L’Âme bretonne série 4/Félix et Louis Hémon II Maria Chapdelaine ou comment un Breton découvrit pour la seconde fois le Canada

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 227-241).

II.

Maria Chapdelaine
OU COMMENT UN BRETON DÉCOUVRIT POUR LA SECONDE FOIS LE CANADA[1].


Quoique publié en feuilleton par le Temps, quelques mois avant la guerre, le roman que voici n’a pas paru en France, mais à Montréal[2]. Je sais bien que le Canada est une rallonge transatlantique de la France ; mais, si nos livres sont lus là-bas, les livres canadiens sont assez peu lus chez nous. Et ce livre-ci, qui s’appelle Maria Chapdelaine et qui est vieux déjà de cinq ans, ne semble pas avoir eu un meilleur sort que ses confrères. Pourtant, sur les deux préfaces dont il s’adorne, l’une est signée Émile Boutroux[3]. Et ce grand nom aurait dû lui servir de passeport près du public français. Mais je n’ai pas vu que les vitrines et les étalages des libraires de nos boulevards lui en soient devenus plus accueillants. C’est un ostracisme que quelques admirateurs de Maria Chapdelaine s’occupaient de faire cesser. J’avais, pour ma part, entretenu de ce beau livre un de nos grands éditeurs de la rive gauche ; je lui avais signalé tout l’intérêt, l’urgence même — en raison des manœuvres d’approche de certaines firmes étrangères — qu’il y avait à le couvrir au plus tôt d’une firme française : M. Daniel Halévy a pris les devants, et je vois, par les journaux, que les Cahiers verts, la nouvelle collection qu’il prépare, vont ouvrir leur premier numéro avec ce chef d’œuvre inconnu.

Chef-d’œuvre, c’est le mot. Inconnu ? Entendons-nous. Il n’est inconnu que dans la patrie de son auteur. Au Canada, dans toute l’Amérique du Nord, en Angleterre, aux antipodes, il est fameux depuis longtemps. Et, en vérité, le cas de cette Maria Chapdelaine est bien — littérairement parlant — un des plus étranges et presque des plus déconcertants qui soient.

Si vous êtes un peu au courant des lettres canadiennes, vous savez l’émouvant effort qu’elles font, depuis tantôt un siècle, pour se dégager de l’imitation, être autre chose qu’une simple littérature de reflet. Le Canada ne cherche pas à rompre avec nous, avec notre langue, dont il garde peut-être la tradition mieux que nous-mêmes : le Canada ne fut jamais plus français de cœur qu’aujourd’hui, surtout depuis que nous avons renoncé ou que nous avons eu l’air de renoncer à la politique sectaire de l’ancien combisme. Mais, étant le Canada, c’est-à-dire un pays fortement caractérisé sur la planète par ses lacs, ses monts, ses bois, sa faune, ses mœurs, son histoire, ses aspirations, il estime, et avec raison, qu’il a droit à ce qu’un peu de tout cela se transfuse dans les poèmes et les récits qui prétendent à l’exprimer : le Canada, en un mot, veut avoir une littérature à l’image de son sol et de son âme.

Eh bien, il faut l’avouer, malgré les réussites partielles d’un Fréchette, d’un Chapmann, d’un Gérin-Lajoie, d’un Jules Tremblay et de quelques autres, cette littérature, il ne l’avait pas. Non, jusqu’à Maria Chapdelaine, il n’y avait pas un livre, vers ou prose, vraiment, pleinement, uniquement canadien, un livre dont on pût dire ce qu’on dit de tel livre de Kipling ou de Jack London, qu’il est le livre de la Jungle ou le livre de l’Alaska. Et que cette injustice de la destinée ait tout à coup pris fin, que le Canada possède depuis 1916 le livre qui l’exprime, c’est déjà un fait assez considérable par lui-même et qui ne pouvait nous laisser indifférents. Mais ce qui doit nous toucher bien davantage — et nous confondre un peu aussi — c’est que ce livre soit l’œuvre, non d’un Canadien de race, mais d’un écrivain de chez nous, mort tragiquement presque aussitôt après l’avoir écrit : Louis Hémon.

Ce Louis Hémon — qui portait un nom cher à tous les Bretons et même à pas mal de Français — était le fils de Félix Hémon, l’Inspecteur général de l’Université qui a publié sur Bersot, sur les Races vivaces, des pages concises, pleines et fortes, et le neveu de Louis Hémon, député du Finistère et l’une des voix les plus éloquentes du Parlement. Deux autres de ses oncles avaient marqué dans les lettres, l’un surtout, Prosper, par ses travaux sur la chouannerie bretonne qui font autorité en la matière. À Quimper, dès le collège, où ils enlevaient tous les prix, on avait plaisamment baptisé ces quasi-homonymes des populaires héros d’Huon de Villeneuve : les quatre fils Hémon. Un frère même du futur auteur de Maria Chapdelaine, prénommé Félix comme son père et mort prématurément à vingt-sept ans (1902), au retour d’une campagne en Extrême-Orient, laissa des notes de voyage d’un assez vif intérêt qui furent publiées sous le titre de Sur le Yang-Tsé.

Quant à Louis Hémon no 2 — celui qui nous occupe — il était né à Brest le 12 octobre 1880, « juste en face de la rade », m’écrit sa sœur, qui est tentée de voir là une prédestination et croirait volontiers qu’en donnant carrière, de si bonne heure, à sa passion des aventures il n’ait fait que céder aux grandes voix tentatrices du Large qui soufflaient autour de son berceau. Toujours est-il, ajoute-t-elle, que « l’idée des voyages lointains » le hanta presque dès l’enfance. Pour ne pas désobliger son père, il consentait à préparer sa licence en droit et le concours d’entrée de l’École coloniale. Mais, quoique reçu en bon rang et nanti du diplôme d’annamite, il démissionnait aussitôt, ayant horreur de tout ce qui ressemblait à un enrégimentement.

Jamais homme en effet ne se sentit moins de disposition pour la vie de fonctionnaire que ce fils d’un des plus hauts dignitaires de l’Université : sa sœur le peint comme un caractère renfermé, fuyant le monde, aimant la solitude et la méditation, et ce sont les traits habituels auxquels se reconnaissent d’abord les Bretons ; il y joignait un goût violent des sports qui n’est pas aussi commun chez eux et qu’il conciliait je ne sais comment avec son caractère méditatif. Peut-être, devançant la génération d’aujourd’hui, avait-il découvert que la culture physique, l’effort musculaire harmonieux ont non seulement leur utilité et leur beauté, mais encore leur valeur spirituelle et qu’il y a une mystique du sport, comme l’assure M. Alexandre Arnoux. Ce goût, quoiqu’il en soit, était si peu chez lui une passade, un caprice de jeune homme, qu’à la suite d’un concours littéraire ouvert par l’Auto (février 1906) et où il remporta le premier prix, il devint un collaborateur régulier de ce journal et le resta jusqu’à sa mort. Sur les photographies qu’on a de lui à cette époque, il se présente avec une physionomie longue, aiguë et glabre, d’Anglo-Saxon. Mais un séjour de quelque durée qu’il avait fait en Angleterre où il se maria, croyons-nous, et d’où il rapporta une exquise nouvelle : Lizzie Blakeston, publiée par le Temps en 1908 et qui est l’histoire d’une petite danseuse des rues londoniennes, sœur lointaine de l’enfant Septentrion, put bien lui avoir communiqué ce faciès un peu sec de jeune bachelor, corrigé par la mélancolie voilée d’un beau regard de Celte.

Que se passa-t-il ensuite dans sa vie ? Il semble que, devenu veuf à trente-deux ans, rongé de spleen, il ait cherché dans le vaste monde un coin solitaire pour y enfouir son chagrin. Tout ce qu’on savait jusqu’ici de cette portion finale de sa brève carrière était peu de chose : il était parti pour le Canada et, sans s’arrêter dans les villes, poussant toujours vers l’Ouest, vers les confins de la colonisation, les « terres neuves », comme on dit là-bas, il s’était fixé dans la région du lac Saint-Jean, aux environs de Saint-Edouard de Péribonka, en pleine zone forestière. Il y était demeuré dix-huit mois, hôte d’une tribu de bûcherons-défricheurs dont il partageait la vie élémentaire, notant, observant, combinant l’intrigue — oh ! si peu compliquée ! — du livre qu’il projetait d’écrire sur ces échantillons de la primitive et libre race canadienne. Et, son manuscrit terminé, ficelé, expédié à M. Hébrard, directeur du Temps, le 8 juillet 1913, il se mettait en route, à pied, le sac au dos, le long du Transcanadien, vers des pays encore plus inexplorés, quand, près de Chapleau (Ontario), un train, que sa contention d’esprit et peut-être une légère paresse d’oreille l’avaient empêché d’entendre venir, le prit en écharpe et l’envoya rouler à dix mètres de la voie. Ce stupide accident (qui, d’après sa sœur, aurait également coûté la vie à un jeune Australien, son compagnon de route) enlevait au Canada le premier grand écrivain qui l’eût compris, le seul interprète égal à sa stature que la destinée jalouse lui eût encore concédé et qu’elle lui retirait presque aussitôt.

Je reviendrai tout à l’heure, à l’aide des documents qu’a bien voulu me communiquer M. Damase Potvin, directeur du Terroir, de Québec, sur les circonstances, vraiment singulières et touchantes, où fut écrite Maria Chapdelaine. Il est temps de présenter au lecteur une analyse sommaire de ce beau livre, plus riche de substance spirituelle que d’événements et qui est donc de ceux qu’on ne peut résumer qu’assez mal.

Une famille de défricheurs canadiens, les Chapdelaine, vit dans la solitude, près des chutes de la Péribonka, à l’orée des grands bois qu’elle abat sans désemparer du printemps à l’automne pour « faire de la terre » — forte expression du pays qui exprime bien, dit l’auteur, « tout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés ». Cette famille se compose du père, Samuel Chapdelaine, de la mère, Laura, de leur fille aînée. Maria, l’héroïne du roman, de leur cadette, Alma-Rose, de leurs quatre fils, Esdras, Da’Bé, Tit’Bé, Télesphore, et d’un vieux valet de ferme, d’un « homme engagé », suivant l’expression locale, Edwige Légaré, dit Blasphème. Il y a encore le cheval, ce grand « malavenant » de Charles-Eugène, ainsi nommé d’un voisin du bisaïeul ou trisaïeul des Chapdelaine avec qui ceux-ci avaient eu maille à partir et pour se venger duquel, de père en fils, ils donnaient ses prénoms chrétiens et le qualificatif de « malavenant » à leur bête de trait. Et il y a enfin Chien — un chien, en effet, pour qui l’on ne s’est point tracassé la tête et qui s’appelle Chien tout simplement comme s’il était le seul de son espèce. Groupez maintenant autour de ce petit monde et des quelques vaches, moutons et volailles, qui forment tout son cheptel, un voisin célibataire (on est voisin dans la région du lac Saint-Jean quand on n’habite pas à plus de 4 ou 5 milles), Eutrope Gagnon, et des hôtes de passage, comme Lorenzo Surprenant, parti pour les « États » où il travaille dans une usine, et François Paradis, un fils de colon que la « magie » du bois a ensorcelé et qui s’est fait trappeur, — vous aurez, avec des personnages épisodiques, tels que Napoléon La liberté, crieur public de Péribonka, Tit’Sèbe, le « remmancheur » (rebouteur), et l’estimable M. Tremblay, curé de la Pipe, la troupe au complet, figurants et protagonistes, du drame humain, simple et profond comme la vie, qui va se jouer dans cette clairière perdue de l’Extrême-Ouest canadien.

Dès le début, le drame est noué : c’est la rivalité qui met aux prises dans le cœur de Maria Chapdelaine, la belle fille, forte et saine, aux « cheveux drus », au « cou brun », ses trois amoureux représentatifs des trois genres de vie qui s’offrent à elle : Eutrope Gagnon, en qui s’incarne la tradition des antiques défricheurs ; Lorenzo Surprenant, le déserteur de la terre, l’émigré des « États » ; François Paradis, l’homme de la vie libre et des grands espaces, tantôt trappeur, tantôt foreman, qui ne se sent à l’aise qu’au cœur des forêts. Et c’est François Paradis qui l’emporte d’abord. De passage à Péribonka, où les Chapdelaine lui ont offert l’hospitalité de la nuit, il se rend avec eux à la cueillette des « bleuets » (myrtilles dont on fait des confitures) et, le hasard ou son astuce d’amoureux lui ayant ménagé un tête-à-tête avec Maria, il lui explique doucement :

— Je vais descendre à Grand’mère la semaine prochaine pour travailler sur l’écluse à bois… Mais je ne prendrai pas un coup, Maria, pas un seul !

Il hésita un peu et demanda abruptement, les yeux à terre :

— Peut-être… vous a-t-on dit quelque chose contre moi ?

— Non.

— C’est vrai que j’avais coutume de prendre un cou pas mal, quand je revenais des chantiers et de la drave ; mais c’est fini. Voyez-vous, quand un garçon a passé six mois dans le bois à travailler fort et à avoir de la misère et jamais de plaisir, et qu’il arrive à la Tuque ou à Jonquières avec toute la paye de l’hiver dans sa poche, c’est quasiment toujours que la tête lui tourne un peu : il fait de la dépense et il se met chaud, des fois… Mais c’est fini. Et c’est vrai que je sacrais un peu. À vivre tout le temps avec des hommes « rough » dans le bois ou sur les rivières, ou s’accoutume à ça. Il y a eu un temps où je sacrais pas mal, et M. le curé Tremblay m’a disputé une fois parce que j’avais dit devant lui que je n’avais pas peur du diable. Mais c’est fini, Maria. Je vais travailler tout l’été à deux piastres et demie par jour et je mettrai de l’argent de côté, certain. Et, à l’automne, je suis sûr de trouver une « jobe » comme foreman dans un chantier, avec de grosses gages. Au printemps prochain, j’aurais plus de cinq cents piastres de sauvées, claires, et je reviendrai.

Il hésita encore, et la question qu’il allait poser changea sur ses lèvres.

— Vous serez encore icitte… au printemps prochain ?

— Oui.

Et, après cette simple question et sa plus simple réponse, ils se turent et restèrent longtemps ainsi, muets et solennels, parce qu’ils avaient échangé leurs serments.

La scène vraiment ( que j’ai dû abréger à regret) est d’une beauté toute mistralienne… Et, plus d’une fois en effet, Maria Chapdelaine fait songer à la Mireille du grand Provençal. Et l’on a aussi dans le dialogue précédent un savoureux échantillon du parler canadien, où gage est féminin, où icitte se dit pour ici, risée pour plaisanterie, règne pour existence, chars pour wagons, à bonne heure pour de bonne heure, adonner et adon pour faire plaisir, c’est correct pour c’est bien, oui, son père, pour oui, mon père, il mouille pour il pleut, je vous marierai pour je vous épouserai, se mettre chaud pour s’enivrer, s’écarter pour perdre le sens de l’orientation, ce qui équivaut là-bas à perdre la vie… Le langage populaire, en tous pays, s’ingénie à chercher des atténuations au dur mot mourir. Mais il ne sert de ruser avec la vérité et le jour qu’elle apprendra par Eutrope Gagnon que le pauvre François Paradis, parti seul, un soir d’hiver, « à raquette », sur la neige, dans ces bois sans limite, pour venir passer les fêtes de Noël auprès d’elle, a été surpris par une tempête de « norouà » et s’est « écarté », Maria n’aura pas besoin d’en apprendre davantage : elle sait ce que parler veut dire et qu’elle ne reverra plus son amoureux. Mais, comme elle est de ces fortes chrétiennes qui portent leur croix en dedans, elle ne pleure ni ne bouge et reste, dit l’auteur, tout le temps de la conversation entre ses parents et Eutrope, « les yeux fixés sur la vitre de la petite fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme un mur. » C’est seulement une fois seule qu’elle consent à écouter sa douleur. Encore son cœur simple craint-il bientôt « d’avoir été impie en l’écoutant » et, songeant que l’âme de François a peut-être besoin de prières, elle reprend son chapelet tombé sur la table et se remet à l’égrener dans la nuit, interminablement.

Le drame en somme est fini avec cette mort du jeune trappeur et ce qui suit peut se résumer en quelques lignes : la vie a repris son cours régulier dans le « range » du père Chapdelaine ; catéchisée par le curé de la Pipe, qui lui explique qu’une fille comme elle, « plaisante à voir, de bonne santé, avec ça vaillante et ménagère et qui n’a pas dessein d’entrer en religion, c’est fait pour encourager ses vieux parents, d’abord, et puis après se marier et fonder une famille chrétienne », Maria a chassé « de son cœur tout regret avoué et tout chagrin, aussi complètement que cela était en son pouvoir ». Mais la mère Chapdelaine meurt à son tour dans de cruelles souffrances que ne réussissent pas à atténuer les pilules d’Eutrope Gagnon ni les malaxages du remmancheur Tit’Sèbe (et, par parenthèse, le récit de cette mort, l’éloge funèbre de sa fidèle et admirable compagne par le vieux père Chapdelaine sont des morceaux incomparables où l’auteur, sans le chercher, atteint à la grande ingénuité homérique) ; Maria, un moment hésitante entre Lorenzo Surprenant, qui veut l’entraîner à la ville, aux « États », et Eutrope Gagnon, qui veut la garder à la terre, au pays des ancêtres, comprend que son devoir est de rester. C’est un pays dur « icitte », sans doute. Mais ce pays si dur a des séductions, une éloquence secrète à laquelle on ne résiste pas. Empruntant sa voix profonde, les vieux fondateurs de la colonie, les pères de l’âme canadienne disent à Maria :

Nous sommes venus il y a trois cents ans et nous sommes restés. Nous avions apporté d’outre-mer nos prières et nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre

pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu’au rire, le cœur le plus humain de tous les cœurs humains : il n’a pas changé. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n’avons compris clairement que ce devoir-là : persister… nous maintenir… et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : « Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… » Nous sommes un témoignage.

Eutrope Gagnon s’étant présenté sur les entrefaites devant Maria et lui ayant demandé : « Calculez-vous toujours de vous en aller, Maria ? » elle fit non de la tête et, comme il insistait pour savoir s’il devait voir là un encouragement, une promesse, elle lui répondit : « Oui. Si vous voulez, je vous marierai, comme vous m’avez demandé, le printemps d’après ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du bois pour les semailles ». Maria, aussi, comme tous les siens, maintiendra.

Je sens tout ce qu’une analyse comme celle que je viens de présenter a d’insuffisant. On l’a dit avec raison : il faudrait beaucoup de citations et beaucoup de place pour donner une idée à peu près exacte de la beauté d’un tel livre, où la personnalité des héros reste engagée dans la vie de la terre, du ciel, de l’eau, du vent, de la neige, où le pathétique de l’anecdote est tout lié à celui des saisons. Et la France, elle, tout d’abord, a pu s’y tromper ou n’y pas faire attention. Mais au Canada, quand parut, dans le Temps, Maria Chapdelaine, ce fut une émotion indescriptible : on ne voulait pas croire qu’un écrivain français eût pu pénétrer si à fond dans l’âme canadienne. Ce roman si simple, presque dépouillé, était une immense révélation. Non pas seulement la révélation d’un écrivain admirablement doué et d’une sensibilité supérieure : Maria Chapdelaine révélait à elle-même l’âme canadienne qui n’avait fait encore que se soupçonner. Et là vraiment était la merveille, le coup de fortune sans précédent : un aiguillage nouveau, une orientation nouvelle des lettres canadiennes, mises enfin sur leur vraie voie, pouvait résulter de cette révélation.

Mais il convient d’ajouter que cette réussite inespérée fut le prix d’un long effort, d’une observation appliquée et minutieuse de plusieurs mois ou plutôt d’une expérience personnelle menée dans des conditions que peu d’écrivains accepteraient de s’imposer. Il résulte en effet, des renseignements recueillis sur place par M. Damase Potvin, dont on ne saurait assez louer les multiples initiatives, que Louis Hémon, venu en flâneur dans la région forestière de la Péribonka avec des ingénieurs « qui exploraient, écrit-il lui-même à sa sœur, le tracé d’un très hypothétique, en tout cas, très futur chemin de fer », renonça un beau jour à cette vie de farniente pour s’engager, « à raison de 8 dollars par mois, au service d’un cultivateur de l’endroit du nom de Samuel Bédard ». Comment s’étonner qu’il ait décrit avec une telle sûreté, une telle profondeur d’accent, l’âpre et rude existence des défricheurs canadiens, puisque lui-même, pendant dix-huit mois, épousa cette existence, fut un de ces défricheurs ? Pour qu’on se défiât moins de lui chez ses hôtes et qu’il pût surprendre au naturel leur parler et leurs gestes, il eut soin de leur cacher sa vraie personnalité, ne souffla mot ni de ses antécédents ni de ses projets littéraires ; il passa parmi eux comme un ouvrier de la terre, a pu dire justement notre consul général au Canada, M. Ponsot, avant de se révéler à eux, par son roman posthume, sous sa qualité véritable d’ouvrier de lettres, un ouvrier qui, par son coup d’essai, s’égalait à un maître. Et, le livre publié, il s’en dégageait une vérité si criante que tous s’y reconnurent ou crurent s’y reconnaître : Samuel Chapdelaine, l’infatigable pionnier travaillé du besoin « de mouver souvent, de pousser plus loin et toujours plus loin » pour se battre avec le bois, c’est le patron même de Louis Hémon, Samuel Bédard ; la mère Chapdelaine, c’est la courageuse Laura Bédard, sa femme ; Edwige Légaré, c’est Joseph Murray, dont le juron favori est : blasphème ; Lorenzo Surprenant, c’est Edouard Bédard, employé aux « États », dans les « facteries » ; Tit’Sèbe, le remmancheur, c’est Eusèbe Simard, dont on raconte des cures merveilleuses ; Eutrope Gagnon, c’est Eutrope Gaudrault, un jeune colon de Honfleur que Louis Hémon rencontra maintes fois à la veillée chez les Bédard ; Da’Bé et Tit’Bé sont les prénoms vaguement tonkinois de deux enfants d’Ernest Murray, le plus prochain voisin des Bédard ; il n’est pas jusqu’à François Paradis et Maria Chapdelaine qu’on ne veuille identifier, l’un avec François Lemieux, de Mistassini, un guide des acheteurs de pelleteries qui « s’écarta » un soir de grande neige et fut « trouvé mort gelé dans les bois de Chibogamou », l’autre avec « Mlle  Eva Bouchard » de Péribonka, jolie, saine et forte comme Maria et qui, jusqu’ici, comme Maria, « a toujours remis ses prétendants au printemps d’après ce printemps ».

Et sans doute plusieurs de ces rapprochements, de ces identifications, eussent fort étonné l’auteur qui n’avait pas prétendu écrire un livre à clef ; il a pu emprunter ici et là certains traits, certains noms, mais ses héros participent d’une vérité générale qui les hausse très au-dessus des personnages accidentels qu’on veut qu’il ait pris pour modèles. Tout au plus s’en est-il inspiré. Ce n’en est pas moins un bon signe que cette application du public à retrouver dans la vie les héros de Louis Hémon : les œuvres belles et sincères sont les seules qui provoquent de ces recherches, et c’est comme un hommage que leur rend l’admiration populaire, d’accord avec le sentiment de l’élite. Les marques de la reconnaissance officielle et des lettrés n’ont pas manqué en effet à Louis Hémon de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis que son nom était encore inconnu chez nous, la Société des Arts, Sciences et Lettres du Canada faisait élever par souscription, sur sa tombe, un mausolée de marbre blanc ; un autre monument lui était élevé à Péribonka, près du lac Saint-Jean, dans la ferme où Maria Chapdelaine fut composée, et le père Chapdelaine, alias Samuel Bédard, celui-là même « qui eut tant de peine à « faire de la terre », a voulu céder pour rien, nous dit-on, le morceau de terre où s’élève aujourd’hui ce monument, dédié à la mémoire de son ancien « engagé ». Les deux monuments ont été inaugurés au printemps de 1919, en présence de notre consul, par le ministre des Colonies et le surintendant de l’Instruction publique. Mais déjà la Société de Géographie de Québec (1917) avait donné le nom de lac Hémon à l’ancien lac des Islets, au nord du canton Tanguay, et le nom de lac Chapdelaine à l’ancien lac Vert, sur le parcours de la rivière Tête-Blanche (région du lac Saint-Jean).

Par les honneurs vraiment exceptionnels rendus là-bas à Louis Hémon, par ces mausolées et ces stèles dont les hommes de lettres, les géographes, le gouvernement de la colonie ont voulu marquer chacune de ses étapes en terre canadienne, par ce baptême, à son nom et au nom de son héroïne, des lieux où se déroule la si simple et si émouvante intrigue de son roman, on peut mesurer l’impression qu’a produite au-delà de l’Atlantique la publication de Maria Chapdelaine. Le Canada a enfin le livre après lequel il soupirait, l’épopée domestique qui l’exprime tout entier. La plupart des personnages, sans rien perdre de leur vigoureuse individualité, y ont une valeur de symbole : comme Maria est la personnification du Canada, ses amoureux personnifient les trois tendances qui se disputent l’âme canadienne. Et c’est ce livre qui a révélé une race à elle-même, ce chef-d’œuvre d’un de ses fils, que la France ne connaît pas ou qu’elle connaît à peine ! L’aurais-je connu moi-même sans le hasard d’une conversation avec mon ami René Grivart, globe-trotter émérite, à qui le roman avait été envoyé par un correspondant canadien et qui voulut bien s’en dessaisir en ma faveur ? Qu’il en soit ici remercié ! Et que soit loué aussi M. Daniel Halévy, malgré la petite dent que je lui garde pour m’avoir coupé l’herbe sous le pied, de vouloir réparer une des plus criantes injustices littéraires de ce temps en accordant les honneurs du premier numéro de ses Cahiers au chef-d’œuvre de Louis Hémon, — écrivain de génie mort à trente-trois ans et célèbre dans le monde entier, sauf dans son pays.



  1. On a fondu ici les deux articles publiés dans la Démocratie nouvelle et le Larousse mensuel illustré. Il n’est pas besoin de rappeler, d’autre part, l’éclatante revanche de Maria Chapdelaine, cette « Mireille des neiges », comme l’a si poétiquement et justement baptisée Henry Bordeaux, et les beaux articles dont elle a été saluée quelque temps après son apparition dans les Cahiers par MM. René Bazin, Léon Daudet, Lucien Descaves, Gaston Kageot, Albéric Cahuet et H. Bordeaux lui-même.
  2. Chez J.-A. Le Febvre, édit. avec illustrations originales de Suzor-Côté (1916).
  3. L’autre, non moins excellente, mais plus volontairement canadienne, a pour auteur M. Louvigny de Montigny, de la Société royale du Canada.