L’Âme bretonne série 4/Une cellule de l’organisme breton II Le calvaire

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II

LE CALVAIRE.


Du moins, le calvaire de Plougastel existe. Et, à la vérité, il est le seul monument artistique de ce gros bourg cossu, mais affreusement banal. L’église même n’a de remarquable que l’énormité de son vaisseau. Elle date de 1870, époque où fut démolie l’ancienne église, trop étroite pour les besoins du culte, mais dont il eût fallu respecter au moins la flèche flamboyante à crochets et un gracieux portail latéral de la Renaissance. Ajoutez qu’elle n’est pas en proportion avec le calvaire, qui en est comme écrasé.

Ce calvaire fut-il élevé, comme le disent Souvestre et Courcy, « par souscription publique, à la suite d’un vœu solennel fait en 1598 pour obtenir la cessation de la peste qui désolait la Cornouaille et le Léon ? » Ou faut-il l’attribuer, comme le veulent Violeau et la tradition locale, à la générosité personnelle d’un gentilhomme de la paroisse, le « sieur » de Kerérault, qui, « atteint du fléau dont il devait périr, aurait demandé à Dieu d’être la dernière victime de la peste, promettant, s’il en était ainsi, de faire ériger un calvaire dans le cimetière de Plougastel » ?[1] Le fait est qu’on voyait jusqu’à ces dernières années, dans le cimetière paroissial, la pierre tombale du brave sire, une grande dalle oblongue de schiste noir, autour de laquelle courait cette inscription : CY GIST LE FEU SIEUR DE KERERAULT MORT DE LA PESTE LE DIMANCHE 27 SEPTEMBRE 1598.

J’ai cherché vainement dans le nouveau cimetière (l’ancien a été désaffecté) cette dalle émouvante. On ne put me l’indiquer et il y avait une bonne raison à cela : c’est qu’elle a été transportée à Kerérault même où je l’ai trouvée le surlendemain, verdie de mousse et adossée à la chapelle privative de la famille Romain-Desfossés, propriétaire actuelle du domaine. Peu s’en fallut que je ne la prisse pour un banc : la plus grande partie de l’inscription est illisible, la terre et les graminées ayant envahi les creux et débordé tout autour. Seul le mot PESTE se détache nettement et donne à cette dalle un accent lugubre. Après trois cents ans, le souvenir du terrible fléau ne s’est pas encore effacé de la mémoire populaire : une croix écotée, à l’entrée de l’Armor, porte toujours le nom de Croaz ar vossen (croix de peste) ; à Kerhalvez, on montre un puits, aujourd’hui comblé et qui passe pour receler les ossements d’un grand nombre de pestiférés. Sur l’origine et la marche de l’épidémie, nous possédons le témoignage d’un contemporain particulièrement averti, farouche ligueur, mais probe historien, le chanoine Moreau, conseiller au Présidial de Quimper.

« Après ce troisième fléau (la guerre, la famine, les loups), dit-il, s’ensuivit la peste, qui était le quatrième, qui fut l’année 1598, un an après la paix, qui commença par les plus pauvres, mais enfin elle attaqua, sans exception de personnes, aussi bien aux riches qu’aux pauvres et en moururent les plus huppés…, et ce en punition des péchés des hommes qui y étaient si débordés que l’on n’y savait plus prier Dieu que par manière d’acquit.[2] »

Le « sieur » de Kerérault était sans doute de ces « plus huppés ». Encore est-il qu’il racheta par sa fin les désordres de sa vie, si tant est qu’on lui en puisse imputer. L’ancien manoir de Kerérault, l’une des très rares maisons nobles de la paroisse, n’existe plus : il a été remplacé par un manoir plus moderne, dans lequel on a encastré quelques débris de l’ancien, comme le joli arc en ogive de la porte principale et la pathétique inscription qui le surmonte :

MOVRIR POVR VIVRE
VERTV SVIVRE
VRAY HONEVR RETNIR
DE KERAVLT LE DÉSIR

Une traduction bretonne du premier vers de ce quatrain : MERVEL DA BEVA se lit sur une autre pierre encastrée dans l’aile droite de l’habitation. Il paraît certain, d’ailleurs, que, si le sieur de Kerérault fit les frais du futur calvaire, il n’en fut pas l’ordonnateur. Cet honneur revient aux personnages dont les noms sont gravés en caractères romains sur le fronton du monument :

CE MACÉ FUT ACHEVÉ A A 1602. M. A. CORRE
F. PERRIOU BAOD CURE
1604 J. KGUERN : L. THOMAS : 0. VIGOU
FAB. ROUX CURE

On n’a pas assez remarqué cependant que le maître d’œuvre chargé de la construction du calvaire de Plougastel y avait employé des pierres de couleurs différentes : les personnages, les colonnes et le linteau de l’autel sont en granit gris de Kersanton[3] ; le reste de l’édifice est en granit jaune. Et le curieux est qu’après trois siècles le ton des pierres n’a pas changé. Voilà qui aurait dû faire réfléchir certains architectes contemporains : j’ai toujours pensé que si Charles Garnier, au lieu de bâtir l’Opéra en marbre, l’avait bâti en granit de couleurs variées, la pluie et les brumes du ciel parisien eussent respecté sa polychromie, qui n’est plus qu’un souvenir. C’est que le marbre est fait pour le soleil ; la pluie le décolore : elle donne, au contraire, des tons plus vifs au granit.

C’est ce qui s’est passé à Plougastel. On ne saurait attribuer à une raison d’économie l’adoption d’une pierre de qualité inférieure pour une partie du monument : car nous sommes, ici, à deux pas des fameuses carrières de Logona-Daoulas d’où s’extrait le kersanton, ce Paros des carrières bretonnes. En outre, tant par ses dimensions que par le nombre des personnages sculptés sur ses entablements et ses frises, ce calvaire est incontestablement le plus riche des calvaires bretons. Les principes et l’ordonnancement en ont été discutés. Je me range volontiers à l’avis d’un bon juge, Gustave Geffroy[4] :

« L’architecture de ce calvaire, dit-il, est massive et simple. Sur une plate-forme en maçonnerie percée d’arcades, avec une voûte principale dans un cadre à grosses moulures, abritant un autel, la face et les côtés ornés de bas-reliefs de la vie du Christ et de sculptures en niches, plus de deux cents personnages grouillent au pied de trois croix, mettent en scène, comme sur un théâtre, le drame de la Passion. La croix principale s’élève au-dessus d’une colonne de granit coupée de deux traverses : sur la première, le Christ est enseveli par les femmes ; à chaque extrémité de la seconde, deux cavaliers, tête levée, attendent le dernier soupir du Crucifié. Les deux larrons, cloués aux deux autres gibets, se contorsionnent dans les affres de l’agonie. Pour la foule rassemblée autour des suppliciés, il n’y faut pas chercher la beauté ni la grâce, mais la vie pittoresque naïvement exprimée avec effort et gaucherie. Ce sont comme des groupes de figurants et l’on a là, une fois de plus, par la sculpture, l’équivalent des mystères joués aux porches des églises, leur représentation fixée par la pierre. Tous les épisodes de la Passion se présentent ensemble, avec les prêtres, les soldats, les apôtres, la foule, tout ce monde vêtu des costumes du temps ; les paysans joueurs de biniou accompagnant le Christ au jour où il entre à Jérusalem. »

Ce dernier détail, qu’on retrouve, du reste, chez tous les auteurs, depuis Souvestre jusqu’à M. Ardouin-Dumazet, est très sujet à caution. Comme l’a observé M. Ouizille, « c’est seulement sur l’entablement de la face que l’on aperçoit des instruments quelconques de musique : en tout et pour tout un tambour et deux olifants — et l’olifant n’a aucun rapport, même le plus éloigné, avec le biniou ou avec la bombarde. » Mais la légende est plus forte que l’histoire. Celle-ci a si bien pris racine dans les cerveaux que les Plougastélois eux-mêmes, — j’entends les Plougastélois du bourg, qui vivent à deux pas du calvaire et qui l’ont journellement sous les yeux, sont convaincus de l’existence des binious. Ce fut une protestation unanime dans la maison d’un de nos hôtes, M. Maléjac, quand j’en contestai la réalité. « Par exemple ! Nous allons vous les montrer ! » Hélas ! on ne me montra rien, pour la bonne raison qu’il n’y avait rien à montrer, et je ne vis jamais de gens plus ébahis que nos hôtes. L’accoutumance est décidément une grande maîtresse d’illusions et trop voir une chose équivaut souvent à ne l’avoir jamais vue. N’est-ce pas les Goncourt qui disaient : « Demandez à dix personnes quelle est la couleur du papier de leur chambre à coucher : il y en a neuf qui ne pourront vous répondre avec certitude… »

Mais d’où a pu naître cette légende des joueurs de biniou accompagnant Jésus-Christ dans son entrée à Jérusalem ? Ni Souvestre, ni Fol de Courcy, ni Le Méder (l’auteur de la Galerie armoricaine), qui ont fait mention les premiers des « binious » de Plougastel, n’avaient les yeux dans leurs poches : ils parlaient généralement en connaissance de cause, si bien que j’en arrive à me demander si l’une des statuettes du calvaire, celle du joueur de « bigniou » précisément, n’aurait pas disparu. Remarquez que le calvaire a été restauré, que les statuettes, qui étaient mobiles, n’ont été qu’assez tard fixées à l’entablement. En outre, Pol de Courcy dit que « le nombre de ces statuettes dépasse deux cents ». Or, M. Ouizille, qui les a recensées, n’en trouve que 174. Je suis arrivé, personnellement, à un chiffre un peu plus élevé : 181, Mais j’y ai fait entrer les personnages de la croix centrale et des deux croix latérales, ainsi que les anges perchés aux deux bouts de la croix centrale. Il faudrait dire figures plus que statuettes, d’ailleurs, car, dans quelques statuettes, il y a plusieurs figures. Cependant, même en décomposant les groupes, nous arrivons, comme on voit, à un chiffre assez éloigné de deux cents : dix-neuf figures manquent à l’appel, et il se peut, sans doute, que Courcy ait commis une erreur d’addition ou n’ait donné qu’un chiffre approximatif ; mais il se peut aussi que mon hypothèse subsiste et que les comptes de fabrique en fournissent quelque jour la vérification.

On a dit que le peuple d’Armorique, qui n’avait adhéré que des lèvres au christianisme romain et qui était resté fidèle jusque-là aux pratiques du naturalisme celtique, ne fut vraiment acquis au catholicisme qu’à partir du xviie siècle, sous l’influence des prédications de Michel Le Nobletz et du P. Maunoir, et l’on en a cru trouver une preuve dans la profusion des monuments religieux qui se sont élevés en Bretagne de 1600 à 1650. Cependant, dès les premières années du xvie siècle, vers 1520, pense M. l’abbé Abgrall, Tronoën-Penmarc’h voyait s’ériger dans son cimetière un grand calvaire à figuration dramatique qui a servi évidemment de modèle aux autres calvaires à personnages de la Bretagne. Le calvaire de Lanrivain est de 1548 ; celui de Guéhenno de 1550 ; celui de Plougonven de 1554 ; celui de Guimiliau de 1581. Et que de calvaires de second ordre nous rencontrerions encore au xvie ceux du Laz (1526), de Lopérec (1552), de Notre-Dame des Fontaines (1554), de Lanvénec (1556), etc., etc., dont quelques-uns n’ont pas moins d’une vingtaine de personnages ! Aussi serais-je tenté d’avancer de quelques années la date du mouvement néo-catholique en Bretagne et de la reporter au milieu du xvie siècle ; c’est l’époque par excellence des calvaires et des croix historiées. Les premières années du xviie siècle virent l’épanouissement de cette belle floraison artistique et religieuse ; mais elle était commencée depuis longtemps. Tout ce qu’on peut concéder au chanoine Moreau est qu’il ne fut peut-être pas inutile que la colère divine s’en mêlât et, pour réchauffer la foi bretonne, ajoutât de nouvelles épreuves à celles que la province venait d’essuyer[5].

  1. Un Kerérault est cité, sous le nom de sieur de Kergourmarc’h, par le chanoine Moreau (v. plus loin, p.11, en note) et donné pour un des chefs qui conduisaient, en 1590, une « troupe assez gaillarde de royaux » contre Caihaix. C’est peut-être le même.
  2. Histoire de ce qui s’est passé en Bretagne durant les guerres de la Ligue, ch. xliii.
  3. Sauf le Christ du calvaire pourtant, deux ou trois statuettes et quelques chapiteaux de colonnes.
  4. La Bretagne, Paris, 1905.
  5. Pour plus de détails sur les calvaires bretons, voir l’Âme bretonne, t. 1, p. 221 et s.