L’Âme bretonne série 4/Le premier bombardier de Bretagne (Prosper Proux)

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LE PREMIER BOMBARDIER
DE BRETAGNE

(Prosper Proux).




Je ne me flatte pas que beaucoup de Parisiens, même parmi les plus lettrés, connaissent Prosper Proux. Le rayonnement de cette gloire locale n’a pas dépassé la Bretagne ; mais il est très vif là-bas, si vif que la Faculté des Lettres de Rennes n’a pas trouvé que l’œuvre de Prosper Proux fût indigne de faire l’objet d’une thèse de doctorat.

La thèse a été soutenue, non sans éclat, et son auteur, M. François Jaffrennou, reçu docteur de l’Université : elle avait ceci de remarquable qu’elle était écrite en breton et que la soutenance elle-même s’en faisait en breton[1]. C’est la seconde du genre. Avant la thèse bretonne de M. Jaffrennou, nous avions eu celle de M. Paul Diverrès ; d’autres sont en préparation.

Tous les bardes de Bretagne aspirent aujourd’hui à la barette doctorale. Où est le temps que M. Combes, dans une circulaire fameuse, déclarait la guerre au breton, l’interdisait en chaire et même au catéchisme ? Vanité des ukases ministériels ! Ce n’est plus le clergé seulement qui parle breton en Bretagne : c’est le haut personnel universitaire, depuis que le Conseil de l’Instruction publique, moins, j’en ai peur, pour céder aux vœux des régionalistes que pour ouvrir une brèche de plus dans notre enseignement gréco-latin, a institué un doctorat d’Université qui n’exige aucune licence préparatoire et pour l’obtention duquel la connaissance du français n’est même pas nécessaire : il y suffit du breton, du provençal ou du basque, en attendant qu’on se contente de l’auvergnat.

Chacun sait, du reste, — et je n’en suis pas autrement flatté pour mes compatriotes — que, dans la campagne contre les études classiques, les « bardes » bretons, auxiliaires inattendus de cette Université qui, la veille, n’avait pas assez de dédain pour eux, ont été parmi les plus ardents champions des doctrines nouvelles et que cette même Faculté des Lettres de Rennes, où on les reçoit à bras ouverts, est aussi la première, et je crois bien, la seule Faculté de France qui ait osé réclamer la suppression de la chaire de littérature latine occupée chez elle, sauf erreur, par un ancien et très savant élève de l’École de Rome, mon vieux camarade Alcide Macé.

Entre universitaires et bardes, la réconciliation s’est faite sur le dos de Virgile. Et c’est bien de l’ingratitude de part et d’autre. Je n’insiste pas, puisque, aussi bien, sans épouser ces haines rétrospectives et en demeurant un partisan convaincu de la culture gréco-latine, j’approuve pleinement la décision du Conseil de l’Instruction publique qui a créé le doctorat d’Université.

Cette décision, au moins en Bretagne, a déjà porté des fruits heureux : la thèse de M. Diverrès fait le plus grand honneur à ce jeune celtisant et à ses maîtres, MM. Loth et Dottin ; c’est une thèse grammaticale. Celle de M. Jaffrennou est purement littéraire et biographique ; elle intéresse aussi plus directement les Bretons qui ne connaissaient, jusqu’ici, Prosper Proux que par ses vers et ignoraient à peu près tout de sa vie. Lacune d’autant plus regrettable que, s’il y a un poète en Bretagne qui mérite le nom de national, c’est bien celui-ci. Il n’y a pas de barde qui soit plus populaire là-bas. Cependant Proux est mort le 11 mai 1873. Quand, au bout de quarante ans, la mémoire d’un écrivain est encore aussi vivante qu’au premier jour chez ses compatriotes, c’est que cet écrivain était bien l’expression de sa race et que sa race continue à se retrouver en lui, sinon tout entière, au moins dans son essentiel. Tel paraît bien être le cas de l’auteur de Bombard Kerné (La Bombarde de Cornouaille), recueil de poésies publié en 1866 et qui fait date dans l’histoire de la Renaissance celtique. Peu de livres furent reçus avec un applaudissement plus général.

« M. Proux est un poète d’une originalité très accentuée, d’une verve primesautière et endiablée, écrivait Luzel. Son vers franc, bien venu, né du sol, est tout imprégné du parfum des landes et des champs de Breiz-Izel ». La Villemarqué se montrait encore plus enthousiaste et n’hésitait pas à préférer Prosper Proux à Brizeux — le Brizeux des poésies en langue bretonne.

Contentons-nous de ces attestations qui émanent des deux représentants les plus autorisés du bardisme armoricain. Mais le public n’avait pas attendu, pour adopter Prosper Proux, cette manière d’investiture officielle et, bien avant qu’elles eussent été recueillies en volume, telles de ses élégies sur feuilles volantes, comme le Kimiad eur zoudard iaouank (Adieux d’un jeune soldat), chantaient sur les lèvres de tous nos conscrits et mettaient des larmes dans les yeux de toutes les mères bretonnes. C’est que personne n’avait traduit en strophes plus belles de simplicité, plus exemptes de toute vaine rhétorique, le déchirement des cœurs à la pensée de quitter le sol natal, « la chaumière coiffée de genêt » au bord du chemin creux, le coin de l’âtre, les objets et les êtres familiers.

« Que de fois vous pleurerez, ma mère, quand mon chien anxieux viendra solliciter vos caresses, quand vous verrez, au foyer, mon escabelle vide et l’araignée ourdissant sa trame autour de mon penbaz de chêne ! — Adieu, cimetière de ma paroisse, terre sacrée qui recouvrez les restes de mes parents appelés par le Sauveur ! Au jour de la Fête des Âmes, je n’irai plus sur vos tombes verser l’eau bénite mêlée à mes larmes. — Adieu, ma plus aimée, ma douce Marie…, adieu, Mindu, mon pauvre chien : nous n’irons plus sur la rosée chercher la piste du lièvre. Adieu tous mes plaisirs ! »

Je ne prétends point que cette élégie soit bien entraînante. Mais quoi ! c’est une élégie, non une Marseillaise ni un Chant du Départ. En 1866, nul ennemi ne menaçait nos frontières. On pouvait s’attendrir sur le foyer quitté sans passer pour un mauvais Français. La note guerrière ou même simplement patriotique qui manque au Kimiad, Prosper Proux la réservait pour une autre occasion, et, en effet, dans une pièce qui fait suite ou plutôt pendant à la précédente et qui s’appelle Distro ar zoudard e Breiz (Le retour du soldat en Bretagne), le ton est très différent et notre conscrit, qui a « payé sa dette à la loi », n’est pas très loin de s’applaudir d’avoir dû quitter ses bruyères pour servir la patrie. L’épreuve a été bonne en somme : s’il troque avec joie son uniforme de soldat contre son ancienne chupen de Kernévote, s’il invite sa « douce » à saisir une paire de ciseaux pour lui couper les moustaches et le rendre un peu plus semblable à un pacifique laboureur, il ajoute, non sans une pointe de fierté :

« Tu ris, espiègle ! Eh bien, oui, je les regrette : elles sentent encore la poudre ; elles ont été gelées ; elles ont été roussies, mais jamais raccourcies par personne. »

À la bonne heure, et l’on peut être sûr que le Breton qui parle ainsi, sans emphase, sans fla-fla, a bien fait son devoir de Français. La fameuse chanson patoise du Conscrit de Saint-Pol :

 
J’suis né natif du Finistère :
À Saint-Pol, j’ai reçu le jour.
Mon pays est l’plus biau d’la terre,
Mon clocher l’plus haut d’alentour,


cette chanson-là, aussi indigente de forme que de fond et qu’on a donnée quelquefois comme le chant national des Bretons, n’est qu’une ineptie de café-concert totalement inconnue des conscrits de la Basse-Bretagne, surtout de ceux de Saint-Pol-de-Léon, qui ne jargonnent pas le gallot. Les sentiments qu’elle exprime sont si écœurants qu’on croirait lire du Monthéus. Ce ranz des lâches n’a jamais déshonoré une lèvre léonarde ou kernévote ; mais je crois bien qu’il n’est pas une seule de nos recrues qui n’ait soupiré au départ pour le régiment et entonné au retour le Kimiad et le Distro de Prosper Proux[2].

Quand il n’eût écrit que ces deux chansons, il faudrait encore se souvenir de leur auteur et, en un temps si prodigue de statues, ne pas trop marchander le petit morceau de bronze qu’on demande pour lui. M. Jaffrennou, dans sa thèse si renseignée et d’une langue si alerte, a tracé de Prosper Proux le plus amusant des portraits. L’élégiaque n’était qu’une des faces de l’auteur du Bombard Kerné : il y avait un autre Prosper Proux, rieur, bon vivant, ami des franches lippées et grand trousseur de cotillons. Peut-être la légende a-t-elle un peu exagéré ses prouesses de Don Juan de village. M. Jaffrennou a interrogé, au Guerlesquin, des nonagénaires de sa génération : ils ne lui ont pas connu plus de trois « bonnes amies » à la fois, outre sa femme légitime.

J’aurais souhaité que, pendant qu’il y était, M. Jaffrennou interrogeât aussi les Morlaisiens sur son auteur. Sans que mes souvenirs soient bien précis là-dessus (ils datent de trente ans), je crois bien avoir ouï conter au baron de Shonen, grand ami de Guillaume Le Jean et qui tenait peut-être l’anecdote de sa bouche, qu’à Morlaix, en 1870, Prosper Proux fut pris pour un espion et coffré comme tel dans le violon municipal. Le chagrin qu’il en ressentit avait même hâté sa fin.

Et j’aurais aimé encore que M. Jaffrennou, qui a recueilli et cité, au cours de sa thèse, les jugements, toujours si favorables, portés sur Prosper Proux par ses confrères, nous expliquât d’où venait cette unanimité de la critique à son égard et pourquoi tous les bardes de la Renaissance celtique, même les plus illustres, sentaient confusément sa supériorité. C’est qu’au fond cette Renaissance était bien artificielle ; c’est que la plupart des bardes du groupe villemarquéen n’étaient que des simili-bardes ou, si vous préférez, des Français habillés en Bretons ; lettrés de collège ou de séminaire, sauvageons dégrossis par la culture française, ceux même d’entre eux qui n’avaient pas vécu à Paris avaient senti au fond de leur province les atteintes du romantisme. La Bretagne, au lieu de se révéler à eux directement, leur apparaissait à travers Baour-Lormian et Marchangy. Qui dira les réactions de l’ossianisme sur ces premiers essais de la muse armoricaine ? Et je veux bien que le terrain chez nous y prêtât ; j’accorderai même, si l’on veut, que la part d’invention personnelle chez la Villemarqué (comme chez Macpherson d’ailleurs) fut plus réduite qu’on ne l’a dit. Sa poésie, malgré tout, reste celle d’un arrangeur, d’un « truqueur » ; elle sent l’huile, tandis que, chez Prosper Proux, même quand il transposait La Fontaine, langue, cœur et cerveau, tout était naturellement et spontanément breton[3].

  1. La chose se passait en 1913.
  2. Il convient d’ajouter que la plupart des gens qui fredonnent Le Conscrit de Saint-Pol n’en connaissent que l’air et le premier couplet. C’est une excuse. Je défie un patriote d’aller jusqu’au bout de cette ignoble rapsodie antimilitariste dont la vogue reste pour moi inexplicable, étant donnée l’époque où elle fut lancée.
  3. À propos de ce qui est dit plus haut sur le doctorat de l’Université. M. Jaffrennou me fait observer que la soutenance d’une thèse écrite en breton ne se passe pas en breton, mais obligatoirement en français. De plus, elle est agrémentée de questions diverses sur trois sujets en dehors de la thèse. Il faut donc savoir quelque peu de français (oui, mais on peut ignorer le latin et le grec) pour aspirer au doctorat es lettres d’Université ; il faut aussi, et c’est une condition sine qua non avoir été inscrit dans une Faculté de l’État pendant trois années consécutives. Ce sont là des choses qu’il est bon de dire et répéter pour n’induire personne en erreur. Enfin il serait bon d’ajouter, pour l’honneur de la Bretagne, que, seule des langues parlées en France, outre le français, le celtique a été admis à l’écrit pour ce doctorat ». Dont acte.