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L’Âme bretonne série 4/Préface

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. v-xxii).


À MAURICE BARRÈS




Je voulais vous dédier ce livre, Barrès, le quatrième d’une série ouverte il y a tantôt vingt-cinq ans — et probablement le dernier : ce sont vos mânes qui le recevront. Qu’ils lui soient indulgents !

J’envie Henry Bordeaux, André Hallays, François Le Grix, peloton choisi qui vous fit une suprême garde d’honneur jusqu’au cimetière de Charmes… Pour oser me joindre à ces privilégiés, il aurait fallu qu’on m’en priât et je n’avais que votre invitation lointaine, bien que plusieurs fois renouvelée, à venir goûter quelque jour auprès de vous la douceur de l’automne lorrain.

Répondrai-je encore à cette invitation ? Peut-être. Mais je prendrai garde que ce ne soit pas le jour où des délégations officielles se rendront vers vous ; je viendrai seul avec un petit rameau d’or coupé dans la lande bretonne et qui renouvellera peut-être le miracle de ce rameau de Circé, par qui le subtil Ulysse se put évoquer les mânes du devin Tirésias et s’entretenir familièrement avec eux. Ombre légère, vous m’apparaîtrez, non plus tel que je vous vis à l’une de nos dernières rencontres, devant la librairie Crès, sur le bord du trottoir, tendant au bout d’un long cou maigre un profil étonnamment busqué de gypaète et si pareil en vérité à l’un de ces hôtes des grandes altitudes que je n’eusse pas été autrement surpris quand votre manteau se serait gonflé et vous eût emporté comme une aile vers les cieux maugrabins. « Il serait bien oiseux de disputer si l’on n’a pas vécu auparavant, si l’âme n’a pas eu d’existence antérieure, » remarque quelque part Edgard Poe. « Tel le nie ; bon ! Je suis convaincu et ne cherche point à convaincre. » Ni moi non plus, bien qu’un vieux fonds de crédulité celtique me porte à penser que tout n’est pas vain dans les rêveries des bardes sur la métempsychose. Taliésin, au premier stade de sa triple existence, disait avoir été daim tacheté. Et l’indice animalesque est si criant chez tant de nos contemporains !

Mais le Barrès que j’évoquerai ne sera pas ce Barrès de la fin, réalisé dans son type altitudinaire et spécifique, le Barrès qui s’était perdu de vue et à qui les choses et les êtres n’apparaissaient plus que sous leur aspect d’éternité, comme des points à peine perceptibles sur la vaste face d’un horizon à la proportion de son âme. Ce sera le Barrès de la vingt-quatrième année, sceptique, charmant, presque ingénu, même un peu gauche, d’avoir été tourné en ridicule devant ses camarades par d’ignares pédants de collège, et cependant si conscient de son génie, si avide de domination, si décidé déjà, fût-ce en violentant le destin, à plier l’univers au rythme des battements de son cœur ! Quelques études dans des revues obscures, les quatre numéros des Taches d’encre et une collaboration intermittente au Voltaire sous forme de chroniques ou de fantaisies dialoguées, c’était, comme on dit, tout son bagage avec un livre inachevé et encore sans titre, qui n’était pas tout à fait un roman, ni tout à fait un essai de psychologie, mais une sorte de voyage à la découverte de son « moi ». Littérature d’un placement difficile ! Peu de revenus, en outre, assez pour vivre, pas assez pour échapper aux basses contraintes où nous plie un état de fortune médiocre et dont on ne se satisfait point d’ailleurs, quand on est un Julien Sorel — ou un Barrès et qu’on veut avoir toute licence de caresser renaniennement « sa petite pensée ! »

Car s’il pourra se dire un jour du Christ, il est surtout de Renan à cette époque, mais avec des démangeaisons de bâtonner ce maître qui l’enchante et qui l’agace à la fois par ses « phrases insidieuses à réticences », sa « souriante hypocrisie », son « impudence à faire accepter des âmes simples les plus parfaites immoralités ». Il lui sait gré, sans doute, d’avoir sauvé le divin du naufrage de la divinité et il y a des jours cependant où par réaction, énervement de cette stérile et décevante métaphysique, il se ferait volontiers tolstoïsant, chercherait « l’assoupissement délicieux dans l’universelle bonté » et instaurerait la dictature du cœur sur les ruines de la raison. Ces velléités ne durent guère et, dans le même article quelquefois, sans se soucier de mettre une apparence de liaison dans ses idées, il revient à son nihilisme renanien ; il raffine même sur son modèle : hors des songeries et des mots qu’une main légère éparpille, tout est vain, et lui qui entendra, dans Notre-Dame, les grandes houles des orgues déferler sur son cercueil, lui qu’environneront, sous la croisée des merveilleuses ogives, pareilles à de longs doigts exaltés qui se joignent pour la prière, la pompe des obsèques officielles et toutes les solennités de la liturgie, il demande qu’on « laisse tomber » ce cadavre en pierre de la foi catholique, qu’aucun orateur sacré n’y soit plus admis à prendre la parole et qu’on en fasse, comme de l’Athènes d’Hypathie, « une ruine harmonieuse », — un musée des religions.

Il n’y a pas de page plus délibérément et, si l’on peut dire, plus tranquillement sacrilège dans toute l’œuvre de Barrès. Mais qui choquerait-elle alors ? C’est le ton général : de Leconte de Lisle à Zola, toute la littérature est athée, à deux ou trois exceptions près, Barbey, Villiers de l’Isle-Adam, dont personne ne prend au sérieux le catholicisme baudelairien, et un nouveau venu au masque inquiétant de rôdeur nocturne qui bat sa coulpe à l’écart et confesse naïvement la foi de son enfance, Paul Verlaine. Mais en celui-là non plus, Barrès, sans contester sa sincérité, ne veut voir davantage qu’un « bon fils de Baudelaire », un théoricien, à peine plus raffiné, de la « vraie débauche intellectuelle », ramassée dans les vers fameux :

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde
Où le bonheur n’a rien d’exquis et d’alléchant.
S’il n’y frétille un peu de pervers et d’immonde
Et, pour n’être pas dupe, il faut être méchant.

Ses vrais dieux, au-dessous de Renan et avec Baudelaire, ce sont les analystes, Gœthe, Benjamin Constant, Sainte-Beuve (le Sainte-Beuve de Volupté), Stendahl, Taine, Amiel et, plus tard seulement, et sur des autels plus couverts, parce qu’ils sont de ces dieux brûlants — et indiscrets — qui laissent un reflet trop vif sur la face de leurs adorateurs, les grands lyriques de la prose, Michelet et ce Chateaubriand dont il avait pourtant dit déjà, dans un article de La Suisse romande du 15 mai 1885, que ses Mémoires d’Outre-Tombe sont « le chef d’œuvre de style devant lequel tout écrivain se doit agenouiller à ses heures de défaillance. » Quand il répondra, quelques années après, à un reporter curieux de ses « idéaux » et qui lui demande ce qu’il veut être : « Chateaubriand… ou rien », il dévoilera le reste de son secret. Mais lui-même ne le tient pas encore, il hésite sur ses directions, il n’a pas fini de décrire ses orbes. Peu importe au demeurant : je ne fais pas ici l’histoire d’un esprit ; je saute les transitions jusqu’au Barrès qui croit avoir enfin trouvé sur la lande de Combourg son orientation et sa formule. C’est l’été : les hirondelles rasent l’étang ; la chaleur accable. Un pèlerin chemine sur la digue vers la poterne d’un roide et triste manoir féodal, pénètre sous ses voûtes. Est-ce René ? Presque, puisque c’est vous, Barrès.

« Fils des romantiques, écriviez-vous, je rentre dans ma maison de famille et je sonne à l’huis d’un château, survivance du passé, où je reconnais en même temps le principe de mon activité littéraire. »

Et, dès lors que vous le dites, nous aurions mauvaise grâce à ne pas vous en croire. Mais enfin, on ne saurait aller contre, c’est par Rosmapamon que vous êtes venu à Combourg, et peut-être n’était-ce pas l’itinéraire le plus direct. Seulement, en 1886, y avait-il une route directe sur Combourg pour un jeune Lorrain dilettante, misanthrope et incroyant ? Toutes ses préférences au contraire et le vent du siècle l’appelaient à Rosmapamon.

Vous vous souvenez, Barrès, de cette soirée de fête nationale où, en compagnie de Jules Tellier et de Charles Frémine, à une terrasse de la Source, je promis de vous y mener le mois suivant ? Paul Bourget observe avec beaucoup de justesse que chez vous l’enrichissement introspectif fut précédé d’un enrichissement par les voyages : voyager, au fond, n’était qu’une façon d’apprendre à vous mieux connaître et parce que toute conscience, comme disent les philosophes, est le sentiment d’une différence. Et je ne suis pas peu fier en vérité que ce soit par la Bretagne trégorroise que vous ayez commencé ce travail d’investigation. Vous étiez au printemps de votre génie ; vous aviez cette grâce sans pareille et un peu hautaine qu’avec une touche moins efféminée nous eût restituée le célèbre portrait de Jacques Blanche. Si, de tous les Barrès antérieurs et postérieurs, c’est ce Barrès-là qui m’est resté le plus cher et que j’irai évoquer sur votre tertre, qui s’en étonnerait ? Je suis comme ces beautés provinciales sur qui se posa un jour le regard d’un jeune roi de passage et pour qui la vie, le monde et leur cœur s’arrêtèrent ce jour-là.



La Bretagne n’occupe pourtant qu’une assez petite place dans votre œuvre. Les Huit jours chez M. Renan ôtés, vous n’avez même pas pris la peine de recueillir les pages qu’elle vous inspira en cette année 1886 et qui parurent au Voltaire d’abord, puis, légèrement retouchées, dans la Lorraine-Artiste ; vous les jugiez « chétives », « superficielles » et bonnes tout au plus à être « glissées en notes dans quelque livre de Breton qui dirait : « Voilà ce qu’a senti un étranger, un homme du dehors, un barbare qui était venu jusqu’ici boire une bolée de cidre »… Voyez, ajoutiez-vous, si vous envisagez que, réunissant un jour vos proses sur la Bretagne, vous pourriez faire un sort en petits caractères à ce qui vaut un peu dans ces quatre articles[1] ».

La vérité, c’est qu’il y eût fallu joindre, pour dégager tant leur sens, un cinquième article postérieur de plusieurs années, écrit à l’époque dit procès de Rennes, la merveilleuse Visite à Combourg dont je parlais tout à l’heure, sorte de grand office romantique avec son introït sublime :

« J’ai toujours projeté de visiter les lieux où sont les grands arbres à parfums qui, balancés sur le monde, suscitèrent mon imagination… »

Faute de ce couronnement, les quatre articles du Voltaire, même étayés des Huit jours, eussent paru incomplets et « chétifs » en effet. Et vous aviez raison, somme toute, de croire que la Bretagne méritait un hommage moins dérisoire. Vous aviez tort seulement de croire que vous ne lui aviez pas rendu cet hommage, parce que elle n’est nommée presque nulle part ailleurs dans vos livres[2]. Le ciel de notre subconscient est peuplé de dieux ignorés : c’est toute votre œuvre qui est un hymne involontaire à la Bretagne et qui proclame à votre insu sa puissance. Non, Barrès, je n’abuse pas du rameau d’or ; je ne vous tire pas à nous, Bretons, plus qu’il n’est raisonnable ; je vous définis et je vous situe à mon tour — sur des témoignages et sur des faits.

Vous m’écriviez, peu après la publication des Scènes et Doctrines du Nationalisme : «…J’ai devant moi d’immenses espaces qui m’appellent. » D’immenses espaces ? Illusion de conquérant qui mesure le monde à l’envergure de son âme ! Ces « immenses espaces » si vite épuisés, ils ont nom dans votre œuvre Aigues-Mortes, Tolède, Cordoue, Venise, Ravenne, Sparte, la Syrie, des sépulcres et des déserts. Mais ne voyez-vous point à présent que ce n’étaient là que des variantes d’un même texte, des synonymes du même étrange et mélancolique royaume où vous descendîtes pour la première fois certain jour de juillet 1886 ? Vous pensiez ne faire qu’y toucher. Au fond. Barrès, vous n’êtes plus jamais sorti des frontières de ce pays crépusculaire ; volontairement ou par une vertu secrète plus forte que vous-même, vous êtes resté jusqu’au bout son captif ; vous n’avez pas plus réussi à vous en évader que du Val-sans-Retour le chevalier de la légende arthurienne — ou plutôt vous l’avez traîné partout avec vous. Au moment où vous le croyiez le plus loin, il revenait, vous assaillait. Charles Maurras me contait qu’un jour que vous l’étiez allé voir aux Martigues, vous suiviez tous les deux un chemin ensoleillé qui menait, je crois, à l’étang de Berre et qui se voila imperceptiblement. Il n’en fallut pas plus. Cette légère cendre et je ne sais quel détail du paysage, une pierre grise sur la colline, vous transportèrent à trois cents lieues dans le Nord-Ouest et vous demandâtes à votre guide :

— Êtes-vous sûr que nous soyons en Provence ? Moi je crois que nous sommes à Saint-Pol-de-Léon et que nous allons retrouver Le Goffic et Vicaire devant une bolée de cidre.

Boutade, dira-t-on. Oui, si le trait était unique. Mais, quand je vois les brouillards de Bretagne vous suivre jusque dans votre Lorraine natale, en estomper et en amollir les lignes rêches pour vous aider à retrouver son ancienne figure, à réveiller, par l’imagination, ses puissances mystiques endormies depuis Jeanne, je ne suis plus tenté de sourire ; je commence à entrevoir quelle éducatrice a été pour vous cette Terre du passé, cette contrée de silence qui rend sous le pied un son de caveau et dont la leçon s’infiltre dans les âmes comme ces gaz incolores et inodores qui ne font sentir leurs effets que longtemps après qu’ils ont pénétré tout l’organisme. Il est venu un moment où, sous son influence, le subtil et réaliste Lorrain que vous étiez, tout grâce, scepticisme, ironie légère, s’est changé en un grave « écouteur des morts » délibérément fermé à toute pensée, à toute religion, à toute beauté « qu’aucun mystère ne baignait plus ». Le plateau lorrain, ce jour-là, vous est apparu sous un autre aspect : vaste pays de la tristesse sans déclamation, il semblait prolonger vers l’Est la pathétique et un peu emphatique lande bretonne ; il n’était plus comme elle, sous les vents qui le raclent, qu’une grande bruyère hantée dont vous peiniez à harceler les fantômes dans le vain espoir de leur arracher un secret qu’ils ne confient qu’aux humbles de cœur et aux ignorants. Bordeaux a eu raison, dans son émouvant mémorial[3], d’appeler l’attention sur la préface si révélatrice que vous avez donnée jadis à la Ville enchantée de Mrs. Oliphant, traduite (avec quel art caressant, quelle entente des plus subtiles nuances !) par l’abbé Henri Brémond. Il appelle cette préface une « étonnante ronde de nuit à la Raffet », mais, en vérité, les morts n’y sont évoqués que de seconde main, si l’on peut dire, et ce qui m’a le plus frappé dans cette revue nocturne, c’est le sentiment très vif « et presque un peu douloureux » que vous y manifestiez d’avoir trouvé là, réalisée par une étrangère, « l’idée charmante », le « livret » sur lequel vous auriez le mieux fait chanter votre musique.

« Voilà, dites-vous, le livre que j’aurais dû écrire et que j’ai parfois entrevu. Fortune heureuse, fortune injuste, je vois fleurir, sur une tige saxonne, une pensée celtique, une de ces imaginations populaires qui nous viennent du lointain des âges et dont j’ai moi-même souvent éprouvé la puissance. »

Vous songiez, je pense, dans cette finale, à certain « conte inédit » paru sous votre signature quelque deux années avant la publication de la Ville enchantée et qui s’appelait : le Réveil des morts au village. Pour des raisons que je crois deviner vous ne l’avez point recueilli en volume. Si ce n’est pas tout à fait le thème de la Ville enchantée, c’en est un si voisin pourtant que, n’étaient les dates, on dirait une réminiscence. Mais non. Le bon curé lorrain de qui vous teniez cette histoire, l’abbé P…, n’est pas un personnage imaginaire : c’est lui qui a mené, près des sept témoins de l’événement, l’enquête dont vous n’avez fait que résumer les conclusions. Et ces sept témoins, interrogés à part et confrontés ensuite, se trouvèrent tous d’accord pour certifier qu’à Lignéville, la nuit de la fête du village, où ils s’étaient attardés un peu plus que de raison, ils furent pris en rentrant chez eux dans un remous de foule « aux bizarres costumes » que les corps les plus opaques n’arrêtaient pas, qui les traversait comme le rayon lunaire traverse la vitre, qui ne semblait rien voir ni rien entendre et qui se dirigeait en silence vers l’église voisine : c’étaient des trépassés et très probablement, d’après l’abbé P…, les morts mêmes de la paroisse, à l’intention desquels c’est la coutume en Lorraine, comme en Bretagne, de célébrer une messe de requiem le lendemain de la fête patronale. Et le récit achevé, revenant vers Charmes à travers une région plus aride, plus épuisée que jamais, sans autre bruit que le croassement des corbeaux jetant sur la campagne leur sinistre avertissement : Cras, cras, demain, demain, vous réfléchissiez qu’un tel récit ne suffit peut-être pas à lui seul pour ébranler l’imagination, mais que, s’il vient se placer dans une série de faits qui l’éclairent et l’appuient, il peut nous orienter, nous aider « à prendre le vrai point de vue. »

Une série de faits du même genre, on la reconstituerait assez difficilement, j’en ai peur, dans la Lorraine d’aujourd’hui, desséchée de rationalisme, mais dans les pays de pure race celtique, en Irlande, en Écosse, en Bretagne, rien ne serait plus aisé : ces morts vaguant par les routes, ces processions de trépassés y sont quasi de toutes les nuits et il n’est que d’avoir le sourcil dessiné d’une certaine façon pour les apercevoir — ou l’oreille assez fine, quand ils ne courent pas encore les champs, pour surprendre leur rumeur souterraine. L’auteur anonyme qui rédigeait au XIe siècle la Chronique de Nantes raconte qu’un habitant des faubourgs de cette ville rentrait chez lui au soir tombant et, comme il traversait le cimetière de Saint-Cyr, il se prit, en cheminant à travers les tombes, à faire, en son cœur, commémoration des défunts. Et un murmure lent et sourd, puis suffisamment distinct, monta autour de lui. C’étaient, sous forme de répons, les voix des trépassés qui bourdonnaient : Amen ! Amen ![4] Prototype des histoires d’outre-tombe qui emplissent les livres de nos folkloristes et dont on composerait toute une bibliothèque. Mais qui eût pensé jamais que ces contes de nourrice pussent à ce point passionner le père de Petite-Secousse et de Bougie-Rose et que, non seulement dans cette préface déjà ancienne à la Ville enchantée, mais hier encore, dans une lettre à l’Éclair sur les chefs-d’œuvre méconnus, il redirait tout son chagrin d’avoir passé auprès d’un tel sujet qui le hantait obscurément et qui était celui où il se serait peut-être le plus profondément exprimé ?

Eh bien, Barrès, ai-je tort de prétendre que l’homme qui parlait ainsi, la Bretagne — non pas peut-être la Bretagne géographique, mais la Bretagne idéale ou l’ensemble de sentiments, de croyances et de songes qu’on a l’habitude de comprendre sous ce mot — avait quelque droit de le revendiquer pour sien ? Date-t-il cependant de Combourg, comme vous le pensiez peut-être, et si tant est que vous n’ayez pris réellement conscience de vous-même, ô nouveau René, que ce jour de votre rentrée sous la poterne du manoir ancestral ? Et il est bien vrai sans doute que de ce jour vos traits se précisent, que ce patriotisme lorrain, frère du patriotisme breton de l’écrivain qui, suivant le mot de Brunetière, « en apportant sa province dans la littérature a modifié toute la sensibilité contemporaine », ce culte des ancêtres et de la terre, ce naturalisme mystique et jusqu’à ce tourment de l’absolu, cette instabilité perpétuelle, ce goût des ruines et des marécages, ces grands cercles que vous décrivez au-dessus des charniers de l’histoire, cette phrase musclée, sensuelle et toute gorgée d’images de vos livres sur l’Espagne et le Liban (après la phrase sèche et fiévreuse à la Michelet des Scènes et doctrines du nationalisme, qui succédait à la fine musique renanienne de l’invocation à Amaryllis et des stances à Bérénice), tout cela, qui est l’essence du Barrès de la troisième époque (et un peu déjà aussi de la seconde), c’est du Chateaubriand transposé et disposé sur le plan lorrain par un esprit bien décidé à « exciter en tout sens son imagination », mais qui sait garder le contrôle de lui-même et utiliser ses émotions en vue de fins rationnelles et précises, au point d’avoir pu tromper les contemporains par cette organisation toute classique de sa sensibilité. Pas longtemps d’ailleurs, et, à moins de donner aux mots un sens qu’ils n’ont pas, il nous faut bien convenir qu’aucun écrivain n’a été autant que vous, depuis René, dans la vraie ligne celtique du romantisme français.

Une doctrine et une esthétique, non pas très neuves, assurément, mais dont vous aviez toute l’étoffe nécessaire pour renouveler la formule, voilà ce que vous a fourni Combourg et qui était le plus grand service qu’on pouvait vous rendre à ce moment ; l’avoir payé d’un simple gauchissement de la route que vous suiviez et qui, du scepticisme renanien, risquait de vous mener tout droit par l’égotisme à l’anarchie, c’est, je l’accorde, de quoi justifier pleinement votre gratitude envers René. Mais déjà, sur cette route scabreuse, aux haltes de ses halliers de rêverie, les philtres de la Viviane armoricaine avaient commencé d’opérer ; déjà vous commenciez à soupçonner qu’« un être porte en soi plus de puissance à s’émouvoir qu’il ne s’en connaît », vous aperceviez qu’une conception purement rationnelle du monde ne résout rien que dans notre cerveau et laisse toute vive, toute nue et grelottante sous les vents de l’Occulte, la pauvre sensibilité. Souvenez-vous, Barrès, de ces soirs où nous revenions à pied, dans une brume de lait, par les grandes landes de Bringuiller, de ces vastes silences qui s’établissaient soudain et qui se fermaient sur nous comme une banquise. C’était comme si le pouls de l’univers se fût arrêté. Et tout à coup quelque chose passait, un frémissement inexplicable des ajoncs, le cri bref d’un de ces oiseaux de mer qui n’ont qu’une note, deux tout au plus, et qui ne savent qu’appeler ou gémir : seuls les oiseaux des sillons et des bois ont reçu du ciel la grâce de la mélodie. Tout est symbole à qui sait voir et entendre… Allez, Barrès, c’est là que vous avez appris comment le silence, les grands espaces solitaires, les longues files indéterminées des peupliers se transforment naturellement en prières dans une âme ; c’est là, ô aspirant mystagogue, ô Faust adolescent, que vous avez pris, mieux que chez Guaita, votre première leçon d’ésotérisme appliqué. Il y a des solitudes ailleurs ; là c’est la solitude même et l’âme y est en tête-à-tête avec le mystère ; elle est sur le seuil du grand Secret ; elle peut s’en détourner par la suite : elle gardera toujours sur elle la brûlure de ce vent de ténèbres ; elle gardera toujours l’ébranlement de ce « vertige du passé » qui, avant vous, avait saisi Michelet à la pointe du Raz…

Et que disais-je, qu’aucune trace ou presque ne demeurait dans vos premiers livres de cet ébranlement ?

Dans la vaste chambre, pareille à un dortoir, de cette auberge de Landrellec où nous avions déposé nos sacs de route et pris pension pour quelques jours, je vous voyais le soir, de mon lit, qui liriez de votre valise le manuscrit de la monographie encore sans titre qui devait s’appeler Sous l’œil des Barbares et que Lemerre avait accepté d’éditer.

Il est rare que vous vous soyez contenté de votre premier jet ; je l’ai pu vérifier dans votre jeunesse, au temps où vous m’admettiez à l’honneur de revoir les épreuves de vos livres ; vous ne conçûtes de doute sur mon infaillibilité de grammairien que le jour où Lemaître, qui était resté professeur, même devant le génie, et qui n’aimait pas d’ailleurs les écrivains de votre famille, vous reprocha certain passé antérieur subversif qui m’avait échappé : où il fallait eusse, je crois, nous avions laissé imprimer eus. Grossier solécisme ! J’en portai la peine en perdant votre confiance, mais d’autres me remplacèrent, comme Henry Bremond, qui surent la mériter jusqu’au bout.

De ce long commerce avec vos manuscrits, j’ai du moins retenu combien, pareil une fois de plus à René, bien qu’inapte encore à l’apparente liaison des idées et déconcertant le lecteur par vos raccourcis pascaliens, les tournants brusques de votre raisonnement, vous aviez souci de la cadence de vos phrases et par quelle gymnastique incessante, quels continuels exercices d’assouplissement, vous atteigniez à la perfection de ces divines vocalises. « Se méfier de l’em… universel et tâcher de prendre goût à mes conceptions avant de trop raturer », cette rude maxime de vie littéraire jetée en marge de vos brouillons de l’époque, un jour d’énervement où la séance avait été particulièrement laborieuse, vous ne l’avez jamais observée, même pour vos articles de journaux, et il n’en est point (j’entends de ceux que vous avez jugés dignes d’être recueillis en volume), qui ne portent la trace de corrections nombreuses et presque toujours heureuses, de surcharges qui en étendaient ou en dégageaient lumineusement le sens. Vous pratiquiez déjà, en cet été de 1886, ces probes méthodes de travail ; vous ne cessiez d’amender le texte de votre livre. Et l’impression profonde que vous avait faite ce premier contact avec la terre et la mer bretonnes passa dans vos retouches de Landrellec : car c’est là, j’imagine, sous la lampe, au bruit de la marée qui s’insinuait dans les chenaux sablonneux de la baie, qu’en termes dignes de Maurice de Guérin et dans la même disposition panthéistique, vous introduisîtes la phrase sur le « va-et-vient admirable de l’héroïque océan breton, mâle et paternel ». Et c’est à Landrellec encore — ou à St-Pol-de-Léon — que les nostalgiques chansons bretonnes imprimées chez ma mère, la Durzunel notamment, cette « sône » incomparable de la tourterelle que nous chantait une fileuse et où s’éplore tout le génie en mineur de la race, vous parurent déterminer la nuance de certains ciels élégiaques auxquels vous ne cessâtes plus de les associer :

« C’était, sur le Bois de Boulogne, le ciel bas et voilé des chansons bretonnes… »

Sur le bois de Boulogne, comme là-bas, en Provence, sur l’étang de Berre, comme sur le plateau lorrain, chez vous, chez cette petite nation aiguisée, prudente et terre-à-terre, qui refuse au voisin de lui prêter son lard, parce que ça s’use, mais qui lui prête volontiers sa femme, parce qu’il n’en coûte rien… Pays abandonné, perdu de désolation, à vous en croire, où l’on est « pressé par des ombres » et sur qui pèse une tristesse immobile dont personne encore ne s’était avisé.

« Pourquoi, demandez-vous, ces déserts me portent-ils des coups si forts et si justes ? Comment ces plaines déshéritées atteignent-elles sûrement mon cœur ? »

Ne faudrait-il pas demander plutôt pourquoi, jusqu’à vous, aucun écrivain de Lorraine n’avait senti la saisissante qualité morale du plateau lorrain ? Je sais bien ce qu’on répond, que je vais chercher bien loin ce que j’ai sous la main, qu’il suffit, pour tout expliquer, que le premier habitat de votre clan ait été ce Mur-de-Barrez, dans le Cantal, qui n’est peut-être pas « le plus vieux territoire celtique de la France », mais qui en est assurément l’un des plus vieux, et dont la « population », ajoute M. René Jacquet, « a été pénétrée de fortes infiltrations sarrazines[5] ». Et lui-même du coup s’éclaire et s’explique ce je ne sais quoi d’exotique, de dernier Abencérage, ces tons violents et sombres de telles de vos pages, ces arêtes brusques, ces fièvres, ces saccades, ce fatalisme, ces voluptés derrière la grille, ces airs détachés d’exécuteur maure essuyant son cimeterre au pan de son manteau, tout cet orientalisme qui reparaît de temps à autre dans votre œuvre et dont la dernière manifestation fut ce cantique du Jardin sur l’Oronte, exaltante musique sensuelle, duo d’amour éperdu d’un Aben-Hamet catholique et d’une dona Blanca musulmane. Vous êtes un composé, un carrefour de races, un confluent d’hérédités contradictoires comme tous les hommes de ce temps, Barrès. Tantôt l’une, tantôt l’autre, l’emporte chez vous. Mais la dominante, le courant de fond, M. Jacquet a raison, c’est le Celte.

Reste à savoir, refoulé comme il l’était au plus intime de votre être, noyé sous les afflux étrangers, si vous l’eussiez aperçu et ramené à la surface, sans l’avertissement breton ? Sincèrement je ne le crois pas. Je veux bien, en dernier ressort et pour ne point trop accorder à la Bretagne, qu’elle ne vous ait point engendré de toute pièce à la vie spirituelle : le Celte latent chez vous, mettons, si vous le voulez, qu’elle l’ait simplement aidé à se dégager des hérédités sarrazine et lorraine qui s’opposaient à sa libre expansion. Heureux mélange de sangs ennemis au demeurant et si l’on n’a égard qu’à l’émouvante beauté du débat qui s’est institué de bonne heure entre votre rationalisme et ces appels de l’Au-Delà, ces bourdonnements de vos plus anciens globules qui vous troublaient sans vous décider à leur donner votre adhésion ! Le Lorrain, là-dessus, chez vous, malgré de brèves défaillances, des minutes où on le crut près de se rendre, jusqu’au bout résista. Mais qu’il ait tant eu à se défendre, qu’entre le Celte et lui le débat ait pris cette ampleur, cette douloureuse noblesse, ce haut son liturgique, c’est ce qu’on n’aurait pas cru qui se pût voir au pays du cardinal Mathieu et de M. Poincaré, et c’est de quoi l’on ne sera jamais assez reconnaissant à la Bretagne : si elle n’a point été votre mère, ne lui marchandez point plus longtemps, ami, d’avoir été l’accoucheuse de la partie la plus profonde de vous-même.

Aussi bien en avez-vous quasi fait l’aveu. « Il est des lieux, dites-vous dans la Colline Inspirée, qui firent l’âme de sa léthargie… ». Au premier rang de ces lieux privilégiés, baignés de mystère, « élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse », vous citez Lourdes, le Mont Saint-Michel, les Saintes-Maries-de-la-Mer, le rocher de Sainte-Victoire, Domrémy, — enfin celle qui aurait dû tenir chez vous la tête de la nomenclature, et par droit d’ancienneté et par droit de primauté d’influence, la forêt de Brocéliande, à demi-païenne encore parmi tous ces chrétiens et ces chrétiennes d’une absolue orthodoxie, Brocéliande, si conforme à la figure de votre âme nostalgique, bruissante et profonde, qu’au lieu de vous chercher à Charmes, c’est peut-être là, Barrès, qu’en définitive, quelque soir de l’arrière-automne, au bord des étangs rouilles, sous les chênes fatidiques, j’irai vous évoquer…

Paris, 25 avril 1924.



  1. Lettre du 22 octobre 1896.
  2. Sauf, bien entendu, dans la lettre ouverte de L’Écho de Paris sur les Églises et cimetières bretons qu’on trouvera plus loin et que Barrès m’adressa peu avant la guerre.
  3. Le Retour de Barrès à sa terre et à ses morts.
  4. V. l’Histoire de Bretagne, de M. du Cleuzion.
  5. Notre maître Maurice Barrès, 1900.