m’abuse, place de la Pompe.

Outre la fête du 14 juillet, la Révolution avait institué un certain nombre d’autres fêtes « nationales », parmi lesquelles celle du 23 thermidor, destinée à commémorer la date du 10 août 1792, qui mit fin à la puissance royale. Nous avons également le programme de cette fête pour l’an II. Il répète sur plusieurs points le programme de la fête du 14 juillet. Voici cependant quelques variantes d’un certain intérêt.

C’est ainsi que la municipalité de Pontrieux, « voulant électriser dans tous les cœurs et insinuer dans toutes les âmes l’amour sacré de la patrie, arrête : que tous les jeunes républicains, depuis l’âge de huit ans jusqu’à seize ans, formeront une compagnie sous le nom d’Espérance de la Patrie, qui se réunira sans armes le jour de la fête sur la place de la Fraternité à la même heure que la garde nationale. Le commandant placera cette compagnie dans le centre de la troupe et commettra quelqu’un pour la diriger. Chacun de ces citoyens portera une branche de chêne. Le cortège se rendra ensuite au temple dédié à l’Être suprême, où il aura été élevé un autel de la patrie surmonté de quatre colonnes sur lesquelles seront inscrits ces mots : « Liberté, Égalité, Unité, Indivisibilité… »

Remarquons en passant la disparition du mot Fraternité et son remplacement dans la devise jacobine par les deux mots Unité et Indivisibilité. Ce sont cette Unité et cette Indivisibilité, jointes à la Liberté et à l’Égalité, que jureront de défendre jusqu’à la mort les membres des corps constitués qui monteront, après le discours commémoratif du maire Boudier ou du citoyen Dieupart, agent national, sur l’autel de la patrie. Un rôle spécial, dans la cérémonie, est réservé aux mioches. Le programme dit qu’un de ces précoces républicains « montera sur l’autel de la patrie. Et là, au nom de ses camarades, il prêtera le serment suivant : « Nous jurons, moi et mes camarades, de marcher sur les traces de Barra, de Viala, dont nous promettons d’être les émules, et de mourir, s’il le faut, pour défendre la République ». Suivront les habituels vivats et salves d’artillerie. Après quoi le cortège gagnera, suivant l’us, l’esplanade verdoyante du Bosquet de la Montagne où seront exécutés « des hymnes patriotiques ».

J’arrête ici mes citations et je conclus.

Sauf le discours du « sieur » Even, vous avez pu remarquer combien était faible, pour ne pas dire complètement nul, l’apport breton dans les cérémonies précédentes. Le programme des fêtes nationales pontriviennes sous la Révolution aurait pu être, tout compte fait, celui de n’importe quelle autre commune de France, et rien n’y rappelle que nous sommes en Bretagne. Bien mieux : est-il question d’une danse ? C’est la « farandole ».

Ces fêtes, du moins, se déroulèrent dans un sanctuaire consacré au patron national des Bretons : saint Yves. Mais l’église qui portait ce vocable ne tarda pas à être débaptisée pour devenir le temple de l’Être suprême et, dans l’intervalle, sans doute, celui de la Raison. Les offices qu’y célébrait le curé constitutionnel Simonet devaient être quelque peu agités, car le conseil municipal fut saisi d’une demande du commandant Chrétien à l’effet d’obtenir l’autorisation de « poser quatre gardes nationales et un officier armés dans le sanctuaire et chœur de l’église, pendant les grand’messes, fêtes et dimanches ». Mais un temps vint où le culte lui-même fut interdit et Saint-Yves servit de « magasins à la République » ; on y transporta les canons enlevés de la « remise du citoyen du Porzou », et finalement, comme l’édifice se dégradait et bien qu’il eût été question, en thermidor an IV, de faire accommoder sa cloche, la Tourmentine, on décida de le vendre aux enchères. Seulement le conseil, afin de déjouer les vues intéressées de « certains fanatiques », qui auraient pu s’en porter acquéreurs pour le « conserver à la dévotion et acquérir par là un titre honorable auprès des âmes simples et crédules », mit comme condition première à la vente que l’église serait rasée et la place qu’elle occupait pavée. Ce qui fut fait. La vente ayant été fixée au 2 messidor an VI, les citoyens Le Brigant, Bernard, Guelrin et Le Gards, « associés dans l’acquisition de l’église Saint-Yves », se portèrent adjudicataires de l’immeuble et de ses dépendances et, sur sommation en date du 15 vendémiaire an VII, procédèrent à sa démolition. Les mêmes citoyens ou leurs amis avaient peu auparavant brisé à coups de marteaux le calvaire de Runan, un des chefs-d’œuvre de la statuaire indigène[2]. Ce double attentat mit le sceau à la réputation de civisme des « patriotes » pontriviens. Si digne d’admiration qu’on le veuille, il faut bien reconnaître pourtant que ce vandalisme, propagé dans toute la France, n’avait rien non plus de particulièrement breton.



  1. Cf. Pierre de la Gorce : Histoire religieuse de la Révolution française.
  2. Voir, sur ce calvaire et son odieuse mutilation, l’Âme bretonne, 1re série, p. 212, note 2.